[8,0] PROCOPE - GUERRES DE JUSTINIEN - LIVRE VIII : HISTOIRE MÊLÉE [8,1] CHAPITRE PREMIER. J'ai divisé jusques ici mon Histoire en plusieurs livres, selon la diversité des lieux où les choses que je décrivais sont arrivées; et cet ouvrage a eu assez de bonheur pour être bien reçu dans toutes les parties de l'Empire. Maintenant je suis obligé de changer d'ordre, parce qu'il ne m'est pas possible d'ajouter aux Livres qui sont déjà publiés, la narration de ce qui s'est passé depuis, et il faut nécessairement que je fasse dans celui-ci une Histoire Mêlée, et que j'y renferme non-seulement ce qui regarde la Guerre des Goths, mais aussi une petite suite de la Guerre des Mèdes. J'ai rapporté dans les Livres précédents, tout ce qui s'est fait entre les Perse, et les Romains, jusqu'à la quatrième année de la trêve que ces deux peuples firent pour cinq ans. L'année suivante la Colchide fut inondée par une puissante armée qui était commandée par Coriane, l'un des plus vaillants chefs qu'il y eut parmi les Perses, et qui fut fortifiée par une prodigieuse troupe d'Alains. Lorsque cette armée fut arrivée à la partie du pays des Laziens que l'on appelé Muchirise, elle chercha un lieu propre à se camper à la droite d'un petit fleuve nommé Ippis, qui ne porte point de bateaux, et qui peut aisément être passé par un homme de cheval, et même par un homme de pied. 2. Or afin que mes Lecteurs aient quelque connaissance du pays des Laziens, et du pays de quelques autres nations voisines, et qu'ils n'en parlent pas sans lumière, et ne ressemblent pas à ceux qui se battent dans les ténèbres ; il est à propos que je fasse un dénombrement des peuples qui habitent aux environs du Pont-Euxin. Je n'ignore pas qu'il y a eu des Anciens qui ont traité le même sujet : mais je suis persuadé qu'ils ne l'ont pas traité exactement. Quelques-uns ont dit, que les Zaniens que nous appelons maintenant Tzaniens confinaient avec les Laziens et qu'ils étaient les mêmes que les Colques ou Colcnéens. Ils ont donné le nom de Laziens à des peuples à qui il n'appartenait pas alors, et à qui il appartient maintenant, et en ce point ils ont avancé deux choses qui sont contraires à la vérité. Les Zaniens sont voisins des Arméniens, et séparés de la Mer par de hautes montagnes, par de profondes vallées, par de vastes solitudes, par des torrents, par des forêts et par des précipices. Les Colques et les Laziens ne peuvent être deux peuples différents ; puisqu'ils habitent sur le bord du Phase, et la seule différence qu'il y a, c'est qu'on les appelé Laziens, au lieu qu'on les appelait autrefois Colques, ce qui n'est qu'un changement de nom, qui est aussi arrivé à plusieurs autres. De plus, le long temps qui s'est écoulé depuis le siècle de ces Ecrivains jusqu'à nous, a produit divers changements, par les transmigrations des peuples, et par les successions des princes. J'estime surtout qu'il est nécessaire que j'examine si exactement ce que j'ai a dire, que je n'avance rien de fabuleux ni de trop ancien, comme serait de marquer précisément l'endroit du Pont-Euxin, où les Poètes ont feint que Promethée fut attaché. Je sais trop combien il y a de différence entre la fable et l'Histoire: mais je tâcherai de faire un récit fidèle de l'état présent, des lieux, et des choses. [8,2] CHAPITRE II. 1. Cette mer commence à Constantinople, et à Calcédoine et finit à la terre des Colques. Ceux qui la naviguent ont à leur droite les Bythiniens, les Honoriates, et les Paphlagoniens, dont les principales villes maritimes sont Héraclée, et Amastris. Ensuite sont ceux de Pont, qui s'étendent jusqu'aux frontières de Trébizonde. Entre plusieurs villes qui servent d'ornement à cette côte, Sinope, et Amise sont les plus célèbres. Proche d'Amise est un pays appelé Themis-Cyre, où est le fleuve Thermodoon, sur les bords duquel on dit que se campèrent les Amazones, dont je parlerai incontinent. Les terres qui dépendent de Trébizonde, s'étendent jusqu'à un bourg qu'on appelé Susurmène, et jusques à une petite ville nommée Rizée, et elles contiennent deux journées de chemin en tirant le long de la mer vers les frontières des Laziens. Puisque j'ai fait mention de Trébizonde, il ne faut pas que j'omette une chose tout-à-fait rare qui y arrive. C'est qu'au lieu que le miel est doux par tout le reste du monde, il est amer dans les terres qui dépendent de cette ville. Au côté droit de ces terres, s'élèvent les montagnes des Zaniens au-bas desquelles est l'Arménie, qui est soumise aux Romains. Le fleuve Boas prend sa source dans les montagnes, d'où après avoir fait divers tours dans des forêts fort épaisses, et dans des lieux hauts et bas, il coule dans le pays des Laziens, et se décharge dans le Pont-Euxin. Mais avant que de s'y décharger, il change de nom, et s'appelle Acampsis, c'est à dire, sans détours, parce que, lorsqu'il est proche de la mer, il s'y précipite avec une impétuosité si rapide, qu'il en empêche la navigation, tellement que les vaisseaux qui voguent sur le Pont-Euxin, ne peuvent arriver à la Lazique, ni ceux qui sont dans la Lazique n'en peuvent sortir, si ce n'est en s'avançant jusqu'au milieu de la Mer, pour y trouver un passage. Voilà ce que j'avais à dire de ce fleuve. 2. Il y a un petit pays proche de Rizée, entre les Laziens, et les Romains, qui est habité par un peuple libre, et où il y a un bourg que l'on appelé Athènes, non-pas qu'il ait été bâti par les Athéniens, mais parce qu'il a autrefois appartenu à une dame nommée Athénée, dont on y voit encore le tombeau. Proche d'Athènes est un autre bourg nommé Arcabis. Il y a aussi dans ce pays une ancienne ville nommée Absare; on l'appelait autrefois Absyrte, et elle avoir tiré ce nom d'un homme qui y avait été traité inhumainement y car on dit qu'Absyrte y fut tué par la cruauté de Médée et de Jason. Il est sans doute que ce fut le lieu de la mort d'Absyrte; mais la suite des siècles, et les différentes successions des hommes, en ont corrompu le nom, et nous l'ont transmis tel qu'il est aujourd'hui. On voit encore le tombeau d'Absyrte proche de cette ville, du côte d'Orient. Autrefois elle était fort peuplée, et fermée de murailles ; elle avait un cirque et les autres ornements publics, qui sont les marques des grandes villes. Il n'y reste maintenant que des ruines de ces anciens bâtiments. N'y a t'il donc pas sujet de s'étonner qu'il y ait eu des Auteurs qui aient écrit que les Colques confinent avec ceux de Trébizonde ? Car sî cela était véritable, il semble que Jason n'aurait pas dû revenir avec Médée dans la Grèce, après avoir enlevé la Toison d'or ; mais qu'il s'en serait fui vers le Phase, et vers des nations barbares. On dit que ce pays avait des garnisons romaines sous le règne de Trajan. Il est maintenant habité par des peuples qui ne relèvent ni des Romains ni des Laziens. Néanmoins comme ils font profession de la religion chrétienne, ils reçoivent des prêtres qui leur sont envoyés par les évêques des Laziens. Ils sont amis et alliés des uns et des autres, et ils leur servent de guide dans leurs voyages. Lorsque les Romains envoient des ambassadeurs aux Laziens, ou ceux-ci aux Romains, ce sont ces peuples dont je parle qui les partent dans leurs barques. Ils ne paient point de tribut. A la droite de leur pays il y a des montagnes entrecoupées, et comme suspendues en l'air ; et une vaste solitude, au-delà de laquelle habitent les Persarméniens, et les Arméniens qui dépendent des Romains, et qui s'étendent jusqu'à l'Ibérie. Depuis Apsare jusqu'à Pétra, et jusqu'aux frontières des Laziens où le Pont-Euxin finit, il y a pour une journée de chemin. Le trajet de l'extrémité de cette mer courbée en forme de demi lune, est de cinq cent cinquante stades. Tout le pays qui s'étend au delà, appartient aux Laziens. Plus loin est la Scymnie, et la Suanie, qui dépendent du Roi des Laziens, en ce qu'encore qu'elles aient des seigneurs particuliers à qui elles obéissent, néanmoins, lorsque ces seigneurs sont morts, c'est le roi des Laziens qui en choisit d'autres, et qui les établit. A côté de cette Nation, et proche de l'Ibérie, habitent les Mesques dans des montagnes qui sont fertiles en toute sorte de fruits et qui sont cultivées avec beaucoup de soin. Ce pays est couvert par d'autres montagnes, qui sont toutes chargées de forêts, et qui sont presque inaccessibles. Elles s'étendent jusqu'au Mont-Caucase, au delà duquel, du côté d'Orient est l'Ibérie, qui se termine au pays des Persarméniens. Le Phase descend du Caucase, et coule à travers de ces montagnes, et se va décharger dans le milieu de l'endroit qui est courbé du Pont-Euxin. C'est de là qu'est venue l'opinion de ceux qui croient que ce fleuve sépare l'Asie d'avec l'Europe. Les Laziens habitent le bord qui est attribué à l'Europe. Ils n'ont dans l'autre bord, ni bourg, ni sort, ni ville considérable, excepté celle de Pétra, que les Romains y ont bâtie. C'est dans cette partie de la Lazique, si nous en voulons croire ceux du pays, que se gardait la toison d'or, pour la conquête de laquelle fut conduit le fameux vaisseau d'Argos, dont les Poètes ont feint tant de choses. Mais je crois qu'ils se trompent : Car quand Jason s'enfuit avec Médée, après avoir enlevé la Toison, il n'eût jamais manqué d'être découvert par Aetès, si le Phase n'eut séparé son palais d'avec les maisons des autres Laziens, où l'on dit que la Toison était, ainsi que les Poètes même l'ont remarqué. Ce fleuve prenant le cours que j'ai dit, va porter ses eaux dans l'extrémité du Pont-Euxin. La ville de Pétra est du côté de l'Asie en un endroit où le rivage est courbé. L'autre bord vis avis de Pétra, est habité par les Apsîliens, qui relèvent des Laziens,et qui sont profession de la Religion chrétienne, comme les autres peuples dont je viens de parler. [8,3] CHAPITRE III. 1 Au delà de ce pays, est le Mont-Caucase, dont la cime est plus élevée que les nues, et est toujours exempte de pluies, et de neiges. Il en est toujours couvert depuis le milieu jusqu'au bas, et ces parties qui en sont couvertes, surpassent en hauteur le sommet de toutes les autres montagnes du monde. Il s'étend vers le Septentrion, et vers l'Occident, jusqu'à l'Illyrie, et à la Thrace ; et du côté d'Orient, et de Midi, il se termine à la porte Zur, et à la porte Caspienne, qui servent toutes deux de partage aux Huns, pour entrer sur les terres des Perses, et sur celles des Romains. Le pays qui s'étend depuis le Mont-Caucase jusqu'aux portes Caspiennes, est occupé par les Alains, qui sont un peuple libre, et qui ont accoutumé de se joindre aux Perses pour faire la guerre aux Romains. 2. C'est en cet endroit que les Huns surnommés Sabiriens habitent, et quelques autres nations, et c'est d'où l'on dit que les Amazones sortirent, pour se venir camper proche du pays de Tesmiscyre, proche du fleuve Termodoon, sur les bords duquel la ville d'Amise a été depuis bâtie. Bien que Strabon, et d'autres écrivains nous aient laissé beaucoup de choses touchant les Amazones, il est vrai, néanmoins, qu'il n'y a nul monument, ni dans le Mont-Caucase, ni dans les lieux circonvoisins, qui conserve la mémoire de leur nom. L'opinion de ceux qui croient qu'il n'y a jamais eu de femmes qui aient porté les armes comme des hommes, me paraît la plus probable. Ceux qui sont de ce sentiment assurent, que la nature n'a point été corrompue jusqu'à ce point dans le seul Mont-Caucase, mais qu'une armée nombreuse de Barbares étant sortie de là avec leurs femmes, pour aller porter la guerre en Aise, ils se campèrent proche du fleuve Termodoon, et y laissèrent leurs femmes, et qu'après ils coururent une partie de l'Asie, où ils surent taillés en pièces : Que les femmes, pressées par la crainte des peuples voisins, et par la disette des vivres, se résolurent de vaincre la faiblesse de leur sexe, et de prendre les armes que leurs maris avaient laissées, et qu'elles s'en servirent généreusement, jusqu'à ce qu'elles furent toutes défaites par leurs ennemis. Il y a de certaines choses qui sont arrivées en notre temps, qui me persuadent que l'histoire des Amazones est conforme à ce que je viens d'en dire. Le génie et l'inclination des pères paraît encore dans leurs enfants, et dans leurs descendants, après une longue suite d'années. Lorsque des armées de Huns qui faisaient des irruptions, ont été défaites, l'on a souvent trouvé des femmes parmi les morts : mais on n'a jamais vu ni en Europe, ni en Asie une armée composée de femmes ; et l'on n'a jamais oui dire, que le Mont-Caucase ait été dépeuplé de ses habitants. Voila ce que j'avais à dire au sujet des Amazones. 3. Au-delà des Apsiliens, et au-delà d'une des extrémités du Pont, sont les Abasgiens qui s'étendent jusqu'au Caucase. Ils étaient autrefois sous la domination des Laziens, bien qu'ils fussent conduits par deux Princes de leur nation, dont l'un commandait dans la partie qui regarde l'Occident, et l'autre dans celle qui regarde l'Orient. Ces Barbares ont adoré des arbres jusqu'à notre temps. Ils ont souffert de grandes vexations, par l'avarice de leurs princes, qui arrachaient aux pères et aux mères les enfants les mieux faits, et les rendaient eunuques, afin de les vendre bien cher aux Romains. Leur cruauté allait plus avant. Ils faisaient mourir les pères, de peur d'avoir des sujets qui leur sussent suspects, et qui pussent porter jusqu'aux oreilles de l'Empereur, les plaintes des outrages qu'on leur faisait. Ces parents infortunés trouvaient dans la bonne mine de leurs enfants la cause de leur disgrâce. C'est pour cela que parmi les eunuques du Palais, il y en avait toujours plusieurs de la nation dont je parle. Les affaires des Abasgiens ont changé de face sous le règne de Justinien, et ont été mises en meilleur état. Il leur a fait embrasser la religion chrétienne, et il a défendu à leurs Rois de faire des eunuques. Cette défense fut reçue avec un applaudissement général du pays, qui ne manqua pas de veiller à ce qu'elle fût observée, parce que chacun avait appréhendé jusqu'alors d'avoir de beaux enfants. L'Empereur y bâtit une magnifique église, sous l'invocation du nom de la Vierge, et il y établit des prêtres, qui enseignèrent au peuple toutes les cérémonies de la religion. Peu de temps après les Abasgiens se délivrèrent de la domination de leurs Princes, et assurèrent leur liberté. [8,4] CHAPITRE IV. 1. Quand on a passé les frontières des Abasgiens, on rencontre entre-eux et les Alain, les Bruchiens, qui sont proche du Mont-Caucase. Les Zecchiens habitent sur le bord du Pont-Euxin ; l'Empereur leur donnait autrefois un roi ; mais maintenant ils ne relèvent de lui en aucune manière. Après leur pays est celui des Sagides, dont les Romains ont possédé la partie la plus voisine de la mer, où ils avaient bâti deux forts, dont l'un s'appelait Sébastopole, et l'autre Pitionte, et qui étaient à deux journées l'un de l'autre, et tous deux défendus par de puissantes garnisons. Quoique depuis longtemps ils ne soient plus maîtres de la contrée maritime, ils n'ont pas laissé de conserver ces deux forts jusqu'à notre temps, auquel, lorsque Chosroes fut conduit par les Laziens contre Pétra, il envoya des troupes pour les prendre, mais les Romains en ayant eu avis, en brûlèrent les maisons, et en ruinèrent les murailles, et se sauvèrent dans des barques à Trébizonde. Ainsi ils conservèrent le pays par la démolition de ces deux forts ; car cela fut cause que les Perses s'en retournèrent à Pétra, sans avoir remporté aucun avantage. Voila ce qui arriva en cette rencontre, 2. Au-delà des Sagides habitent les différentes nations des Huns. En suite est l'Elysie, qui est habitée par divers peuples barbares, tant sur le rivage de la mer, que plus avant dans le pays, et qui s'étend jusqu'aux Palus Méotide, et jusqu'au fleuve Tanaïs qui se décharge dans les Palus. Elle est habitée par des peuples que l'on appelait autrefois Cimmériens, et que l'on appelle maintenant Uturguriens. Plus loin du côté de Septentrion, est la nation des Antes, qui est une nation très nombreuse. 3. A l'endroit où commence le canal par où les Palus Méotides se déchargent, habitent les Goths, surnommés Tetraxites, qui ne sont qu'en petit nombre, mais qui font profession de la religion chrétienne, et qui en observent les saintes Lois avec une piété très-exacte. Ceux du pays ont donné le nom de Tanaïs au canal qui coule depuis les Palus Méotides jusqu'au Pont-Euxin, et qui contient l'espace de vingt journées de chemin. Ils appellent même Tanaïte le vent qui souffle de ce côté-là. Je ne sais si ces Goths dont je parle suivent l'opinion d'Arius, de même que les autres Goths, et ils ne le savent pas eux-mêmes, parce qu'ils ont dans leur religion une grande simplicité. Dans la vingt et unième année du règne de Justinien, ils lui envoyèrent quatre ambassadeurs, pour lui demander un évêque, en la place de l'ancien qui était mort ; de même qu'il en avait donné un aux Abasgiens. L'Empereur leur accorda leur demande ; mais comme ces ambassadeurs appréhendaient la puissance des Huns Uturguriens, ils ne parlèrent dans l'audience publique que de l'évêque qu'ils demandaient, et représentèrent en particulier les avantages qui reviendraient à l'Empire, si l'on entretenait la division entre eux, et les autres Barbares. Je dirai maintenant d'où sont sortis les Tetraxites, et comme ils se sont établis au lieu qu'ils habitent. [8,5] CHAPITRE V. 1 Tous ces pays dont je viens de parler, étaient autrefois habités par les Huns, que l'on appelait aussi Cimmériens, et qui vivaient sous l'obéissance d'un seul prince, qui avait deux fils, dont l'un se nommait Uturgur, et l'autre Cuturgur. Quand leur père fut mort, ils partagèrent le royaume, et donnèrent leurs noms à leurs sujets. Ces peuples vivaient ensemble, et gardaient les mêmes coutumes, sans entretenir de commerce avec ceux qui habitaient de l'autre côté de la Palus laquelle ils ne croyaient pas qu'il fût possible de traverser, à cause qu'ils n'avaient jamais essayé de le faire. Quand on touche l'autre bord, on entre dans le pays des Goths Tetraxites, dont je viens de parler. 2. Plus loin étaient les Goths, les Visigoths, les Vandales, et d'autres peuples, que l'on appelait Sauromates, Melanclaines, ou de quelqu'autre nom particulier. On dit (si toutefois ce qu'on dit est véritable ) que de jeunes Cimmériens chassant une biche, qui se jeta dans le Palus, ils s'engagèrent tellement à la poursuivre, soit par un désir de vaincre, ou par une inspiration divine, qu'ils abordèrent avec elle de l'autre côté, et à l'instant elle disparut. Je me persuade qu'elle n'avait paru que pour le malheur des peuples qui habitaient l'autre bord ; car les jeunes hommes frustrés de l'espérance de leur chasse, s'acharnèrent au butin. Ils retournèrent en leur pays, pour aller dire qu'il était aisé de traverser l'eau, et en même temps ils menèrent leurs troupes dans le pays, qui avait elle abandonné par les Vandales qui étaient en Afrique, et par les Goths qui étaient en Espagne. Ils attaquèrent à l'improviste quelques Goths qui y étaient restés, en tuèrent une partie, et mirent le reste en fuite. Tous ceux qui se purent sauver traversèrent le Danube, et entrèrent avec leurs femmes et leurs enfants sur les terres des Romains ; mais comme ils étaient extrêmement à charge au pays, l'Empereur leur assigna des terres dans la Thrace, où ils allèrent habiter. Quelques-uns d'eux portèrent les armes pour les Romains, en qualité de confédérés ; je m'imagine que les Romains leur avaient donné ce titre, pour faire connaître qu'ils n'étaient pas des peuples conquis par la force des armes ; mais des peuples alliés par une société de guerre, comme je l'ai remarqué dans les livres précédents. D'autres peuples leur firent la guerre, bien qu'ils n'en eussent reçu aucune offense, jusqu'à ce que Théodoric les mena en Italie. Voila la suite des affaires des Goths. 