[8,0] LIVRE HUITIÈME : LES AMBASSADEURS CARTHAGINOIS A ROME. Le soleil, penché vers l'Océan, impatient de raconter aux peuples reculés des antipodes ce qu'il avait vu sur notre hémisphère, aiguillonnait ses coursiers rapides. Scipion, non encore délivré des entraves de ses soucis, méditait la ruine suprême d'une nation abominable. Dans sa pensée toujours en éveil, réfléchissant tout bas en lui-même, il examinait à la fois le temps, le lieu, la place, l'exécution et tous les dangers de l'entreprise. Mais, comme le soleil sur son déclin et l'heure avancée conseillaient d'accorder aux troupes épuisées de fatigue un repos agréable, il résolut de rappeler ses soldats et de leur donner le repos qui leur était dû pour le sommeil de la nuit. Il voulut toutefois envahir au plus tôt le camp ennemi. Il y marche lui-même à la tête des cohortes pleines d'ardeur et en franchit la porte, qui n'était point gardée. On y trouva un immense butin et des objets précieux épars çà et là, l'ennemi, pressé de fuir, ayant fait plus de cas de la vie que des richesses. On enlève l'or de la cupide Carthage, amassé au prix de tant de sang sur terre et sur mer. L'or que la rapacité barbare tira de l'Espagne vaincue dans la guerre de Libye; celui qu'elle avait arraché avec effort aux mines de la Sardaigne; celui que d'une main sacrilège elle avait extorqué tant de fois aux temples de la Sicile; celui que lui envoyèrent la zone torride, véritable fournaise au milieu du jour, le peuple noir des Éthiopiens et la terre de feu ; celui que lui transmirent jadis pendant de longs siècles les Maures, les Numides et d'autres rois; celui que l'Italie lui avait fourni après tant de désastres ; tout cet or, l'Afrique le revomit aujourd'hui mêlé de sang. Quel a été le fruit de tant rapines? Le ravisseur dépouille le ravisseur. Traversez maintenant les vastes mers; jetez bas les citadelles garnies de tours, faites passer la charrue sur les vieilles murailles : un seul ennemi possède tous les butins et s'enorgueillit à la fois des dépouilles du monde et des vôtres. Enfin, son armée étant fatiguée, le magnanime Scipion ramena en arrière ses enseignes victorieuses et rejoignit son camp au coucher du soleil. Il ordonne de réserver les captifs et tous les objets de prix lourds à emporter; le reste du butin avait été partagé par tête et charmait l'âme rude du soldat. Le beau Vesper, l'astre du soir, rayonnait au sommet de l'Atlas, et de rares étoiles brillaient au ciel resplendissant. Une jeunesse joyeuse s'assit sur un tertre de gazon ; plus haut que tous, Scipion et Massinissa prirent place sur un lit de verdure. Ils réparent leurs corps épuisés de fatigue et affaiblis par le combat du jour. Lorsqu'ils eurent pris quelque nourriture et que les premiers cris de la faim furent calmés, Lélius, dont l'éloquence était pleine de charme, parla ainsi : « Puisque les destins m'ont permis de voir cette grande journée, j'irai content partout où ils me conduiront désormais. Je ne regretterai point d'être né, [8,50] pourvu que l'on dise que j'ai vaincu avec vous, vaillant maître de l'Hespérie, à qui seul notre salut est confié heureusement. Sur un seul point, je l'avoue, mon espoir suprême a été déçu. A mon retour, la bataille étant terminée en grande partie, lorsque je vis Massinissa railler en pièces l'ennemi par derrière et vous le foudroyer par devant avec tant bravoure: « C'en est fait d'Annibal, murmurai-je tout bas. Je me demande maintenant par quels chemins ou par quelle ruse il s'est échappé, et sa fuite m'étonne. Mais les ennemis connaissent le pays mieux que nous, et cette particularité a été sans doute pour beaucoup aujourd'hui une cause de salut. » Massinissa, l'interrompant, s'écria: « Oui, ce jour sera réputé à bon droit le plus illustre de tous, pendant de longs siècles, aux yeux de la postérité la plus reculée, tant que vivra la gloire du nom ausonien. Mais, croyez-moi, Lélius, je connais le caractère et les sentiments d'Annibal, on ne saurait dire s'il succombera plus tard vaincu par la ruse ou par les armes. Son oeil unique vaut, selon moi, cent yeux. Je le nomme souvent l'Argus des batailles, parce qu'il n'est donné à personne de tromper son intelligence et sa finesse. Cependant un seul jour a détruit tous les plans de sa vie et tous ses artifices périlleux. Déjà je croyais le saisir et l'envoyer à Rome rejoindre l'odieux Syphax; mais, tandis que je promène partout mes regards, lui, plus vigilant, passe comme une flèche et se dérobe par un sentier qu'il connaissait. Il est certain que les hautes montagnes de cadavres et que le lac profond d'un sang impur auraient accru les unes leurs pyramides et l'autre ses ondes si les citadelles voisines n'eussent recueilli dans leurs murs protecteurs l'ennemi échappé à la faveur des chemins ombreux. » Scipion lui répliqua : "Tout ce que j'ai vu ou lu dans le cours de ma vie me semble, je l'avoue, une petite fable quand je songe à Annibal. Vous avez vu, mes amis, quel grand homme c'était et avec quel art il avait renforcé son armée. Il vint lui-même au-devant de moi, et opposa en première ligne aux Italiens les Carthaginois, et à vous, Massinissa, les Numides rebelles, sachant qu'ils combattraient contre leur roi par haine et par crainte. C'est là qu'il établit la cohorte du Bruttium qu'il savait venue par force. Il déploya sur le front de bataille les éléphants et les bandes des Gétules. Il comptait mettre en désordre l'armée romaine par la terreur de ces animaux dont le choc lui avait été si utile dans ses guerres sans nombre ; mais la fortune plus favorable nous ôta cette crainte. Moi-même, je m'étais demandé avec anxiété par quels expédients je pourrais esquiver ces monstres ou par quelle force je soutiendrais leur attaque. Pour cela je composai la première ligne de troupes éparpillées, offrant aux éléphants un passage facile, afin que ces animaux, plus libres dans leur course, se dispersassent de côté et d'autre et s'élançassent en avant sans faire de mal. Mais, grand Jupiter ! avec quelle fermeté il tint bon quand il vit ses ailes détruites ! [8,100] Comme il fut inaccessible à la crainte! Que de fois il releva par son courage son armée qui fléchissait et fit chanceler mon espoir! Je lui ai souvent entendu dire, lorsqu'on venait à parler des hommes célèbres, que parmi ceux qui s'étaient le plus distingués à la guerre dans tous les temps et dans le monde entier, il était le troisième. Voici quel ordre il adoptait : il mettait Alexandre au premier rang, Pyrrhus au second, et lui venait ensuite après eux. Mais ni l'envie ni la haine ne m'empêcheront de dire la vérité. Annibal, selon moi, est le plus grand de tous. A moins qu'il ne soit plus beau d'avoir vaincu Darius et Porus que d'avoir battu tant de nos généraux que j'aurais peine à les compter, et qu'il ne vaille mieux avoir triomphé par la force de barbares sans armes que d'avoir taillé en pièces les armées romaines. J'ai montré toute la différence qui existe entre les exploits de ces capitaines; dois-je établir une comparaison entre leurs moeurs? D'une part, il me répugne de mettre à nu un roi; qu'il reste célèbre aux yeux des peuples sous le couvert de la gloire; d'autre part, il m'est permis de célébrer par de justes louanges un ennemi acharné. Qui fut plus prompt à livrer bataille et plus prudent au milieu du danger? Qui fut plus sobre de nourriture, de sommeil et de vin? Je ne me lasse point d'admirer ce que l'on m'a souvent raconté, que dès le commencement d'une guerre désastreuse, Annibal, inquiet, méditant sans cesse au fond de son âme un coup d'éclat, n'avait jamais pris son repas assis. A quoi bon rappeler son amour des armes, son art suprême de la guerre, la terre ou un bouclier lui servant de lit, son mépris de la parure, sa passion pour les coursiers frémissants? Quel courage à supporter le froid, le chaud, la course, la soif et la faim ! Autant il compte sur ses soldats, autant ses soldats comptent sur lui, car il est le premier à fondre sur l'ennemi et le dernier à quitter le champ de bataille. Nous savons tout cela depuis longtemps pour en avoir fait l'expérience. Si pourtant la nature plus bienveillante avait déposé dans son âme la moindre étincelle de justice ou de vertu, je