[1,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 1 : De la laideur. [1,1] C'est à tort que tu accuses la nature ta bonne mère et que, pour t'avor fait un peu laid, tu la veux faire passer pour marâtre. Prends garde qu'elle a éteint par là beaucoup de feux qui t'eussent brûlé et, qu'en te tirant du nombre des belles chsoes, elle t'a tiré des dangers d'une infinité d'incendies. Elle ne t'a pas donné ce qui cause de l'agrément pour te donner ce qui rapporte du profit, et, après tout, elle me semble t'avoir beaucoup obligé par le refus d'un bien sujet à tant de misères. La beauté se flétrit toujours par des maladies et s'enfuit avec l'âge ; la vieillesse fait des squelettes des divinités créées qu'on adorait au lieu que la mort semble respecter la laideur et n'ose la toucher qu'à l'extrémité. Outre cela, puisque la nature t'a donné la beauté de l'esprit, tu ne dois pas regretter celle du corps, elle a fait ailleurs des bêtes agréables à voir pour produire en toi une grande intelligence dont l'éclat paraît d'autant plus en soi-même que le dehors le semble obscurcir. C'est pourquoi, te sentant obligé d'un grand bienfait, tu dois avoir bon coeur pour souffrir un petit rebut et relever l'affront que te fait le miroir par la gloire de ton âme. [1,2] Au demeurant, ce n'est pas par envie que la nature ait eu contre toi, qu'elle t'a ôté ce que tu voudrais posséder mais plutôt par une certaine honte qu'elle a eu de te faire un présent dangereux et une faveur malheureuse. Ce n'est pas beaucoup donner que d'offrir une chose qui s'amoindrit et se peut perdre tous les jours. C'est à un don éternel qu'on connaît la libéralité qui est légitime car, pour le reste, les avares mêmes dans leur chicheté donnent des choses pourries. Certes, la beauté du corps est un don de la nature, fort frêle et fort passager, et nous pouvons dire qu'elle en gratifie fort peu de suje(s pour leur profit, si bien plusieurs à leur dommage, mais nul pour son salut n'y pour sa gloire. On voit bien rarement en un même lieu la bonne grâce du corps avec la bonté de l'âme ou avec l'honnêteté. C'est donc un honeur pour toi qu'ayant chassé une si mauvaise hostesse tu n'aies reçu que la bonne ; ou bien, si tu t'affliges encore de cette prétendue disgrâce, tu sembles n'avoir plus de pensées pour la probité, qui n'a point de mal plus contraire que le bien que tu recherches. La beauté fait beaucoup de gens adultères mais elle n'en fait point de chastes ; elle a conduit à une mort infâme, par le sentier de la volupté, des personnes, qui, dans la laideur, eussent vécu sans danger comme sans ignominie. Je n'ai pas assez dit, ayant seulement parlé de plusieurs, je puis encore avancer qu'elle en a mis en danger une infinité et presque tout le monde dans le crime. [1,3] Considère encore que la nature t'a fait difforme à dessein afin que tu te fisses beau sans devoir ton lustre et ton embellissement à nul autre qu'à toi-même. Elle voulait que tu acquisse par art une beauté qu te suivît toujours dans ta vieillesse, dans le lit, dans le sépulcre même et qui fût plutôt ton ornement particulier qu'un rayon de la clarté de tes pêre et mère. C'est bien une chose incomparablement plus noble de devenir beau que de naître tel, car l'un tient seulement du hasard où l'autre tient de l'industrie. Ne dis donc pas comem quelques-uns que la laideur est une partie de l'infortune qui t'accable, dis plutôt avec les sages que l'âme n'est jamais déshonorée ni offensée pour la seule laideur du corps mais plutôt que la beauté du corps rejaillit de celle de l'âme. Ce qui t'afflige donc apparemment ne te déshonore point; au contraire, te sert de motif pour embellir avantageusement ton intérieur et d'ouverture pour aller bien avant dans la carrière de la vertu. Après tout, s'il te fâche tant de n'être pas beau, considère les maux qui pourraient arriver si tu l'étais. Si la nature n'eut pas tant favorisé la belle Hélène de ce côté-là, ou, pour parler des hommes, si Pâris eut été aussi laid qu'il était beau, peut-être qu'Ilion serait encore sur pied au lieu qu'il n'en reste pas seulement des masures. Je ne sais point, si tu veux être du rang es méchants, mais je suis bien assuré que fort peu de gens de bien ont aimé ce que tu sembles chérir. La beauté leur a toujours été moins qu'indifférente ; nul ne s'est mis en peine pour la désirer et beaucoup moins pour l'avoir et quelques-un, se trouvant avantagés d'un bien à leur avis si mauvais, s'en sont défaits volontairement. [1,4] C'est pour cela qu'on loue tant ce jeune homme de Toscane qui, reconnaissant que la beauté de son visage faisait autant de mal à sa réputation qu'à la chasteté d'autrui, se le découpa de sa main et conserva sa pudeur par la perte de son sang et par les flétrissures de sa face. Tu n'as garde d'être semblable à celui-là qu'on estime si hautement vu que tu souhaites ce qu'il s'est ravi lui-même et recherches un bien dont fort peu de personnes se sont innocemment servies. Il est bon pour toi de n'avoir pas une chose qui tenterait fort souvent ta probité aussi bien que celle des autres et toujours avec plus de danger et de