3. Les Huns, après avoir ainsi ou tué, ou chassé les Goths, demeurèrent maîtres du pays. Les Cuturguriens y firent venir leurs femmes, et leurs enfants pour l'habiter, et; ils l'habitent encore à présent : Et bien qu'ils reçoivent chaque année des bienfaits de l'Empereur, ils ne laissent pas de ravager ses terres, et d'être en même temps ses alliés, et ses ennemis. Comme les Uturguriens retournaient dans leur pays, pour le posséder seuls, ils rencontrèrent, proche de la Palus Méotide, les Goths Tetraxites, qui étant couverts de leurs boucliers, et s'assurant sur la situation avantageuse du lieu, se présentèrent pour les arrêter. Et certes, ce sont les plus belliqueux du pays, et la Palus Méotide fait un golfe à l'endroit ou ils étaient alors, qui rend le passage fort étroit. Mais comme les Huns n'avaient pas intention de s'arrêter, et que les Goths n'étaient pas assez puissants pour soutenir le choc d'une multitude si nombreuse, ils conférèrent ensemble, et demeurèrent d'accord de traverser conjointement la Palus, et que les Goths habiteraient l'endroit où elle se décharge dans la mer, et ainsi ils demeurèrent amis, et alliés des Uturguriens, qui étant séparés d'avec les Cuturguriens, par la Palus, se conservèrent dans une paisible possession du pays de leurs pères, sans exercer d'hostilité contre les Romains, parce qu'en étant fort éloignés, quand ils en auraient la volonté, ils n'en ont pas le pouvoir. Les Cuturguriens s'emparèrent donc, comme je viens de le dire, d'un vaste pays qui s'étend au delà de la Palus-Méotide, et au delà du Tanaïs. La contrée qui est plus loin, est occupée par les Scythes, et par les Tauriens, et: pour ce sujet une partie est appelée la Taurique. 4. C'est où l'on dit que le temple de Diane était, et où Iphigénie fille d'Agamemnon était prêtresse ; bien que les Arméniens soutiennent que ce temple était dans une de leurs contrées, que l'on appelée Acitilène : Ce qu'ils confirment en disant, que tous les peuples de ces pays-là étaient autrefois compris sous le terme général de Scythes, et en répétant tout ce que j'ai rapporté d'Oreste, et de la ville de Comane, je laisse à chacun la liberté d'en juger comme il lui plaira. Les hommes affectent d'attribuer à leur pays, des histoires qui sont arrivées en d'autres, ou qui ne sont peut-être arrivées nulle part, et ils se fâchent de ce que tout le monde n'est pas de leur sentiment. 5. Après toutes ces nations, est la ville maritime de Bosphore, qui a été jointe, depuis quelques années, à l'Empire. Les Huns possèdent tout le pays qui s'étend depuis le Bosphore jusqu'à la ville de Chersone, qui est assise sur le bord de la mer, et qui est, depuis longtemps, sous l'obéissance des Romains. Il y avait deux bourgs tout proche, dont l'un s'appelait Cepi, et l'autre Phanaguris, qui tous-deux nous appartenaient, et qui de notre temps ont été pris et rasés par les Barbares. Depuis Chersone jusqu'à l'embouchure de l'Istre, ou du Danube, il y a dix journées de chemin, et toute cette étendue est occupée par les Barbares. 6. Ce fleuve tire son origine des montagnes des Celtes, il rase le bord de l'Italie, traverse la Dacie, l'Illyrie, la Thrace, et se décharge dans le Pont-Euxin. Tout le bord de deçà jusqu'à Constantinople, obéit à l'Empereur. Voila le tour du Pont-Euxin, depuis Calcédoine jusqu'à Constantinople, dont je ne saurais dire précisément la longueur, parce qu'il y a sur ses bords un trop grand nombre de nations, avec lesquelles nous n'avons aucun commerce,si ce n'est par la voie des Ambassades, et à cause que je n'en ai rien appris d'exact de ceux qui ont mesuré le pays. Ce qui est certain est, qu'il y a cinquante-deux journées de chemin au côté droit du Pont-Euxin, depuis Calcédoine jusqu'au Phase. Ce qui sait juger probablement que l'autre bord est d'une égale étendue. [8,6] CHAPITRE VI. 1. Puisque la suite de l'histoire m'a engagé dans ce sujet, il me semble qu'il sera assez à propos de rapporter les opinions différentes des Géographes touchant la division de l'Europe, et de l'Asie. Quelques-uns tiennent que c'est le Tanaïs qui sépare ces deux parties du monde, et ils prétendent que leur opinion est conforme à l'intention de la Nature ; parce que la mer se jette d'Occident en Orient, au lieu que le Tanaïs coulant de Septentrion au Midi, coupe les deux continents. Le Nil, au contraire, sépare l'Afrique d'avec l'Asie, en coulant de Midi au Septentrion. D'autres, qui prétendent que cette opinion est contraire à la vérité disent, que la mer qui entre dans le détroit de Cadix, sépare la terre en trois parties -, que les deux qui sont à la droite, s'appellent Afrique, et Asie; et que tout ce qui est à la gauche, jusqu'au Bout du Pont-Euxin, est compris sous le nom d'Europe. Que le Tanaïs tirant sa source de l'Europe, tombe dans la Palus Méotide, qui se décharge non au-milieu, mais au-delà du milieu du Pont-Euxin, dont l'un des bords, savoir celui du côté gauche, est attribue à l'Asie. De plus comme le Tanaïs tire sa source des Monts Riphées, ainsi que tous ceux qui en ont sait la description en conviennent, et comme les Monts Riphées sont fort éloignés de l'Océan, ils disent qu'il faut nécessairement que tout ce qui est sur les deux bords du Tanaïs fasse une partie de l'Europe. Ils assurent qu'il est malaisé de reconnaître à quel endroit ce fleuve commence à séparer les deux continents ; et ils ajoutent, que s'il y a quelque fleuve à qui il appartienne de faire ce partage, ce doit être à celui-ci, parce qu'il a son lit entre les deux continents, vis-à-vis du détroit de Cadix. La mer qui se jette dans le détroit, sépare les deux continents, le Phase qui se décharge dans le milieu du Pont-Euxin continue la séparation que la mer a commencée. Voila les raisons sur lesquelles ces deux opinions sont fondées. Il me serait aisé de faire voir, que non seulement la première, mais aussi la seconde est appuyée du témoignage des plus célèbres personnages de l'antiquité, mais quand les hommes sont une fois prévenus d'un sentiment, ils ne se veulent pas donner la peine de rechercher la vérité, ni d'apprendre des choses qui leur paraissent nouvelles. Ils tiennent pour constant tout ce qui est ancien, et pour méprisable tout ce qui est de leur temps. La question que nous traitons n'est pas une question obscure, séparée de la matière, et qui demande une profonde méditation. Il ne s'agit que d'un fleuve, et de l'assiette d'un pays ou le temps n'a pu apporter d'altération, ni de changement ; les yeux en sont les juges, l'expérience en est aisée, et quiconque voudra s'en instruire, en saura la vérité. Hérodote d'Halicarnasse dit, dans le quatrième livre de son Histoire, que la terre est divisée en trois parties, qui ont trois noms, l'Afrique, l'Asie, et l'Europe. Que le Nil sépare l'Afrique d'avec l'Asie, et que le Phase sépare l'Asie d'avec l'Europe. Comme il n'ignorait pas que quelques-uns attribuent cette division au Tanaïs, il n'oublie pas d'alléguer leur opinion. Il est à propos que je rapporte ses propres paroles. "Je ne saurais deviner, puisqu'il n'y a qu'une terre, pourquoi on lui a imposé trois noms de femmes, et pourquoi le Nil qui est un fleuve d'Egypte, et le Phase qui est un fleuve de Colchide, sont le partage de ces trois parties. Quelques-uns disent, que ce partage se fait par le Tanaïs, par la Palus Méotide, et par le détroit Cimmérien". Eschyle Poète tragique, dans le commencement de son Prométhée délié, appelé le Phase le terme de l'Europe et de l'Asie. 2. Je n'oublierai pas de remarquer en cet endroit, que parmi ceux qui sont savants en géographie, il y en a qui assurent, que le Pont-Euxin sort de la Palus Méotide, et qu'il coule partie à la droite, et partie à la gauche, et c'est pour cela que la Palus est appelée la mer du Pont-Euxin. Ils appuient ce sentiment sur une conjecture qu'ils ont que le Pont-Euxin a un cours semblable à celui d'un fleuve depuis Hero jusqu'à Constantinople, où ils mettent l'extrémité de cette mer. Ceux qui combattent cette opinion disent, qu'il n'y a en tout qu'une mer, et que la diversité des noms ne fait pas la diversité de la nature. Son flux depuis Héro jusqu'à Constantinople, ne fournit pas un argument fort solide, parce que le flux, et le reflux des mers n'est pas aisé à comprendre, et encore moins à expliquer. 3. Aristote de Stagyre qui était un très grand philosophe, étant allé à Calcide pour considérer l'Euripe, et pour rechercher les causes de l'agitation qui pousse cette mer tantôt vers l'Occident, et tantôt vers l'Orient, et qui imprime le même mouvement aux vaisseaux qu'elle porte, de telle sorte qu'ils sont quelquefois rejetés au lieu même d'où ils étaient partis, quoiqu'ils ne soient pas battus du vent, et quoi même qu'il y ait un fort grand calme ; cet excellent homme, dis-je, ayant médité fort longtemps sur ce sujet sans en avoir pu pénétrer la raison, en conçût un si sensible déplaisir, qu'il en mourut. 4. Dans le détroit qui sépare la Sicile de l'Italie, il arrive beaucoup de choses qui sont contraires à la créance commune des hommes; car bien que l'Océan vienne par le détroit de Cadix, il semble néanmoins que le flux procède du golfe Adriatique. Il y a des gouffres où les navires se perdent, et dont les causes sont inconnues. C'est pour cela que les Poètes ont feint que Charybde engloutit les vaisseaux qui passent par ce détroit. Ceux dont je parle attribuant tous les effets extraordinaires qui arrivent dans les détroits, à la contrainte que la mer souffre quand elle est resserrée entre deux terres. C'est pourquoi, bien qu'il semble que l'eau du Pont coule du côté de Héro vers Constantinople, ce n'est pas une conséquence nécessaire que la mer se termine à cet endroit, et il n'y a point de raison solide pour l'assurer. Il faut plutôt croire que cela procède de ce que le lieu est étroit. Mais la chose n'est pas aussi tout-à-fait telle que les autres se le persuadent ; car il est certain, par le rapport des pêcheurs de cette mer, que toute l'eau du Pont ne coule pas vers Constantinople, qu'il n'y a que celle qui est à la surface, et que celle qui est au fond est poussée par un mouvement tout contraire. Toutes les fois qu'ils jettent leur ligne elle est entraînée vers Héro, par la force de l'eau qui coule en bas. Le bord de la Lazique arrête l'impétuosité des flots, comme si la puissance divine avait posé des bornes en cet endroit à ce furieux élément. En effet, quand la mer a touché ce rivage, elle ne s'étend pas plus avant, elle ne s'élève pas plus-haut ; mais quoiqu'elle soit enflée d'une infinité de rivières qui se sont déchargées dans son sein, elle se retient comme par un certain respect d'une loi secrète à laquelle elle obéit par une inévitable nécessité. Elle n'a rien qui l'arrête, tout lui est ouvert, et aplani. Mais que chacun forme tel jugement qu'il lui plaira sur ce sujet. [8,7] Chapitre VII. J'ai déjà rapporté les raisons pour lesquelles Chosroes souhaitait de soumettre à son empire le pays des Laziens. Je dirai maintenant ce qui l'obligea de poursuivre avec beaucoup d'ardeur l'exécution de ce dessein. La description que j'ai faite des lieux n'apportera pas peu de lumière à tout ce qui me reste à dire. Ces Barbares avaient souvent jette sur nos terres de formidables armées, commandées par Chosroes, et les avaient ravagées, y ayant tout mis à feu et à sang, sans en remporter aucun avantage. Au contraire, ils s'en étaient retournés après avoir perdu beaucoup de soldats, et beaucoup d'argent. Cela était cause qu'ils murmuraient sourdement contre leur Prince, et qu'ils l'accusaient de ruiner leur nation. Ils conspirèrent même ouvertement contre lui, et ils l'eussent enlevé du monde, s il n'eût été averti de la conjuration, et s'il n'eût apaisé les Grands de son Royaume par ses caresses. 2. Pour repousser avantageusement tous ces reproches, il se résolut de faire quelque entreprise considérable, et d'assiéger la ville de Dara ; mais aussitôt qu'il l'eut assiégée il perdit l'espérance de la prendre. Il n'était pas possible de la forcer, parce qu'elle était défendue par une puissante garnison, ni de la réduire par la longueur du temps, parce quelle était fournie de toute sorte de provisions, et qu'elle était arrosée d'une rivière qui passe au milieu de son enceinte, et dont le cours est si rapide, qu'il ne peut en aucune manière être détourné. Après qu'elle a traversé la ville, et qu'elle en a rempli tous les réservoirs, elle se jette dans un gouffre, dont on ne sait si elle sort en quelque autre lieu. Ce gouffre n'est pas ancien, il ne s'est ouvert que longtemps depuis que l'empereur Anastaze a bâti la ville. Cela est cause que ceux qui l'assiègent ont toujours faute d'eau. Chosroes ayant manqué cette entreprise, fit réflexion, que s'il prenait quelque autre ville qui fût avancée dans le pays ennemi, il ne la pourrait garder, et c'est ce qui l'avait obligé à raser Antioche. Il s'avisa donc d'un autre dessein plus hardi. Comme les Barbares qui demeurent sur les bords de la Palus Méotide font aisément des irruptions sur l'Empire, il s'imagina que s'il était une fois maître du pays des Laziens, il aurait la liberté d'aller jusqu'à Constantinople, sans avoir de mer à traverser, comme en ont les autres peuples. Voila le motif qui engagea les Perses à la conquête de la Lazique. Je reprends maintenant la suite de mon Histoire. [8,8] CHAPITRE VIII. 1. Après que Coriane et l'armée des Perses se furent campés proche du fleuve Ippis, Gubaze roi des Colques, et Dagistée capitaine des troupes romaines, qui en eurent avis, tinrent conseil, et résolurent de mener leurs gens vers l'ennemi. Quand ils furent proche du fleuve, ils s'arrêtèrent pour délibérer s'il était plus à propos ou d'attaquer, ou d'attendre. L'avis de ceux qui voulaient attaquer ayant prévalu, ils marchèrent courageusement. Mais les Laziens firent difficulté de se joindre aux Romains, parce que les Romains n'allaient pas combattre comme eux, pour tout ce qu'ils avaient de plus cher, pour leurs femmes, pour leurs enfants, pour leurs maisons, de sorte que s'ils étaient vaincus, ils n'oseraient plus paraître. Voila la raison qui les faisait souhaiter de fondre seuls sur l'ennemi, de peur que leur ardeur ne fût ralentie par la froideur des Romains. 2. Gubaze qui était bien aise de voir les Laziens dans une si généreuse disposition, leur parla de cette sorte. Je ne sais s'il est besoin d'employer des paroles pour animer votre courage ; car il n'en faut point à l'égard de ceux qui sont animés par la nécessité de leurs affaires, et qui, comme vous, sont obligés de combattre pour la défense de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs maisons, et de toutes choses. Personne ne veut consentir que l'on lui ôte son bien, parce que la nature lui apprend assez à le conserver. Vous savez que l'avidité des Perses est insatiable, et qu'ils ne mettent point de bornes à leurs entreprises injustes, quand ils peuvent les continuer, et les maintenir. S'ils gagnent la bataille, ils ne se contenteront pas de vous avoir pour sujets, ils vous rendront tributaires, et ils vous traiteront avec toutes les duretés que peut exercer un vainqueur. Nous n'avons pas oublié les traitements que Chosroes nous a faits. Que votre ardeur ne se termine pas à des paroles, et ne flétrissez pas le nom de Nation par une tache si honteuse. N'ayez point de peine à les attaquer après les avoir tant de fois vaincus. Ce qui est accoutumé n'est pas difficile, parce que la difficulté est ôtée par l'accoutumance. Vous avez sujet de mépriser un ennemi qui vous cède en courage, et qui vous appréhende, comme les vaincus appréhendent leurs vainqueurs. Jamais la hardiesse ne revient, quand elle a été une fois chassée par la crainte. Fondez sur l'ennemi avec cette pensée, et avec cette espérance. 3. Gubaze ayant fait ce discours, rangea son armée en bataille. Il mit sa cavalerie à l'avant-garde. La cavalerie romaine suivait, mais de loin, commandée par Philégage qui était Gépide, et par Jean, qui était Arménien, et fils de Thomas surnommé Guzez, dont j'ai ci-devant parlé. Gubaze roi des Laziens, et Dagistée capitaine des Romains, étaient à l'arrière-garde avec toute l'infanterie, dans le dessein de soutenir la cavalerie, au-cas que par malheur elle vint à branler. Voila comment les Romains et les Laziens étaient rangés. Pour ce qui est de Coriane, il choisit mille cuirassiers bien armés, et les envoya pour découvrir la campagne, et suivit avec le reste des troupes, n'ayant laissé qu'un petit nombre de ses gens pour garder son camp. La cavalerie des Laziens s'avança, et démentit par ses actions les promesses qu'elle avait faites, et les espérances qu'elle avait données, car ayant rencontré les coureurs des ennemis, elle n'en put seulement supporter la vue, mais tournant le dos, elle s'alla joindre à la cavalerie romaine, et elle n'eut point de honte de se réfugier vers des gens avec qui elle avait refusé, un peu auparavant, de se ranger en bataille. Lorsque les armées furent en présence, elles laissèrent passer quelque temps, avant que de commencer le combat, pacque que l'une reculait, quand l'autre avançait, et que toutes deux affectaient tantôt de poursuivre, et tantôt aussi de fuir. 4. Il y avait dans l'armée Romaine, un certain Persarménien nommé Artabane, qui s'était retiré longtemps auparavant chez les Arméniens sujets des Romains, et en s'y retirant il leur avait donné des gages de sa fidélité, par la mort de six-vingt Perses. Voici comment la chose arriva. Il avait été demander cinquante soldats à Valérien, qui était alors maître de la milice d'Arménie, et les ayant obtenus, il était allé à un fort de la Persarménie, dont la garnison composée de six-vingt Perses qui ne savaient pas qu'il eût changé de parti, l'ayant reçu, il les égorgea, pilla le fort, retourna à Valérien, et demeura depuis parmi les Romains, à qui après un tel exploit, il ne pouvait pas être suspect. Cet Artabane suivi seulement de deux soldats, s'avança entre les deux armées, où s'avancèrent pareillement quelques-uns des ennemis. Artaoane perça d'abord un Perse, qui était des plus grands et des plus hardis, et il le renversa par terre. Un Barbare qui accourut pour le relever, blessa Artabane à la tête, mais d'une blessure qui n'était pas mortelle. Ce Barbare avait la main levée pour lui porter un second coup, lorsqu'un des soldats d'Artabane lui enfonça son épée dans le flanc. Les mille coureurs étonnés de la valeur de ces trois hommes, attendirent Coriane, et se joignirent à l'armée. 