souhaiterais qu'il eût été conçu et mis au monde sous notre ciel. Qui me vantera un chef guidé par l'ivresse aveugle (Alexandre le Grand) que tout homme doit éviter, mais qui pour les princes est un véritable fléau. Qui me vantera ces festins arrosés de sang et ces cadavres enlevés sur les tables pleines ? ce saut dangereux dans un fleuve glacé au coeur de l'été ? un homme épris du luxe énervant des barbares, des raffinements voluptueux de la Perse nouveaux pour lui et de la pourpre qui amollit? J'omets le reste; mais ce n'est point avec de telles moeurs qu'Annibal a pu ravager l'Italie pendant une guerre de trois lustres. » Il dit. Massinissa lui répondit ces quelques mots d'un ton modeste : « Grand dénigreur de vos actions et admirateur enthousiaste de celles d'autrui, si vous m'accordez la permission de parler, je veux vous contredire dans l'intérêt de la vérité. Si vous en croyez la tradition de nos pères, le grand Alexandre, vainqueur dans toutes les régions, [8,150] après avoir parcouru l'univers, parvint enfin au fond de l'Orient et termina sa fortune en même temps que sa vie. Annibal a fait la guerre dans un moindre espace et il a été vaincu aujourd'hui cruellement. Alexandre a soumis l'Asie et tout ce qu'il a attaqué ; il a dompté une foule de peuples, de villes et de généraux. » Scipion lui répliqua : « Le loup qui a pénétré impunément dans une immense bergerie craint de regarder de loin le lion qui lui fait face. Alexandre (vous le dites fort bien, excellent roi) a vaincu les peuples qu'il a attaqués. Il ne soustraira point les Grecs aux titres de gloire de son père. Nous savons avec quel appareil il a vaincu ensuite l'Asie, les Arabes pacifiques et les lâches Bactriens. Mais il a respecté les nations du Nord, où il lui était facile d'aller par suite du voisinage des lieux; il n'a attaqué ni les États puniques, ni les Italiens, ni la capitale du monde, ni les Gaulois, ni les Ibères. Hormis ces peuples, que voyez-vous qui soit digne de tant de gloire, de tant d'éclat et de tant de bruit ? Aux rois de l'Orient domptés et au sang indien répandu (admettons qu'il ait tout vaincu, tout taillé en pièces) j'opposerai quatre batailles livrées au puissant Latium. Voulez-vous un témoin considérable et fameux dans tous les siècles? Un autre Alexandre, roi d'Épire, oncle de celui-ci et non moins brave, lorsqu'ils se furent à eux deux partagé l'univers, vint en Italie, y fut battu, et, voyant son flanc percé d'une lance ausonienne, dit en expirant : "Ah ! que le lot des batailles échu à mon neveu ressemble peu au mien! Il a subjugué en se jouant et sans combat une foule efféminée; ma fortune plus cruelle, chose bien différente ! m'a mis aux prises avec des hommes armés." Eh bien, c'est à de tels hommes que depuis tant d'années cet Annibal fait une guerre acharnée, vous savez avec quel courage. Cette gloire perpétuelle d'un roi magnifique, cette fortune toujours prospère et accompagnée de la même faveur jusqu'à la fin, tout en ajoutant à l'éblouissement extérieur, ôtent le jugement et la voie de la vérité à ceux qui examinent toutes choses avec un soin vigilant. Le côté de la fortune contraire reste dans l'ombre, et il n'est pas facile de savoir combien Alexandre eût été grand dans l'adversité. Sa courte existence et sa mort prématurée lui ont aussi procuré cet avantage, car la fortune n'a pas de plus grande faveur que de terminer le même jour le bonheur et la vie. Si vous pesez le temps accordé à tous deux, vous serez forcé de reconnaître qu'Annibal a passé plus d'années à vaincre que l'autre à vivre. A l'àge où mourut le souverain de la Macédoine, qui, dans tout l'univers, avait vaincu Annibal? Si celui-ci fût alors descendu chez les ombres, il aurait parcouru le Tartare sur un char glorieux, et son triomphe n'aurait pas été remporté sur les Perses ni sur les Arabes. Si, au contraire, le roi eût prolongé ses jours dans un âge très avancé, [8,200] quel oracle assez sûr de l'avenir pourrait dire si la fortune aurait accueilli le vieillard et si, rarement fidèle dans la prospérité, elle lui serait demeurée constante jusque dans ses dernières années, surtout si, comme il en avait fait souvent la menace, il eût attaqué dans sa vieillesse l'Italie et l'Afrique? Tout pesé (puisque la nuit avancée nous invite au sommeil), Annibal me paraît plus grand homme de guerre qu'Alexandre, et, si la fortune ne donne ni n'enlève la bonne réputation, il a acquis aujourd'hui plus de véritable gloire que l'autre par ses conquêtes, quoique toute la foule des Grecs fasse grand bruit autour de son nom et allègue les témoignages de l'histoire. » Il cessa de parler. Tous se tenaient devant lui l'oreille attentive. Dans le nombre, un officier expérimenté et mûri par l'âge prit la parole en ces termes : « Assurément celui que vous qualifiez de grand est très grand; les petites choses ne sont pas l'objet de votre admiration, et nous savons que vous n'avez point l'habitude de louer ce qui est vulgaire. Je voudrais vous adresser une seule question. Si Annibal est le troisième, quelle place, selon lui, est donc réservée à l'illustre Scipion qui a fait preuve de tant de valeur et à quel rang se mettrait-il, si par hasard (le Ciel nous en préserve!) il eût rapporté de cette bataille ses enseignes victorieuses?" Le docte Lélius lui répondit: « Si quelqu'un, voulant compter les astres du firmament, mettait en première ligne Lucifer, ensuite l'Arcture, le Bouvier glacé, puis les autres étoiles, vous croiriez peut-être qu'il a omis le soleil? Point du tout, le soleil est seul par lui-même, et c'est de là qu'il tire son nom. Je n'ignore pas ce que le rusé Annibal eût répondu à cette question s'il fût sorti vainqueur de la bataille d'hier. Il aurait mis au-dessous de lui le roi de Macédoine, Pyrrhus et tous les autres capitaines dont le monde publie la gloire. Mais il n'a pas voulu se dire le quatrième, et il a rougi de mêler aux planètes la suprême lumière. » Ainsi parla Lélius, et tous l'approuvèrent du coeur, du geste et d'un murmure flatteur. Au milieu de ces entretiens et d'autres semblables, ils passèrent une grande partie de cette nuit sans sommeil. Déjà Vesper s'était plongé au fond de l'Océan, déjà, tandis qu'ils parlaient, la la lune dans son plein avait dépassé le milieu de la voûte céleste; alors de tous côtés, accablés de fatigue, ils reposent leurs membres pêle-mêle sur le tertre verdoyant. Ainsi, quand une lutte funeste s'est engagée dans l'air entre les abeilles et que des monceaux de cadavres sont tombés en pluie, l'essaim victorieux, après avoir éloigné l'ennemi, regagne sa ruche, se groupe autour du roi et l'applaudit par ses bourdonnements. Enfin ils s'abandonnent au sommeil qui se glisse dans leurs corps fatigués ; tous font silence, tous reposent également. Le jour se levait à peine que Lélius reçut l'ordre de s'embarquer de nouveau pour porter à Rome et aux sénateurs inquiets la joyeuse nouvelle. Bientôt l'heureux messager, fendant fonde, abandonna la voile à l'Auster qui l'emmenait. Telle était au camp la situation. Mais à Carthage quelle terreur ! [8,250] quelle désolation ! quels nouveaux soucis du sénat tremblant! Le peuple, frappé de ce malheur soudain, se répand autour du palais des sénateurs, les priant de secourir le destin abattu des Carthaginois et d'empêcher la ruine déplorable de la patrie. Ceux-ci délibèrent avec anxiété comme autrefois. Quand la nef brisée contre un écueil gémit et que le naufrage suprême est imminent, les pilotes se rassemblent et prennent enfin au milieu de la tempête les dernières résolutions. Ils jugèrent tous que le seul moyen de salut était de sonder les dispositions d'Annibal, de voir si la valeur éprouvée de ce capitaine aguerri avait succombé dans un si grand péril, si son âme restait ferme dans l'adversité, s'il conservait quelque espoir au fond du coeur et ce qu'il pensait des chances de la guerre. Celui-ci, après avoir longtemps refusé, ne put enfin résister aux ordres du peuple et du sénat. Plein de tristesse, accablé de honte et de chagrin, il sort de sa retraite, tel qu'une matrone dont l'honneur a été ravi et qui, quoique innocente, ayant le sentiment de son déshonneur, garde le silence, évite d'être vue et redoute