ANONYME - Le Périple de la Mer Erythrée. 1. Parmi les ports reconnus de la Mer Erythrée[1] et les villes commerçantes qui l’entourent, le premier est le port égyptien de Myos Hormos.[2] Ceux qui naviguent vers cet endroit, à main droite, après dix huit cents stades,[3] trouvent Bérénice.[4] Ces deux ports sont à la frontière de l'Egypte, et sont des baies s'ouvrant sur la Mer Erythrée. 2. Sur le côté droit de la côte, juste en dessous de Bérénice, commence la Barbarique.[5] Le long du rivage, on trouve les Ichtyophages, qui vivent dans les grottes dispersées de vallées étroites. Plus loin à l'intérieur des terres se trouvent les Barbares et après eux les Sauvages Agriophages[6] et les Moschophages,[7] chaque tribu ayant son propre chef; et au-delà, plus loin à l'intérieur, dans le pays en allant vers l'ouest, est située une ville appelée Méroé.[8] 3. En dessous des Moschophages, après avoir navigué environ quatre mille stades depuis Bérénice, il y a une petite ville commerçante sur le rivage appelée Ptolémaïs des Chasses,[9] dont les chasseurs commencèrent vers l'intérieur sous la dynastie des Ptolémées. Cette ville commerçante a la véritable tortue de terre en petit nombre; c'est blanc et plus petit dans les coquilles. Là aussi on trouve un peu d’ivoire comme celui d'Adulis. [10] Mais l'endroit n'a aucun port et ne peut être rejoint que par de petits bateaux. 4. Au-dessous de Ptolémaïs des Chasses, à une distance d'environ trois mille stades, se trouve Adulis, un port établi selon une loi, installé au fond d'une baie orientée vers le sud. Devant le port se trouve la soi-disant île Orine,[11] à environ deux cents stades de la mer depuis la pointe même de la baie, avec les rivages de terre ferme proches des deux côtés. Les navires voguant vers ce port y jettent maintenant l'ancre ; ils y sont à l'abri des incursions des naturels du pays. Ils avaient auparavant l'habitude de jeter l'ancre à la pointe de la baie, dans une île appelée Diodore, plus avancée dans le golfe, et si rapprochée du rivage que les barbares y pouvaient arriver de la côte à pied, moyen par lequel les indigènes barbares attaquaient l'île. Face à l'île Orine, sur la terre ferme à vingt stades du rivage, se trouve Adulis, village peu important, à trois jours de marche de Coloé,[12] ville de l’intérieur et premier marché de l'ivoire. De Coloé, on compte cinq jours de marche jusqu'à. la capitale des gens appelés Axoumites[13]; à cet endroit est apporté tout l'ivoire du pays qu'on recueille au-delà du Nil en passant par le district appelé Cyeneum[14] et de là à Adulis. Pratiquement le nombre total d'éléphants et de rhinocéros tués vivent dans des endroits de l'intérieur, bien qu’ils soient chassés à de rares moments sur le littoral même près d'Adulis. C’est avant le port de cette ville de commerce, en mer, du côté droit, qu’apparait un grand nombre de petites îles sablonneuses appelées Alalaei,[15] produisant l'écaille de tortue que les Ichtyophages apportent au comptoir d'Adulis. 5. Et à environ huit cents stades de là se trouve une autre baie très profonde,[16] avec un grand monticule de sable accumulé à droite de l'entrée; au fond on trouve la pierre opsienne[17] qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Le territoire qui s'étend du pays des Moschophages jusqu'à la Barbarique ultérieure, est gouverné par Zoscalès;[18] homme avide et cupide, mais honnête néanmoins et très au fait de la littérature grecque. 6. On importe en ces endroits, du tissu écru fabriqué en Egypte pour les Barbares; des robes d'Arsinoé[19] ; des capes de moindre qualité teintes en couleurs; des capes en lin à double-frange; de nombreux articles de verroterie et d'autres de murrhine, faits à Diospolis[20] ; du laiton, utilisé pour la décoration et des pièces coupées à la place de la monnaie; des feuilles de cuivre doux, utilisées pour des ustensiles de cuisine et coupés pour faire des bracelets et des anneaux de chevilles pour les femmes; du fer, transformé en lances utilisées contre les éléphants, d’autres bêtes fauves et dans les combats. En outre, on importe de petites haches, des doloires[21] et des épées; des coupes à boire en cuivre, grandes et rondes; de la menue monnaie pour ceux venant au marché; du vin de Laodicée[22] et d'Italie, en petite quantité; un peu d'huile d'olive ; pour le roi, des plats en or et en argent façonnés au goût du pays et quant aux vêtements, des habits militaires et de minces manteaux de peau, de peu de valeur. De même, on importe du district d'Ariaca[23] par cette mer, du fer indien, de l'acier et des tissus indiens de coton; de larges toiles appelés monache et sagmatogene,[24] des gaines, des manteaux de peau, du tissu de couleur mauve, quelques mousselines et de la laque de couleur.[25] On exporte de là l'ivoire, l'écaille de tortue et la corne de rhinocéros.[26] La plus grande partie de ce qui atteint l'Egypte provient de ce marché à partir du mois de janvier jusqu'en septembre, c'est-à-dire de Tybi à Thoth; mais selon la saison ils mettent à la mer vers le mois de septembre. 7. Dès lors le golfe Arabique s'étend en direction du levant et il se rétrécit au maximum juste avant le golfe d’Avalitès.[27] Après une navigation de quelque quatre mille stades vers l’est le long de cette même côte, il y a d'autres comptoirs barbariques, connus comme les ports « de la côte lointaine[28] »; espacés l'un après l'autre, sans ports véritables mais ayant des rades où les navires peuvent ancrer et rester par beau temps. On appelle le premier Avalitès; c’est là que le passage d'Arabie à la côte « lointaine » est le plus court. Il y a là une petite ville commerçante appelée Avalitès,[29] à laquelle on accède au moyen de radeaux et de barques. L’on y importe, de la verroterie variée; de l'omphakion[30] de Diospolis; un assortiment de vêtements pour les Barbares; du blé, du vin et un peu d'étain. On en exporte, et quelquefois ce sont les Barbares eux-mêmes qui assurent le transport par radeaux[31] à Océlis et à Mouza[32] en face, des épices, un peu d’ivoire, des écailles de tortue et une très faible quantité de myrrhe, [33] mais d'une qualité supérieure. Et les Barbares qui habitent là sont très turbulents. 