5. L'infanterie commandée par Gubaze, et par Dagistée, s'était jointe à la cavalerie, et l'on commençait déjà à en venir aux mains. Philégage et Jean reconnaissant qu'ils n'avaient pas assez de forces pour soutenir le choc de la cavalerie ennemie, dont ils avaient déjà éprouvé la valeur, descendirent de leurs chevaux, et exhortèrent les Romains, et les Laziens à faire de même. Cela fait, ils se rangèrent tous à pied et présentèrent leurs lances à l'ennemi, qui s'arrêta ne sachant que faire ; car ils ne pouvaient ni harceler l'infanterie par des irruptions, ni rompre les bataillons parce que les chevaux s'effarouchaient à la vue des pointes des lances. Ils eurent donc recours à l'arc, espérant d'accabler l'ennemi par la multitude de leurs flèches. Les Romains et les Laziens se servirent des mêmes armes. En un instant l'air parut tout couvert d'une nuée de traits que l'on jetait de toutes parts. Les Perses et les Alains en jetaient un plus grand nombre que leurs ennemis ; mais la plupart ne tombaient que sur les boucliers. Coriane reçut un coup dont on ne sait qui fut l'auteur. Un trait lancé à travers de la multitude lui perça le cou, et le tua. Sa mort termina le combat, et donna la victoire aux Romains. Du moment qu'il tomba par terre, les Barbares s'enfuirent vers leur camp, que les Romains et les Laziens espéraient de forcer, et de piller. Mais contre toute sorte d'attente, un Alain qui avait un courage extraordinaire, une force de corps égale à son courage, et une adresse tout-à-fait singulière pour tirer en même temps plusieurs coups de divers côtés, s'empara de l'avenue, et en défendit l'entrée. Mais enfin, Jean, fils de Thomas, s'étant approché de lui, le tua avec sa lance. Ainsi les Romains, et les Laziens se rendirent maîtres du camp, et tuèrent un grand nombre de Barbares. Ceux qui échappèrent se retirèrent en leur pays. Voila quel fut le succès de cette irruption des Perses, dont l'autre armée se retira pareillement, après que la garnison de la ville de Pétra y eut mis toutes les provisions nécessaires. [8,9] CHAPITRE IX. 1. Tandis que ces choses se passaient, les Laziens qui étaient allez à Constantinople, déférèrent Dagistée à l'Empereur, comme coupable d'intelligence avec l'ennemi, et de trahison contre l'Empire. Ils assuraient qu'il n'avait pas voulu entrer dans Pétra par un endroit des murailles qui était tombé, et que soit par corruption, ou par une pure négligence de son devoir, il avait perdu une si importante occasion, qu'il n'avait pu depuis recouvrer ; les Perses ayant eu le loisir de réparer la brèche, et de la boucher avec des sacs pleins de sable. L'Empereur commanda de le garder soigneusement, et donna à Bessas, qui était revenu depuis peu d'Italie, la charge de maître de la milice des Arméniens, et l'envoya conduire les troupes qui étaient dans le pays des Laziens. Il avait envoyé dès auparavant dans le même pays Bénile, frère de Buzès, Odonaque, Babas Thracien de nation, et Uligage Erulien. Nabède entra avec ses troupes dans la Lazique, mais il n'y fit rien de considérable, sî ce n'est qu'il reçut en otage soixante enfants des meilleures familles des mains des Abasgiens qui avaient quitté le parti des Romains, et des Laziens, et qu'il prit Théodora femme d'Opsite, oncle de Gubaze, et Roi des Laziens, qu'il trouva inopinément dans l'Apsilie, et qu'il emmena en Perse. Cette dame était romaine ; car il y avait déjà longtemps que par la permission de l'Empereur les Rois des Laziens épousaient des fils de Sénateurs : la mère de Gubaze était fille d'un Sénateur. Je m'en vais dire le sujet pour lequel les Abasgiens se séparèrent de l'intérêt des Romains. 2. Après qu'ils se furent défaits de leurs Rois, de la manière que j'ay rapportée, ils eurent dans leur pays des soldats romains, qui travaillèrent à assujettir la nation à l'Empire, et qui l'accablèrent d'impôts. Ces peuples appréhendant d'être réduits à la servitude, élurent deux Rois, Opsite pour l'Orient, et Sceparne pour l'Occident. Le désespoir où ils se virent de pouvoir jouir, de quelque sorte de bonheur, leur fit souhaiter un mal dont ils s'étaient autrefois délivrés, et l'aversion de la domination romaine les contraignit d'implorer la protection des Perses. Quand Justinien apprit cette nouvelle, il commanda à Bessas de marcher contre eux. Besssas choisit les meilleurs soldats de l'armée, et les envoya par mer contre les Abasgiens, sous la conduite d'Uligage et de Jean fils de Thomas. Sceparne, l'un des rois de ces peuples, était alors dans la Perse, où il avait été mandé par Chosroes. L'autre amassa toutes ses forces, et se prépara à recevoir les Romains. 3. Il y a à l'entrée du pays des Abasgiens une montagne qui descend du Mont-Caucase, et qui s'abaisse comme par degrés jusqu'au Pont-Euxin ; au pied de laquelle ces peuples ont autrefois bâti un fort, qui leur sert à arrêter les irruptions de leurs ennemis. Il n'y a qu'un chemin par où l'on y puisse aller, et il est si étroit, qu'il ne saurait contenir deux hommes de front. Depuis ce chemin jusqu'à la mer, il y a une descente qui est si rude, qu'elle en porte le nom. La flotte Romaine étant abordée entre les frontières des Apsiliens, et des Abasgiens, Jean et Uligage débarquèrent leurs soldats, et allèrent par terre, tandis que les matelots suivaient le long de la mer. Quand ils furent arrivés proche de cette descente si fâcheuse, et si escarpée, ils aperçurent les Abasgiens bien armés, et bien rangés en bataille. Ils s'arrêtèrent quelque temps sans pouvoir prendre de résolution, jusqu'à ce que Jean eût trouvé l'expédient que je vais dire. Il laissa Uligage avec la moitié des troupes en cet endroit, et monta avec l'autre moitié sur les vaisseaux. Ils tournèrent à force de rames à côté de la descente, et fondirent par derrière sur les ennemis. Les Abasgiens attaqués de deux côtés, confondirent leurs rangs, perdirent le courage de se défendre, et s'enfuirent en tel désordre qu'ils ne connaissaient plus leur propre pays, et ne s'en pouvaient débarrasser. Les Romains les prêtèrent vigoureusement, et en firent un grand carnage. Ils poursuivirent les fuyards jusques dans le fort, dont ils trouvèrent la porte ouverte, les gardes n'ayant pas voulu sa fermer à cause de la déroute de leurs gens. Les fuyards et les vainqueurs se poussaient pêle-mêle à la porte, les uns pour se sauver, et les autres pour prendre le fort. Ils entrèrent donc tous ensemble confusément, les gardes ne pouvant plus soutenir l'effort d'une telle multitude. Les Abasgiens, qui semblaient être à couvert de leurs murailles, se trouvèrent pris dans leur propre place, et les Romains, qui étaient victorieux, coururent un plus grand danger après leur victoire, qu'ils n'avaient fait auparavant. Les Abasgiens entrèrent dans leurs maisons, qui étaient fort pressées, et animés par la présence du péril, par l'amour, et par la compassion de leurs femmes, et de leurs enfants, tirèrent de haut en bas, jusqu'â ce que les Romains s'avisèrent de les brûler. Le feu consomma la victoire. Opsite roi des Abasgiens se sauva, avec quelques-uns de sa suite, et se retira chez les Huns dans le Mont-Caucase. Les autres ou furent réduits en cendres, ou tombèrent entre les mains des ennemis. Les Romains prirent les femmes, et les enfants des deux rois, rasèrent les fortifications, et désolèrent tout le pays, Voila quel fut le succès de la révolte des Abasgiens. [8,10] CHAPITRE X. 1. Les Apsiliens anciens sujets des Laziens, ont dans leur pays un fort que l'on appelle Tzibilon, lequel un des principaux officiers nommé Tederte promit de livrer aux Perses, à cause de l'aversion qu'il avait conçue contre Gubaze. Pour s'acquitter de sa promesse, il entra avec une troupe de Perses dans l'Apsilie, et quand il fut proche du château, il ne mena que sa suite, qui était composée de Laziens. Les soldats de la garnison étaient très éloignés d'avoir le moindre soupçon contre un officier aussi considérable que Tederte. Aussitôt que la troupe de Perses fut arrivée, Tederte les reçut dans le fort, et dès ce moment, les Perses crûrent être maîtres non seulement de la Lazique, mais aussi de l'Apsilie. L'armée des Perses amusa cependant à Pétra les Romains, et les Laziens de telle sorte qu'ils ne purent donner de secours à l'Apsilie. 2. Le Gouverneur du fort avait une femme d'une singulière beauté, dont le commandant des Perses étant devenu éperdument amoureux, et n'ayant pu la corrompre par ses caresses, il en jouit par violence. Le mari enragé de cette action, massacra la nuit le commandant, et pour se venger plus pleinement, il massacra encore tous ses gens, et demeura maître de la place. Les Apsihens se séparèrent d'avec les Colques, à cause qu'ils ne les avaient pas défendus des mauvais traitements des Perses. Mais Jean fils de Thomas leur ayant été envoyé par Gubaze, avec mille Romains, il gagna leur affection par ses caresses, et les remit sous l'obéissance des Laziens. Voila ce que j'avais à dire des Apsiliens, et du fort de Tzibilon. 3. Il arriva dans le même temps qu'un des fils de Chosroes ne put éviter la cruauté de son père. C'était l'aîné, nommé Anatozade, c'est a dire en langage Persan, qui donne l'immortalité. Ce prince, dans l'emportement d'une jeunesse licencieuse, eut l'insolence de toucher aux concubines de son père. L'exil fut son premier châtiment, car il fut envoyé à Lapato ville assise dans une des plus fertiles contrées de la Perse, nommée Vazaine, à sept journées de Ctésiphon. Tandis qu'il y demeurait, la renommée y porta le bruit d'une maladie dangereuse où le roi son père était tombé, et comme la renommée ajoute toujours à la vérité, elle publia qu'il était mort. Chosroes était sujet, de son naturel, à de fréquentes maladies, et faisait venir des médecins de toutes les parties du monde. Il y en avait un, nommé Tribun, natif de Palestine, qui était un des plus habiles en son art, et qui de plus, était sage, modéré, et pieux. Ayant une fois guéri ce Prince d'une fâcheuse maladie, il s'en retourna en son pays chargé de riches présents. Depuis, lorsque les Romains firent la première trêve avec les Perses, Chosroes pria Justinien de lui laisser ce médecin pour un an, et cet an établi; expiré, il offrit au médecin tout ce qu'il lui voudrait demander : mais au lieu de demander de l'argent, il demanda la liberté de quelques Romains qui étaient prisonniers parmi les Perses. Chosroes ne lui accorda pas seulement toutes les personnes de qualité qu'il demanda, mais il lui en accorda trois mille autres, ce qui rendit le nom de Tribun fort illustre dans toute l'étendue de l'empire. Quand Anatozade apprit la nouvelle de la maladie de son père, il commença à s'attribuer la souveraine puissance, et même après que ce Prince fut guéri, il sollicita ses sujets à la révolte, et prit les armes. Chosroes envoya contre lui des troupes, sous la conduite de Sabrize, qui ayant remporté la victoire, l'envoya à son père, qui le priva de la vue, non pas en lui crevant les yeux, mais en lui renversant les paupières, et en les perçant avec un fer chaud, ce qu'il ne faisait que pour lui ôter l'espérance de parvenir à la couronne, parce que la loi du pays ne permet pas qu'une personne qui a quelque défaut naturel, y puisse jamais prétendre. [8,11] CHAPITRE XI. 1. Voila le triste succès de la rébellion d'Anatozade. La cinquième année de la trêve étant expirée, Justinien députa vers Chosroes, Pierre, qui était patrice, et intendant de sa maison pour traiter de la paix d'Orient ; mais ce Prince le renvoya, et lui promit de dépêcher un ambassadeur qui terminerait cette importante affaire, à des conditions avantageuses aux deux nations. En effet, il dépêcha Isdigune, homme superbe et fastueux, et dont la fierté, et l'orgueil étaient insupportables aux Romains. Il menait sa femme, ses enfants, son frère, et une suite nombreuse d'officiers, parmi lesquels il y en avait deux qui étaient de la noblesse la plus illustre, et qui portaient des diadèmes d'or. A voir ce magnifique appareil, on eût dit qu'ils allaient à la guerre. Ce qui piquait plus sensiblement les habitants de Constantinople était, que l'Empereur déférait de plus grands honneurs à cet Isdigune, qu'il n'avait accoutumé de faire aux autres ambassadeurs. Il ne mena point Braduëion que l'on dit que Chosroes avait fait mourir, à cause seulement que Justinien lui avait fait l'honneur de l'admettre à sa table; car un interprète, disait-il, n'aurait jamais reçu un si grand honneur, si ce n'avait été en récompense de sa perfidie. Quelques-uns disent, qu'lsdigune l'accusa d'avoir eu de secrètes conférences avec les Romains. Quand cet ambassadeur conféra avec Justinien, il ne dit pas un mot de la paix ; il fit seulement des plaintes de ce que les Romains avoient contrevenu à la trêve, par les hostilités qu'Arethas et les Sarrazins avoient exercées contre Alamondare. Il forma encore d'autres légères difficultés que je ne tiens pas dignes d'être rapportées. 2. Durant que cela se passait à Constantinople, Bessas assiégeait Pétra, avec une puissante armée. Les Romains minèrent la muraille au même endroit où Dagistée l'avait autrefois abattue. Les fondements étaient posés sur une roche, excepté en un endroit où ils n'étaient posés que sur des terres apportées, et c'était cet endroit que Dagistée avait autrefois creusé. Quand il eût levé le siège, les Perses le réparèrent de cette manière : Ils remplirent de glaise tout le fond qui avait été vidé, et ils posèrent demis de grosses poutres bien liées ensemble, sur lesquelles ils élevèrent la muraille. Les Romains qui ne savaient rien de ce nouveau bâtiment, firent leur mine dessous, mais sans que l'assemblage de bois qui servait de fondement se rompit, sans que les pierres se démentissent ni se séparassent : la muraille ne fit que s'abaisser tellement que quoique plus basse qu'auparavant, néanmoins, elle ne laissait pas de servir toujours à la ville de clôture et de sureté. Les Perses y accoururent en foule, sous Mermeroës, et réparèrent la brèche en élevant la muraille à la hauteur qu'elle était. Les Romains ne savaient que faire, quand ils virent que la muraille qu'ils croyaient avoir abattue était debout. Ils ne pouvaient plus creuser la terre, parce que l'endroit qui pouvait autrefois être creusé était alors tout rempli de bois, et de pierres ; ils ne pouvaient se servir du bélier, parce que la muraille était sur un penchant, et que cette machine ne sert que quand le terrain est plat et uni. 3. Il y avait dans l'armée romaine plusieurs soldats de la nation des Sabiriens, qui est une nation de Huns. Ils habitent proche du Caucase, et vivent sous le gouvernement de plusieurs seigneurs, dont les uns sont alliés des Romains, et les autres sont alliés des Perses. L'Empereur des romains, et le roi des Perses, ont accoutumé de distribuer de l'argent à leurs alliés, non tous les ans, mais dans les temps que la nécessité de leurs affaires le désire. Justinien ayant alors besoin du secours des Sabiriens, leur envoya de l'argent ; mais comme celui qui en était chargé ne le pouvait porter jusques au Mont-Caucase ; à travers un pais dont les ennemis étaient maitres, quand il fut arrivé au camp des Romains qui assiégeaient Pétra, il manda aux Sabiriens de le venir quérir. A l'instant ces Barbares envoyèrent trois de leurs chefs, et quelques soldats, qui ayant vu que les Romains désespéraient d'abattre la muraille de la ville assiégée, entreprirent de le faire par le moyen d'une nouvelle machine qui n'avait jamais été vue ni parmi les Romains, ni parmi les Perses, bien qu'il y ait de toute sorte d'ouvriers chez ces deux peuples, et qu'ils aient souvent eu besoin d'instruments propres à ruiner des fortifications assises sur des lieux élevés, et inaccessibles. 4. Le temps fait inventer à l'esprit des ouvrages que l'art des Anciens avait ignorés. Voici donc quelle était la structure du bélier que les Sabiriens inventèrent sur le champ. Au lieu de se servir de poutres dont les unes fussent élevées à plomb, et les autres couchées, soit en long ou de travers; ils n'employèrent que des perches qu'ils couvrirent avec des peaux, et au milieu ils suspendirent, avec des chaînes, une poutre dont le bout était garni de fer. La machine était si légère, qu'il n'était pas nécessaire de la traîner, mais il était aisé à quarante hommes qui étaient dedans, de la porter où il leur plaisait. Après que ces capitaines sabiriens eurent construit plusieurs de ces machines, des soldats romains les approchèrent de la muraille. Il y avait aux côtés de ces machines un grand nombre de soldats armés de pied-en-cap, couverts de cuirasses et de boucliers, et qui tenaient en leurs mains des pieux garnis de crocs de fer, afin d'abattre les pierres de la muraille, lorsque l'effort de la poutre aurait commencé à les ébranler. Mais tandis que les Romains battaient la muraille avec leurs machines, et qu'ils avaient espérance de prendre la place, les Perses s'avisèrent de ce remède. Ils mirent sur la muraille une tour de bois, qu'ils avaient toute prête, et la remplirent de leurs meilleurs soldats, couverts de casques et de cuirasses, qui versèrent du souffre, et du bitume fondu, et d'une autre liqueur que les Mèdes appellent de la naphte, et les Grecs de l'huile de Médée, dont peu s'en fallut que les machines ne fussent entièrement consumées. Les soldats qui étaient auprès, tâchaient d'abatte, avec la pointe de leurs pieux, tout ce qui tombait dessus, mais ils ne pouvaient continuer longtemps ce travail, à cause de la trop grande activité du feu. 5. Bessas, couvert de sa cuirasse, appliqua le premier l'échelle à la muraille, et sans perdre de temps à haranguer ses soldats, il les anima par son exemple, à continuer chaudement l'attaque. Quoiqu'il eût plus de soixante et dix ans, et encore plus de caducité que d'années, il ne laissa pas de monter le premier à la brèche. Les Romains, et les Perses en vinrent alors aux mains, avec une ardeur à laquelle notre siècle n'en avait point vu de pareille. De deux mille trois cens Barbares, et de six mille Romains qui se trouvèrent en cette occasion, il n'y en eut presque point, qui n'eût quelque blessure. Les Romains montaient courageusement, et les Perses faisaient tous leurs efforts pour les repousser, et peu s'en fallut qu'ils ne les repoussassent en effet, tant le carnage fut furieux. Comme ils s'entrepoussaient au haut des échelles avec une extrême violence, et que les Barbares combattaient de haut-en-bas, ils tuèrent un grand nombre de Romains, et renversèrent Bessas par terre. Cette chute ayant excité un grand cri des deux partis, les Barbares accoururent en foule pour tirer sur lui. En même temps, ses gardes ayant le casque en tête, présentèrent leurs boucliers, et les joignirent ensemble avec tant de justesse, qu'ils l'en couvrirent de même que d'une tortue. Il tombait sur les boucliers, sur les cuirasses, et sur les casques, une grêle de traits avec un bruit effroyable ; chacun se fatiguait extraordinairement par ses clameurs, et par le travail. Les Romains animés à la défense de leur chef, tiraient sans cesse sur les murailles, afin d'arrêter l'impétuosité des Barbares. Bessas qui ne pouvait se relever à cause de la pesanteur de ses armes, de sa faiblesse naturelle, et de son extrême vieillesse, conserva le jugement dans le danger, et prit une résolution qui lui sauva la vie, et qui sauva les affaires de l'Empire. Il commanda a ses gardes, de le mettre hors de la portée du trait ; et ils le portèrent en le couvrant toujours de leurs boucliers. Quand il fut en sureté, il se leva, exhorta ses gens à retourner à l'assaut, et remonta encore le premier à l'échelle. Les Romains le suivirent tous, et se signalèrent par de merveilleux exploits de courage. Les Perses épouvantés, demandèrent un peu de temps pour plier leur bagage. Bessas se doutant que c'était un artifice, et qu'ils ne désiraient avoir du loisir, qu'afin de réparer leurs murailles, répondit, qu'il ne pouvait discontinuer l'attaque ; mais que s'ils voulaient conférer, ils pouvaient aller avec lui à un autre endroit, qu'il désigna. Les Perses ayant refusé cette condition, le combat s'échauffa avec une plus grande ardeur que devant, et comme le courage des uns et des autres était égal, le succès paraissait toujours douteux, et l'on ne savait de quel côté inclinerait la victoire, si une autre partie de la muraille que les Romains avaient minée ne fût tout d'un coup tombée d'elle-même. On y accourut aussitôt en foule. Les Romains qui avaient l'avantage du nombre, poussèrent vigoureusement les ennemis. Les Perses se défendaient vaillamment, bien qu'étant partagés en deux bandes, ils commençaient un peu à s'éclaircir. Durant la chaleur, et l'incertitude de ce combat, les Romains ne pouvant forcer les Perses, ni les Perses repousser les Romains, un jeune Arménien nommé Jean, et surnommé Guzès, fils de Thomas, abandonna la brèche où l'on se battait, pour mener une troupe d'Arméniens qu'il commandait, à travers un précipice, par où l'on croyait la place imprenable ; il força les soldats qui gardaient cet endroit, tua de sa main le commandant, monta sur la muraille, et y fit entrer les Romains. 