l'aspect de son époux et le visage des siens. Dès qu'il parut sur le forum alarmé, une foule confuse accourut aussitôt pour voir son chef qu'elle savait retenu depuis tant d'années par des guerres lointaines à une grande distance de la patrie. Le peuple entier et tout le sénat affluèrent ; les carrefours se remplirent d'une multitude innombrable. A la vue de ses concitoyens, le coeur généreux et rude d'Annibal se gonfla; il commanda enfin le silence e: s'écria le front chargé de tristesse : « Puisque j'ai vécu un jour de plus qu'il ne fallait et qu'il ne convenait, je confesserai moi-même mon crime. Depuis longtemps j'ai senti sans le dire que je livrais des batailles en dépit des dieux, mais l'éclat de la gloire et l'aveugle passion de la renommée m'ont précipité à travers tous les dangers. Je prends à témoin ces dieux qui nous furent hostiles qu'en toute circonstance mes armes, mes plans, mon bras ont excellé, et que le zèle n'a jamais fait défaut à notre oeuvre glorieuse. Le Ciel a triomphé de nos efforts, je suis tombé tout entier et il ne me reste plus d'espoir. Implorez la paix des Romains. C'est le seul conseil que je puisse vous donner.» Ces paroles dites, il s'en retourne au fond de sa retraite et refuse de voir la lumière. Puis comme la honte, la douleur, la colère et la crainte l'agitaient sans cesse, et que son nom et la haine de l'ennemi lui rendaient tout retard dangereux, il résolut de fuir secrètement et de dissimuler son départ. Pendant une journée entière il se montra sur le forum et se mêla aux flots du peuple; le soir il envoya des trésors considérables au rivage voisin, et lui-même sortit hors des murs comme pour se promener. Tandis que la nuit épaisse faisait tourner le milieu du ciel, il s'embarqua furtivement, déploya les voiles aux vents et perdit de vue une plage infortunée. [8,300] Déjà de la pleine mer il contemplait au loin l'Italie en soupirant et en songeant aux débuts de sa carrière. Il résolut de rechercher I'appui des rois et de tout ce qui tenait une arme, de recommencer une guerre à outrance et d'agiter le monde par de nouveaux orages. Le grand roi Antiochus était depuis longtemps en guerre. Déjà la Syrie et toutes les villes du littoral de l'Hellespont étaient en pleine effervescence ; déjà le roi lui-même occupait Éphèse, le foyer des hostilités; déjà les vaisseaux sillonnaient la mer et la cavalerie battait la plaine. Un chef manquait à l'entreprise. Annibal fait diriger tout droit de ce côté la proue, le gouvernail et les voiles. Bientôt ils passent rapidement devant Drépane et devant le rivage connu et la rade sinueuse de Palerme. Favorisés par le Zéphyr, ils dépassent Vulcano et Lipari. Ils regardent avec épouvante la fumée noire mêlée de cendres chaudes qui s'échappe des deux cratères brûlants, et ils fuient aidés par les flots. Entre la côte de l'Italie et les champs voisins de la Sicile il existe un détroit qui a coutume de tromper les nautoniers qui le voient de loin, en leur présentant l'image d'une seule terre jusqu'à ce qu'une longue expérience ait dissipé peu à peu cette incertitude. On dirait en effet que les deux rivages se confondent et que les deux montagnes se touchent, ce qu'elles ont fait, dit-on, autrefois. Pélore (c'était le nom du pilote) dirigeait les voiles de ce côté soit par hasard, soit volontairement. Le rusé capitaine craignit une fraude; se croyant exposé à une embûche, il fit mettre à mort l'innocent pilote, reconnut aussitôt son erreur et se repentit de cet acte de cruauté. Il enterra le corps sur une montagne de la Sicile, lui bâtit un tombeau au-dessus duquel il éleva un autel et une statue commémorative, et aujourd'hui encore cette montagne conserve et conservera toujours le nom de celui qui y est enseveli (Cap Pélore). La nef impie, sortant de ce dangereux détroit, fend la vaste mer. Céphalonie apparaît d'abord, puis, tout près à gauche, renfermée dans un pareil espace, Zante offrait un court chemin si l'isthme et la puissante Corinthe, limite de deux mers, eussent cédé aux flots. Intimidé par un exemple récent, le nouveau pilote inexpérimenté craignit sans doute le châtiment de son erreur et vira de bord. Bientôt on aperçoit de la haute mer la ville maritime de Méthone où Philippe, roi de Macédoine, avait perdu l'oeil droit. Annibal songea avec tristesse à l'injure de son front veuf, et ce lieu lui rappela les marais de l'Italie. Après avoir parcouru au loin les écueils de la mer d'Achaïe, il passe devant un coin de terre fertile en raisins exquis, et aperçoit au levant les campagnes de la Crète. Il côtoie les terres innombrables éparses sur la mer sacrée et se rend en toute hâte à Éphèse, où il excite et enflamme le coeur ardent d'un roi furibond. De même qu'un nuage épais, chassé par les vents, [8,350] occupe diverses parties du ciel ; après avoir dévasté par la grêle telles campagnes, il déchaîne de nouveau l'orage sur une autre région et fait entendre au loin le bruit du tonnerre; ainsi le dévastateur de l'Italie était poussé vers l'Orient. Quels troubles il souleva ! Quels carnages il préparait avec son glaive impitoyable, si la fortune l'eût secondé, n'ayant qu'une seule crainte, celle d'avoir fait à ses dieux un faux serment! Si je voulais entrer dans tous ces détails, je m'écarterais trop de mon sujet. Je laisse ce soin glorieux aux talents de ceux qui me suivront; à eux la tâche de retracer les événements d'Orient, d'adjoindre l'Asie à la Libye et le frère (Scipion l'Asiatique) au frère (Scipion l'Africain). Scipion, encouragé par la faveur et l'appui des dieux, s'applique ardemment à la destruction de l'odieuse Carthage. Il est fermement décidé à suivre la fortune partout où elle l'appellera et à ne point perdre le temps que les destins lui accordent. Il confie ses enseignes, victorieuses et toutes ses légions à Octavius avec ordre de se rendre par la voie de terre sous les murs de la cruelle cité. Il se dirige lui-même vers Utique où Lentulus, envoyé tout récemment d'Italie avec une flotte considérable, venait d'aborder. Dès qu'il eut joint les anciens navires aux nouveaux, il attaqua par mer le port des Carthaginois. Il pensait que les vaincus tenteraient sur mer un effort désespéré pour peu que la fortune ranimât leurs forces abattues ou qu'il leur restât sous les armes une lueur d'espoir. Déjà il pénétrait dans ce golfe redouté de tous les rivages; déjà, au son perçant des clairons, tous les flots d'alentour, les écueils, les rochers creux résonnaient. L'air même, répercutant ces sons confus, jette au loin vers les remparts un bruit plein de terreur. Voilà qu'apparaît une nef entourée du vert feuillage de l'olivier et chargée de suppliants implorant la paix et le pardon. Il leur fut dit pour toute réponse qu'ils eussent à attendre sur le rivage de Tunis l'arrivée de l'armée romaine et de son chef. Scipion fait avancer sa flotte sous les murs de l'odieuse cité et regarde de loin les hautes citadelles. Il considère les tours élevées de marbre massif qui dominent les portes et les barrières de fer dont ces portes sont munies; il admire les ouvrages de défense qui garnissent l'enceinte des remparts et croit voir une seconde Rome. La ville, très étendue, est protégée par la mer qui l'entoure, par ses murs et sa situation. Si par derrière les ondes ne battaient une étroite langue de terre, ce serait tout à fait une île. Au bas s'étend immobile la vaste nappe d'eau du port; de fortes chaînes en ferment l'entrée; de nombreuses tours se dressent sur la rive. Scipion mesure la place du regard et pèse le danger; il en observe les abords, voit où le débarquement sera aisé, par où il pénétrera dans le port, quel est le chemin le plus sûr vers la citadelle. [8,400] Tel un laboureur, voulant jeter bas une roche incommode ou arracher un chêne funeste à la moisson, tourne à l'entour, examine les moyens à prendre et imagine une chute facile qui ne nuise ni aux autres, ni au champ, ni à lui-même. Scipion avait suffisamment rempli de terreur l'immense cité; il fait retentir le golfe du battement des rames, le ciel du son des trompettes, les airs du bruissement de ses étendards, et se retire d'un air menaçant. La colline de Mercure et la montagne consacrée à Apollon, frappées