peine de ton côté. La bonne grâce du corps a fait beaucoup de mal à plusieurs; d'autres en ont été fort ébranlés dans leurs plus fortes résolutions; quelques-uns encore ont cédé à son pouvoir après beaucoup de résistance. La douceur de leurs traits s'est coulée, par manière de dire, dans leur humeur : ils ont eu un coeur de femme, comme ils en avaient le visage et, après avoir quitté la honte et l'honnêteté, ils ont passé dans le crime et dans l'impudence. [1,5] Mais peut-être ne te plains-tu pas tant de ce que la proportion de ets membres n'a aps été bien gardée, comme de ce qu'ils sont trop petits et qu'avec la justesse des parties que tu crois bien posséder, tu n'as pas la richesse de la taille. Cette incommodité dont tu fais de si grosses plaintes me semble être bien petite et emporter avec soi beaucoup de grands avantages. Tu dois avouer que la petite stature est beaucoup plus facile à voir et ne lasse pas tant à beaucoup près l'oeil des regardants que ces colosses de chair qui nous ont pluôt aveuglés et éblouis tout à fait que nous ne les avons à demi vus. Elle a encore cela de propre qu'un petite corps est ordinairement plus agile et plus dispos pour toutes choses au lieu qu'il se voit des gens presque ausssi pesants et immobiles que des tours parce qu'ils semblent être aussi hauts. Et puis, qu'est-ce à ton avis qui peut empêcher qu'un grand homme n'habite en un petit corps aussi bien qu'en une petite loge ? Le roi ne laisse pas d'être grand pour entrer dans une hutte. Pour moi, quand tu regrettes cette prétendue grandeur, j'estime que tu te plains de ce que tu n'es pas trop chargé de toi-même mais plutôt déchargé et propre à te porter vigoureusement à toutes choses. Qui s'est jamais fâché de trouver son faix trop léger ? Il n'y a non plus de raison de t'offenser de ce que tu n'es pas tant affaissé, comme revêtu de la masse de ton corps, et de ce qu'au lieu de te servir d'ennui à toi-même, tu te sers de soulagement. [1,6] Et ne dis pas pour colorer l'injstice de tes plaintes que la stature de ton corps étant méprisable elle t'engage dans le mépris. C'est n'entendre pas la nature du mépris ni de la louange légitime. Comme il n'est rien de louable que la vertu, il n'est aussi rien de méprisable que le vice. La vertu ne se rebutte d'aucune stature, elle s'ajuste à chaque taille. Elle demande plutôt une bonne posture dans l'esprit que dans le corps. Si celle-là est belle et avantageuse, celle-ci ne lui est rien, ou pour le moins elle lui est fort indifférente en temps de paix et dangereuse ou incommode en temps de guerre. Tu sais bien que ce grand capitaine Marius ne choisissait pas des soldats qui fussent fort grands mais de ceux qui étaient bien renforcés et qui avaient leur vigeur bien ramassée. Les grandes victoires qu'il gagna firent assez voir que son élection était légitime et son avis aussi bon qu'utile à la république. C'est aussi la maxime des habiles que la force est plus grande lorsqu'elle est mieux concentrée, pour ainsi dire ; elle s'écarte moins en un petit sujet qu'en un grand et cet ancien disait, ce me semble bien à propos, que les soldats de haute taille pouvaient mourir deux fois devant que les petits receussent une blessure. Enfin, la grandeur du corps a bien un peu plus de majesté amis elel a moins de vigueur. La petitesse, au reste, n'empêche point que tu ne puiise devenir homme de bien et grand personnage, roi même et empereur, si la fortune te porte. En effet, bien que Scipion d'Afrique et Jules César aient été aussi hauts en stature qu'en dignité, nous trouvons toutefois qu'Alexandre le Grand et Auguste même étaient fort petits et néanamoins cette petitesse de leur corps n'amoindrit en rien leur grandeur et n'empêcha point qu'ils eussent une fort haute renommée. [1,7] Que si nonobstant toutes ces raisons le désir d'être plus grand et plus haut te dure encore, élève-toi d'esprit et d'entendement par dessus le commun des hommes, surpasse les en vertu ; tous les grands, par ce moyen, seront petits en comparaison de toi. Cette façon de croître est la plus aisée et la plus utile de touts. J'en dis de même de la beauté pour finir ce discours par où je l'ai commencé. Veux-tu être beau en perfection, apprends donc à chérir et à désirer les meilleures choses. C'est une folie d'aimer son propre danger; c'est une folie de souhaiter ce qu'on ne peut trouver par aucune sorte de recherche, d'autant que si tu prétends contre la nature devenir beau, ce que tu feras c'est qu'après tout tu deviendras plus difforme. Puis donc que c'est en vain que tu voudrais t'embellir de ce côté-là; tâche de devenir bon, ta peine ne sera pas perdue. La vertu a cet avantage qu'on la peut rechercher et rencontrer heureusement mais rien ne peut nous la ravir quand nous la possédons une fois. Les autres biens sont sujets au pouvoir de la fortune et partant c'est par hazard qu'on les cherche et on ne les conserve qu'à l'avanture. La seule vertu est indépendante des lois de cette légère aveugle et ne paraît jamais mieux dans son jour que quand elle tâche de l'obscurcir ni dans sa force que lorsqu'elle lui fait résistance.