6. Cependant les Perses qui étaient dans la tour de bois, jetaient force feux d'artifice sur les machines, et sur ceux qui les conduisaient-, mais il s'éleva un vent contraire aux Perses, qui jeta le feu sur un pied de leur tour, dont ne s'étant point aperçus, à cause du tumulte, de la confusion, de la fatigue, et de la peur ; ils furent consumés en un instant, par la poix, et par l'huile de Médée ; de sorte qu'ils tombèrent tout brûlés les uns dans la ville, et les autres dehors. Ceux qui défendaient la brèche, cédant peu à peu, les Romains devinrent maitres de la ville. Cinq cents Perses s'enfuirent dans la forteresse ; les autres, au nombre sept cents trente, furent pris, entre lesquels il n'y en avait que dix-huit qui n'étaient point blessés. Les plus braves des Romains périrent devant cette place, et entr'autres, Jean, fils de Thomas, qui après avoir donné des preuves signalées de sa valeur, fut frappé d'une pierre à la tête en entrant dans la ville. [8,12] CHAPITRE XII. 1. Les Romains assiégèrent le lendemain la citadelle, et pour obliger ceux qui la gardaient à se rendre, ils leur offrirent la vie. Mais bien qu'il n'espérassent pas de se défendre longtemps, ils refusèrent cette condition par un noble désir de mourir glorieusement. Bessas qui souhaitait de leur faire aimer la vie, instruisit un soldat romain de ce qu'il leur fallait dire sur ce sujet. Voici donc ce que leur dit le soldat. D'où vous vient ce malheur, braves Perses, d'être résolus de chercher aveuglément la mort, contre toutes les maximes de la valeur militaire ? Elle ne consiste pas à faire des efforts téméraires, pour vaincre la nécessité. La prudence ne permet pas de résister opiniâtrement au vainqueur. Il n'y a point de honte à suivre le chemin que la fortune nous trace. La force qui nous ôte l'espérance, nous exempte d'infamie, quoiqu'elle nous imposé un joug qui de lui même est pesant. Le mal que l'on ne peut éviter porte avec soi son excuse. Ne vous perdez donc pas par une folle témérité, et ne préférez pas à votre salut une vaine ostentation de courage. Souvenez-vous qu'il n'y a plus moyen de recouvrer la vie, quand elle est une fois perdue; au-lieu que quand on l'a conservée l'on peut trouver l'occasion de ménager sa liberté. Délibèrez, pour la dernière fois, et prenez une résolution salutaire, et surtout, prenez-en une après laquelle il soit en vôtre pouvoir de concevoir un sage repentir. Nous avons pitié de vous, bien que vous soyez nos ennemis, et quelque passion que vous ayez de mourir, nous souhaitons, comme la religion chrétienne nous y oblige, de vous conserver. Vous passerez dans un Empire plus florissant que n'est l'Etat sous lequel vous vivez, et au lieu que vous obéissez à Chosroes, vous obéirez à Justinien ; et nous vous en donnerons toute sorte d'assurance. Ne soyez pas si malheureux que de vous perdre, puisqu'il vous est si aisé de vous sauver. Ce n'est pas être vaillant que de s'exposer à des misères dont on ne peut tirer de fruit. Les personnes qui sont véritablement généreuses supportent constamment les plus fâcheux accidents, lorsqu'il en peut réussir quelque bien. Les hommes ne louent jamais ceux qui choisissent volontairement la mort, lorsque l'espérance qu'il leur reste est plus grande que le danger qui les menace. C'est une folie que de vouloir périr et la hardiesse qui précipite aveuglément, ne passe devant les sages que pour un faux masque de valeur. Vous devez encore prendre garde de ne vous pas rendre coupables envers Dieu d'une ingratitude criminelle, en manquant à répondre à l'intention qu'il a eue de vous conserver, quand il vous a fait tomber entre les mains d'un ennemi qui serait fâché de vous perdre. C'est la disposition où nous sommes à vôtre égard. C'est à vous à voir si vous vous jugez dignes de vivre. 2. Voila l'exhortation que leur fit le soldat, envoyé par Bessas, mais ils la reçurent avec un tel mépris, qu'ils firent semblant de n'en avoir rien entendu. Alors les Romains mirent le feu à la citadelle, par le commandement de Besas, et ils ne doutaient nullement que les Perses ne se rendirent, pour éviter une mort si cruelle, mais bien que ces Barbares vissent que la flamme les gagnait, et qu'ils n'eussent point d'espérance, ils aimèrent mieux se laisser réduire en cendres, que de se mettre entre les mains de leurs ennemis. Ainsi, le feu les consuma dans leur citadelle. 3. On reconnut alors avec quelle passion Chosroes souhaitait de conserver la Lazique puisqu'il avait choisi de si braves hommes pour la défendre, et puisqu'il avait amassé dans Pétra une quantité si prodigieuse de toute sorte de munitions. Il y avait tant d'armes dans cette ville, que de celles qui restèrent après l'incendie, chaque Romain en eut pour armer cinq hommes. Il y avait du blé, des chairs salées, et d'autres provisions, pour cinq ans. Il n'y avait point de vin, mais il y avait du vinaigre, et des légumes propres à faire un certain breuvage dont ils usaient. Lorsque les Romains virent l'eau qui y coulait par un aqueduc, ils en admirèrent la structure, dont voici la description. 4.. Quand Chosroês eut pris Pétra, et qu'il y eut mis une sorte garnison, il appréhenda que les Romains qui la viendraient assiéger, ne coupassent les canaux, c'est pourquoi il fit un aqueduc qui était triple, c'est-à-dire, à trois rangs l'un sur l'autre. Le premier canal couvrait les deux autres qui étaient dessous. Les Romains qui ne savaient rien de cette nouvelle invention, rompirent au commencement du siège le premier aqueduc, et ne creusèrent pas jusqu'au second, se persuadant que les assiégez n'auraient pas une goutte d'eau, et n'établissant cette persuasion que sur le peu de soin qu'ils avaient pris, d'approfondir la vérité. Les Romains apprirent des prisonniers dans le cours du siège, que l'aqueduc portait toujours de l'eau dans la ville, et à l'instant, ils coupèrent le second canal, mais après la prise, ils s'étonnèrent d'y voir encore de l'eau, et quand ils en eurent appris la cause, ils reconnurent combien les ennemis étaient curieux, et adroits dans leurs ouvrages, et combien ils étaient eux-mêmes négligents dans les leurs. 5. Bessas envoya les prisonniers à Justinien, et démolit les murailles de Pétra, afin que les Perses ne pussent plus s'en servir, en quoi l'Empereur loua sa sagesse et ses conseils. Ce capitaine devint une seconde fois fort célèbre par les rares exploits de sa valeur, et par les heureux succès de ses armes. Certainement quand il défendit Rome contre les Goths, il laissa aux Romains une haute opinion de son courage ; mais après qu'il eut eu du malheur, et que cette grande ville fut tombée sous la puissance des Barbares, et qu'ensuite, les affaires des Romains furent ruinées en Italie ; chacun se moqua du choix que l'Empereur fit de lui pour commander l'armée qu'il destinait contre les Perses, et se railla de ce qu'il opposait à un si florissant Empire, un vieillard qui venait d'être honteusement défait, et qui était menacé d'une mort prochaine. Voila le sentiment où tout le monde était touchant Bessas lorsque la fortune se déclara inopinément sa faveur, et lui présenta une occasion de signaler son mérite. Le monde ne se gouverne pas par le caprice des hommes, il se gouverne par l'ordre de la Providence divine, à laquelle l'ignorance donne le nom de fortune ; car on appelé fortuit ce qui arrive contre nôtre attente. Mais je laisse à chacun la liberté déjuger comme il lui plaira sur ce sujet. [8,13] CHAPITRE XIII. 1. Cependant Mermeroës, qui appréhendait que son retardement ne fût préjudiciable à Pétra, partit au commencement du printemps, pour y mener son armée; mais quand il en eut appris la prise, il s'en alla d'un autre côté, à cause que les Laziens n'avaient point d'autre place au delà du Phase. En s'en retournant il s'empara des pays par où l'on entre de l'Ibérie dans la Colchide, et traversa le Phase, et un autre fleuve nommé Rhéon, en des endroits où ils sont guéables. Il mena ensuite son armée vers Archéopole, qui est la capitale du pays des Laziens. Il n'avait presque que de la cavalerie, qui était suivie de huit éléphants chargés de soldats, qui de dessus ces animaux de même que du haut d'autant de tours, devaient tirer sur les ennemis. Il y a sans doute sujet d'admirer l'infatigable patience de cette laborieuse nation, qui a tellement aplani le chemin de l'Ibérie à la Colchide, qu'au lieu qu'il était auparavant si plein de forêts, de rochers, et de précipices, qu'à peine un homme des plus agiles y pouvait trouver passage, ils y menaient aisément des chevaux, et des éléphants. Ils avaient de troupes auxiliaires douze mille Sabiriens ; mais comme Mermeroës appréhendait qu'une si grande multitude d'étrangers n'apportât de la confusion par sa désobéissance, il se contenta d'en retenir quatre mille, et il renvoya les autres en leur pays, avec une ample récompense. L'armée Romaine était de douze mille hommes, dont il y en avait trois mille en garnison dans Archéopole, sous la conduite de deux vaillants capitaines, Odonaque, et Babas. Les autres s'étaient postés au deça des embouchures du Phase, afin de pouvoir apporter du secours aux endroits où l'irruption des ennemis rendrait leur présence nécessaire. Ils étaient commandés par Benile, par Uligage, et par Varaze, ce dernier était Persarménien, et était revenu depuis peu d'Italie, d'où il avait amené huit cent Tzaniens. 2. Pour ce qui est de Bessas, aussitôt qu'il eut pris Pétra, il alla parcourir le Pont et l'Arménie, pour y faire ses levées, et gâta encore une fois, par une avarice sordide, les affaires de l'Empire. S'il eût bien usé de sa victoire, et qu'il se fût emparé des frontières d'Ibérie, jamais les Perses ne fussent revenus dans la Lazique ; mais en négligeant toute sorte de devoirs, il y mena, s'il faut ainsi dire, l'ennemi, comme par la main. Il ne craignait point en cela d'exciter la colère de Justinien ; car ce Prince avait accoutumé d'être très-indulgent aux gens de commandement, ce qui était cause qu'ils manquaient à leur charge, et qu'ils violaient les lois les plus importantes de l'Etat. 3. Les Laziens avaient deux forts dans les pays des montagnes, dont l'un se nommait Scanda, et l'autre Sarapanis. Ils les gardaient autrefois avec une extrême fatigue, parce que le pays d'alentour est si stérile, qu'il ne produit rien qui soit propre à nourrir les hommes, et qu'il y faut porter toute sorte d'aliments. Au commencement de la guerre, Justinien en avait ôté les Laziens, et avait mis en leur place des Romains, mais ceux-ci les abandonnèrent bientôt à cause qu'ils ne pourraient vivre de pays comme les Colques : et que les Laziens ne pouvaient plus prendre la peine de leur porter de si loin des vivres. Les Perses rendirent ces deux forts aux Romains par le traité de paix, et les Romains leur rendirent par le même traité ceux de Bolum et de Pharangium, comme nous l'avons fait voir. Les Laziens les rasèrent, afin qu'à l'avenir ils ne servissent plus de retraite aux Perses, pour faire des irruptions. Les Perses rebâtirent celui de Scanda, et y mirent garnison. Mermeroës mena plus loin son armée. 4. La première ville que l'on rencontre, quand on va d'Ibérie en Colchide, est la ville de Rodopole, qui est assise dans une rase campagne. Les Laziens l'avaient démolie depuis peu, de peur que les Perses ne s'en rendirent maîtres, ce qui fut cause qu'ils allèrent vers Archéopole. Quand Mermeroës sut que les Romains s'étaient campés proche de l'embouchure du Phase, il alla droit à eux, et crut qu'il fallait commencer par les combattre, afin qu'ils ne fussent plus en état de traverser le siège qu'il voulait faire. En passant par auprès d'Archéopole il dit en raillant aux habitants, qu'il reviendrait bientôt les voir ; mais qu'il voulait auparavant saluer les Romains qui étaient proche du Phase. Ils lui répondirent, qu'il allât où il voudrait ; mais qu'ils l'assuraient qu'il n'en reviendrait pas s'il allait attaquer les Romains. 5. Quand les chefs de l'armée romaine apprirent la nouvelle de la marche de Mermeroës, ils furent saisis de crainte, et comme ils ne se tenaient pas assez forts pour lui résister, ils traversèrent promptement le fleuve, dans des bateaux qu'ils avaient tout prêts, ils emportèrent leurs provisions, et jetèrent celles qu'ils ne purent emporter, afin que l'ennemi n'en pût profiter. Quand Mermeroës fut arrivé, il eut un cuisant déplaisir de ce que les Romains lui étaient ainsi échappés ; puis ayant brûlé leur camp, il retourna tout enflammé de colère, vers Archéopole. [8,14] CHAPITRE XIV. 1. Cette ville est assise sur une colline inculte, et arrosée par un fleuve qui descend d'une montagne voisine. Les portes d'en bas répondent au pied de la colline, et ont des avenues aisées, et dont la pente est assez douce. Les portes d'en haut n'aboutissent qu'à des rochers, et à des précipices. Comme les habitants n'ont point d'autre eau que celle de la rivière, ils ont bâti un mur de chaque côté, afin d'en puiser avec moins de danger. Mermeroës ayant résolu d'attaquer la place de ce côté-là, commanda d'abord aux Sabiriens, de fabriquer des béliers qui fussent si légers, que des hommes les pussent porter sur leurs épaules, à cause qu'il était impossible de conduire les machines ordinaires proche d'une muraille bâtie sur le haut d'un roc. Comme il avait entendu parler de la nouvelle invention dont les Sabiriens alliés des Romains avaient fait l'essai devant Pétra, il souhaitait d'en profiter. On suivit donc le même dessein, en exécutant son ordre. Ensuite il envoya les Dolomites pour harceler les habitants, du côté qui était le plus escarpé, et le plus coupé de précipices. Les Dolomites sont des Barbares qui demeurent au milieu de la Perse, sans toutefois en reconnaître le roi. Comme ils habitent des montagnes inaccessibles, ils y ont conservé leurs lois, et leur liberté. Ils ont de tout temps combattu dans les armées des Perses pour de l'argent. Ils font la guerre à pied, chacun d'eux a son épée, son bouclier, et trois traits. Ils courent aussi aisément sur la cime des montagnes, et sur le bord des précipices, que dans une rase campagne. C'est pour ce sujet que Mermeroës les envoya attaquer les portes d'Archéopole qui étaient au haut du roc, et qu'il se réserva d'aller avec les béliers et les éléphants à celles qui étaient au bas. Les Perses et les Sabiriens couvrirent l'air d'une nuée si effroyable de traits, que peu s'en fallut que les Romains n'abandonnassent leurs murailles. Les Dolomites qui tiraient du haut des rochers, incommodaient encore davantage ceux qui étaient vis-à-vis d'eux; enfin l'état des assiégés était tout-à-fait fâcheux et pitoyable. Odonaque, et Babas, soit pour faire montre de leur valeur, ou pour éprouver le courage de leurs soldats, ou par quelque sorte d'inspiration, laissèrent un petit nombre de leurs gens à la garde des murailles, et assemblèrent tous les autres, à qui ils parlèrent en ces termes. 2. Mes compagnons, vous voyez la grandeur du danger, et l'extrémité du malheur où vous êtes réduits. Il ne faut pas néanmoins vous laisser abattre. Quand on est dans le désespoir, le seul moyen de conserver sa vie est de ne la pas désirer avec trop de passion. On la perd souvent pour la trop aimer. Il faut, s'il vous plaît, que vous considériez, dans cette fâcheuse conjoncture, que tandis que vous tâcherez de repousser les assiégeants du haut de vos murailles, quelque valeur que vous fassiez paraître, le succès sera toujours fort douteux. Le combat que l'on donne de loin, est un combat où la fortune prend beaucoup de part, et où la vertu a peine à se signaler. Au lieu que celui qui se livre pied-à-pied ne dépend que du courage, dont la victoire est le prix. De plus ceux qui ne remportent l'avantage que du haut de leurs murailles, n'en tirent pas un grand profit ; car l'ennemi qu'ils ont repoussés revient le lendemain à la charge, et les affaiblit peu à peu, au lieu que ceux qui l'ont une fois défait en pleine campagne jouissent d'une entière sureté, je suis donc d'avis que nous fassions une sortie, et que nous mettons notre principale espérance en Dieu, qui données d'ordinaire les plus puissants secours, lorsque les misères sont plus déplorées. 3. Odonaque et Babas, après avoir fait cette harangue, ouvrirent les portes, et menèrent leurs troupes contre l'ennemi, n'en ayant laissé qu'un fort petit nombre, pour garder les murailles, pour la raison que je vais dire. Le jour précédent, un noble Lazien citoyen d'Archéopole avait traité avec Mermeroës pour la lui livrer. Ce général lui avait demandé pour toute grâce, de mettre le feu dans les greniers, lorsque l'on donnerait un assaut, car il espérait emporter de force les murailles si les Romains s'amusaient à éteindre le feu, ou s'ils défendaient leurs murailles, et qu'ils laissassent brûler leurs grains, les réduire bientôt après par la famine. Voila quel était le raisonnement de ce général. Le traître fit ce qu'il avait promis, et à la première attaque, il mit le feu aux greniers. En même temps plusieurs des Romains accoururent pour l'éteindre. Tous les autres qui étaient en plus grand nombre, firent une sortie, et fondirent sur les Perses, qui n'étaient pas préparés à les recevoir ; car comme ils ne s'attendaient pas à une sortie, les uns portaient des béliers sur leurs épaules, les autres tenaient des arcs dans leurs mains, les autres étaient dispersés en divers endroits. 4. Tandis que les Romains taillaient en pièces tout ce qui paraissait devant eux, un éléphant effarouché, soit par une blessure, ou de soi-même, renversa ceux qu'il portait, rompit les rangs, et mit un tel désordre parmi les Barbares, qu'ils lâchèrent le pied. On s'étonnera, peut-être, que les Romains qui savaient l'art de repousser les éléphants, ne s'en servirent pas, en cette occasion, or ils ne l'avaient appris que par un accident que je vais dire. 5. Quand Chosroes assiégea Édesse, il y avoir dans son armée un prodigieux éléphant, qui portait une tour semblable à la machine que l'on appelé hélépole, et dans cette tour un grand nombre de vaillants hommes, qui faisaient pleuvoir une grêle de traits dans la ville, de sorte que ceux qui gardaient le tour des murailles furent obligés de se retirer, mais à l'instant même, ils évitèrent le danger, par le moyen d'un porc qu'ils attachèrent au haut de la tour, et dont le cri un peu plus perçant que de coutume, effaroucha l'éléphant, et le fit reculer. Voila ce qui arriva à Edesse. Mais pour ce qui est d'Archéopole, ce que les Romains négligèrent de faire, la fortune le suppléa. 6. Puis que l'occasion m'a obligé de parler d Édesse, je ne veux pas oublier un prodige qui y arriva un peu avant le temps de la guerre que je décris. Chosroes n'avait pas encore rompu la trêve, quand une certaine femme mit au monde un enfant qui avait deux têtes. L'événement a bien montré ce que ce prodige signifiait. Ces deux têtes étaient le présage de la dispute qui se devait élever entre deux Princes pour la possession de l'Orient, et d'une partie de l'Empire romain. Voila ce que j'avais à dire sur ce sujet, je reprends maintenant la suite de la narration que j'avais quittée. 