d'étonnement, le regardent s'éloigner ; le peuple, en l'apercevant d'en haut, frissonne; les mères épouvantées gémissent et font des prières. Ainsi l'oiseau inquiet, voyant un pâtre qui cherche à prendre son nid, se bat de ses ailes frémissantes, se répand en plaintes et se perche tout tremblant au haut d'un arbre. Déjà Scipion avait abordé à Utique, il rejoignit enfin sur la côte les bataillons alliés qu'Octavius avait amenés dans l'intervalle, se dirigea vers les murs de Tunis et abrita sa flotte derrière un promontoire. Ils étaient à peu de distance de là quand soudain un messager annonce l'approche de l'ennemi. Le fils de Syphax, Vermina, vengeur intempestif de la chute de son père, dont le concours n'eût point été à dédaigner s'il fût arrivé le jour de la bataille, s'avançait à la tête d'une armée auxiliaire rassemblée tardivement. Ignorant la défaite d'Annibal, il conduisait fièrement au combat des troupes nombreuses de cavalerie et d'infanterie. Scipion ne commande à ses soldats ni de prendre les armes, ni de lever le camp, ni de se mettre en ligne, ni de suivre les enseignes ; ils se tenaient en bon ordre, les armes et le coeur prêts. Il leur ordonne de lâcher la bride, de devancer l'ennemi et de se hâter. Ils obéissent. Soudain au fond d'une vallée apparaît l'armée de Vermina. Celui-ci, surpris dans un étroit espace, apprête ses armes et déploie les siens comme il peut. On en vient aux mains, une bataille sanglante s'engage et devient un carnage affreux accompagné de gémissements et de cris de douleur. Le lieu coupant la retraite, l'armée du jeune prince fut massacrée presque tout entière. Vermina, emporté par un coursier rapide, s'échappa seul au milieu des ennemis et gagna les sentiers rocailleux d'une montagne voisine. L'infortuné! Qu'il aurait mieux valu pour lui tomber sur un monceau de cadavres, si les destins l'eussent permis, que de partager la prison de son malheureux père à Albe et son sépulcre à Tibur ! Scipion fait reprendre leur route à ses bataillons victorieux, traînant un immense butin, armes, chevaux, vêtements, chars attelés, tuniques brodées d'or, aigrettes éclatantes. Tel un torrent qui devant un léger obstacle franchit un peu ses bords, mais qui bientôt vainqueur renverse tout ce qu'il rencontre dans sa course furibonde et, s'indignant de la résistance, rentre dans son premier lit. Lorsque la défaite du jeune roi et son désastre récent eurent été connus dans Carthage, [8,450] tous les esprits furent aussitôt saisis d'épouvante, et le moindre sujet de douleur renouvela les blessures d'un dommage plus considérable. Ainsi, quand, voyant sa nef fracassée, le nautonier plein de tristesse s'est attaché à une rame et est ballotté par les flots; éloigné du rivage, son espoir vacille sur un frêle bâton, si par hasard une vague ennemie le lui enlève, il gémit sur sa mort et sur un second naufrage. Tant les petites choses prennent de l'importance dans les moments critiques ! On décide que trente personnages choisis dans tout le peuple et distingués par leur extérieur, leur âge, leur naissance et leur mérite, iront implorer la paix et le pardon. Telle était la situation en Libye. La nouvelle de l'achèvement de la guerre n'avait pas encore pénétré jusqu'à Rome. Les sénateurs, inquiets en apprenant le soulèvement des Carthaginois, et le peuple alarmé étaient terrifiés par de nombreux présages des dieux. On vit le soleil diminuer au milieu du firmament et son disque se rétrécir peu à peu. La terre trembla, s'entr'ouvrit, engloutit quantité d'arbres et creusa en s'effondrant un gouffre horrible. Le Tibre, entraînant des arbres, franchit ses rives dans son courant impétueux et effraya la grande cité par une inondation extraordinaire. Une affreuse pluie de pierres tomba tout à coup sur le mont Palatin. On consulte les oracles sibyllins, et, sur leur réponse, on offre des sacrifices aux dieux. Le grand prêtre, la robe serrée par une ceinture suivant l'usage, invoque Jupiter et les dieux propices ; il implore l'assistance de la menaçante Junon et les astres enfants de Latone; il cherche, en immolant un taureau gras, à adoucir Mars, père de l'empire romain, et sa terrible sœur, les fils de Léda, les Furies, le Chaos, la Terre, mère des dieux, si la tradition n'est point fausse, les Nymphes, mères des fleuves, et le puissant Nérée, père des Nymphes. Sa main pieuse entasse à l'envi sur le feu des autels les viandes en abondance. Lorsqu'on crut avoir apaisé convenablement les menaces des dieux, le nouveau consul, Claudius, quitta Rome pour se rendre sur les côtes d'Afrique. Le malheureux était tourmenté par une folle ambition. Il s'imaginait pouvoir acquérir une gloire éternelle à la seule condition d'obtenir, avec l'agrément du Sénat, une dignité semblable à celle du grand Scipion et d'exercer comme lui un commandement dans une guerre importante. Malgré l'opposition absolue du peuple, il avait fléchi le Sénat à force de prières. A combien d'échecs l'ambition est souvent exposée! Que de peines coûte un honneur dont on devrait rougir! Le vainqueur du peuple et de l'équité se hâtait d'aller partager la gloire du chef. La nature, honteuse sans doute de cette prétention, lui barra le chemin, et les éléments indignés soulevèrent une violente tempête. Les matelots laissaient derrière eux le rivage de Lauretum. A l'abri des vents, ils faisaient entendre leurs chants accoutumés aux applaudissements de la mer; [8,500] les ondes répondaient de toutes parts aux battements des rames, aux déchirements des éperons. Soudain, bouleversés par l'ouragan, les flots s'élèvent d'une manière effrayante; les frères indomptés se précipitent hors de leur prison d'Éolie et ébranlent le ciel, la terre et la mer. On ouvre les voiles aux vents imprévus. Soins inutiles. Les vagues, agitées par des mouvements contraires, bouillonnent. La flotte est entraînée çà et là et pirouette au gré du vent. Nul port n'est en vue des vaisseaux. D'un côté, l'Aquilon impétueux rompt et disperse les cordages ; de l'autre, l'Auster furieux balaye les voiles dans les airs, et, ramenant du large les flots courroucés, les brise contre le rivage ausonien. La cime des mâts s'enfonce dans la mer chaque fois que l'onde s'élève jusqu'aux nues et bat de son écume les monts tyrrhéniens. Mais quand la lame furieuse retourne en arrière, la plage toscane présente une immense étendue; le fond de la mer mis à sec apparaît, les dauphins tremblent sur le sable nu et la carène se brise avec fracas contre mille écueils. Une nuit ténébreuse couvre le firmament; des éclairs sinistres brillent de tous côtés, la foudre tombe de tous les points du ciel; la mer fait surgir des montagnes et l'onde impétueuse devient noire. Claudius, frappé du danger qui le menaçait, trembla et fut glacé d'épouvante. Il maudit maintenant ses voeux ambitieux et regrette d'avoir souhaité de pareils travaux. Il préférerait avoir évité le tumulte des armes, avoir laissé au magnanime Scipion sa gloire propre, ses titres éclatants, le renom éternel d'homme de guerre, et être resté dans sa patrie pour reposer dans le sépulcre de ses pères. Tandis qu'il faisait ces réflexions, l'Eurus effrayant venant des montagnes de la Calabre le renversa. La flotte naufragée passe d'abord en vue de Populonia, puis devant les rochers couverts d'écume de l'île d'Elbe, et devant les falaises menaçantes de la Corse. Elle atteint ensuite le côté nord de la Sardaigne, d'où l'éloignent, hélas ! la mer mugissante et la tempête qui redouble. Une grande partie des navires, faisant eau, furent submergés; d'autres se brisèrent contre d'affreux rochers et heurtèrent contre des pierres dures les corps glacés des matelots; d'autres, rejetés en arrière par l'ouragan, revinrent vers les côtes d'Étrurie, offrant aux passagers la consolation d'être inhumés sur la terre italienne. Claudius éperdu et quelques vaisseaux que les flots arrachèrent au trépas abordèrent avec peine à Calaris. Ce consul y passa l'hiver, occupé à refaire sa flotte et se rappelant avec effroi le danger qu'il avait couru. Dans son épouvante il ne vit point les rivages puniques, et ne reçut aucune nouvelle de la guerre. Au bout d'une année écoulée sans gloire, après avoir fatigué inutilement son équipage