8. Après Avalitès existe un autre comptoir, meilleur que celui d’avant, appelé Malao,[34] distant à la voile d'environ huit cents stades. L'ancrage est une rade ouverte, abritée par un promontoire venant de l'est. Ici les indigènes sont plus pacifiques. On importe dans cet endroit les marchandises déjà mentionnées et de nombreuses tuniques, des capes d'Arsinoé, façonnées et teintes; des coupes à boire, des plaques de cuivre doux en petite quantité, du fer, de l'or et des pièces d’argent, en petit nombre. On exporte de Malao la myrrhe, un encens,[35] (connu comme celui de la « côte lointaine »), la cassia[36] dure, du duaka,[37] du kankamon[38], et du makeir,[39] qui sont importés dans Arabie; et les esclaves, mais rarement.[40] 9. Distante de deux ou trois jours à la voile, au-delà de Malao se trouve la ville commerçante de Mundus,[41] où les navires sont à l'ancre en toute quiétude derrière une île faisant saillie près du rivage. On y importe les marchandises citées auparavant et de là on exporte de même les marchandises déjà mentionnées et l'encens appelé mokrotu.[42] Les commerçants indigènes ont des mœurs plus querelleuses. 10. De Mundus, en naviguant à la voile vers le levant, après encore deux ou trois jours, on atteint Mosyllum,[43] sur une plage, avec un mauvais ancrage. On importe ici les mêmes marchandises déjà mentionnées, plus de l'argent, un peu de fer et du verre. On expédie de l'endroit une grande quantité de cassia, (c’est pourquoi ce comptoir nécessite des navires de plus grande grandeur), des gommes parfumées, des aromates, une peu d’écaille de tortue et du mokrotu, (de moindre qualité que celui de Mundus), de l'encens, (de la côte « lointaine »), et occasionnellement de l'ivoire et de la myrrhe. 11. En naviguant le long de la côte après Mosyllum, une course de deux jours vous amène au fleuve dénommé Petit Nil,[44] à Tapatégé, au petit Daphnôn et au cap Eléphant.[45] Alors le rivage s'éloigne dans une baie et il y a un fleuve appelé Éléphant[46] et le grand Daphnôn appelé Acannae,[47] où seul est produit l'encens de la côte « lointaine », en grande quantité et de la meilleure qualité. 12. A partir de cet endroit, la côte tourne vers le sud, et là se trouvent le Marché et le cap des Aromates, un promontoire abrupt, à la pointe même de la côte barbare vers l'est. L'ancrage est dangereux par moments du raz-de-marée, car l'endroit est exposé au nord. Un signe annonciateur de tempête particulier à cet endroit, consiste en ce que l'eau profonde devient plus turbide et change de couleur. Quand cela se produit, tous courent vers un grand promontoire appelé Tabai,[48] qui offre un abri sûr. Dans cette ville commerçante on importe les marchandises déjà mentionnées; et on y produit le cinnamone (et ses différentes variétés, gizeir, asyphê, arebo, magla et motô) et l'encens. 13. Au-delà de Tabai, après quatre cents stades, il y a le village de Pano.[49] Et ensuite, après avoir navigué quatre cents stades le long d'un promontoire, vers lequel le courant vous attire aussi, il y a une autre ville comptoir appelée Opone,[50] où les mêmes marchandises déjà mentionnés sont importées et où la plus grande quantité de cinnamone est produite, (arebo et moto), on y trouve de vigoureux esclaves, qui sont emmenés en Egypte en nombre toujours croissant; et une grande quantité d'écaille de tortue, meilleure que celle que l’on peut trouver ailleurs. 14. On fait d'Egypte le voyage vers tous ces comptoirs éloignés en Epiphi ou juillet.[51] Et des navires sont aussi depuis ces endroits habituellement affrétés pour traverser cette mer, d'Ariaca[52] et de Barygaza,[53] apportant à ces comptoirs éloignés leurs produits locaux : blé, riz, beurre clarifié, huile de sésame, tissu de coton (monache et sagmatogene), ceintures, miel de roseau appelé sacchari.[54] Certains font ce voyage surtout vers ces villes commerçantes et d'autres échangent leurs chargements en naviguant le long de la côte. Il n'existe point de roi sur la côte, chaque comptoir est gouverné par son chef respectif. 15. Après Opone, la côte incline de plus en plus au midi, d'abord il y a d’abord deux caps, le petit et le grand Apokopa[55] ; cette côte a très peu de ports, mais il y a des lieux où les navires peuvent ancrer, le rivage étant abrupt; cette navigation dure six journées, en direction du sud-ouest. Viennent alors la petite et la grande Aigialos[56] pendant encore six jours et après cela dans l'ordre, les dromes ou flèches d'Azania,[57] Le premier de ces dromes porte le nom de Sarapion, le suivant s'appelle le drome de Nicon[58] ; puis après cela plusieurs fleuves et, une succession de sept rivières, fournissant chacune un ancrage, un par jour, jusqu'aux îles Pyralaoi [59] et que l'on appelle le canal[60] si l'on fait route au sud-ouest, pendant une navigation de deux jours et nuits le long de la côte Ausanitique,[61] se trouve l'île Menuthias,[62] à environ trois cents stades du continent ; c’est bas et boisé, et il y a des rivières avec beaucoup d’espèces d'oiseaux et de la tortue terrestre. Nulle bête féroce d'ailleurs, si ce n’est des crocodiles; mais là ils n'attaquent pas l'homme.[63] Dans cet endroit il y a des bateaux aux bordages cousus l'un à l'autre et des canoës creusés dans un seul tronc d’arbre, utilisés pour pêcher et attraper la tortue. Dans cette île on les attrape aussi de façon spéciale, dans des nasses d’osier, dressée dans les chenaux entre les rochers. 16. Deux jours à la voile au-delà, se trouve le dernier comptoir du pays d'Azania, appelé Rapta[64] ; ce nom provient des bateaux cousus déjà mentionnés; il y a là de l'ivoire en grande quantité et de l'écaille de tortue. Le long de cette côte, des hommes pratiquent la piraterie de façon endémique, ils sont très grands[65] et chaque endroit a son chef respectif. Le tyran de Mapharitis[66] gouverne en vertu d'anciens droits, qui l’assujettit à la souveraineté de l'état devenu le premier en Arabie.[67] Et les gens de Mouza le tiennent maintenant sous son autorité et envoient à Rapta beaucoup de grands navires; utilisant des capitaines et des équipages arabes, qui sont familiers avec les autochtones, font des intermariages,[68] connaissent toute la côte et parlent la langue des indigènes. 