7. L'armée des Perses étant dans une aussi grande confusion que celle que j'ai décrite, quand ceux qui étaient dans les derniers rangs virent le désordre de ceux qui étaient devant eux, sans, néanmoins, en savoir le véritable sujet; ils commencèrent à se retirer. Les Dolomites, et les autres qui voyaient du haut des rochers ce qui se passait en bas, prirent honteusement la fuite, et ainsi, la déroute fut pleine et entière. Il y eut quatre mille Barbares qui furent tués en cette occasion, et trois chefs. Les Romains prirent quatre enseignes des Perses, qu'ils envoyèrent aussitôt à Constantinople. On dit que vingt mille chevaux périrent, non pas pour avoir été blessés, mais pour avoir été fatigués par la longueur des voyages, et affaiblis par la disette de fourrage. 8. Mermeroës ayant ainsi manqué son entreprise, se retira avec son armée vers le Muchirise, car bien que les Perses ne fussent pas maitres à Archéopole, ils ne laissaient pas de posséder presque tout le reste de la Lazique. Le Muchirise n'est qu'à une journée d'Archéopole. C'est un pays où il y a plusieurs bourgs fort peuplés, quantité de vignobles, et d'arbres fruitiers qui ne viennent point au pays des environs. Il est arrosé par le fleuve Rhéon, sur le bord duquel les Colques bâtirent autrefois un fort, dont leurs descendants ont depuis démoli une partie, à cause qu'il était dans une rase campagne, et qu'ainsi, il n'était pas difficile de s'en approcher, et de la prendre. Les Grecs, l'appelaient, autrefois, en leur langue, le sort de Coliaïon ; les Laziens, qui ne savent pas la langue Grecque, l'appellent, par corruption, le sort de Culatisium. Voila ce qu'Arrien en a laisse à la postérité. D'autres assurent, qu'il y avait en cet endroit une ville nommée Citaïa, d'où AEtes était, comme les Poètes l'ont remarqué. C'est pour la même raison qu'ils ont appelé la Colchide, la Citaïde. Mermeroës entreprit de réparer ce sort ; mais comme l'hiver approchait, et qu'il n'avait point de matériaux préparés, il boucha les brèches avec des pièces de bois, et y demeura. Il y avait assez proche, un autre fort surnommé Uchimerium, où les Laziens faisaient bonne garde, avec une petite garnison Romaine. Mermeroës passa ainsi tout l'hiver, et demeura maître d'une bonne partie de la Colchide, et ferma de telle sorte les passages, que les ennemis ne pouvaient envoyer des convois au fort d'Uchimerium, ni aller dans la Suanie, et la Scymnie, qui sont des provinces de leur obéissance. Et certes, il leur est impossible d'y aller tandis que les Perses tiennent le Muchirise. Voila quel était l'étât de la guerre dans la Lazique. [8,15] CHAPITRE XV. 1. Isdigune ambassadeur de Chosroes consuma beaucoup de temps à traiter la paix avec Justinien, dans Constantinople. Après plusieurs contestations, ils convinrent, enfin, d'une trêve de cinq ans, durant lesquels les envoyés des deux Empires auraient la liberté d'aller, et de venir, pour terminer les différents qui regardaient les Laziens, et les Sarrazins. Une des conditions du traité fut, que les Romains paieraient aux Perses deux mille livres d'or pour les cinq ans, et six cens livres pour les dix-huit mois qui s'étaient écoulés depuis les deux trêves, et qui s'étaient consumés en conférences, que les Perses ne prétendaient pas avoir accordées gratuitement, Isdigune faisait de prenantes instances pour toucher les deux mille livres, et pour les emporter. Justinien n'en désirait payer que quatre cents par an, afin d'avoir toujours entre les mains un gage de la foi de Chosroes. Néanmoins, les Romains payèrent la somme entière, sans y faire de difficulté, de peur que s'ils ne la payaient que par année, il ne semblait que ce fût un impôt, qu'ils dussent aux Perses. Ainsi, les hommes rougissent souvent des termes qui paraissent honteux, et ne rougissent pas des choses-mêmes. Il y avait un certain Perse, nommé Besathe, qui était d'une naissance illustre, et particulièrement aimé de Chosroes, qui ayant autrefois été vaincu par Valérien en Arménie, et emmené prisonnier, avait été incontinent après, envoyé à Constantinople, où il était gardé très étroitement. Comme Chosroes souhaitait avec passion sa liberté, il offrait une somme notable pour sa rançon; mais Justinien le renvoya gratuitement, parce que l'Ambassadeur l'avait assuré qu'il était capable de persuader au Roi de rappeler l'armée qui était dans le pays des Laziens. Ce fut en la quinzième année du règne de Justinien, que fut conclue la trêve qui fut louée par les uns, et blâmée par les autres, selon la coutume ordinaire des sujets. 2.. Je ne déciderai pas ici si ceux qui la blâmaient avaient raison ; je me contenterai de rapporter ce qu'ils en disaient. Ils disaient donc, que cette trêve avait été faite dans un temps où la domination des Perses était établie dans le pays des Laziens, afin qu'elle eût encore cinq ans pour se fortifier, et qu'elle ne pût plus, ensuite y être ébranlée par aucune puissance ; que ces Barbares posséderaient durant ce temps-là, les meilleures places de la Colchide, de sorte qu'ils n'en pourraient jamais être chassés, et qu'il leur serait toujours aisé de faire des courses jusqu'aux portes de Constantinople. Il y en avait que ces raisons remplissaient d'indignation, et de dépit, et qui déclamaient aussi de ce que les Perses remportaient, par ce traité, un avantage qu'ils n'avoient pu remporter par la force des armes, qui était d'imposer un tribut aux Romains. Il est certain que Chosroes eut alors un avantage, qu'il avait désiré avec une extrême passion, quand il avait demandé quatre cens livres d or par an, puisqu'il en reçut quatre mille six cens livres, pour onze années et demie. Il donnait à cet impôt le nom d'une composition amiable, bien qu'il continuât toujours des actes d'hostilité dans da Lazique. Les Romains avaient un sensible déplaisir de se voir tributaires des Perses, et de n'avoir point d'espérance de se délivrer d'une charge si pesante. 3. Isdigune s'en retourna, avec de plus grandes richesses que n'en avait jamais emporté aucun ambassadeur, et que n'en possédait aucun Perse. Justinien lui avait rendu des honneurs excessifs, et fait des présents immenses. Il n'y eut jamais d'autre ambassadeur que lui qui allât sans gardes. Ceux de sa suite eurent une pleine liberté de voir, et de fréquenter ceux qu'ils voulurent, d'aller par tous les quartiers de la ville, d'acheter, et de vendre, de traiter, et d'agir, sans être observés de personne ; contre ce qui avait toujours été inviolablement pratiqué. 4. Il arriva alors ce que je crois qui n'était jamais arrivé. Il y eut en automne, une aussi grande chaleur qu'en plein été. La terre fut parée une seconde fois d'autant de roses, et aussi belles, qu'elle avait été au printemps. La plupart des arbres portèrent de nouveaux fruits. La vigne produisît aussi de nouvelles grappes, bien qu'il y eût peu de jours que les premières vendanges étaient achevées. Ce que ceux qui font profession de juger de l'avenir prenaient pour un grand présage, les uns d'un bien, et les autres d'un mal. Pour moi, je me persuade que cela procédait d'un vent de midi, qui avait souffle longtemps, et qui avait échauffé la terre plus que de coutume. Que si cette chaleur extraordinaire est un signe de quelque chose qui doive arriver, nous l'apprendrons de l'événement. [8,16] CHAPITRE XVI. 1. Pendant que la trêve se traitait à Constantinople, il s'élevait de nouveaux sujets de guerre dans le pays des Laziens. Le roi Gubaze était affectionné au parti de Justinien, depuis que Chosroes lui avait dressé un piège pour le perdre ; mais les sujets étaient extraordinairement animés contre les Romains. Ce n'est pas qu'ils eussent de l'inclination pour les Perses; mais c'est que les mauvais traitements qu'ils avaient reçus de nos soldats, leur avaient rendu notre domination odieuse. 2. Théophobe, un des plus illustres qui fût parmi eux, promit à Mermeroës de lui livrer le fort d'Uchimerium, et il le promit, sur l'assurance qu'on lui donna qu'un service si signalé serait inscrit dans les annales des Perses, qu'il acquerrait à son auteur les bonnes grâces de Chosroes, et qu'il le comblerait de richesses et d'honneurs. Théophobe enflé de ces vaines espérances s'appliqua à l'exécution de ce dessein. Il n'y avait alors aucun commerce entre les Romains, et les Laziens. Les uns se tenaient en repos sur les bords du Phase, les autres étaient retirés dans Archéopole, ou dans les forts du pays, Gubaze, était sur la cime des montagnes. Les Perses avaient la liberté d'aller par tout le pays, et ce fut ce qui suscita l'entreprise de Théophobe ; car étant allé au fort d'Uchimerium, il assura les Romains, et les Laziens qui y étaient en garnison, que l'armée romaine était défaite, que les affaires de Gubaze étaient ruinées, que les Perses possédaient toute la Colchide, et qu'il ne fallait pas espérer de les en chasser. Que l'on n'avait encore vu jusqu'alors que Mermeroës à la tête d'une armée de soixante et dix mille combattants, et de quelques troupes auxiliaires ; mais que Chosroes paraîtrait bientôt, avec des forces plus formidables, et si nombreuses que la Colchide ne suffirait pas pour les contenir. Théophobe ayant jeté par cette insigne supposition, la terreur dans l'esprit des soldats de la garnison, ils le conjurèrent au nom des Dieux tutélaires de la place, de les assister, dans une si fâcheuse conjoncture. Il leur promit d'obtenir de Chosroês qu'il leur donnerait la vie en rendant le fort, et alla aussitôt en porter la nouvelle à Mermeroës, qui choisit la fleur de la noblesse des Perses, et les envoya avec Théophobe prendre possession du fort d'Uchimerium, et assurer la garnison de la vie. Ainsi ils affermirent par cette prise leur domination dans la Lazique, et bouchèrent aux Romains, et aux Laziens, le passage de la Suanie, de la Scymnie, et de tout ce qui s'étend depuis le Muchirise, jusqu'à l'Ibérie. Au reste les Romains, et les Laziens, bien loin de repousser les Perses, n'osaient sortir de leurs forts, ni paraître à la campagne. 3. Comme l'hiver approchait, Mermeroës fortifia le fort de Cutatinum, avec une muraille de bois, et y mit une garnison de trois mille hommes. Il mit aussi dans celui d'Uchimerium, une garnison suffisante ; puis ayant réparé un autre petit fort, appelé Sarapanis, qui est sur les frontières de la Lazique, il s'y arrêta. Ensuite ayant appris que les Romains, et les Laziens s'assemblaient, et qu'ils s'étaient campés à l'embouchure du Phase, il y mena son armée ; mais aussitôt qu'ils ouïrent le bruit de sa marche, ils se retirèrent, et se sauvèrent comme ils purent. Gubaze gagna la cime des montagnes, où il passa l'hiver avec sa femme, ses enfants et ses proches où. il supporta constamment la disette des vivres et les incommodités de la saison, s'entretenant de l'espérance de recevoir du secours de Constantinople, et se consolant par l'exemple des autres Princes qui avaient autrefois été réduits à de pareilles infortunes. Sa fermeté imprimait un si profond respect dans le cœur de ses peuples, qu'ils enduraient sans se plaindre. Ils n'appréhendaient rien de la part des ennemis, parce qu'ils étaient cachés dans les solitudes affreuses, et dans des rochers inaccessibles, où ils ne couraient point d'autre danger que celui de périr par la faim, et par la misère. Mermeroës rebâtit alors plusieurs maisons dans les bourgs de Muschirise, il y fit porter des vivres, et ayant envoyé des défenseurs dans les montagnes, il attira par leur entremise, plusieurs de ceux qui s'y étaient réfugiés. Il ne se contenta pas de leur donner la vie, il leur distribua des vivres, et il prit le même soin de leur conservation que de celle de leurs sujets. Après avoir établi tout ce qu'il voulut dans ce pays-là avec une puissance absolue, il écrivit à Gubaze en ces termes. La force et la prudence sont deux qualités qui sont comme l'âme et la règle des actions humaines. Ceux qui ont le pouvoir entre les mains, vivent comme il leur plaît, et imposent la loi à leurs voisins. Ceux-ci assujettis par leur faiblesse à la volonté des puissants, trouvent dans la prudence le remède à la servitude, et pourvu qu'ils sachent obéir aux passions des grands, ils se maintiennent par cette complaisance dans la jouissance de tous les biens dont il semblait que le malheur de leur condition les eût privés. Cette loi n'est pas du nombre de celles qui sont reçues en certains pays, et qui ne le sont pas en d'autres, elle est observée généreusement partout, et il semble qu'elle y ait été publiée par la voix de la Nature. Si vous espérez de remporter la victoire sur les Perses ne différez pas de les combattre. Vous les trouvez bien préparés à vous recevoir, et à se maintenir dans la possession de la Lazique. Il ne tiendra qu'à vous de signaler votre courage. Mais comme vous savez bien que vous ne pouvez résister à leur puissance; prenez l'autre parti, qui est de vous connaître vous-même, et de reconnaître Chosroes pour votre souverain, votre roi, votre vainqueur, et votre maître. Priez-le d'oublier vos fautes passées, afin de vous délivrer de vos misères présentes. Je suis garant qu'il vous fera grâce, et qu'il vous conservera la vie, et la couronne, et pour assurance de cette parole, je vous offre en otage les enfants de nos plus illustres capitaines. Que si vous rejetez ces conditions, retirez-vous dans un autre pays, et permettez aux Laziens de respirer, et de recevoir quelque soulagement, après les maux qu'ils ont soufferts par votre imprudence. Ne les faites pas périr par la vaine attente d'un secours. Les Romains qui ne vous en ont pu donner par le passé, ne vous en donneront pas à l'avenir. Voila ce que contenait la lettre de Mermeroës, mais elle ne persuada pas Gubaze. Il demeura toujours sur la cime des montagnes, attendant le secours des Romains., et soutenant la faiblesse de son espérance par la grandeur de la haine qu'il portait à Chosroes. Les hommes accordent le plus souvent leurs avis avec leur caprice. Quand une opinion leur plaît, ils l'embrassent comme une règle règle certaine, sans examiner si elle n'est point fausse ; quand elle leur déplaît, ils la rejettent sans prendre la peine de considérer qu'elle est peut-être véritable. [8,17] CHAPITRE XVII. 1. Dans le même temps certains moines arrivèrent des Indes, qui ayant su que Justinien était en peine d'empêcher à ses sujets d'acheter de la soie des Perses, l'allèrent trouver, et lui dirent qu'ils savaient le moyen de faire en sorte que ses sujets n'en achetassent plus à-l'avenir, ni de ses ennemis ni des autres étrangers. Qu'ils avaient longtemps demeuré dans la Serinde, qui est la contrée la plus peuplée qu'il y ait aux Indes, et qu'ils y avaient appris comment la soie se faisait. Qu'elle était filée par de petits vers, auxquels la Nature en avait enseigné le métier, et qu'elle y faisait travailler sans relâche; qu'il était impossible d'apporter de ces vers sur les terres de l'Empire; mais qu'il était aisé d'en apporter des œufs, et de les faire éclore, en les couvrant avec du fumier, en leur donnant un certain degré de chaleur. Justinien les excita, par de grandes promesses, à exécuter cette entreprise. Ils retournèrent donc aux Indes, en rapportèrent des œufs de vers à soie, et en firent éclore d'autres vers, qu'ils nourrirent de feuilles de mûrier ; ainsi ils établirent la manufacture de la soie dans l'Empire. Voila l'état où la guerre était entre les Romains et les Perses, et voila aussi ce qui arriva touchant l'invention de faire la soie. 2.. Aussitôt que l'hiver fut parti, Isdigune porta l'argent des Romains à Chosroes, et lui exposa les conditions de la trêve, lesquelles il eut agréables. Il ne laissa pas toutefois de retenir le pays des Laziens, et il employa cet argent même à lever des Huns, et des Sabiriens, qu'il envoya à Mermeroës, avec quelques Perses, et des éléphants. Ce capitaine mena, suivant l'ordre de Chosroes, toutes ses troupes vers les forts de la Lazique. Les Romains n'osaient paraître, mais ils se tenaient à couvert proche de l'embouchure du Phase, et par bonheur ils ne reçurent aucune perte durant cette année. Mermeroës ayant appris que la sœur de Gubaze était dans un fort, alla l'assiéger ; mais la garnison secondée par l'assiette de la place, se défendit vaillamment, et l'obligea de se retirer. Ensuite comme il allait dans l'Abasgie, la garnison du fort de Tzibilon lui boucha un passage qu'il est impossible de forcer, parce qu'il est étroit et entouré de précipices. Ainsi ne pouvant passer sur le ventre des ennemis, il fut contraint de reculer, et à l'instant il alla vers Archéopole, à dessein de l'assiéger ; mais ayant tâché inutilement d'en abattre les murailles, il s'en retourna en diligence. Les Romains poursuivirent les Perses dans leur retraite, et en taillèrent plusieurs en pièces dans les défilés. Ils tuèrent entre-autres le chefs des Sabiriens. On se bâtit opiniâtrement pour le corps de ce Barbare, mais les Perses furent enfin victorieux, et se retirèrent vers le sort de Cutatisium, et vers le pays de Muchirise. Voila ce que j'avais encore à dire de la guerre des Romains et des Perses. 3. Les affaires des Romains étaient en bon état dans l'Afrique. Les armes de Jean, qui y était maître de la milice, avaient eu des succès si heureux, qu'à peine étaient-ils croyables. Il s'était joint à un des Princes du pays, nommé Cutzinas, et avait d'abord défait les autres Princes en bataille rangée, et il avait tellement assujetti Jabdas, et Antalas, Seigneurs des Maures de la Byzacène, et de la Numidie, qu'ils le suivaient comme des esclaves. Ainsi les Romains qui habitaient en Afrique, jouirent d'un peu de repos, bien que leur pays fût encore désolé par les restes des guerres passées. [8,18] CHAPITRE XVIII. 1. Je raconterai maintenant ce qui se passa pendant cela en Europe. Les Lombards et les Gépides avaient fait la paix dont j'ai parlé; mais comme ils ne pouvaient terminer leurs différends par la voie de la douceur, ils eurent recours à celle des armes. Ils levèrent donc deux armées fort nombreuses, dont l'une qui était celle des Gépides était commandée par Thorisin, et l'autre par Auduïn. Comme elles étaient proches, sans toutefois être en présence, elles furent agitées d'une terreur panique qui les dissipa, Il n'y eut que les deux commandants qui demeurèrent fermes, et qui firent de grands efforts pour retenir leurs gens. Auduïn étonné de la consternation si soudaine de son armée, et ne sachant pas encore que le même malheur était arrivé aux ennemis, envoya leur demander la paix. Les envoyés étant venus trouver Thorisin, et ayant vu que le même accident lui était arrivé, lui demandèrent où étaient ses troupes ? Elles ont pris la fuite, répondit-il, sans que personne les poursuivît. Seigneur, ajoutèrent-ils, nous ne vous dissimulerons pas la vérité, puisque vous nous faites l'honneur de nous la découvrir ; les Lombards se sont mis aussi d'eux-mêmes en déroute. Puisque Dieu veut conserver les deux Nations, et puisqu'il les a frappées d'une crainte salutaire, afin de les séparer sur le point d'une bataille, il est bien raisonnable que nous suivions ses intentions, et que nous mettions-bas les armes. Thorisin ayant accepté la proposition, l'on fit une trêve pour deux ans, durant lesquels l'on nommerait des députés pour examiner les prétentions réciproques des deux partis, et pour conclure la paix. Ainsi, les deux peuples se séparèrent ; mais n'ayant pu faire la paix durant la trêve, ils se préparèrent encore à la guerre. 