et sa flotte, son consulat expiré, il revint à Rome simple particulier. Sur ces entrefaites, la nouvelle si agréable de l'heureuse issue de la guerre parvient à Rome. On ouvre les temples dans toute la ville [8,550] et l'on rend aux dieux d'immenses honneurs. Les citoyens en foule offrent devant tous les autels de solennels sacrifices. L'ennemi était chassé du territoire; on échappait à la rigueur de son joug; la défaite et la crainte avaient passé sur la tête et dans les murs de la terrible Carthage ; le chef lui-même, l'auteur et la cause de tous les désastres, dompté par les armes, avait succombé; il ne restait plus rien à craindre. On vit surgir cette fois un autre ambitieux plus habile, qui sut rallier tout le peuple et tout le Sénat. L'un des consuls, Cornélius Lentulus, voulait illustrer son commandement, son courage et son nom dans la crise de la guerre de Libye. Il se disait que, dans le cas où la paix viendrait à se conclure, il passerait pour le promoteur d'une paix honorable, et que, si la guerre continuait, il lui serait très facile de terminer une lutte presque achevée et de recueillir une grande gloire. Ainsi, s'emparant de l'oeuvre d'autrui, il rêvait un honneur non mérité et s'apprêtait à ravir une riche moisson dont la semence ne lui appartenait pas. Ah ! funeste passion de la célébrité, fléau de l'homme, que tu as nui souvent à la puissance des Latins! Ici (ma plume cède à son élan et je m'écarte un peu du sujet), ici, je vous le demande à vous qui aimez dans vos discours à comparer les Romains aux étrangers, a-t-on jamais vu chez une nation de pareils esprits entourés de tant d'obstacles? Vous m'objectez maintenant des peuples, des rois et des chefs puissants. Mais, abstraction faite de la partialité et de l'envie, quel est le chef ou le roi qui aient accompli d'aussi grandes choses ? Et pourtant aucun rival ne les a gênés ; les brandons de l'envie ne les ont point atteints au milieu de leurs entreprises. L'année ne les a point abandonnés au milieu de leurs exploits, et un ennemi domestique n'a point empêché qu'on ne prolongeât leur commandement. Le peuple ne les a point arrêtés au moment où ils levaient leur camp. Partis tardivement pour la guerre, ils ne sont point revenus avant l'heure dans leurs foyers, parce que le Sénat les rappelait ou qu'il refusait de leur accorder soit des troupes de cavalerie et d'infanterie, soit des vaisseaux, soit la solde légitimement due à leurs travaux. Les rois gouvernent et dirigent leurs États comme ils l'entendent; ils ne dépendent point des autres et ne sont pas soumis aux caprices d'autrui. Ils connaissent le commencement et la fin de la guerre; ils prennent les armes quand il leur plaît, et les déposent quand il leur plaît. Ils se meuvent, eux et leurs enseignes, en toute liberté. Un lâche prédécesseur ne les a point excédés à réparer sa mollesse avec le fer jusqu'à la fin de l'année. Ils n'ont point eu pour collègue le téméraire auteur d'une défaite entraînant ses troupes malgré elles dans des périls évidents. La crainte d'un successeur n'a pas nui à leurs hautes combinaisons, et la gloire, en les forçant à se hâter, ne les a point précipités dans un abîme. Que l'on n'aille point maintenant me chercher querelle au nom de la vertu ; qu'on la sépare de ses fausses apparences ou qu'on lui ôte des avantages qui lui sont étrangers comme n'étant point à elle. Croyez-le, la gloire est la plus douce de toutes les choses; [8,600] elle agit puissamment sur les âmes nobles et courageuses, et elle enflamme les coeurs généreux. Qui peut douter que devant un tel capitaine exempt de ces soucis, Carthage, condamnée par le destin, n'eût subi la destruction et la ruine qu'elle méritait? On rapporte que Scipion, à son retour de la guerre, se plaignit souvent que Byrsa aurait été réduite en cendres de fond en comble, que les odieuses demeures des Carthaginois, leur nation, leur race, leurs dieux et leur nom auraient péri si Claudius d'abord, dévoré d'une folle ambition, puis Lentulus, n'eussent soutenu sur leurs épaules les hautes murailles d'une terre maudite qui s'effondrait. Toutefois je suis d'avis que les dieux réservèrent à dessein à son neveu la gloire de terminer la guerre et le surnom de Second Africain. Mais je vois jusqu'où je me suis écarté et je reviens maintenant à mon point de départ. Dès que Scipion vainqueur fut parvenu vers la citadelle de Tunis, les ambassadeurs vinrent directement à lui. Le visage consterné, ils se jetèrent tous à genoux en tremblant, déplorèrent d'un ton lamentable et d'un air suppliant leur sort, leurs erreurs, la rage insensée d'Annibal, les désastres de leur patrie innocente, et implorèrent leur pardon. La foi violée, les nombreux exemples de la fraude punique et l'injure récente de la rupture de la paix, avaient fermé l'oreille des vainqueurs. L'affaire fut portée en conseil. Tous voulaient ardemment punir au plus tôt la perfidie par le fer et la flamme et n'admettre aucune parole de paix. Ce voeu général rencontrait un obstacle dans les longs travaux d'un siège dont la gloire éclatante serait perdue à l'arrivée du chef que le bruit public annonçait (Lentulus). Mais l'âme élevée et le coeur ferme de Scipion n'étaient point séduits par l'attrait d'une vaine célébrité. Aspirant plus haut, il regardait le ciel et les astres et la beauté pure de la vertu. Toutefois les appréhensions de ses conseillers fidèles le détournèrent de la rigueur; il résolut d'accorder enfin la paix qu'on implorait avec des torrents de larmes, et de finir une guerre acharnée. Tel un métayer, craignant les voleurs nocturnes, cueille ordinairement les fruits sur les arbres sans attendre leur maturité. Tel un pâtre dépouille les branchages des gîtes qui y sont suspendus et emporte les nids et les petits sans plumes, se hâtant de les soustraire à la dent des serpents. Le lendemain les ambassadeurs reparurent faisant mille supplications; Scipion leur adressa ces paroles amères : « Peuple impie, croiras-tu enfin, après tant de défaites, qu'il est au ciel un Dieu qui juge nos actions, qui déteste tous les crimes, et qui veille sur ce qui se passe ici-bas? Peuple barbare, ennemi des gens de bien, commence tardivement à t'humaniser, et, instruit par tes malheurs, abjure enfin ta rage de nuire. Tromper sera-t-il toujours ton unique et suprême bonheur? Peuple perfide, ne renonceras-tu point à ton amour de la fraude ? [8,650] Quant à nous, quoique tu aies mérité une entière destruction, nous te pardonnons tout indigne que tu sois, et nous oublions nos justes ressentiments. Tu resteras tel que tu as été jusqu'à présent; tu ne verras point tes murs renversés; le vainqueur ne retranchera pas une parcelle de ton territoire; tu conserveras ta liberté quoique ayant mérité la plus rigoureuse servitude. Nous voulons Annibal, la cause de la guerre et le brandon de la révolte. Vous et votre repos vous gagnerez plus que nous à vous en défaire; lui vivant, il est impossible d'espérer la paix. Son coeur recèle le levain des guerres qui vous ont coûté tant de sang. Peuple abattu, venge sur lui seul les désastres de l'Italie, tes pertes, le monde et les dieux qu'il a si souvent trompés; de plus, délivre par lui seul d'une frayeur éternelle deux cités et deux peuples. Puis, qu'aucun éléphant, animal apte à la guerre, ne s'apprivoise sur les plages de la Libye, livrez jusqu'au dernier ceux que vous avez domptés. En outre, que de dignes honneurs rachètent l'outrage fait publiquement à nos députés maltraités sous le couvert de la paix; que les navires capturés reviennent dans ce port. Le reste s'arrangera facilement et aux mêmes conditions que j'ai fixées jadis, lorsque vous êtes venus me jouer sous une apparence de paix. Ni les faveurs de la fortune ne nous enorgueilliront, ni ses rigueurs ne nous abattront. Rapportez ce que je viens de vous dire aux sénateurs et au peuple, et si vous aimez toujours à tromper, tentez de nouveau la fortune. » Ainsi parla Scipion aux ambassadeurs épouvantés. Un tumulte lamentable s'élève dans la cité tremblante; le peuple se divise, les avis du sénat restent longtemps partagés, enfin on se soumet à tout avec tristesse : ainsi le voulait le destin rigoureux. Tel un oiseau pris dans un