17. On importe, dans les comptoirs d'Azania, des objets façonnés en majeure partie à Mouza : lances, hachettes, coutelas et alênes,[69] différentes sortes de verre; et à quelques endroits un peu de vin et de blé, pas pour le commerce, mais serviront pour s'assurer de la bienveillance des barbares. On exporte de ces endroits beaucoup d'ivoire, mais de qualité inférieure à celui d'Adulis, de la corne de rhinocéros et de l’écaille de tortue (qui est la plus recherchée après celle de l'Inde) et un peu d'huile de palme.[70] 18. Et ces marchés d'Azania sont les derniers du continent qui s'étend vers le bas du côté droit depuis Bérénice; car au-delà de ces endroits, l'océan inexploré se déploie vers l'ouest et, courant le long des régions du littotal méridional de l'Ethiopie, de la Libye et de l'Afrique, va rejoindre à la mer occidentale.[71] [72]19. Maintenant à gauche de Bérénice, en naviguant pendant deux ou trois jours depuis Myos Hormos vers le levant, on aborde à la côte opposée du golfe. Il existe un autre port, qui est un lieu fortifié appelé la « Ville Blanche[73] », d’où il y a une route vers Petra,[74] qui est soumise à Malichas,[75] roi des Nabatéens. Cette ville sert d'entrepôt aux marchands de la côte, qui, sur de petites barques, y apportent les produits de l'Arabie; et donc un centurion[76] est là en permanence ainsi qu’un agent chargé de percevoir le quart de la valeur des marchandises importées, avec une compagnie de soldats en garnison. 20. Aussitôt après le port de Leuké Komé commence l’Arabie, province qui s’étend sur un grand espace le long de la Mer Erythrée. Diverses peuplades habitent cette contrée, les unes parlent à peu près la même langue, les autres ont chacune leur idiome particulier.[77] Sur ce rivage, aussi bien que sur la côte barbarique, les Ichtyophages vivent dispersés dans des huttes. Le pays intérieur, avec ses bourgs et ses pâturages, est occupé par des tribus inhospitalières parlant deux langues, qui vivent dans les villages et les camps nomades: le navigateur que quelque accident fait tomber entre leurs mains est bien sûr d'être dépouillé; s'il sort vivant du naufrage, il n'échappera pas à la servitude. Les chefs et les rois de l'Arabie n'ont cessé de poursuivre ces tribus indépendantes connues sous le nom de Canraïtes[78] ; c'est chez elles qu'ils vont chercher leurs esclaves. La navigation de toute cette partie de la côte arabique est remplie de périls : une côte sans ports, sans mouillages, hérissée d'écueils et de roches, de toute façon horrible. Aussi préférerons-nous naviguer à mi-canal et gagner le plus promptement possible l'île brûlée.[79] Au-delà de cette île, on rencontre des populations plus paisibles, adonnées à l'élevage des troupeaux, des moutons et des chameaux. 21. Au-delà de ces régions, dans la dernière baie sur le rivage côté gauche de ce golfe, se trouve un endroit sur la côte appelé Mouza, ville commerçante établie légitimement, lointaine d’environ douze mille stades[80] en tout de Bérénice quand on fait voile droit vers le sud. Et l'endroit tout entier est rempli d’Arabes, armateurs, hommes de mer et est entièrement animé par les affaires commerciales; car ces gens partagent un commerce maritime avec la côte lointaine[81] et avec Barygaza, en y envoyant leurs propres embarcations. 22. A trois jours de ce port dans l'intérieur des terres se trouve la ville appelée Saue,[82] en plein milieu de la province appelée Mapharitis[83]; et son gouverneur résident se nomme Cholaibos.[84] 23. Neuf journées plus loin, on trouve Saphar, métropole, où vit Charibael,[85] roi légitime de deux tribus, les Homérites et leurs voisin, appelés les Sabéens; c’est un ami des empereurs grâce à l’envoi continuel d’ambassadeurs et de présents. 24. Le ville commerçante de Mouza n’a pas de port, mais elle a une bonne rade et un ancrage grâce au fond sablonneux environnant, où les ancres tiennent en toute quiétude. Les marchandises qu’on y importe sont : des tissus pourpres, premier choix et grossiers ; des vêtements arabes à manches; les uns simples et communs, les autres soutachés ou brodés avec du fil d'or; du safran, du souchet,[86] des mousselines, des manteaux, quelques couvertures, les unes ordinaires, les autres fabriquées au goût du pays,; des ceintures de différentes couleurs, une certaine quantité d’onguents parfumés, un peu de vin et du blé. Le pays d’ailleurs produit lui-même du froment en quantité modérée et beaucoup de vin. Au roi et au seigneur on apporte des chevaux et des mules de bât, des vases d’or et d'argent ciselés, des vêtements finement tissés et des ustensiles en cuivre. On exporte de Mouza les produits du pays : la myrrhe locale de la meilleure qualité et de la résine minéenne, de l'albâtre et toutes les marchandises déjà mentionnées d'Avalitès[87] sur la côte d’en face. Le meilleur moment pour voyager à cet endroit est le mois de septembre, i.e. Thoth; mais rien ne s’oppose à ce qu’on y vienne plus tôt. 25. Après avoir navigué au-delà de ce port pendant environ trois cents stades, la côte d'Arabie se rapproche maintenant du pays barbare vers le golfe d’Avalès, il existe un chenal, pas très long, qui rétrécit la mer et l’enferme dans un détroit.[88] Au milieu de ce passage de soixante stades, s’élève l'île de Diodore[89]. Aussi la traversée dans les parages de cette île est sujette à de forts courants et exposée à de forts vents soufflant des arêtes des montagnes avoisinantes. Près de ce détroit il y a un village arabe appelé Océlis[90] sur la côte, qui dépend du même gouverneur[91] ; ce n'est pas à proprement parler un comptoir mais plutôt un mouillage, un point d’eau et le premier point d’ancrage pour ceux qui entrent dans le golfe. 26. Quand on a dépassé Océlis, le détroit s’épanouit de nouveau vers l'est et devient peu à peu une mer ouverte ; à environ mille deux cents stades se trouve sur la côte un bourg appelé « Arabie Eudaemon[92] », faisant aussi parti du royaume de Charibael. Il possède des ancrages commodes et des points d’eau, plus douce et meilleure qu’à Océlis; il est à l'entrée d'une baie formée par une terre qui s’en retire. On l'a appelé Eudaemon, parce qu'avant qu’on y assît une ville, quand les marins n’osaient pas encore tenter la traversée de l'Inde en Egypte ni partir d'Egypte pour rejoindre les ports de cet océan, mais que tous se réunissaient là, il recevait les cargaisons des deux pays, comme Alexandrie reçoit maintenant à la fois les marchandises apportées tant de l'étranger que de l'Egypte. Mais peu de temps avant notre époque, Charibael détruisit cette place. 