2.. Comme il y avait apparence que les Romains donneraient du secours aux Lombards, les Gépides furent bien aises de s'assurer de l'alliance des Huns. Ils envoyèrent pour ce sujet une ambassade aux Princes des Cuturguriens qui habitent au deçà de la Palus Méotide, et ils les prièrent de se joindre à eux contre les Lombards. Ceux-ci leur envoyèrent aussitôt une armée de douze mille hommes, commandée par plusieurs chefs, entre lesquels il y en avait un nommé Chiniale, excellent homme de guerre. Mais comme cette armée était arrivée avant le temps, et qu'il restait encore une année de la trêve, elle était à charge aux Gépides, ce qui fut cause qu'ils persuadèrent aux Huns d'aller passer cette année sur les terres de l'Empire, et d'y faire le dégât. Or parce que les garnisons romaines gardaient avec grand soin les partages du Danube qui sont dans la Thrace, et dans l'Illyrie, ils firent traverser ce fleuve aux Huns de dessus leurs terres, et ils les mirent sur celles de l'Empereur. 3. Après qu'ils eurent pillé, et ravagé presque tout le pays, Justinien envoya se plaindre aux Princes des Huns Uturguriens, qui demeurent au deçà de la Palus Méotide, de ce qu'ils n'entreprenaient rien contre les Cuturguriens, et de ce qu'ils laissaient ainsi périr leurs amis, par la plus injuste de toutes les négligences. Il leur représenta l'insolence de ces Barbares, qui ne pouvaient s'empêcher de faire des courses sur ses terres, bien qu'il leur payât chaque année une pension. Que les Uturguriens ne recevaient aucun fruit de ces courses puisqu'ils n'en partageaient pas le butin, et qu'ainsi, ils avaient tort d'abandonner les Romains, avec qui ils étaient unis par une alliance si étroite, et si ancienne. Justinien ayant mandé toutes ces choses aux Uturguriens, les ayant fait souvenir des bienfaits dont il les avait combés par le passé, et leur ayant donné de l'argent, il les engagea à prendre les armes contre les Cuturguriens, Ayant donc pris un renfort de deux mille Goths Tétraxites qui sont leurs voisins, et ayant traversé le Tanaïs, sous la conduite de Sandil, illustre par sa rare prudence, par son grand courage, et par sa longue expérience, ils donnèrent bataille contre les Cuturguriens qui étaient venus au devant d'eux en grand nombre. Le combat fut long et opiniâtre ; mais, enfin les Uturguriens donnèrent la chasse à leurs ennemis, dont il ne se sauva qu'un petit nombre. Les victorieux emmenèrent une grande quantité de femmes et d'enfants. [8,19] CHAPITRE XIX. 1. Pendant que ces Barbares se faisaient la guerre, et qu'ils en couraient seuls le danger, les Romains jouissaient d'un peu de repos. Tous les prisonniers que les Cuturguriens avaient faits sur eux, se sauvèrent, à la faveur de cette bataille, et retrouvèrent leur pays, et leur liberté, par l'occasion d'une victoire étrangère. 2. Justinien députa Aratius vers Chiniale, et vers les autres Huns, pour leur faire le récit de ce qui s'était passé dans leur pays, et pour les obliger en leur faisant une libéralité extraordinaire, à quitter les terres de l'Empire. Quand ils eurent appris l'irruption des Uturguriens, et qu'ils eurent reçu de l'argent, ils promirent de ne point commettre de meurtres, de ne point emmener de prisonniers, de ne point exercer d'hostilité, et de se retirer sans faire de désordre. Il fut aussi accordé, que s'ils se pouvaient rétablir dans leur pays, ils y demeureraient en repos ; mais que s'ils n'y pouvaient demeurer, ils reviendraient dans l'Empire, et que Justinien leur assignerait des terres dans la Thrace, dont ils empêcheraient l'entrée à toute sorte de Barbares. 3. Deux mille des Huns qui avaient été défaits par les Uturguriens, et qui s'étaient sauvés après leur défaite, se retirèrent chez les Romains, avec leurs femmes, et leurs enfants. Ils avaient parmi leurs chefs un homme fort vaillant nommé Sinnion, qui avait autrefois servi sous Bélisaire, contre les Vandales. Justinien agréa les offres qu'ils firent de servir dans ses armées, et les envoya en Thrace. 4. Sandil, roi des Uturguriens, entra dans une extrême colère, lorsqu'il apprit, qu'après qu'il avait chassé les Cuturgoriens de leur pays, pour venger les injures des Romains, les Romains les y rétablissaient eux-mêmes, et il envoya s'en plaindre par des ambassadeurs, à qui il ne donna point de lettre, parce que les Huns ne savent pas encore l'art de l'écriture, et qu'ils ne font point apprendre à leurs enfants à lire, ni à écrire. Ces ambassadeurs vinrent devant Justinien, avec les ordres de Sandil, et lui dirent, que leur Prince lui disait par leur bouche, comme par une lettre. J'ai ouï conter dans ma jeunesse, une parabole, qui si je m'en souviens bien, est telle que je la vais rapporter. Le loup peut changer de poil; mais il ne peut changer d'esprit, la nature ne permettant pas ce changement. Voila ce que moi Sandil ai appris des vieillards qui voulaient marquer les mœurs des hommes sous le nom des bêtes. Je sais aussi, par expérience, ce que m'a appris la vie champêtre où j'ai été élevé. Les Bergers prennent les chiens tout petits, et ils les nourrissent avec soin. Le chien se montre doux, et reconnaissant envers le berger qui l'a nourri. Le dessein des bergers est que les chiens gardent leurs moutons, et qu'ils les défendent contre les loups. Ce qui, comme je me l'imagine se pratique par toute la terre ; car l'on n'a jamais vu les chiens manger les montons, ni les loups les garder. C'est comme une loi que la nature a faite aux loups, aux chiens, et aux moutons, qui s'observe partout, et qui a lieu, comme je crois dans votre royaume, bien qu'il se fasse beaucoup de choses tout-à-fait extraordinaires et fort contraires au sens des autres hommes. Que si je me trompe en ce point faites le voir à mes ambassadeurs, afin que j'apprenne quelque chose dans ma vieillesse. Que si je ne me tromperai, et si c'est un ordre que la nature à établi dans tout le monde, ne vous est-il pas honteux de loger au milieu de vos Etats les Cuturguriens, que vous n'avez pu souffrir lorsqu'ils demeuraient loin de vos frontières? Ils vous feront connaître dans peu de temps, s'ils ont de l'affection, et du zèle pour votre service. Vous aurez toujours des ennemis qui ravageront vos terres, et ils s'attendront à recevoir de vous un favorable traitement, après au ils auront été vaincus, et vous n'aurez jamais d'amis qui défendent vos terres, et qui les garantirent du pillage, parce que l'on appréhendera d'être moins considéré de vous ; après que l'on aura remporté la victoire, que ceux-mêmes que l'on aura dompté. Nous habitons un pays désert, et stérile, et les Cuturguriens sont non seulement dans l'abondance des vivres, mais dans la jouissance des choses superflues. Ils ont le divertissement des bains, la soie, et l'or brillent sur leurs vêtements. Ils ont emmené en leur pays une multitude presque innombrable de Romains à qui ils ont sait souffrir tout ce que la cruauté d'un maître barbare et impitoyable peut inventer. C'est nous, cependant, qui avons couru des dangers, pour les tirer de la servitude. Vous nous en avez mal récompensés. Nous endurons encore toutes les incommodités auxquelles la nature à condamné notre pays; et les Cuturguriens partagent entre eux les terres de ceux que nous avons délivrés par notre courage, du joug qu'ils leur avoient imposé. Voila ce que dirent les ambassadeurs des Uturguriens. Justinien les apaisa à force de promesses et de présents, et les renvoya en leur pays. Voila ce qui se fit alors. [8,20] CHAPITRE XX. 1. Il s'éleva, dans le même temps, un différend, et une guerre entre les Varnes, et les habitants de l'île de Britia. Les Varnes demeurent au delà du Danube, et s'étendent jusqu'à la mer du Nord, et jusqu'au Rhin qui est séparé d'avec les Français, et d'avec quelques autres nations. Autrefois, tous ceux qui habitaient sur les deux bords de ce fleuve, étaient distingués par des noms particuliers ; maintenant ils sont confondus sous celui de Germains qui ne sont qu'un de ces peuples. L'île de Britia n'est qu'à deux cens stades du rivage vis à vis de l'embouchure du Rhin, entre Thulé et l'Angleterre. L'Angleterre du côté d'Occident, et d'Espagne n'est pas éloignée du continent, de plus de quatre mille stades. Elle est opposée à la partie méridionale de la Gaule. Thulé, autant que l'on en peut juger, est à l'extrémité du Septentrion. J'ai parlé de Thulé, et de l'Angleterre, dans les livres précédents. 2. L'île de Britia est peuplée par trois nations fort nombreuses, les Anglais, les Frisons, et les Bretons, qui obéissent à trois rois différents. Elle produit une telle multitude d'hommes, que chaque année plusieurs familles passent en France, où l'on leur assigne des terres pour les cultiver. D'où vient que les Français prétendent quelque droit sur l'île. Il est certain qu'entre les ambassadeurs que leur roi envoya a Justinien, il y avait des Anglais, ce que ce Prince affecta par ambition, pour faire voir que cette île relève de son royaume. . 3. Il n'y a pas bien longtemps que les Varnes avaient pour roi Hermigiscle, qui pour affermir sa puissance, épousa la fille de Théodebert roi des Français. Il avait d'une première femme un fils, nommé Radiger, qu'il accorda avec la sœur du roi d'Angleterre, à laquelle le roi son frère donna pour sa dot, une grande somme d'argent. Un jour que Hermigiscle se promenait à cheval, avec des principaux de son royaume, il vit sur un arbre un oiseau qui criait d'un ton lugubre, ce qu'il prit pour un présage funeste, et il dit, que c'était un signe qu'il mourrait dans quarante jours. Voici encore ce qu'il ajouta. J'ai apporté tous les soins dont j'ai été capable pour vous rendre heureux. J'ai pris une femme en France, j'ai fiancé mon fils à une fille de Britia. Mais maintenant que je juge que ma mort est proche, que je n'ai point d'enfants de ma femme, et que mon fils n'est pas encore engagé par la célébration du mariage, j'ai un conseil à vous donner, que vous exécuterez après ma mort ; si vous le trouvez à propos. J'estime qu'il vous est plus avantageux de contracter alliance avec les Français, d'avec qui vous n'êtes séparés que par le Rhin, que de la contracter avec des Insulaires avec qui il ne vous est pas aisé d'entretenir commerce par mer. Comme les Français sont nos voisins, et qu'ils sont puissants, ils nous feront du bien, et du mal, quand il leur plaira ; mais ils nous voudront plutôt faire du mal que du bien, s'ils n'en sont retenus par la considération d'une alliance. Un voisin puissant est toujours formidable au plus faible, parce qu'il ne lui est que trop aisé de lui faire des violences et de trouver des prétextes pour l'opprimer, avec apparence de justice. Lassez donc à la Princesse que mon fils a fiancée les présents que je lui ai faits en faveur du mariage que j'espérais célébrer. Permettez qu'elle les retienne selon l'usage de toutes les nations, pour se consoler du tort qu'elle recevra; et que mon fils épouse sa belle-mère, comme la loi du pays le permet. 4. Hermigiscle mourut quarante jours après ce discours, comme il l'avait prédit. Son fils prit possession de ses Etats, et par l'avis des grands du royaume, il répudia sa fiancée, et épousa sa belle-mère. La fiancée conçut aussitôt le dessein de venger l'outrage que l'on lui faisait ; car parmi ces Barbares, les filles ont un tel soin de conserver leur honneur, qu'il semble que l'on ne soit pas bien persuadé de la vertu de celles à qui l'on promet mariage, et avec qui l'on ne l'achève pas. La fiancée de Radiger commença par lui envoyer demander pourquoi il la répudiait, puisqu'elle avait eu tout le soin qu'elle devait de son honneur, et qu'elle ne lui avait fait aucun déplaisir? et elle prit ensuite, une généreuse résolution de lui déclarer la guerre. Elle amassa quatre cents vaisseaux, sur lesquels elle fit monter dix mille hommes, commandés par un de ses frères, qui n'était que particulier. Ces insulaires sont les plus braves de tous les Barbares que nous connaissons. Ils combattent à pied et ne savent point monter à cheval. Il n'y a point de chevaux dans leur île, si ce n'est peut-être en peinture. Que si dans les voyages, ou dans les ambassades qu'ils ont faites quelquefois chez les Français, et chez les Romains, ils se sont servis de chevaux, il a fallu les mettre dessus, et les en ôter. Les Varnes font aussi la guerre à pied. Tous les rameurs de cette flotte étaient soldats, et il n'y avait pas une personne inutile. Ce peuple ne se sert que de rames, et ne connaît point l'usage des voiles. Quand la flotte eut pris terre, proche de l'embouchure du Rhin, cette généreuse fille fit un retranchement où elle demeura avec peu de gens, et elle envoya son frère contre l'ennemi. Les Varnes étaient campés assez proche de la mer, de sorte que les Anglais les ayant bientôt rencontés, et en étant venus aux mains, ceux-ci remportèrent la victoire, firent un grand carnage des Varnes, et, mirent le reste en déroute. Les vainqueurs n'ayant pu poursuivre bien-loin les fuyards, se retirèrent dans leur camp. La fiancée leur reprocha leur lâcheté en des termes fort piquants, et elle dit à son frère, qu'il n'avait rien gagné en gagnant la bataille, puisqu'il n'avait pas pris Radiger. Et à l'instant elle choisit les plus vaillants de l'armée, et leur commanda de l'aller chercher, et de le lui amener vif. Ils coururent le pays jusqu'à ce qu'ils l'eussent trouvé dans une épaisse forêt, où il s'était caché. Ils le lièrent, et ramenèrent devant sa fiancée où il parut tout tremblant, dans l'attente d'une mort cruelle, mais au lieu de le faire mourir, elle se contenta de lui demander, pourquoi, n'ayant aucun reproche à lui faire, il l'avait méprisée jusqu'à un tel point, que d'épouser une autre femme ? Il s'excusa sur les ordres de son père, et sur les conseils des premiers de sa nation ; il la supplia de lui pardonner une faute qu'il avoir été contraint de commettre, lui offrir de l'épouser, et lui promit d'effacer, par les services qu'il lui voulait rendre, l'injure qu'il lui avait faite. Cette fille, satisfaite de son excuse, commanda de le délier, et de le traiter civilement. Peu de temps après il renvoya en France la sœur de Théodebert, et il contracta mariage avec sa première fiancée. Voila quel fut le succès de cette affaire. 5. Les anciens ont bâti une muraille dans l'île de Britia pour séparer deux de ses parties, qui étaient déjà fort séparées par la différence du terroir, et de l'air. La partie qui regarde l'Orient, jouit d'un air fort tempéré, et a les saisons fort réglées. En hiver, le froid n'y est pas trop piquant, et en été la chaleur n'y est que modérée. Elle est fort peuplée par des hommes qui ont une manière de vivre fort polie, les arbres y portent de beaux fruits en leur temps, les grains y croissent en abondance, et le pays est arrosé de quantité de fontaines. Tout le contraire arrive dans la partie qui regarde l'Occident, de sorte qu'il est impossible qu'un homme y vive l'espace de demi-heure. La terre y est infectée de serpents, de vipères, et d'autres animaux venimeux, et l'air y est si corrompu, que l'on dit que si un homme passait le mur, expirerait à l'instant. 6. Puisque je suis tombé sur ce sujet je me trouve obligé de raconter une chose qui me paraît fabuleuse quoiqu'elle soit appuyée du témoignage de plusieurs personnes qui assurent qu'ils ont vu, et qu'ils ont fait une partie des choses qu'ils rapportent. J'en fais mention, de peur que l'on ne crût que j'eusse ignoré ce qui s'en dit. On dit donc, que les âmes des morts sont transportées dans cette île, de la manière que j'ai ouï dire à plusieurs personnes, bien que j'aie pris tout ce que j'en ai ouï-dire pour des rêveries, et pour des songes. Le rivage de l'Océan qui est vis-à-vis de l'île, est embelli de divers bourgs qui sont habités par des pêcheurs, par des laboureurs, et par des marchands, qui dépendent des Français, et qui toutefois ne leur payent aucun tribut, en considération d'un service qu'ils leur ont rendu, et dont je parlerai incontinent. On prétend que les habitants de ces bourgs passent chacun à leur tour les âmes dans l'île. Ceux qui sont en rang de faire cette fonction, se retirent en leurs maisons dès que le jour est fini, et s'y reposent, jusqu'à ce que le Génie qui doit présider au passage les vienne quérir. Ils entendent sur le minuit frapper à leur porte, et une voix sourde qui les appelle. A l'instant ils se lèvent, et vont au rivage, ou plutôt ils y sont conduits par je ne sais quelle vertu secrète, mais toute-puissante. Quand ils y sont arrivés ils y trouvent des barques toutes vides, et qui ne sont pas à-eux, ils entrent dedans, et prennent les rames. Ils reconnaissent que les barques sont si chargées, qu'elles enfoncent dans l'eau jusqu'au bord. Ils ne voient, néanmoins personne. Après avoir ramé l'espace d'une heure, ils arrivent à l'île, bien qu'ils n'aient accoutumé d'y arriver, dans leurs vaisseaux, qu'après avoir ramé un jour, et une nuit entière. Quand leurs barques sont déchargées, elles sont si légères qu'elles ne sont que raser la surface de l'eau. Ils ne voient personne qui y soit, ni personne qui en sorte ; mais ils disent qu'ils entendent une voix qui récite les anciens noms, et les qualités de ceux qui en sortent, et que ceux-ci appellent ceux qui les reçoivent leurs pères. Les femmes qui descendent de ces barques disent adieu à leurs maris à haute voix. Voila ce que content ceux du pays. Je vais maintenant reprendre la suite des affaires, dont j'avais commencé le récit dans le livre précèdent. [8,21] CHAPITRE XXI. 1. Voilà les guerres qui se faisaient dans les Provinces. Pour ce qui est de celle des Goths, Justinien n'en voulut pas donner le commandement à Bélisaire, après la mort de Germain ; car comme il l'avait rappelé à Constantinople, qu'il l'y avait reçu avec honneur, et qu'il lui avait donné la charge de Préfet du Prétoire, il désirait de l'y retenir. Il est certain que Bélisaire était alors le plus considéré des Romains. Bien qu'il y eût quelques Patrices, et quelques Consulaires plus anciens que lui, néanmoins, ils n'usaient pas de leur droit, mais ils lui cédaient la première place, en considération de son grand mérite : ce qui était très-agréable à Justinien. Jean, neveu de Vitalien, passait, cependant, l'hiver à Salone, ce qui fut cause que les gens de commandement qui l'attendaient en Italie, n'y firent rien de considérable. Au reste la fin de cet hiver fut aussi la fin de la seizième année de la guerre que décrit Procope. 