buisson épineux qui voit d'un oeil inquiet l'épervier planant au-dessus de sa tête; il n'ose bouger de place et endure les rets et la main de l'oiseleur, tant il importe de différer le péril qui nous menace! Une autre ambassade des Carthaginois se dirige vers Rome. Elle avait pour chef Asdrubal connu sous le surnom d'Hédus, ennemi des armes et ami de la paix, homme grave par sa vie et son âge, respectable par son front chargé d'années, très opposé aux fauteurs d'Annibal. Trois Italiens l'accompagnèrent d'après l'ordre du général romain. Mais Lentulus, tourmenté par son ambition, éloigna de Rome les ambassadeurs. Désireux de la guerre, ce consul fuyait la route glorieuse de la paix. On finit par triompher de ses efforts, et Bellone reçut dans son temple les sénateurs et les ennemis. Dès que les ambassadeurs eurent été introduits devant le sénat en nombre, à la vue de ces vieillards, silencieux, pleins de majesté, dont les cheveux blancs, retombant en boucles sur le cou, ornaient le grave visage empreint d'une affliction profonde, tous les coeurs furent attendris. Ils affirment qu'ils sont venus maintenant en amis de la paix, qu'ils l'implorent et du coeur et de la voix, [8,700] et que maintenant leurs accents sont sincères. Alors Asdrubal Hédus s'exprima en ces termes : « Si les dieux suppliés ne refusent jamais le pardon des fautes, je conçois les meilleures espérances, Pères conscrits, car la renommée vous compare aux dieux tout-puissants, et je reconnais que vous les égalez en clémence. Depuis longtemps le fardeau de la vieillesse m'avait inspiré le dégoût d'une longue vie. Le jour surtout où je vis un jeune héros (Annibal) ambitionner de nouvelles guerres, j'ai tremblé, et j'ai deviné longtemps d'avance les malheurs futurs. Toutefois je retins ma langue et me tus par crainte. Mais mon âge avancé me donna plus de hardiesse. J'en atteste Jupiter et les autres habitants des cieux, j'en atteste Carthage, si puissante jadis, mais dont la gloire accoutumée, je le sens, passe ici; mille fois j'ai combattu des intentions et des projets juvéniles, mille fois j'ai exposé ma tète aux périls et à la mort. Le vertueux Hannon, qui partageait mes vues, est là pour le dire, lui qui sur la terre d'Afrique (n'en déplaise à Amilcar) n'a point son pareil en sagesse. Lorsque ce farouche enfant, voulant par ses caresses décider son père à l'emmener avec lui en Espagne où il faisait la guerre, jura, hélas! devant les autels, cet acte monstrueux nous inspira bien des réflexions. Nous commençâmes alors à redouter cette étincelle dangereuse, mais nous pardonnâmes à la faiblesse de l'enfance. Son père mort (plût au Ciel que les destins eussent enlevé quand il était dans le sein maternel cet embryon fatal au monde!), l'enfant, se souvenant de ses leçons et couvant déjà de sinistres desseins, s'apprêta à partir pour l'Hespérie. Des esprits exaltés l'encourageaient, et la foule louait ces dispositions, admirant dans le fils les traits et l'accent du père défunt. Alors Hannon et moi nous nous opposâmes ouvertement à son départ, ce fut en vain; il partit et s'accoutuma au commandement funeste et aux armes désastreuses. Puis, cette petite étincelle allumant une grande flamme, vous avez vu quels incendies se sont déchaînés sur le monde ausonien. Nous voyons maintenant nos incendies, et la flamme vagabonde est enfin revenue à son foyer. Vous pouvez difficilement ajouter foi à mes paroles, mais je prends les dieux à témoin que j'ai gémi jadis sur vos défaites avec autant de douleur que je déplore maintenant les blessures de mon pays. J'avais toujours pensé que par un ordre direct et une succession inévitable les désastres passeraient du Latium en Libye, et que la flamme dévorante, en vous quittant, fondrait sur nous et sur nos demeures. Pardonnez-moi, Pères conscrits, de rappeler une journée funeste, que nous venons de payer par des torrents de sang. Quand la nouvelle de la défaite de Cannes remplit la ville enthousiasmée, seuls, Hannon et moi, nous ternîmes le spectacle de la joie publique par nos doléances et notre air de tristesse. Le magnanime Hannon prédit même alors les maux que nous essuyâmes plus tard ; [8,750] mais les destins ennemis entraînaient vers de justes périls un peuple infortuné. Déjà la fortune avait fermé les oreilles de nos malheureux concitoyens aux avertissements salutaires, et elle couvrait leurs yeux d'un voile trompeur. Pardonnez, Romains, Dieu et la fortune nous ont d'abord ôté la raison, ce que ne pouvait faire aucune force humaine. Mais j'ai honte d'accuser les dieux; nous avons tous failli et la faute appartient à tous. Je dirai la vérité, la foule est innocente; cette ardeur et ce transport d'un esprit insensé sont un effet de la cruauté du sort. Oui, quoique le peuple me qualifie de rigide et de sévère, je l'absous. Mais je condamne comme de vrais coupables un petit nombre d'hommes. A mon avis, la fraude unit une poignée de beaux parleurs gonflés d'orgueil, qui ont coutume de jeter à la face du peuple les exploits de leurs ancêtres, de montrer leurs statues tombant de vétusté, de tout critiquer dans les autres et de s'offrir pour chefs à la multitude égarée. Ils ne rougissent point de se moquer de votre origine; ils disent que vous avez eu pour sénateurs des montagnards et vous appellent un peuple de bergers. Ils ont raison, car jusqu'à présent, grâce à votre bravoure, vous traitez les rois insoumis et ceux qui vous font la guerre comme autant de brebis, et les peuples semblent changés en troupeaux tremblants. L'origine de votre race est connue du monde entier; on sait que vous descendez de Mars qui, à en juger par vos exploits et votre valeur, est votre véritable père. Où est maintenant cette troupe perverse? Dans quelles ténèbres se cache-t-elle poussée par une crainte indigne? Pourquoi ces beaux parleurs ne reviennent-ils pas tromper par leurs promesses un peuple malheureux et crédule? Plût à Dieu qu'ils vinssent revoir leur patrie, afin qu'il fût permis de jeter les coupables dans les fers comme ils le méritent, et qu'un vieillard pût saisir des jeunes gens. Non, Scipion, en montant à votre Capitole le jour de son triomphe, ne sera pas plus heureux que je le serais en traînant ici, le cou chargé de chaînes, notre chef criminel. Je croirais tirer un trophée magnifique de l'ennemi détestable de ma patrie. Ce perfide, si l'on m'en croit, ne hait pas moins au fond du coeur Asdrubal que ceux qu'il avoue pour ses ennemis. Il ne redouterait pas plus de marcher devant vos chars de triomphe que de dépendre de mon jugement. Mais il s'est enfui dans l'ombre, au milieu de la nuit; il n'a pas osé soutenir nos regards, sachant bien qu'il était la cause de nos maux, il a craint d'assister à l'écroulement de sa patrie. Il a donc quitté sans mot dire la cité qu'il avait ruinée, content de se condamner lui-même à l'exil. Il a peur, le coupable, des décrets de ses compatriotes ; il redoute leurs regards et leurs mains irrités, et c'est à bon droit. Triste victime, il serait mis en croix à l'instant même et son cadavre informe servirait de pâture aux oiseaux, ou bien, jeté au milieu des ondes, il deviendrait le digne aliment des poissons et des chiens de mer, ou encore la justice, libyenne, aidée par la passion, inventerait dans sa rigueur un supplice inouï, juste châtiment de ses crimes. [8,800] Enfin ce n'est point en vain que vous auriez réclamé cet homme dû aux deux peuples, dû à l'univers. Moi-même je vous l'aurais livré soit vivant, soit déchiré en lambeaux pleins de sang et la tête à demi rongée. De grâce, en cela que notre bon vouloir vous suffise. Le peuple carthaginois accepte à l'unanimité et de bon coeur toutes les autres conditions qui ont plu à votre chef. Lisez les conventions, tout est d'accord. Pardonner au vaincu suppliant est une noble vengeance. La plus belle victoire est de se vaincre soi-même. Celui-là est le plus heureux qui a mis son bonheur dans la modération de ses désirs et qui est resté dans la mesure. Cela paraît peut-être difficile à ces âmes novices que de petites joies aiguillonnent soudain, et qui, n'étant plus maîtresses d'elles-mêmes, courent aux abîmes. Mais vos coeurs sont rassasiés de triomphes continuels; votre plus grand