27. Lorsqu’on a dépassé Eudaemon, le rivage et le golfe, sur un espace de plus de deux mille stades, n’ont d’autres habitants villageois que des Nomades et des Ichtyophages; puis se présente caché derrière un promontoire élevé, l’autre comptoir maritime de ce rivage, Cana,[93] du royaume d'Eléazos,[94] le Pays de l'Encens; et en face, à cent vingt stades de Cana, s’élèvent deux îles désertes, l’une s’appelle l’île aux Oiseaux, l'autre l’île du Dôme. À l'intérieur de cet endroit est la métropole Sabbata,[95] résidence du roi. Tout l'encens produit dans le pays est apporté à cet endroit sur les chameaux pour être entreposés et à Cana sur des radeaux soutenus, selon la coutume indigène, par des outres ou sur de petites barques. Et Cana entretient aussi un commerce actif avec les ports éloignés de Barygaza, de la Scythie, d’Omana[96] ainsi qu’avec la côte proche de la Perse.[97] 28. De Cana on importe d'Egypte un peu de blé et du vin, comme à Mouza; des vêtements arabes, les uns ordinaire et unis, avec un grand assortiment d’entre eux fabriqués en fraude; du cuivre, de l’étain, du corail, du storax[98] et d'autres produits de même sorte envoyés à Mouza; pour le roi on importe habituellement la vaisselle d'or, les monnaies d’argent, des chevaux, des statues et des vêtements de qualité parfaite. Et on exporte toutes sortes de produits locaux, l'encens, l’aloès et les mêmes articles qu’on peut se procurer dans les autres ports. La meilleure saison pour rejoindre Cana est la même que celle pour Mouza, mais peut-être un peu plus tôt. 29. Après Cané, la côte court tout droit au nord-est jusqu'au point où elle se creuse de nouveau pour former un golfe très profond et d'une grande longueur. Ce golfe, nommé le golfe de Sachalitès,[99] borde le pays de l'encens, pays montagneux et d'un accès difficile, où l'air est épais et lourd. L'encens qu'on y recueille provient d'arbres peu élevés et grands à peine comme des arbustes. La résine odorante se coagule sous l'écorce à la façon de ces larmes de gomme qui suintent en Égypte de certains arbres. Pour la récolte, on emploie des esclaves du roi et des criminels qui sont envoyés dans cette région malsaine en expiation de leurs méfaits. Toute la contrée est des plus insalubres ; les vaisseaux mêmes ne la côtoient pas impunément. L'air y est mortel aux travailleurs; n'oublions pas non plus les tristes effets d'une nourriture insuffisante. 30. Sur cette baie il y a un très grand promontoire appelé Syagros[100] qui fait face au Levant, sur lequel est un fort pour la défense du pays et un port pour l'entrepôt de l'encens recueilli; et en face du cap Syagrus et du côté du sud, on remarque une île qui tient à peu près le milieu entre le continent arabe et le promontoire des Aromates. L'île est cependant un peu plus rapprochée du cap Syagros : elle est appelée Dioscoride.[101] C'est une très grande île, mais une île à peu près déserte, quoique l'eau n'y manque pas. On y rencontre, en effet, des fleuves infestés de crocodiles, beaucoup de serpents et d'énormes lézards, dont les indigènes mangent la chair[102] et emploient la graisse fondue en guise d'huile. L'île ne produit ni raisin ni blé. Les habitants, peu nombreux, se sont rassemblés sur un seul côté, de l'île, celui qui regarde le nord et fait face à l'Arabie. Cette population n'est pas aborigène; elle se compose d'un mélange d'Arabes et d'Indiens, de quelques Grecs aussi, jetés là par les hasards de la navigation. On trouve à Dioscoride des tortues de mer et des tortues de terre celles qui fournissent de l'écaille blonde, et qui sont remarquables par leur grande carapace aussi bien que les tortues de montagne,[103] à la vaste et épaisse cuirasse, dont la partie qui protège le ventre ne peut guère, à cause de sa dureté, être entamée par le ciseau. On s'en sert pour fabriquer des coffrets, des tablettes, des plats à gâteaux et divers genres d’ustensiles. L’île Dioscoride produit encore cette gomme sous forme de larmes, qui a reçu le cinabre indien.[104] 31. De même que l'Azania, l'île Dioscoride reconnaît le pouvoir de Charibaël,[105] roi du pays de l'encens,[106] et celui du chef de la Mopharitide. Les marins de Mouza et ceux qui, partis de Damirica[107], et de Barygaza, venaient par aventure aborder à ces rivages, échangeaient contre l'écaille de tortue, dont ils chargeaient en majeure partie leurs vaisseaux, du riz, du blé, des mousselines de l'Inde, des esclaves femelles, qui, très rares en ce lieu, s'y vendaient aisément. Maintenant, l'île est affermée par les rois de la côte arabique, qui y ont mis garnison. 32. Après le promontoire Syagros le golfe dont nous avons déjà parlé se prolonge au loin, pénétrant profondément dans la côte d'Oman sa longueur est bien de six cents stades. Puis viennent, sur un espace de cinq cents stades environ, de hauts rochers dans lesquels les habitants se sont creusé des cavernes, et, plus loin encore, le port désigné pour y déposer l'encens sachalitique. Ce port est appelé Moscha[108]: quelques navires y sont envoyés régulièrement depuis Cana; des vaisseaux revenant du Limyriké et de Barygaza, attardés dans leur navigation, s'y réfugient souvent pour y passer l'hiver. Les officiers du roi leur livrent des chargements d'encens en échange de blé et de mousselines. Sur toute la côte du Sachalitès, on remarque de grands tas d'encens qui ne sont gardés par personne; on s'est contenté de les mettre sous la protection des dieux. Il n'est pas à craindre qu'aucun vaisseau, ni clandestinement ni ouvertement, se hasarde à en détacher la moindre parcelle; le capitaine qui se rendrait coupable d'un pareil acte verrait son navire impitoyablement retenu au port. 33. Au-delà du port de Moscha sur environ mille cinq cents stades autant qu'Asich, une chaîne de montagnes descend jusqu’au rivage[109] ; à l'extrémité de ce rivage abrupt se détachent au large sept îles appelées les îles Zénobies.[110] Une autre contrée barbare, qui ne fait plus partie des états de Charibaël, mais qui appartient déjà au royaume de Perse, s'étend ensuite jusqu’à une distance de deux mille stades. Là, séparée de la terre ferme par un canal d’environ cent vingt stades, s'élève l'île de Sérapis.