2. Au commencement de l'année suivante, Jean avait intention de partir de Salone, et de mener l'armée contre Totila ; mais l'Empereur lui défendit de le faire, et lui commanda d'attendre Narsès, à qui il avait donné le commandement. On n'a jamais su la véritable raison de ce choix, parce qu'il est difficile de pénétrer le secret des conseils de l'Empereur, s'il ne le découvre lui-méme. Je rapporterai donc seulement les conjectures que le peuple en formait. On disait que Justinien jugeait que les autres chefs de l'armée Romaine, qui ne s'estimaient pas inférieurs à Jean, refuseraient de lui obéir. Et qu'il appréhendait qu'ils ne ruinaissent les affaires, ou par jalousie de leur avis, ou par envie contre sa charge. Lors que j'étais à Rome, j'entendis conter à un Sénateur, qu'au temps qu'Atalaric, fils d'une fille de Théodoric, régnait en Italie, un troupeau de bœufs ayant été amené au marché, qui est proche d'un temple qui fut autrefois frappé de la foudre, et que l'on appela le temple de la paix, un bœuf se sépara du troupeau, et monta sur un taureau de bronze qui est au milieu de la fontaine, et qui a autrefois été fait ou par Phidias l'Athénien, ou par Lysippe. Car il y a plusieurs ouvrages de ces deux excellents sculpteurs dans cette place publique. La vache de Myron y est aussi. C'était une ambition des anciens romains, d'embellir leur ville par les plus rares ornements de la Grèce. Il passa, dans ce moment, un paysan de la Toscane qui se mêlait de prédire l'avenir, comme plusieurs du même pays s'en mêlent encore, et qui assura, que quelque jour un eunuque soumettrait à sa puissance, le tyran de l'Italie. Tout le monde se railla pour lors du paysan, et de sa prédiction, selon la coutume des hommes, qui se moquent de tout ce que l'on avance des choses, avant qu'elles soient arrivées, parce que tout ce que l'on en avance, ne paraît fondé sur aucune raison probable; mais on l'admire maintenant que le succès en a sait voir la vérité. Ce fut peut-être, pour ce sujet que Narsès fut choisi pour commander l'armée contre Totila, soit que Justinien eût quelque pressentiment de l'avenir, ou que ce choix ne fût conduit que par le hasard. Ce nouveau général partit donc à la tête d'une puissante armée, et avec beaucoup d'argent. Il fut obligé de s'arrêter quelque temps à Philippopolis, à cause des courses des Huns, qui ravageaient la Thrace, mais il en sortit aussitôt qu'une partie de ces Barbares se sut retirée vers Thessalonique, et l'autre vers Constantinople. [8,22] CHAPITRE XXII. 1. Pendant que Jean attendait Narsès à Salone, et que Narsès était retardé par l'irruption des Huns, Totila qui était aussi dans l'attente de ce que deviendrait l'armée romaine, s'occupait à rappeler à Rome divers citoyens, parmi lesquels il y avait des Sénateurs, et il témoignait être fâché d'avoir brûlé le quartier qui est au delà du Tibre. Ces misérables habitants étaient réduits à une condition presque aussi cruelle que celle des esclaves, et ils ne pouvaient rétablir ni leur fortune particulière, ni la fortune commune de Rome, bien qu'ils eussent une plus sorte passion de la maintenir dans son ancienne splendeur qu'aucun autre peuple n'en eut jamais pour la gloire de sa patrie. 2. En effet, bien que les Romains aient vécu longtemps sous la domination des Barbares, ils ont entretenu avec soin les édifices publics, et les ornements que l'excellence de l'art a conservés contre les injures du temps, et contre la négligence que le désordre des guerres a rendue, en quelque sorte inévitable. Il y a encore d'anciens monuments qui font connître l'origine de la Nation. Et entre-autres, le vaisseau d'Enée, fondateur de Rome, qui est plus beau à voir que l'on ne saurait se l'imaginer. Il est au port du Tibre, dans le milieu de la ville. Comme je l'ai considéré avec soin, j'en ferai la description. 3. Bien que ce vaisseau soit fort grand, il n'a toutefois qu'un rang de rames. Il est long de six-vingt pieds, large de vingt-cinq, et aussi haut qu'il le peut être sans que les rameurs en soient incommodés. Les morceaux de bois dont il est composé, sont tous d'une pièce, ce qui surpasse toute sorte de créance, et qui ne se voit en aucun autre navire. Le fond n'est que d'un seul arbre, et s'étend depuis la poupe jusqu'à la proue. Il se courbe doucement sur l'eau, et s'élève comme insensiblement vers les bords. Tous les morceaux qui sont emboîtés dans la carine, et que les Grecs appellent g-dryochos, et les autres g-nomeis passent d'un côté à l'autre, à travers tout le vaisseau, et sont courbés d'une façon qui est fort agréable, soit qu'elle vienne de la Nature, ou bien que ce soit un effet de l'art. La longueur de chacune des planches qui servent de clôture, égale celle du navire. Enfin la structure en est tout-à-fait admirable. Il est certain que l'on ne peut parfaitement décrire les ouvrages qui sont extraordinaires, et que comme ils sont au dessus de notre imagination, ils sont aussi au dessus de nos paroles. De tout le bois qui est entré dans la composition de ce merveilleux bâtiment, il n'y en a point de pourri, il n'y en a point que le temps ait gâté, et tout le corps en est aussi entier, que s'il venait d'être achevé par l'excellent homme qui en a été l'ouvrier. Voila ce que j'avais à dire touchant le vaisseau d'Enée. 4. Totila ayant rempli de soldats trois cents vaisseaux longs, les envoya ravager la Grèce. Ils ne purent faire aucun désordre avant que d'être arrivez à la Phéacide, que l'on appelle aujourd'hui Corfou, car depuis le détroit dont Charybde tient un côté entier, il n'y a point d'île qui soit habitée avant celle dont je parle. C'est pourquoi lorsque j'ai vogué sur cette mer, j'ai été quelquefois en peine de trouver l'île de Calypso. Je n'y ai vu en tout que trois petites îles, proches l'une de l'autre, qui sont éloignées d'environ trois cens stades, de celle de Corfou, on les appelé Othonos, et elles ne sont habitées ni par les hommes, ni par les bêtes. Quelqu'un dira, peut-être, que Calypso demeurait dans l'une de ces îles, et que ce fut pour cette raison qu'Ulysse traversa si aisément dans la Phéacide, comme dit Homère. Cela ne se peut, néanmoins, avancer que par conjecture, étant difficile de connaitre bien exactement les choses qui sont si éloignées de nous, à cause que le temps change le nom des lieux, de l'opinion des peuples. 5. Il y en a, qui croient que le vaisseau bâti de pierre blanche qui se voit sur les bords de la Phéacide, est le même qui porta Ulysse a Ithaque. Il est de pièces différentes, et il a des caractères qui publient assez hautement, qu'il avait été bâti par un marchand, et dédié à Jupiter Casien, qui était autrefois adoré par les habitants du pays, et que la ville où est le vaisseau s'appelle Cassiopé. Le navire qu'Agamemnon fils d'Atrée consacra à Diane dans la ville de Géreste, qui est une ville des Euboéens, était aussi bâti de pierres. Quand cette Déesse fut apaisée par la mort d'Iphigénie, elle rendit aux Grecs la liberté de la mer. Il y a sur ce vaisseau une inscription qui y fut gravée alors, ou qui l'a été depuis. Elle était en vers hexamètres. Le temps en a effacé une partie. Voici les deux premiers qui restent. "Jadis Agamemnon laissa ce monument Du passage des Grecs sur ce fier élément". II y avait écrit au dessus, "Tenique a fait ces ouvrages pour Diane Bolosie" -, c'est ainsi que Lucine était appelée par les anciens, parce qu'ils étaient persuadés que c'était elle qui envoyait aux femmes les douleurs de l'enfantement, qui sont appelées par les Grecs g-bolai c'est à dire des traits. Mais il faut que je reprenne le sujet que j'avais quitté. 6. Les Goths ayant pris terre à Corfou, la ravagèrent, et d'autres îles voisines aussi, que l'on a appelé Sybotes. Ils passèrent, ensuite, en terre ferme où ils exercèrent de pareilles violences aux environs de Dodone, dont les villes de Nicopole et d'Anchise retentirent de tristes effets. On dit que ce fut en cette dernière que mourut Anchise père d'Enée, et que ceux du pays donnèrent son nom à la ville. Comme ils couraient toutes les côtes, ils y rencontrèrent la flotte de Grèce, où il y avait quelques vaisseaux chargés de vivres pour l'armée de Narsès. Voila ce qui se passa alors. [8,23] CHAPITRE XXIII. 1. Totila avait envoyé longtemps auparavant, dans le pays des Picentins une puissante armée commandée par trois excellents capitaines Scipuare, Ciblas, et Gundulphe, ou Indulphe, qui avait été autrefois garde de Bélisaire, et il leur donna ordre d'assiéger Ancone, et afin qu'ils la prissent plus aisément, il envoya quarante-sept vaisseaux pour l'attaquer en même temps par mer, et par terre. Après que les habitants eurent soutenu longtemps le siège, ils commencèrent à être incommodés de la disette des vivres, ce qui étant venu à la connaissance de Valérien, qui était à Ravenne, et qui n'avait pas assez de force pour les secourir, il écrivit en ces termes à Jean, neveu de Vitalien, qui était à Salone. 2. Vous savez que nous n'avons plus de places au deçà, du golfe Ionique, si ce n'est Ancône, si toutefois nous l'avons encore ; parce que les Romain s y sont tellement pressés que j'appréhende fort que nous n'arrivions trop tard pour les secourir. Je n'en dirai pas davantage. L'extrême nécessité où ils sont ne permet pas de perdre le temps en des discours inutiles, et demande plutôt du secours que des paroles. 3. Après que Jean eut lu cette lettre, il ne fit point de difficulté de partir, bien que Justinien le lui eût défendu, et il crut qu'il fallait avoir moins d'égard à ses ordres, qu'à la grandeur du danger. Il embarqua donc sur trente-huit vaisseaux, les hommes les plus vaillants qu'il eût, et ayant fait voile, il aborda à Scardone, où Valérien arriva incontinent après avec douze navires. Quand ils eurent joint leurs troupes, ils tinrent conseil. Ensuite, ils prirent terre à une ville que l'on a appelé Senogallia, et qui n'est pas beaucoup éloignée d'Ancône. Les chefs des Goths, avertis de l'arrivée de ce secours, mirent sur quarante-sept vaisseaux la fleur de leur armée. Scipuare demeura dans le camp. Ciblas et Indulphe prirent le commandement de la flotte. Quand les deux armées navales furent en présence, elles s'arrêtèrent, et les chefs des deux partis haranguèrent leurs soldats. Voici ce que dirent Jean et Valérien. 4. Mes Compagnons, que personne ne se persuade que nous n'allions combattre que pour le secours à Ancône, et pour la conservation des Romains qui y sont assiégés; nous allons combattre pour l'intérêt de notre fortune, dont la victoire va faire la décision. Considérez, je vous prie, l'état présent de nos affaires. La dépense donne un grand branle à la guerre. Le parti qui manque de provisions ne manque jamais d'être défait. La faim et la valeur sont incompatibles. La nature ne permet pas qu'un homme dont les forces sont puisées par la disette, se signale dans un combat. Il ne nous reste plus de place ; depuis Otrante jusqu'à Ravenne, où nous puissions serrer les provisions qui sont nécessaires pour notre subsistance, et pour celle de nos chevaux. L'ennemi est tellement maître de tout le pays, qu'il n'y a pas un seul village d'où nous puissions attendre quelque peu de vivres que ce soit. Il n'y a point d'autre port où nous puissions descendre, que celui d'Ancône. C'est pourquoi, si nous conservons cette place, et que nous gagnions la bataille, nous pourrons espérer de terminer heureusement cette guerre ; mais si nous la perdons, je prie Dieu, pour ne rien dire de plus fâcheux, que nous ne soyons pas privés pour toujours de la possession de l'Italie. Il est raisonnable que vous fassiez aussi réflexion que si vous avez du désavantage, vous n'avez aucun lieu de retraite ni sur la terre, où vous ne tenez plus de place, ni sur la mer, où les ennemis sont absolument les maîtres. Toute votre espérance est dans vos mains., et elle sera telle que les actions que vous ferez dans le combat. Efforcez-vous donc de combattre vaillamment ; et vous assurez que si vous êtes vaincus, ce sera pour la dernière fois; et si vous êtes vainqueurs, vous serez comblés de biens, et de gloire. Voila la Harangue de Jean, et de Valérien. Voici celle des chefs des Goths. 5. Puisque ces malheureux que nous avions exterminés d'Italie, et qui sont demeurés longtemps cachés dans je ne sais quel coin de la terre, ou de la mer, osent bien paraître, allons réprimer leur hardiesse, de peur quelle n'augmente, faute d être réprimée. Si l'on n arrête l'insolence dans sa naissance, elle fait de prodigieux progrés, et elle entraîne tout ce quelle rencontre, faites-leur donc reconnaître qu'ils ne sont que des Grecs mous et efféminés, qui confirment encore de l'orgueil après leur défaite. Ne permettez pas que leurs efforts aillent plus avant. Le mépris que l'on fait des lâches, les rend hardis, et quelquefois même courageux à poursuivre leurs entreprises. Persuadez-vous aussi, que si vous vous comportez en gens de cœur, ils ne soutiendront pas le premier choc de vos armes ; car ceux qui ont moins de force que de présomption, en sont enflés avant le danger , mais dans le danger même, toute cette enflure s'abat. Souvenez-vous combien de fois vous avez fait ressentir votre valeur aux ennemis,, et tenez pour certain que comme ils n'ont pas plus de générosité que par le passé, ils n'auront pas aussi plus de bonheur. 6. Les chefs des Goths ayant ainsi exhorté leurs soldats, en vinrent incontinent aux mains. Le combat fut furieux et semblable à un combat sur terre. Les proues étaient tout de rang opposées aux proues, et les soldats tiraient incessamment de l'arc. Les plus courageux se battaient de pied ferme avec l'épée et la lance. Voila quel fut le commencement du combat, mais dans la suite les Barbares qui n'étaient pas accoutumés à la mer, tombèrent dans un horrible désordre. Quelques-uns s'écartaient si loin, qu'il était aisé aux Romains de les choisir pour les tirer. D'autres se serraient si étroitement, qu'ils s'incommodaient eux-mêmes. On eût dit que leurs mâts eussent été enlacés comme des joncs. Ils ne pouvaient qu'avec-peine tirer de loin sur l'ennemi, et quand il était proche d'eux ils ne pouvaient nullement se servir de leurs épées, ni de leurs lances. Ils se troublaient incessamment eux-mêmes par des clameurs confuses, ils s'entrechoquaient tumultuairement, tantôt ils se pressaient, et tantôt ils s'élargissaient avec excès. S'ils donnaient quelquefois des ordres, c'était plutôt pour se tenir dans une juste distance, que pour attaquer l'ennemi. Enfin ce fut principalement par leur peu d'expérience, que les Romains gagnèrent la bataille. Comme ceux-ci savaient bien conduire leurs vaisseaux, et bien manier leurs armes, ils tournaient les proues du côté des ennemis, gardaient un intervalle raisonnable, et coulaient à fond les vaisseaux qu'ils voyaient séparés des autres. Ils jetaient une nuée de traits aux endroits où l'ennemi était en désordre, et quelquefois s'en approchaient, et passaient tout au fil de l'épée. Les Barbares abattus et par leur malheur, et par leurs fautes, ne savaient à quoi se résoudre. Ils n'avaient plus le soin de conduire leurs vaisseaux, ils n'avaient plus le courage de se présenter sur les bords afin de combattre; mais ils s'abandonnaient à la fortune. Enfin comme ils se voulaient tous retirer honteusement, la plupart demeurèrent enveloppés au milieu de la flotte victorieuse. Quelques-uns se sauvèrent sur onze vaisseaux. Tous les autres tombèrent entre les mains des ennemis. Les Romains en taillèrent plusieurs en pièces, ils en noyèrent aussi plusieurs. Ils prirent un des chefs ; l'autre, savoir Indulphe, se sauva sur les onze vaisseaux, où les Goths mirent le feu aussitôt qu'ils en furent descendus, afin d'empêcher aux Romains d'en profiter, et ils s'en allèrent à pied au camp de l'armée qui assiégeait Ancône, où ils jetèrent une telle épouvante, par le récit de leur défaite, que tous s'enfuirent à Auxime, et abandonnèrent le siège, et leur bagage. Les Romains arrivèrent un peu après au camp, d'où ils portèrent des vivres à Ancône. Ensuite Valérien fit voile vers Ravenne, et Jean vers Salone. Le mauvais succès de cette journée abattit extrêmement l'orgueil de Totila, et des Goths. [8,24] CHAPITRE XXIV. 1. Dans le même temps les affaires des Romains étaient en bon état dans la Sicile. Liberius Evêque de Rome en avait été mandé à Constantinople. Artabane y commandait à toutes les troupes, il y assiégeait le peu de Goths qui y restaient en garnison, et il les contraignait de se rendre. Ainsi ces Barbares, qui étaient dans la douleur du succès de leur combat naval, n'avaient aucune espérance d'en obtenir de plus favorable à l'avenir, et ils s'attendaient bien à être chassés d'Italie, si le moindre renfort venait aux Romains. Ils n'espéraient point de grâce de l'Empereur, parce que les ambassadeurs de Totila lui ayant représenté que les Français possédaient une partie de l'Italie, que l'autre partie avait été ruinée par les guerres, que les Goths lui abandonnaient la Sicile, et la Dalmatie, et offraient de lui payer un tribut du reste, et de le servir dans toutes les guerres qu'il lui plairait d'entreprendre, il avait rejette toutes leurs proportions, et avait témoigné une telle aversion de la domination des Goths, que l'on pouvait clairement connaître que son intention était de ne les pas souffrir en Italie. 2. Théodebert roi des Français mourut un peu-auparavant de maladie, après avoir assujetti à sa puissance les Alpes Coties, et plusieurs places tant de Ligurie, que du pays des Vénitiens. Il prit le temps où la guerre était allumée entre les Goths et les Romains, il s'empara de ces pays, sans courir de hasard. Les Goths ne possédaient que fort peu de places dans le territoire de Venise, car celles qui étaient sur la mer appartenaient aux Romains, et celles de la terre aux Français. Tandis que les Romains, et les Goths se faisaient la guerre, ceux-ci, qui n'osaient s'attirer de nouveaux ennemis, demeurèrent d'accord avec les Français que chaque Nation jouirait de ce qu'elle possédait, et que si Totila demeurait victorieux, ils s'entraideraient à des conditions raisonnables. 3. Lorsque Thibaud succéda au royaume de son père, Justinien lui envoya en ambassade un Sénateur nommé Léonce, qui était gendre d'Athanase, pour le prier d'employer ses armes contre les Goths, et d'abandonner les places qu'il avait usurpées en Italie, contre la loi des traités. Quand Léonce fut devant ce Prince il lui dit : "Il y a beaucoup de personnes à qui il arrive des choses contre leur attente ; mais je crois qu'il n'est jamais rien arrivé à personne de si contraire à son attente, que ce qui nous est arrivé de votre part. Justinien n'a déclaré la guerre aux Goths qu'après s'être assuré l'alliance des Français, et après leur avoir donné grandes sommes d argent, pour obtenir la jonction de leurs armes. Mais au lieu de s'acquitter de leur promesse, ils ont fait aux Romains la plus grande injure qui puisse jamais entrer dans l'esprit de qui que ce soit. Théodebert n'a point feint d'envahir des provinces que l'Empereur avait conquises sans son secours avec beaucoup de fatigues, et de dépenses. C est pourquoi je suis venu, non pas pour former des plaintes, et des accusations devant vous, mais pour vous faire des remontrances, et des prières, qui ne tendront qu'à assurer la félicité de votre règne, et à nous laisser dans la profession de notre lien. Les injustes acquisitions ruinent les plus puissantes fortunes. La prospérité ne suit pas d'ordinaire la violence. Je vous supplie aussi, pour satisfaire aux paroles du roi votre père, de joindre vos armes aux nôtres, contre Totila : car il est certain qu'il est du devoir des enfants de réparer les fautes que leurs pères ont commises, et de tenir ou d'achever ce qu'ils ont ou promis, ou commencé. Toutes les personnes qui ont de l'esprit, et de la sagesse, doivent désirer d'être imitées par leurs enfants dans les choses qui leur ont acquis de la gloire, et si elles ont apporté quelque dommage, ils doivent souhaiter qu'il ne soit pas réparé par d'autre que par leurs enfants. Vous deviez entrer de même dans cette guerre, puisqu'elle est contre les Goths, qui sont les anciens ennemis de votre Etat. Que s'ils s'abaissent maintenant à vous flatter, et à vous caresser, ce n'est que par l'appréhension qu'ils ont de nos armes, de laquelle, lorsqu'ils seront délivrés, ils ne manqueront pas de vous faire connaitre leurs véritables sentiments. Les méchants ne changent jamais de mœurs, ni dans la prospérité, ni dans la disgrâce. Ils ont seulement l'adresse durant la disgrâce, de les cacher, surtout, s'ils ont besoin du secours de leurs voisins ; car alors la nécessité les oblige à couvrir leur malice. Toutes ces raisons vous doivent engager a renouveler l'ancienne amitié avec l'Empereur et la guerre avec vos anciens ennemis". 