plaisir est de pardonner, et vous n'avez pas moins agrandi l'empire de Romulus par votre clémence que par la puissance de vos armes. Nous avons besoin de votre clémence, et nous vous demandons gràce après avoir mis bas les armes. Pardonnez à des suppliants; c'est assez d'avoir pu nous nuire. Vaincus, nous sommes pour vous une grande gloire; sauvés, une bien plus grande. Si par hasard un ressentiment légitime vous fait souhaiter une juste punition, les arrêts des dieux vengeurs et les conditions imposées par l'illustre Scipion suffisent, si je ne me trompe. S'il reste encore quelque chose à expier, vainqueurs, pardonnez aux vaincus. Le comble de votre vengeance sera d'avoir vu ici le vieil Asdrubal implorant à vos genoux la vie et le pardon. » Ayant ainsi parlé, il contint sur son front vénérable sa douleur muette. Ses compagnons, se jetant çà et là aux pieds des sénateurs, leur adressèrent des paroles plaintives et remplirent le temple de leurs larmes. Tel un père contemplant la mort cruelle de son fils reste immobile et ne verse point de larmes comme une vieille femme; mais la mère au fond du logis se lamente, les cheveux en désordre, elle se roule à terre accablée de tristesse, meurtrit ses joues, et, baignée de pleurs, remplit l'air de ses cris féminins. Déjà ces paroles avaient commencé à fléchir la colère du sénat, et les coeurs, insensiblement adoucis, étaient accessibles à de justes prières. Mais un des sénateurs, irrité contre la perfidie des Carthaginois, s'écria : « Dites-moi, au nom de quels dieux cette paix et ce second traité seront-ils garantis, car vous avez méprisé les premiers: » Alors Asdrubal se leva un peu et d'un ton modeste: « Nous jurerons, dit-il, par ces mêmes dieux si ennemis du parjure de garder cette paix inaltérable. » Cette parole mit fin aux plaintes, elle rasséréna les visages et les coeurs, et les réponses d'une foule de sénateurs sanctionnèrent la paix. Asdrubal reprit : « Que les dieux vous récompensent dignement, Romains, vous qui nous faites grâce des supplices mérités par notre démence, et qui oubliez de légitimes ressentiments. [8,850] Maintenant, puisque je ne parle plus à d'anciens ennemis, mais à de nouveaux maîtres et alliés, je vous adresserai une prière. Satisfaites notre vif désir d'entrer dans les murs de votre cité, permettez-nous de voir les captifs et de connaître vos concitoyens. Avoir vu Rome, la capitale du monde, sera pour moi la grande compensation d'un long voyage, la gloire et la récompense d'une entreprise tardive; pour un tel spectacle je traverserais volontiers la vaste étendue des mers.» On lui accorda tout ce qu'il demandait, et il entra plein d'admiration dans la grande cité. Le jeune Troyen (Ganymède), si ce récit n'est point faux, transporté soudain des pelouses de l'Ida au ciel, ne fut pas plus surpris en y entrant quand il vit autour de lui les astres errants et qu'il découvrit du haut des airs les forêts d'Ilion. La porte Appienne reçut la première sur son seuil de marbre les visiteurs. Bientôt ils aperçoivent les murs de Pallantée formant un vaste cercle sur la montagne où fut bâti le palais d'Évandre, le premier lieu remarquable de la nouvelle ville. Le guide leur montre en cet endroit les traces des origines, le génie divin de l'auguste Arcadie, les grandes merveilles de l'histoire, les livres retrouvés, oeuvre de la fatidique Carmenta, et il leur explique combien cette femme à jamais vénérable a contribué au savoir des Latins. A droite s'élève le mont Célius; on aperçoit à gauche la cime du mont Aventin couronné de fortes citadelles bâties sur des rochers, et on voit un antre. Là l'histoire de Cacus, le travail d'Hercule et les génisses baignées dans le fleuve toscan charment par un agréable récit les ambassadeurs arrêtés. Là encore la pile bariolée du pont de bois leur rappela l'intrépide Coclès, et ils tinrent les yeux fixés sur la statue équestre d'une jeune héroïne (Clélie). Ils admirent ensuite le temple magnifique du Soleil et celui de la Terre ; ils montent en tremblant jusqu'au sommet du Capitole et croient toucher au ciel même. Là ils apprirent d'abord qu'en creusant profondément on avait trouvé une tête d'homme. Ils furent forcés de maudire les pronostics de leur patrie, leur boeuf présageant qu'ils courberaient la tête sous un joug honteux et qu'ils seraient assujettis à de rudes travaux. Là ils virent la chapelle de Jupiter dont nulle autre n'a égalé la richesse; le recensement déposé au sommet du mont; les seuils foulés déjà par d'innombrables triomphes; les attelages blancs comme la neige; les armes prises à l'ennemi; les diadèmes d'or des rois puissants, les sceptres, les bracelets, les colliers arrachés au cou ; les brides ornées de pierreries et les selles d'ivoire rangées par ordre. Là ils reconnurent leurs boucliers, les débris de leurs vaisseaux, leurs enseignes et leurs phalères, et ces souvenirs de la guerre passée les remplit tous d'une douleur secrète. En parcourant le temple, ils s'arrêtent quelques instants devant l'oiseau d'argent qui par son chant sonore repoussa l'assaut des Gaulois (l'oie). Ils s'avancent, voyant des hommes robustes, [8,900] des matrones imposant le respect, de vastes demeures, des arcs triomphaux chargés des diverses dépouilles de la guerre, tous les emblèmes du triomphe, des combats sculptés sur le marbre et de magnifiques mausolées. On leur montre des aqueducs sous terre et sous le ciel. Ils voient ensuite dans la vallée de Suburre le palais des Césars, à qui est due la souveraine puissance et l'empire du monde. Au sortir de cette vallée, ils traversent non sans fatigue les Esquilies et la colline qui tire son nom de l'osier (Mont Viminal). Ils franchissent ensuite la cime du mont Quirinal et voient se dresser deux géants, le corps nu, chefs-d'oeuvre où se signalèrent également Praxitèle et Phidias. Là ils regardèrent en tremblant les palais élevés des Scipions, leurs vastes murailles, leurs citadelles redoutables, des étendards trop connus dans la guerre de Libye, un nom et une famille illustres. Ensuite ils tournèrent à gauche. La porte qui regarde le pays toscan s'appelait déjà Flaminienne. Ils la franchissent et entrent dans le Champ de Mars, voisin du fleuve. Là s'étend une plaine sans fin offrant aux regards une longue série de faits. Les ambassadeurs se font tout expliquer et remarquent tout: ceux qui furent revètus les premiers de la dignité consulaire; la matrone qui perça d'un coup de poignard son sein pudique (Lucrèce); les magistrats auxquels la liberté fut confiée ; le père barbare qui frappa ses fils de la hache ; les tyrans chassés de la ville qu'ils avaient violée. On leur montre à gauche les temples magnifiques de Minerve et de tous les dieux qui devaient un jour servir à un meilleur usage. Après avoir traversé le lit profond du Tibre, ils foulèrent sur la berge de la rive droite le sol de l'Étrurie. Le guide leur montre la masse énorme du tombeau de Romulus, il leur raconte en marchant au milieu de quelle tempête Quirinus est monté au ciel, quel orage il a fait fondre sur le sénat tremblant, comme le soleil a pàli d'effroi ; il leur parle de la vision de Proculus et du marais de la Chèvre, mais il se tait sur le crime des sénateurs. En descendant le long du fleuve, ils voient la colline où fut jadis le palais de Janus, à côté duquel s'élevait le temple de Saturne. Là ils apprennent les commencements les plus reculés des rois de l'Ausonie, ceux du peuple latin et les noms célèbres de ses héros. Là on leur fait connaître Italus, premier roi de l'Italie, auteur d'un nom éternel, Picus son compagnon, toute la lignée des aïeux, et on leur montre l'asile du nouveau peuple. Plus bas ils entendirent le récit d'une longue lutte, les rois revenant en force de Clusium, le camp de Porsenna, et comment Scaevola, étendant la main sur un brasier ardent, lui infligea un supplice que son erreur ne méritait pas. Ensuite ils traversèrent la petite île de Lycaon sur deux ponts. Ils eurent peine à croire, comme on le leur raconta, que par un prodige le butin royal dispersé par le peuple produisit jadis dans le fleuve une masse aussi considérable. [8,950] Ils foulèrent de nouveau les confins champêtres de la rive gauche, et apprirent