[111] Cette île a six cents stades de long et à peu près deux cents de large. Elle renferme trois bourgs habités par des Ichtyophages, qui parlent la langue arabe et t ont pour tout vêtement des ceintures fabriquées avec des feuilles de palmiers. L'île de Sérapis fournit une très belle écaille, que viennent chercher de petits voiliers et des navires de charge expédiés régulièrement de Cané. 34. En naviguant le long de la côte, qui se prolonge au nord jusqu’à l'entrée du Golfe persique, il existe de nombreuses îles s'étendant le long du rivage sur environ deux mille stades et connues sous le nom de Calées.[112] Les habitants de ces îles sont hostiles et très peu civilisés. 35. A l'extrémité de cette côte basse et à demi noyée, peu après s'ouvre le Golfe Persique, bordé de nombreuses pêcheries d'huîtres perlières. A gauche de l'entrée du golfe surgissent les monts Asabôn[113] ; à droite apparaît, s'élevant au milieu des sables, le mont rond et haut appelé Sémiramis.[114] Entre ces deux chaînes montagneuses, la distance est d’environ six cents stades. C'est par cette vaste bouche qu'on pénètre dans le Golfe Persique. Tout au fond du golfe a été établi, pour servir de bureau de douanes et d'entrepôt légal, le comptoir d'Apologos,[115] situé non loin de Charax Spasinou[116] sur l'Euphrate. 36. A six jours de navigation de l’embouchure du Golfe, se trouve un autre comptoir de la Perse appelé Ommana.[117] On expédie sur ces deux marchés, celui d'Apologos et celui d'Ommana, de grands navires de Barygaza, chargés de cuivre, de bois de santal et de bois de teck, de rondins d'ébène et de sésamine.[118] Omnana entretient, en outre, un commerce particulier avec le port de Cana. Ce comptoir envoie à Ommana de l'encens; il en reçoit de petits navires très légers, propres à ce pays et connus sous le nom de madarate.[119] D'Ommana et d'Apologos, on importe à Barygaza et vers l’Arabie beaucoup de perles, inférieures aux perles de l'Inde, de la pourpre, des vêtements fabriqués à la mode locale, du vin, une grande quantité de dattes, de l'or et des esclaves. 37. Après la région d’Oman, s’étend toujours la côte des Persides, dépendant d’un autre royaume, et le golfe dit « de Gédrosie[120] », au milieu duquel, un promontoire fait saillie dans la baie. Une rivière débouchant dans ce golfe est navigable et permet d’arriver à un petit port de commerce, situé près de l’embouchure, que l’on appelle Oraia, et dans l’arrière-pays, à l’intérieur des terres, une ville, à sept jours de marche de la mer, où se trouve, là aussi, une autre cour royale, que l’on appelle <**[121]>. Cette région produit beaucoup de blé, de vin, de riz et de dattes, tandis que vers l’intérieur des terres, on ne trouve rien d’autre que du bdellium.[122] 38. A la suite de cette contrée, la terre se courbe depuis l'est et forme une série de golfes très profonds qui se déploient comme un vaste croissant. Ce sont là les parties maritimes de la Scythie qui regardent le nord.[123] La côte est extrêmement basse; un grand fleuve, le plus grand fleuve de la Mer Erythrée, le Sinthus,[124] y débouche dans la mer avec une telle abondance que, bien longtemps avant d'atteindre le rivage, on voit la mer blanchir par suite des eaux douces qui s'y mêlent. On reconnaît l'approche de la terre, quand on vient du large, à. l'apparition de certains serpents de mer qu'on rencontre également sur les côtes de la Perside et appelés graae.[125] Le Sinthus a sept branches; ces diverses branches ont malheureusement peu de profondeur et s'égarent dans des terrains marécageux: on n'y peut naviguer. La seule branche praticable est la branche du milieu, qui conduit au comptoir de Barbarikon.[126] En face de l'embouchure s'étend une petite île; qu’on dépasse pour trouver en arrière, dans l'intérieur des terres, Minnagara,[127] capitale de la Scythie maritime. Cette ville, appartient à l'empire des Parthes, dont les princes, perpétuellement divisés, ne cessent de se renverser tour à tour du trône. 39. Les navires mouillent à Barbarikon, mais leurs cargaisons sont emportées jusqu'à la capitale par le fleuve, pour le roi. Les objets d'importation sont surtout des vêtements unis, quelques draps de couleur, des tapis à trames variées, des topazes, du corail, du storax, de l'encens, des verreries, des vases d’or, des pièces de monnaie, un peu de vin. En retour, les vaisseaux rapportent en Égypte du costus,[128] du bdellium, du lycium,[129] du nard, des turquoises, des lapis-lazuli, des peaux du pays des Sères,[130] des étoffes de coton, de la soie et de l'indigo. Et les marins se mettent en route là avec les vents Etésiens indiens, vers le mois de juillet, qui est Epiphi : c'est plus dangereux alors, mais par ces vents, le voyage est plus direct et plus tôt accompli. 40. Au-delà du fleuve Sinthus on rencontre un golfe qui s'enfonce vers le nord dans l'intérieur des terres et dont l'entrée est difficile à distinguer. Ce golfe porte le nom d'Eirinon.[131] Il y a le grand et le petit Eirinon. Les deux Eirinons forment une mer marécageuse sillonnée de grands courants et semée de nombreux hauts-fonds qui se prolongent au large. Souvent les vaisseaux, avant d'apercevoir la côte, ont échoué sur ces bancs, ou, portés à terre, y ont péri. Le golfe est dominé par un promontoire qui part de l'Eirinon, se dirige d'abord vers l'est, puis vers le midi, tourne enfin à l'ouest, embrassant ainsi à la fois la baie de Baraca[132] et sept îles. Les navires qui atterrissent à l'entrée de ce golfe et prennent le large pour contourner les bancs peuvent gagner le port sains et saufs; ceux, au contraire, qui s'engagent sans précaution dans l'enfoncement de Baraca, sont certains de périr. Le courant est, dans ces parages, très violent, la mer fort agitée et remplie des tourbillons les plus dangereux. Un fond inégal, abrupt sur quelques points, rocheux et tranchant sur d'autres, augmente le péril; les câbles sont promptement coupés ou s'usent lentement si l'on jette l'ancre. L'approche de cette partie de la côte est généralement signalée par la rencontre de gros serpents noirs; les serpents, que l'on trouve plus au sud, dans les environs de Barygaza, sont plus petits et de couleur vert clair tirant sur l’or. 41. Après la baie de Baraca se déploie le golfe de Barygaza et la côte de l'Ariace,[133] où commence, avec le royaume de Mambara,[134] le reste de l'Inde. La partie intérieure de la province, limitrophe de la Scythie,[135] se nomme l'Aberia,[136] la partie maritime porte le nom de Sysastrène.