[8,0] DE L'ESPRIT ET DE LA MÉMOIRE. [8,1] Tu te vantes de la bonté de ton esprit mais prends garde que la vanité corrompt les meilleures choses. S'il a de la promptitude ce n'est que pour être plus proche de sa chute, en cas qu'il ne te porte point à la poursuite de la vertu. Davantage s'il est docile et capable de discipline, c'est sans doute un précieux meuble de ton âme ; mais, s'il est entièrement inutile, c'est un instrument à ne rien faire qu'à te donner de la peine. Et ne dis pas qu'il est aussi subtil qu'il est éveillé, ce n'est pas la pointe de l'esprit, mais la solidité qu'on prise. On fait plus d'état d'une constance régulière que d'une légèreté habituelle. Il y a certains génies qui s'émoussent à la première résistance et défaillent aussitôt qu'on éprouve leur perfection. Les choses mêmes les plus fortes s'affaiblissent lorsqu'on les subtilise trop. Elles périssent quand nous les perdons de vue. Au reste persuade-toi que le sage ne haït rien tant qu'une trop grande délicatesse d'esprit. Un bon philosophe ne peut souffrir un sophiste. C'est pour cela que les anciens ont dit que Pallas était ennemie de l'araignée, pour ce que son ouvrage est d'autant plus frêle qu'il semble être plus délié. Il ne peut servir à rien, pour ce qu'il est fait avec trop d'artifice. Il faut donc que la pointe de l'esprit soit comme celle d'une épée, qui ne doit pas seulement percer mais encore subsister parmi les plus grands efforts. Autrement que sert-il d'avoir une lame pénétrante, si en se brisant elle fait périr celui qui la porte pour se sauver? [8,2] Mais peut-être ne te glorifies-tu pas tant de la subtilité de ton esprit comme de sa capacité. Tu l'aimes particulièrement pour ce qu'il semble propre généralement à toute sorte d'emplois. Je confesse qu'on a dit de Caton qu'il était aussi bien né pour les armes que pour les lettres et qu'il savait cultiver les champs et gouverner la république. Les Grecs donnent le même avantage à Epaminondas et les Perses disent que Cyrus parlait avec autant d'élégance comme s'il n'eût su rien faire et qu'il agissait avec autant de force comme s'il n'eût su parler. Mais je ne puis pas comprendre de quelle nature est ton esprit; tu dois prendre garde que sa facilité ne passe pour souplesse ou pour inconstance et qu'on ne l'appelle léger au lieu de le nommer universel. Il y a bien de la différence entre pouvoir aller où l'on veut et ne pouvoir pas se tenir dans une même consistance. Tout de même si ton esprit te semble excellent, considère bien en quoi tu excelles par dessus le commun des autres, car ce mot d'excellence a une signification fort générale, quoique ce soit un terme particulier. Il est vrai que l'esprit peut beaucoup servir suivant l'application qu'on en fait, et comme il peut être utile, il peut être ruineux. J'aimerais donc mieux avoir un bon esprit qu'un esprit excellent, à le prendre à la façon de plusieurs, parce que l'un ne peut pas être détourné au mal, où l'autre est pliable de tous côtés. A ce propos Salluste remarque que Catilina était doué d'un grand courage mais qu'il avait un esprit d'autant plus méchant qu'il semblait bon en apparence. Enfin, si après avoir admiré l'excellence de ton esprit, tu admires sa grandeur, représente-toi que la médiocrité est aussi peu dangereuse que le grandeur est suspecte. Souvent les plus grands maux ont pris leur source d'un grand esprit. Ce bon principe a produit de mauvais effets. Toutes les erreurs extraordinaires ont été produites par des génies miraculeux. [8,3] Après avoir loué la bonté de ton esprit, tu loues celle de ta mémoire. C'est à la vérité une des plus nobles puissances de l'âme mais d'ailleurs c'est une grande maison d'ennui et une galerie de vieux tableaux, où il y a plus d'objets désagréables que de ceux qui charment la vue. De toutes les choses dont on a souvenance, il y en a bien peu qui flattent l'imagination, mais il y en a beaucoup qui la troublent ou la rebutent. Puis que l'idée même des plaisirs passés est désagréable, que doit-on penser des afflictions ? Mais pour dire en un mot, s'il te revient de bonnes choses à la mémoire, tu as raison de t'en réjouir, mais si elle t'en représente de mauvaises, tu n'en peux ressentir que de la tristesse. N'est-ce pas assez d'avoir souffert beaucoup de maux, ou bien de les avoir vus, sans qu'il soit nécessaire qu'ils se renouvellent dans la pensée et se rendent éternels après avoir passé dans le temps. [8,4] N'est-il pas vrai que parmi les divers sujets dont tu te souviens, tu ne t'oublies jamais des fautes, des excès, des crimes, des affronts, des rebuts, des travaux et des dangers dont la mémoire est d'autant plus agréable que leur présence a été fâcheuse, il ne faut donc pas penser que la souvenance des maux passés soit douce, que par le plaisir qu'on tire des biens présents. Il. n'y a que ceux qui sont dans l'assurance et dans le repos qui se plaisent à se réjouir des dangers et des inquiétudes de la vie. L'idée de la