l'histoire de la maison des Fabius, les trépas déplorables d'une si noble famille sur les bords de la fatale Crémère. Lorsqu'en revenant de la cime du mont Capitolin ils arrêtèrent enfin leurs pas fatigués, ils furent saisis soudain d'une vive admiration en songeant à ce qu'ils avaient vu et restèrent longtemps assis dans le silence et l'étonnement. On leur permit ensuite de voir les captifs. Ils se tenaient debout en longues files, accablés de tristesse, hideux de malpropreté. Leurs figures pâles étaient enflées; une chevelure longtemps négligée retombait en broussailles sur leurs épaules nues; une crasse jaunâtre couvrait leurs visages et exhalait une odeur forte. Des chaînes de fer les forçaient de marcher lentement, et de lourdes menottes les empêchèrent de jouir des embrassements de leurs chers compatriotes. Ils échangent alors de doux propos; mais en secouant les chaînes, un bruit de fer retentit, et les visages attendris se mouillent de larmes. Ils demandent quels sont les destins, quelle est la situation de Carthage, quels sont les dieux de la patrie qui protègent les vaincus. Ainsi, quand une ombre nouvelle, s'échappant de notre monde, descend chez les mânes infernaux, les essaims des ombres chargées de leurs supplices se répandent autour d'elle désireuses de savoir ce qu'annoncera cette nouvelle hôtesse. L'une demande ce que devient son fils; l'autre s'informe de la conduite de son épouse délaissée et de la vieillesse de ses parents; celle-ci s'enquiert en gémissant d'un frère ou d'un tendre ami ; toutes se préoccupent de l'intérêt public : que se passe-t-il dans le monde des vivants? qui possède le sceptre? qui tient les rênes de l'empire? est-on en guerre? la paix règne-t-elle? et sous l'aiguillon de la curiosité leurs lèvres blêmes s'entr'ouvrent. De même la foule hideuse des prisonniers presse ses nouveaux hôtes et les accable de questions. Lorsqu'on eut cessé de verser des larmes, le doux Asdrubal demanda qu'on lui permît de racheter à l'instant même quelques-uns de ses compatriotes. Les vainqueurs qui le connaissaient, décidés à ne lui refuser aucune faveur, lui ordonnent de désigner par écrit les noms qu'il voulait. Il en choisit trois cents. Le sénat clément et bon décrète que ces captifs, débarrassés de leur malpropreté, seront transportés en Libye pour être rendus à leur patrie sans aucune rançon, uniquement par grâce, si le traité de paix était confirmé. Après s'être ainsi bien acquitté de sa mission, Asdrubal, en repartant, salue en ces termes les murs d'une ville jadis odieuse et maintenant aimée: "Ville agréable au ciel, capitale de l'univers, unique gloire du monde, seule terre féconde en héros, patrie redoutable par sa valeur, asile des dieux, Rome, merveille du monde, adieu. J'irai désormais partout où les destins appelleront ma vieillesse; j'ai vu tout ce que je voulais voir ici-bas. » Il dit, puis, quittant les bouches du Tibre, il navigue en vainqueur vers sa patrie; [8,1000] des bandes de captifs l'accompagnent. Qu'il me soit permis de comparer les choses de la terre à celles du ciel, ce qui est mortel à ce qui est éternel, le petit au grand. C'est à peu près ainsi que Dieu, descendant du ciel, brisa de sa voix toute puissante les fers des captifs, et renversa l'antique Tartare, ramenant avec lui dans leur patrie la multitude déplorable des ombres épuisées par de longs tourments. Scipion accueille avec un visage pacifique Asdrubal à son retour. La paix agrée au peuple et aux chefs; on conclut un traité d'alliance devant les autels, à la face des dieux; on immole une truie et on l'offre en sacrifice; les chefs unissent leurs mains désarmées. On retourna de nouveau en Italie, et le sénat ayant approuvé les actes de Scipion, la paix fut consignée par écrit suivant un vieil usage, les conditions furent stipulées et on prêta serment. Scipion, heureux d'avoir enfin mis un terme à ses longs travaux, et s'apprêtant au retour, se consacre tout entier aux récompenses et aux louanges, et distribue à ses soldats de riches présents. Il donne à Massinissa Cirta et tout ce qui appartenait à Syphax; de plus, pour reconnaître ses services, il ajoute à son royaume d'immenses territoires. Par un traité il condamne les vaincus à rendre à ce roi allié tous ses biens et à payer aux Romains un tribut convenu. Revenant ensuite à des supplices mérités et à des peines appliquées dans de justes proportions, il se montra plus indulgent envers les esclaves, convaincu que la désertion était un acte servile et que l'esclave n'avait point le sentiment de l'honneur. Tout homme libre reconnu transfuge fut puni immédiatement du dernier supplice. Ceux qui dans des circonstances si critiques avaient trahi l'équité, l'honneur et le serment militaire, s'ils étaient Romains furent mis en croix, et s'ils étaient Latins eurent, comme ils le méritaient, la tête tranchée. Ceci fait, Scipion, accompagné jusqu'au bord du rivage par le sénat carthaginois et par une foule suppliante qui admirait son vainqueur, mit à la voile. Au moment de partir il leur adressa pour la dernière fois d'un ton bienveillant ces paroles amies : « Vivez contents de ce qui vous appartient, vivez en songeant aux dieux, qu'un funeste égarement ne vous mette point de nouveau les armes à la main. Votre vaste empire vous reste avec ses anciennes limites, vous conservez vos lois et la liberté de votre patrie. Si glorieux qu'il soit de commander à toute la terre, il est plus sûr d'obéir à de bons maîtres. Croyez-moi, votre repos est assuré pour longtemps; le pénible poids des travaux nous tiendra sans cesse en éveil. Sera notre ennemi quiconque tirera l'épée quelque part, quiconque allumera de nouvelles guerres par son bras ou par ses instigations. C'est un grand souci et une rude tâche de réprimer les crimes par tout l'univers. Mais vous, vous vivrez tranquillement sans aucun démêlé. Vous aurez toujours en nous un appui tout prêt, si vous ne le dédaignez point; je me porte garant entre les Carthaginois et notre sénat. Apprenez enfin à vivre paisiblement, prenez des sentiments pacifiques, déposez les armes sincèrement, [8,1050] et si la fortune par un double désastre ne vous a point avertis en vain, cessez désormais de tenter la route des mers. Que de dangers, que de malheurs, que de souffrances je vais prévenir ! Je brûlerai cette flotte qui dans votre délire vous entraînait vers tous les rivages, qui fut la première cause de vos maux, qui vous a poussés à attaquer l'Ausonie et vous a appris à franchir les flots en courroux. Si par hasard ce spectacle offense vos regards, maîtrisez vos sentiments et figurez-vous que l'on vous coupe un membre qui met en péril votre vie. Vous occupez dans votre empire d'assez vastes espaces qui forment les confins de la moitié du monde; vous pouvez errer à loisir sur la terre ; l'onde a pour l'homme de funestes attraits. Pourvoyez à votre situation et ménagez aussi la nôtre, délivrez-nous du souci et de la crainte d'Annibal; laissez sa rage pour lui seul. Si les ennemis de l'État soulèvent quelque difficulté, écoutez ces vieillards. » Il dit et leur serra la main. L'illustre Hannon d'un côté, et de l'autre Asdrubal Hédus, s'agenouillant tous deux, tombèrent ensemble aux pieds du chef. Lorsque la flotte entière eut levé l'ancre, Scipion, après s'être un peu avancé, s'arrêta et ordonna de livrer aux flammes tous les vaisseaux de l'ennemi. Jamais pareil incendie n'illumina les mers; jamais Téthys ne craignit autant de voir tarir ses ondes bouillonnantes, pas même quand le fils de Phébus, saisissant les rênes enviées de l'attelage paternel, embrasa les airs et le monde de ses feux épars. Si l'on parcourt tous les siècles passés, c'est le seul incendie qui fit trembler Neptune. Ni la flotte punique consumée jadis dans la première guerre par les torches des Romains, ni la flotte athénienne brûlée auparavant par les Spartiates dans le port de Syracuse ne projetèrent sur l'Océan de pareilles flammes. Les malheureux Carthaginois gémissant sur cette perte étaient atterrés ; il leur semblait que soudain tout ce qu'ils avaient de plus cher, leurs épouses, leurs enfants, leurs citadelles, les temples des dieux et Carthage elle-même, brûlaient au milieu de ces flammes.