[137] Le pays est fertile en blé, riz, sésame, beurre et beurre clarifié. On y fabrique des toiles de la texture la plus grossière avec le coton de l'Inde. Le gros bétail abonde dans l'Aberia; les indigènes y sont de haute taille et noirs de couleur. La ville de Minnagara,[138] est le chef-lieu du pays. Les toiles fabriquées, dans la province sont portées à Barygaza. Il existe encore à notre époque, des monuments de l'expédition d'Alexandre, des enceintes consacrées, des fondations de camps et de grands puits. De Barbarikon sur l'Indus au promontoire de Papica en face de Barygaza et avant Astacampra,[139] la distance est de trois mille stades. 42. Immédiatement après le promontoire de Papica, vous trouverez une longue baie, bien abritée des vagues, que couvre tout entière l'île Bæones.[140] Dans le fond de la baie débouche un très grand fleuve appelé le Mahi.[141] Dans sa plus grande dimension, la baie de Bæones a une étendue d'environ 300 stades. Pour se rendre à Barygaza, traversent cette baie en faisant route vers l’est et en laissant l'île sur leur gauche, juste visible par ses collines. On se dirige ainsi vers l'embouchure du fleuve de Barygaza, qui porte le nom de Nammadus.[142] 43. Le canal qui conduit à Barygaza est étroit et l'accès en est difficile pour les navires qui arrivent du large. On a quelque peine à ne pas tomber à droite ou à gauche du bon chenal; cependant, sur la gauche, la route est meilleure. A droite, l'entrée même est encombrée par un banc de roches sous l'eau, dont quelques têtes seulement sont visibles. Ce banc, connu sous le nom de « Héron », part de la côte sur laquelle est bâti le village de Kammoni.[143] A gauche se projette le promontoire de Papica qui prend naissance près d'Astacampra. Les abords de ce promontoire ne laissent pas d'être assez dangereux car la marée le contourne et si elle vous oblige à jeter un pied d'ancre, vos câbles courent grand risque de se couper sur le fond. Alors même qu'on a pénétré heureusement dans le golfe, il n'est pas aisé de trouver l’entrée du fleuve de Barygaza, car la côte est très basse, et on n'y découvre aucun amer. L'entrée trouvée, il reste encore à éviter les bancs qui obstruent l'embouchure et en rendent l'accès fort périlleux. 44. Aussi les pêcheurs indigènes du roi, qui se tiennent d'ordinaire à l'entrée de la baie, ont-ils coutume de se porter au-devant des navires attendus jusqu'à la Syrastrène. Ces pêcheurs montent de longues barques appelées, dans la langue du pays, des trappagas et des cotymbas. Ce sont eux, sorte de pilotes jurés, qui se chargent de conduire les vaisseaux étrangers à Barygaza. Leurs barques savent trouver le droit chemin au milieu des bancs et traîner au besoin de mouillage en mouillage les bâtiments qu'elles ont pris à la remorque. Elles appareillent à la marée montante; quand survient le jusant, elles vont jeter l'ancre dans certains replis de la côte où le fond est plus grand et où elles n'ont pas à craindre de demeurer échouées à la marée basse. Barygaza se trouve à trois cents stades environ de la bouche du fleuve. 45. Maintenant l'Inde entière possède un grand nombre de fleuves et de très grand flux et reflux de marées; augmentant à la nouvelle lune et à la pleine lune pendant trois jours et s’achevant pendant les quartiers lunaires extrêmes. Mais à Barygaza c'est beaucoup plus important, si bien qu’on voit subitement le fond et qu’alors des zones de terre sèche précédemment recouvertes par la mer, sont désormais à sec là où les navires naviguaient juste auparavant; et les fleuves, sous la poussée de la marée montante, quand la force entière de la mer est dirigée contre eux, sont emportés plus fortement à contre courant, sur de nombreuses stades. 46. Les marins qui ne connaissent pas ces parages, et qui viennent aborder pour la première fois au comptoir de Barygaza, courent de grands risques tant à l'entrée qu'à la sortie. Rien ne peut arrêter l'impétuosité du flot qui monte ou qui descend; les ancres ne résistent pas. Les navires, jetés alors en travers, sont entraînés par la violence de la marée sur les bancs; les vaisseaux de petites dimensions chavirent même quelquefois; ceux qui restent échoués avec le jusant s'inclinent sur le côté si l'on ne prend soin de les accorer,[144] ils se remplissent et sont submergés quand le flot revient. La force de la marée, surtout de la marée montante, est telle dans les syzygies, qu'au moment du flot, par la mer la plus calme, les riverains de l'embouchure entendent d'abord un bruit semblable à celui que produiraient les clameurs lointaines d'une armée; puis bientôt le flot fait irruption dans les marais avec un fracas épouvantable. 47. Dans l'intérieur du pays de Barygaza, on compte plusieurs peuplades distinctes des Aratrioi, des Arachosioi et des Gandaraioi. Au-delà, se trouve les gens de Proklais,[145] où Alexandre fonda Bucéphalie[146] ; plus loin encore habite la très belliqueuse nation des Bactriens constitués en royaume. C'est de la Bactriane que partit Alexandre, quand il pénétra jusqu'au Gange. Il laissa de côté Lymiriké et la partie méridionale de l'Inde. Des drachmes antiques sont encore aujourd'hui en circulation à Barygaza: ces drachmes portent gravés en lettres grecques les noms de ceux qui régnèrent après Alexandre le Grand : Apollodote[147] et Ménandre.[148] 48. Dans la partie orientale de la province de Barygaza, on trouve la ville d'Ozène, [149] qui fut jadis résidence royale. La majeure partie des produits exportés de Barygaza, onyx et vases de porcelaine, mousselines et madras, indiennes ordinaires, ivoire, soie, cachou et poivre long, venaient de l'intérieur et en majeure partie d'Ozène. Le nard y arrivait par Proklais des pays les plus extravagants : Caspapyrene, Paropanisene et Cabolitique.[150] On en recevait aussi de la Scythie adjacente. Par la même voie descendaient à la côte le costus et le bdellium. 