pauvreté plaît fort à un homme riche et celle de la maladie ravit ceux qui sont en santé. On dit qu'il n'y a point de belles prisons mais néanmoins elles n'ont rien de laid pour ceux qui en sont sortis. Un forçat trouve légères les chaînes les plus pesantes, sitôt qu'il les a` quittées. En un mot l'exil n'est point une peine pour celui qui est de retour en sa patrie. C'est la souvenance d'un affront qui est toujours insupportable, même au milieu des honneurs. Tant il est vrai qu'il n'y à rien de si délicat que la renommée, puisqu'elle est incapable de remède, quoiqu'elle soit bien capable de flétrissure. [8,5] Tu m objecteras ici qu'il y a bien du plaisir à se représenter en un moment ce qui s'est fait dans tous les temps et à rendre tous les siècles pour ainsi dire tributaires du nôtre. Mais en conscience, ne m'avoueras-tu pas qu'il se présente plus de fantômes mélancoliques que de beaux spectacles à ton esprit ? tu vois moins de vies heureuses que de morts infortunées. Les bruits de la guerre étouffent tous les agréments de la paix et la multitude des vices couvre la rareté des vertus. Mais pour m'attacher particulièrement à ton intérêt, il est certain que si ta mémoire est féconde en belles images, elle est encore plus féconde en regrets et en déplaisirs. Il y a des objets qui nous piquent la conscience et d'autres qui la blessent tout à fait. I.es uns nous remplissent de confusion et les autres de crainte, quelques-uns nous relèvent le coeur et d'autres l'abattent incontinent. De là vient que ceux, qui ont bonne mémoire et qui d'ailleurs sont méchants, rougissent et pâlissent tout à la fois; leur voix est aussi peu assurée que leur port et leur contenance; en un mot leur esprit est toujours travaillé quand leur mémoire s'égaie. N te vantes donc plus de la promptitude d'une puissance dont les plus grandes perfections semblent être des défauts. J'aimerais bien mieux qu'on peut dire à ton avantage que ta volonté se porte d'elle-même au bien, quoique tu t'y portes par raison; que tes désirs ne sont pas moins innocents que tes desseins sont honnêtes. En un mot que la probité te gouverne de telle sorte que ta conscience ne semble être susceptible de l'impression d'aucun crime. [8,6] Apres avoir loué l'activité de ta mémoire, tu loues sa fidélité ; tu dis qu'apprenant fort facilement tu ne peux rien oublier qu'avec grande difficulté. D'où vient donc que tu t'oublies si aisément des commandements de Dieu qui sont en si petit nombre; comment oublies tu la connaissance de Dieu, qui est unique en son espèce ? d'où vient que tu t'oublies toi-même pour te souvenir de ce qui est hors de toi ? Mais à ce que je vois tu ne songes plus au ciel, pour ne plus songer qu'à la terre. Tu prends les choses nécessaires pour superflues et les superflues pour nécessaires; ton imagination vole de tous côtés pour ne s'arrêter jamais avec soi-même. Elle sait bien s'écarter, mais non pas se recueillir : en un mot elle s'attache le moins à ce qui la devrait le plus attacher. Il ne faut donc pas s'étonner si pour un peu de contentement, elle se trouve quelque fois en mille perplexités. C'est pourquoi Thémistocle répondit à un certain, qui lui promettait de lui apprendre l'art de réminiscence que Simonidès avait inventé, qu'il aimait mieux apprendre l'art d'oubliance que celui de la mémoire. Or quoique ce grand homme eut raison de dire cela, parce que la nature l'ayant avantagé d'une fort heureuse mémoire, il n'avait pas besoin de l'artificielle et que d'ailleurs les espèces des choses et des beaux mots qu'il savait lui chargeait l'imagination, il est certain néanmoins que plusieurs pourront dire par vérité ce qu’il disait par un principe de modestie. Ils apprennent ce qu'il faudrait désapprendre parfaitement. Ils n'exercent leur mémoire qu'autour des sujets, dont l'oubli leur serait fort avantageux et ne se contentant pas des bornes de la nature, ils trouvent moyen d'augmenter leur folie par artifice. [8,7] Enfin pour laisser rien à dire en faveur de ta mémoire, tu la nommes toute puissante; mais souviens-toi que ce nom que tu attribues à une faculté des créatures n'appartient qu'au créateur. Tu as voulu dire qu'elle est puissante en diverses sortes et non pas absolument : si toutefois elle a quelque force, qu'elle l'emploie premièrement à affaiblir la curiosité ; qu'elle rejette tout ce qui est dommageable pour ne s'attacher qu'à ce qui lui est utile, en un mot qu'elle ne fasse pas tant un amas des objets qui lui agréent que de ceux qui lui profitent. Ne dis point pour conclusion que ta mémoire a un souverain degré de bonté. Il n'y a rien de meilleur que ce qui est parfaitement bon ; que si tu veux que je te croie monstre par effet que tu ne saurais t'oublier des bonnes choses. Souviens-toi de tes péchés pour t'en repentir, de la mort pour regarder ta fin, de la justice de Dieu pour la redouter et de sa miséricorde pour conserver toujours l'espérance parmi des occasions apparentes de désespoir.