49. A Barygaza on importe du vin d'Italie, de Laodicée, et d'Arabie, du cuivre, de l'étain, du plomb, du corail, des topazes, des vêtements unis ou nuancés de toutes sortes, des ceintures de couleurs vives, des coussins, du storax, du mélilot,[151] du verre grossier, du réalgar,[152] de l'antimoine, des monnaies d'or et d'argent, dont l'échange avec le numéraire du pays est assez lucratif, enfin quelques parfums, mais non pas des parfums de grand prix. Sous le nom de tribut, on envoyait au roi des vases précieux d'argent, des instruments de musique, de belles jeunes filles pour lui servir de concubines, du vin de choix, des vêtements unis, somptueux cependant, et des parfums délicats. On exporte de là : nard, costus, bdellium, ivoire, agate et cornaline, lycium, tissu de coton de toutes les sortes, tissu de soie, tissu de mauve, fil, long poivre et toutes autres choses qui sont apportées ici des villes de marché différentes. Ceux qui sont liés à cette ville comptoir depuis l'Egypte font le voyage favorablement au mois de juillet, i.e. Epiphi. 50. La côte qui suit Barygaza s'étend du nord au sud en ligne droite; on l'appelle la côte de Dakhinabades.[153] Dakhanos, dans la langue du pays signifie le midi. A l'intérieur en arrière de la côte vers l'est, on rencontre de nombreuses régions désertiques, de hautes montagnes, et des bêtes fauves de tout genre panthères, tigres, éléphants, serpents d'une taille énorme, hyènes, cynocéphales. De la côte jusqu'au Gange sont répandues des populations très nombreuses. 51. Parmi les villes comptoirs de Dakhinabades il y en a deux d'importance particulière; Pæthana,[154] lointain le voyage d'environ vingt jours au sud de Barygaza; au-delà dont, le voyage d'environ dix jours à l'est, il y a une autre très grande ville, Tagara. [155] Là sont envoyés à Barygaza de ces endroits par chariots et par de vastes étendues sans routes, depuis Pæthana une grande quantité de cornaline et depuis Tagara beaucoup de tissus communs, toutes sortes de mousselines et de mauve et d'autres marchandises apportées là localement depuis les régions du littoral. De Barygaza, si l'on continue de descendre la côte, on compte sept mille stades jusqu’au Damirica; de là la route est encore plus longue jusqu’au Pays de la Côte.[156] 52. Il existe au-dessous de Barygaza des comptoirs de moindre importance : Suppara[157] ; Kalliena[158] qui, au temps de Saraganus[159] l'Ancien, fut un grand entrepôt. Quand cette ville tomba au pouvoir de Sandares,[160] elle perdit beaucoup de son importance. Si le hasard y conduit des navires grecs, on les amène sous bonne garde à Barygaza. 53. Après Kalliena, on trouve encore de nombreux marchés Semylla,[161] Mandagora[162] ; Palaepatmae[163] ; Melizigara[164] ; Byzance[165] ; Toparus[166] ; Aurannoboas.[167] Pas une rivière débouchant à la côte qui n'ait à la fois son port et son comptoir. Plus au midi encore, vous trouverez les îles Sesecrienae,[168] puis viennent les îles des Agidiens,[169] vous arrivez enfin à l’île des Caenites,[170] située en face de la presqu'île de l'endroit appelé Chersonesus[171] (et dans ces endroits il y a des pirates) et après cela l'île Blanche.[172] Voici d'abord Naura,[173] et Tyndis,[174] les premiers comptoirs du Damirica, puis Muziris,[175] et Nelcynda.[176] C'est à Muziris et à Nelcynda que le commerce a une importance prépondérante. 54. Tyndis appartient au royaume de Cerobothra[177] ; c'est un village bien visible depuis la mer. Muziris, du même royaume, abonde en navires envoyés ici avec des cargaisons depuis l'Arabie et par les Grecs. La ville est située sur une rivière, éloignée de Tyndis par rivière et mer de cinq cents stades, et en remontant la rivière de vingt stades depuis le rivage. Nelcynda est éloigné de Muziris par la rivière et la mer d'environ cinq cents stades, et appartient à un autre royaume, celui des Pandya.[178] Cet endroit est également situé sur un fleuve, à environ cent vingt stades de la mer. 55. Une autre ville est assise à l'embouchure même c'est le bourg de Bakaré.[179] Les navires s'arrêtent à Bakaré, avant de prendre le large ils mouillent sur cette rade pour y embarquer leur chargement, parce que la rivière de Nelcynda est, à son entrée, tout encombrée de bancs au milieu desquels la navigation est fort dangereuse. On reconnaît ici, comme sur les autres points de la côte, l'approche de la terre à la rencontre de serpents, noirs aussi, mais moins gros que ceux de la côte septentrionale ces serpents ont la tête du dragon et l'œil injecté de sang. 56. On fréquente ces divers marchés avec de grands navires, à cause du volume et de la quantité des marchandises qu'on en exporte poivre et malabathrum[180], nous verrons plus loin que le malabathrum devait être du thé, de l'argent monnayé, des topazes, quelques vêtements unis, d'autres à plusieurs trames, de l'antimoine, du corail, du verre grossier, du cuivre, de l'étain, du plomb, un peu de vin, la quantité seulement qu'on en peut vendre à Barygaza, du réalgar, de l'arsenic, du blé pour la nourriture des matelots, car le blé ne saurait être dans ces parages un objet de commerce. Le poivre qu'on trouve dans ces comptoirs vient du Cottonara,[181] le seul pays de la côte qui en produise. On y apporte aussi beaucoup de perles parfaites, de l'ivoire, des étoffes de Chine, du nard des bords du Gange, du malabathrum de l'intérieur, des pierres précieuses, diamants, améthystes, de l'écaille de tortue, venant de l'île de Chrysé[182] ou de l'archipel situé le long de la côte du Damirica. Pour atteindre cette partie de l'Inde, il convient de partir d'Égypte vers le mois de juillet, soit Epiphi. 57. Tout ce voyage comme décrit précédemment, depuis Cana et l'Arabie Heureuse, on avait l'habitude de le faire dans de petits vaisseaux, en suivant de près les rivages des golfes; Hippalos[183] fut le pilote qui, en observant la localisation des ports et les conditions de la mer, découvrit le premier comment traverser directement l'océan. Car au moment où, pour nous, soufflent les vents étésiens, sur les côtes de l'Inde le vent souffle de l'océan et ce vent du sud-ouest est appelé Hippalos, du nom de celui qui découvrit le premier cette traversée. Depuis lors jusqu’à aujourd'hui, les navires partent, les uns directement de Cana et d'autres du cap des Aromates[184] ; et quant à ceux qui vont vers le Damirica, ils doivent subir pendant assez longtemps le vent du travers ; tandis que ceux qui vont à Barygaza et vers la Scythie ne longent pas la côte plus de trois jours et pour le reste du temps, suivent de même une course directe de pleine mer à partir de cette région, avec un vent favorable, en laissant loin la terre et naviguant ainsi hors des golfes susmentionnés. 58. Après Bakaré, le mont Rouge ou Rufus,[185] s'étend vers le sud[186] une autre contrée appelée Paralia.[187] Le premier endroit qu'on rencontre sur ce territoire se nomme Balita.[188] Cette ville possède un bon mouillage et un bourg maritime. Après Balita se présentent un autre endroit nommé Comari,[189] où est situé le cap Comari ; c’est là que les hommes et les femmes viennent faire leurs ablutions s’ils veulent se consacrer au célibat et donner à leur vie un caractère de sainteté. Car on dit qu’une déesse[190] s'est arrêtée un jour en ce lieu et s'y est baignée. 59. De Comari vers le sud cette région s'étend à Kolchi, où les pêcheries de la perle sont; (ils sont travaillés par les criminels condamnés); et il appartient au royaume Pandya. Au-delà de Kolchi suit un autre district appelé le Pays de la Côte,[191] qui est sur une baie et a une région à l'intérieur appelée Argaru.[192] A cet endroit et nulle part ailleurs, sont achetées les perles recueillies aux environs de la côte; et de là on exporte des mousselines dites Argaritiques. 60. Parmi les marchés de ces pays et les ports d’où les navires viennent du Damirica et du nord, les plus importants sont, dans l'ordre, le premier Camara,[193] puis Poduca,[194] et Sopatma[195] ; dans lequel il y a des navires du pays suivant la côte le long du rivage jusqu’au Damirica; et d'autres très grands vaisseaux faits de rondins simples liés ensemble, appelés sangara; mais ceux qui font le voyage à Chrysé[196] et vers le Gange sont appelés kolandia et sont très grands. On importe dans ces endroits tout les produits du Damirica et la plus grande partie de ce qui est provient n'importe quand d'Egypte arrive ici, avec toutes sortes de choses qui sont apportées du Damirica et de celles amenées par le Paralia. 61. Dans les environs de la région suivante, quand déjà la route se dirige vers l'est, on rencontre en pleine mer vers l'ouest l'île de Palaesimundu, appelée par les anciens Taprobane.[197] La partie septentrionale est à une journée de navigation du continent indien la partie méridionale se dirige peu à peu vers l'ouest et finit par se trouver en face de la côte de l'Azania.[198] L’île produit des perles, des pierres précieuses, des mousselines et de l’écaille de tortue. 62. Dans ces mêmes parages s'étend largement le long de la côte avant le continent, la province de Masalia,[199] contrée où il se fabrique une grande quantité de mousselines. Le navigateur qui se dirige ensuite vers l'est pour traverser le golfe rencontre d'abord la Dosarene,[200] produisant l’ivoire connu sous le nom de dosarénique. La côte se redresse un peu plus loin au nord là vivent de nombreuses peuplades barbares, et parmi elles les Cirrhades,[201] race farouche au nez épaté ; là aussi se rencontrent les Bargyses,[202] c'est-à-dire au long visage ou au visage de cheval.[203] On croit ces populations anthropophages. 63. Après cette portion de côte, si vous faites de nouveau route à l'est, ayant l'océan à droite, et la terre à gauche, vous trouverez, en venant du large, le Gange, et, près du Gange, la dernière contrée de l'Orient, Chrysé.[204] Dans les environs de Chrysé coule le Gange, qui a, comme le Nil, ses crues périodiques. Sur les bords du Gange il existe un marché, auquel l'antiquité avait donné le nom du fleuve Gange. De ce marché s'exportent du malabathrum, du nard gangétique,[205] des perles,[206] des mousselines appelées également gangétiques. On assure, en outre, qu'il existe dans cette province des mines d'or[207] et une sorte de monnaie d'or connue sous le nom de caltis. Juste en face de ce fleuve se trouve une île dans l’océan. C'est la dernière partie du monde habité du côté du Levant: elle est située aux lieux d'où le soleil se lève et appelée Chrysé. Il n'est pas un marché de la mer Érythrée qui fournisse d'aussi belle écaille. 64. Après Chrysé, se déploie vers le nord la mer extérieure, qui aboutit à un endroit nommé This.[208]. Dans l'intérieur des terres existe une très grande ville, nommée Thinæ.[209] C'est de Thinæ que viennent la laine, le fil et la mousseline de Chine qui sont apportés à Barygaza par voie de terre à travers la Bactriane; au Limyriké[210] par le Gange. » Il n'est pas facile de parvenir dans le pays des This; bien peu de voyageurs en arrivent et rarement. Cette contrée, en effet, est située sous la Petite Ourse[211] ; elle confine, dit-on, par sa côte opposée au Pont-Euxin et à la mer Caspienne, près de laquelle se trouve le lac Palus Méotide, qui se déverse dans l'Océan. 65. Chaque année, se présente sur la frontière du pays de This, une race d'hommes au corps chétif, à la face large, d'humeur douce, semblables à des bêtes sauvages. On appelle ces tribus errantes des Bésates. Ils émigrent avec leurs femmes et leurs enfants, portant de grands paniers remplis de feuilles assez semblables aux feuilles de vigne. Ils se rencontrent dans un endroit entre leur propre pays et la terre de This. Ils demeurent pendant quelques jours sur la frontière qui leur est commune avec This, font grande fête, couchés sur leurs paniers, puis ils s'enfoncent de nouveau dans l'intérieur et retournent chez eux. Les habitants de la contrée de This attendent le départ des Bésates et viennent alors ramasser les corbeilles abandonnées. Avec des roseaux qu'ils appellent des petri,[212] ils fabriquent des tamis à travers lesquels ils passent, après les avoir pliées et roulées, les feuilles apportées par les Bésates. On recueille ainsi trois espèces de feuilles les plus grandes fournissent le malabathrum hadrosphoerum,[213] les moyennes, le mesophælum,[214] les plus petites le mieropharum.[215] Ces trois sortes de malabathrum sont ensuite apportées dans l'Inde par ceux qui les ont préparées. 66. Les contrées qui se trouvent au-delà du pays de This, soit à cause des tempêtes trop fréquentes qui les dévastent, soit à cause des froids extrêmes qui y règnent et qui en rendent l'accès affreusement difficile, n'ont jamais pu être explorées.