4. Voila quelle fut la harangue de Léonce, à quoi Thibaud répondit en ces termes. "C'est contre la raison, et contre la justice que vous nous proposez de prendre les armes pour vos intérêts contre les Goths nos alliés, à qui si nous ne gardions la fidélité que nous leur devons, nous pourrions ne vous la pas garder à vous-mêmes, puisque ceux qui y manquent une fois, sont capables de manquer toujours. Pour ce qui est des pays dont vous avez parlés je me contenterai de vous dire que jamais le roi Théodebert mon père n'a eu intention de faire de violence à pas-un de ses voisins, ni de le dépouiller de son bien. Vous pouvez aisément juger de la vérité de ce que je dis, par la médiocrité des richesses qu'il m'a laissées. Il n'a point usurpé de terres, ni de places sur les Romains ; il les a reçues de la main de Totila qui les possédait, dont il semble que Justinien le devait féliciter, puisque chacun est bien aise de voir que les usurpateurs de son bien en soient dépouillés eux-mêmes. Car je ne crois pas qu'il veuille porter envie à ceux qui ont vengé ses injures, ni entreprendre de justifier ses ennemis. Nous pouvons soumettre à des arbitres le jugement de ce différend, et s'il se trouve que mon père ait usurpé quelque chose sur les Romains, je ne refuse pas de le rendre. Et j'enverrai pour cet effet des ambassadeurs à Constantinople". Il donna ensuite congé à Léonce ; et incontinent après il députa Leudard et trois autres, qui terminèrent l'affaire avec l'Empereur, à là satisfaction des deux partis. Comme Totila souhaitait avec passion de se rendre maître des îles qui dépendent de l'Afrique, il envoya une flotte vers la Corse, et vers la Sardaigne. Les Goths étant descendus d'abord dans la Corse, puis dans la Sardaigne, ils réduisirent aisément ces deux Iles, et leur imposèrent un tribut. Lorsque Jean, qui était maître de la milice d'Afrique, en apprit la nouvelle, il envoya des troupes en Sardaigne, lesquelles étant arrivées à la ville de Calaris s'y campèrent, et l'investirent. Comme elle était défendue par une puissante garnison, les assiégeants ne voulaient point battre les murailles, ni en venir aux mains ; mais les assiégés firent une furieuse sortie sur eux, les mirent en fuite, et en tuèrent un grand nombre. Ceux qui regagnèrent les vaisseaux, firent voile à l'instant vers Carthage, où ils passèrent l'hiver, et ou ils se préparèrent à retourner au printemps dans la Corse et dans la Sardaigne, avec un plus grand équipage. 6. La Sardaigne s'appelait autrefois Sardo. Il y croît une herbe qui cause des convulsions mortelles, de sorte que ceux qui en ont mangé meurent d'un rire que la convulsion apporte, et que l'on appelé un rire Sardonique. Les anciens appelaient la Corse, Cyrnus. Comme il y a dans cette île des hommes qui sont nains, il y a aussi des chevaux qui ne sont guère plus hauts que des moutons. [8,25] CHAPITRE XXV. 1. Une grande multitude de Slavons ayant inondé l'Illyrie, et ayant causé des désordres qu'il est difficile d'exprimer, Justinien envoya contre eux une armée, dont il donna le commandement à plusieurs chefs, entre lesquels étaient les fils de Germain. Mais comme ces chefs n'avaient pas des forces suffisantes pour donner bataille aux Barbares, ils se contentaient de les suivre de loin, et de tailler en pièces ceux qui demeuraient derrière. Ils en prirent même un grand nombre, qu'ils envoyèrent à Constantinople. Les Barbares ne laissaient pas néanmoins de continuer leurs ravages, qui furent si furieux, qu'ils remplirent tous les chemins de corps morts, et qu'ils s'en retournèrent avec un riche butin. Il n'était pas possible de leur empêcher le passage du Danube, parce que les Gépides les passaient pour une pièce d'or par tête. Cela fut cause que l'Empereur se résolut de traiter avec ceux-ci. 2. Cependant les Gépides et les Lombards se préparaient à faire ensemble une nouvelle guerre. Les Gépides qui ne savaient encore rien du traité fait avec les Lombards, recherchaient avec empressement l'amitié des Romains. Justinien la leur accorda sans marchander, par un traité qui fut signé de douze Sénateurs, comme le souhaitaient ces Barbares. Un peu après Justinien accorda aux Lombards le secours qu'ils lui demandaient, en vertu de leurs traités précédents; et il accusa les Gépides d'avoir passé les Slavons sur le Danube, au préjudice du dernier accord. Ce secours était conduit par Justin et Justinien fils de Germain, par Aratius, et par Suartas. Ce dernier avait été nommé un peu auparavant, pour aller commander les Eruliens ; mais ayant été chassé de l'île de Thulé par la révolte des habitants, il s'en était retourné à Constantinople, où il avait été créé maître de la milice. Il était aussi conduit par Amalasride, fils d Hermenesride roi des Thoringiens, et petit fils d'Amalasrida, sœur de Théodoric. Et Amalasride ayant été mené, avec Vitigis à Constantinople, Justinien le fit Capitaine dans l'armée Romaine, et maria sa sœur à Auduïn roi des Lombards. De toutes ces troupes auxiliaires, il n'y eut que celles que cet Almasride commandait, qui se joignirent aux Lombards, les autres eurent ordre de s'arrêter à Ulpiane, ville de l'Illyrie, a cause d'une sédition émue à l'occasion d'une dispute de religion que je rapporterai dans le livre que je composerai sur ce sujet. Les Lombards étant entrés sur les terres des Gépides, avec toutes leurs troupes, et avec le renfort qu'Amalasride leur avait amené, ils donnèrent bataille, et la gagnèrent, et l'on dit qu'ils tuèrent un grand nombre de leurs ennemis. Auduïn manda aussitôt à Justinien l'heureuse nouvelle de sa victoire, et se plaignit de ce qu'il ne lui avait pas envoyé tout le secours qu'il lui avait promis, après que les Lombards avaient secouru Narsès contre Totila. 3. Il y eut, dans le même temps, un tremblement de terre, qui ébranla si furieusement la Béotie, l'Achaïe, et les bords du golfe Crisée, que huit villes, et plusieurs villages périrent. Les villes de Chéronée, de Coronée, de Patra, et de Naupacte, furent de ce nombre. Une infinité d'hommes en moururent. En quelques endroits, la terre s'entrouvrit, puis, en se rejoignant, elle reprit sa première face. En d'autres endroits, les ouvertures sont demeurées, qui ont rompu les chemins, et qui obligent de prendre de grands détours. 4. Dans la retraite que la mer fait, entre la Thessalie, et la Béotie, elle se déborda tout d'un coup proche des villes d'Echinée, et de Scarsia, et renversa tous les bâtiments. Elle inonda si longtemps la campagne, et changea si fort des places, que l'on pouvait aller à pied en certaines petites îles, au lieu qu'on ne pouvait approcher des montagnes. Quand elle se retira elle laissa la terre couverte de poissons, ce que les habitants regardèrent comme un prodige. Comme ils croyaient qu'ils étaient bons à manger, ils en prirent quelques-uns ; mais quand ils furent sur le feu, ils fondirent en pourriture. Le tremblement fut plus violent et plus terrible à l'endroit où la terre conserve encore maintenant le nom de l'ouverture, qu'aux autres endroits, surtout, au jour d'une certaine fête qui se célébrait dans la Grèce avec un merveilleux concours de peuple. Pour ce qui est des affaires d'Italie, les Crotoniates, qui étaient extrêmement pressés par les Goths, envoyèrent plusieurs fois à Artabane, et aux autres chefs qui commandaient les troupes de Sicile, leur représenter leur disette de toute choses, et la nécessité où ils seraient de se rendre, s'ils ne recevaient un prompt secours. Cependant ils n'en recevaient point. Cela arriva sur la fin de l'hiver, qui finit la dix-septième année de la guerre que décrit Procope. [8,26] CHAPITRE XXVI. 1. Quand l'Empereur fut informé du siège de Crotone, il envoya ordre à ceux qui gardaient les Thermopyles, de faire voile promptement en Italie, et de secourir la ville assiégée. Ils exécutèrent cet ordre avec tant de diligence, et tant de bonheur, qu'étant entrés dans le port de Crotone, ils épouvantèrent par une arrivée si imprévue les assiégeants, et leur firent lever le siège, de sorte que les uns se retirèrent par mer à Tarente, et les autres par terre à Syllée. Cette disgrâce abattit de telle sorte le courage des Goths, que Ragnaris qui commandait la garnison de Tarente, et Morras qui commandait celle du fort d'Achéron, ayant conféré, par l'avis et du consentement de leurs gens, avec Pacurius fils de Peranius capitaine des troupes qui étaient à Otrante, ils promirent de livrer et leurs places, et leurs soldats, pourvu que l'on les assurât de la vie, et pour ce sujet Pacurius alla à Constantinople. 2. Narsès était parti de Salone, et marchait à la tête d'une puissante armée. Il avait reçu l'argent nécessaire pour acheter des provisions, pour lever de nouvelles troupes, et pour payer aux anciennes tout ce qui leur était dû du passé, et qui n'avait pu leur être fourni des revenus ordinaires de l'Empire. Il avait aussi de quoi adoucir les transfuges qui avaient pris parti dans l'armée de Totila, et de quoi les exciter à revenir sous les enseignes romaines. L'Empereur, qui d'abord avait négligé cette guerre, en prenait alors tous les soins possibles. Quand il offrit à Narsès le commandement de l'armée d'Italie, ce général qui lui témoigna une noble ambition de posséder une charge si importante, lui protesta en même temps, avec une honnête liberté, qu'il ne pourrait s'en acquitter dignement, si l'on ne lui donnait des forces proportionnées à la grandeur de l'entreprise. C'est pourquoi on lui donna des hommes, des chevaux, et de l'argent ; ce qui fut cause qu'il leva des troupes dignes de la majesté de l'Empire, avec toute l'application dont un excellent chef peut être capable. Il avait fait ses principales levées dans Constantinople, dans la Thrace, et dans l'Illyrie. Jean commandait un petit corps composé tant de ses troupes particulières, que de celles que son beau-père Germain lui avait laissées. Audüin, roi des Lombards, tant pour reconnaître la libéralité de l'Empereur, qui lui avait donné de l'argent, que pour satisfaire à un article de leur traité, envoya deux mille cinq cents hommes, qui avaient été choisis dans toutes ses troupes, et plus de trois mille autres soldats. Philemuth commandait plus de trois mille Eruliens qui étaient tous à cheval. Dagistée conduisait quelques Huns, et il avait été mis en liberté, tout exprès pour ce sujet. Cavade fils de Zamès, et neveu de Cavade roi des Perses, qui, comme nous l'avons fait voir, avait évité, par le moyen du Caranange, le piège que Chosroes lui avait tendu, était à la tête des transfuges de sa nation. Arathus qui, bien qu'Erulien, avait fait paraître dès sa jeunesse, de l'inclination pour les mœurs, et pour la manière de vivre des Romains, et qui avait épousé la fille de Maurice, et la petite fille de Mundus, menait force Eruliens qui s'étaient signalés en divers combats. Jean, surnommé le mangeur, dont j'ai ci-devant parlé, était à la tête des soldats Romains. Pour ce qui est de Narsès, il était libéral, et magnifique, et il usait avec une noble fierté du commandement absolu que l'Empereur lui avait mis entre les mains. La connaissance que les capitaines et les soldats avaient de ses excellentes qualités, fut cause que du moment qu'il fut proclamé général, ils accoururent en foule lui témoigner de l'empressement de servir sous lui, tant pour reconnaitre ses anciens bienfaits, que pour en mériter de nouveaux. Surtout, il avait gagné l'affection des Eruliens, et des autres nations barbares, par des largesses tout-à-fait extraordinaires. 3. Quand il fut proche du pays des Vénitiens, il envoya prier les Français qui commandaient dans les places, de lui permettre comme à leur ami, et à leur allié, de passer sur leurs terres, mais ils le lui refusèrent, et sans alléguer ni leur intérêt, ni leur affection envers les Goths, qui étaient les deux raisons véritables de leur refus, ils eurent recours à un vain prétexte, qu'il y avait parmi ses troupes des Lombards, qui étaient leurs ennemis. Comme d'abord il doutait de ce qui était à faire, et qu'il demandait l'avis aux Italiens, quelques-uns lui répondirent, que quand les Français lui accorderaient ce qu'il demandait, il ne serait pas toutefois possible à l'armée d'aller jusqu'à Ravenne, parce que Totila avait envoyé Tejas à Vérone, avec la fleur de ses troupes, pour s'opposer à son passage. Il était vrai que Tejas était à Vérone, qu'il avait bouché toutes les avenues, et que les environs du Pô étaient entièrement inaccessibles. Il avait entassé des arbres en quelques endroits ; il avait fait des fossés en d'autres ; en d'autres il avait creusé des précipices ; enfin, en d'autres, il avait causé des inondations, et des déluges. De plus, il gardait les pas des montagnes, avec une diligence très-exacte, et il se tenait prêt à donner bataille aux Romains, au cas qu'ils voulussent le forcer. Totila lui avait donné cet ordre, à cause qu'il n'estimait pas que les Romains pussent passer le long du golfe Ionique, qui est coupé en plusieurs endroits par les embouchures des fleuves ; et il croyait d'ailleurs, qu'ils n'avaient pas assez de vaisseaux pour traverser tous ensemble le golfe, et que s'ils le traversaient séparément, il serait aisé de s'opposer à leur descente, et de les défaire. Comme Narsès était dans une grande perplexité, Jean, neveu de Vitalien, qui connaissait le pays, lui conseilla de mener l'armée par la côte qui était demeurée sous l'obéissance de l'Empire, et de faire suivre des barques, et des chaloupes, afin d'en faire un pont, pour passer les embouchures des rivières. Il suivit cet avis, et marcha ainsi vers Ravenne. [8,27] CHAPITRE XXVII. 1. Pendant que cela se passait en Italie, voici ce qui se faisait d'un autre côté. Ildigisal, Lombard, dont j'ai ci-devant parlé, étant ennemi d'Auduïn, qui avait usurpé sur lui le royaume, s'enfuit de son pays, et se réfugia à Constantinople, où il fut agréablement accueilli par Justinien, et honoré d'une charge de Capitaine d'une école (c'est ainsi que l'on appelle les compagnies des gardes) qui était composée de plus de trois cents Lombards, qui avaient auparavant servi dans la Thrace. Auduïn avait prié l'Empereur de lui livrer Ildigisal, et il le demandait en qualité d'allié ; comme si une trahison commise contre un Prince suppliant eût été le prix de son alliance. Ildigisal n'ayant pas obtenu ce qu'il désirait, commença à se plaindre de ce que les honneurs que l'on lui rendait, et la pension que l'on lui payait étaient au dessus de son mérite, et au dessous de la dignité de l'Empire. Le premier qui s'aperçut de ces plaintes, fut un Goth nommé Goar, qui avait été pris en Dalmatie, dans la guerre contre Vitigis. Comme ce Goth avait un esprit inquiet, et ardent, il souffrait l'état de sa mauvaise fortune avec une extrême impatience. Il avait été une fois convaincu d'avoir trempé dans une conjuration que ceux de son pays avaient formée contre l'Empire depuis la défaite de Vitigis, et pour châtiment il avait été banni en Egypte, d'où après y avoir longtemps demeuré, il fut rappelé par un effet de la bonté de l'Empereur. Ce Goar ayant donc reconnu le mécontentement d'Ildigisal, ne cessa d'aigrir son esprit, et de l'exciter à quitter Constantinople, lui promettant de le suivre. Quand ils furent demeurés d'accord de leur dessein, ils partirent secrètement, et se retirèrent à Apros, qui est une ville de Thrace, où ils se joignirent aux Lombards qu'ils y rencontrèrent, et prirent quantité de chevaux dans les haras de l'Empereur. Du moment que cette révolte vint à la connaissance de Justinien, il dépêcha des courriers par toute la Thrace, et par toute l'Illyrie, pour donner ordre aux gouverneurs de s'opposer à ces rebelles. 2.. Les premiers qui en vinrent aux mains avec eux, furent des Huns Cuturguriens, à qui l'Empereur avait accordé des terres dans la Thrace; mais ils furent défaits et mis en suite, de sorte que Goar et Ildigisal ne trouvèrent plus de résistance dans tout le pays, et qu'ils entrèrent dans l'Illyrie, où ils trouvèrent l'armée Romaine, qui s'y était assemblée pour son malheur. Cette armée était commandée par Aratius, par Rhecitange, par Leonien, par Arimuth, et par quelques autres capitaines. Après qu'elle eut marché toute la journée, elle s'arrêta sur le soir à un petit bois, afin d'y passer la nuit. Les chefs commandèrent aux soldats de panser leurs chevaux, et de se baigner dans une rivière qui était proche, afin de se délasser. Chacun des chefs étant extraordinairement altéré, à cause de la fatigue du voyage, s'était mis à l'écart pour boire. Goar et Ildigisal en ayant eu avis par leurs espions, les surprirent, et les tuèrent. Cet exploit rendit le reste de leur voyage fort aisé dans le pays des Gépides, parce que tous les soldats se dispersèrent après la mort de leurs chefs. 3. Un Gépide nommé Ustrigoth, s'était aussi alors retiré chez les Lombards. Il était fils, et unique héritier du roi Elémond ; mais comme il était enfant lorsque son père mourut, il fut aisé à un certain Thorisin de s'emparer du royaume, et de l'en chasser. Ce jeune Prince destitué de toute sorte de secours, ne pût faire autre chose, que de se réfugier chez les Lombards, qui sont les ennemis des Gépides. Peu de temps après les Gépides, les Lombards, et les Romains firent ensemble une alliance, qui fut jurée avec de grandes cérémonies. Après une amitié si saintement contractée, l'Empereur Justinien et Auduïn roi des Lombards, envoyèrent demander à Thorisïn roi des Gépides, pour première preuve de celle qu'il leur portait, de leur livrer Ildigisal leur commun ennemi. Thorisïn tint conseil avec les grands de son Etat, sur la demande de ces deux Princes. L'avis du Conseil fut, qu'il fallait plutôt laisser périr la Nation, que d'en flétrir la réputation par une si noire perfidie. Thorisin souffrait d'étranges inquiétudes : car d'un côté il ne pouvait satisfaire aux prières de Justinien, et d'Auduïn, sans le consentement de ses sujets; et de l'autre, il ne désirait pas de recommencer une guerre qu'il venait de terminer avec des travaux extraordinaires. Il s'avisa d'un expédient, qui fut de demander Ustrigoth fils d'Elemond, en échange d'Ildigisal, et de disposer Auduïn à cette trahison réciproque. Il ralentit par ce moyen la chaleur des poursuites des Lombards, en leur proposant une infamie pareille à celle où ils le voulaient engager. Mais il fit une pratique secrète avec Auduïn, où les deux Nations, qui étaient incapables d'une lâcheté, n'eurent point de part, et dont le succès sut la mort prompte et violente d'Ustrigoth, et dl'ldigisal ; je n'en rapporterai pas le genre ni les circonstances, parce que l'on en parle diversement, comme d'une chose fort cachée. [8,28] CHAPITRE XXVIII. 1. Nasès étant arrivé à Ravenne, avec toutes ses troupes, Valérien et Justin, qui étaient Maîtres de la milice, se joignirent à lui avec tout ce qu'ils avaient de soldats. Après qu'ils y eurent demeuré neufs jours, Usdrilas Goth de nation, gouverneur d'Arimini, qui était un homme très-illustre par la grandeur de son courage, écrivit à Valérien une lettre dont voici les termes. Après avoir rempli l'Italie de la terreur de votre nom, et du fantôme de votre puissance, après vous être élevé insolemment au dessus de la condition des autres hommes, vous vous cachez dans Ravenne ; ce qui donne sujet de croire que votre orgueil est abattu. Vous ravagez par les mains, et par les armes des Barbares, un pays où vous n'avez point de droit. Montrez-vous aux Goths ; venez-en aux mains, et ne suspendez pas plus longtemps le désir qu'ils ont de vous voir. 2. Narsès ayant lu cette lettre, se moqua de la vanité des Goths, et partit avec toutes ses troupes, excepté celles qui étaient nécessaires pour la garnison, qu'il laissa sous Justin. Le passage de la rivière était fort fâcheux, et fort incommode proche d'Arimini, parce que les Goths avaient coupé le pont, qui dès auparavant n'était pas aisé à passer, même à un homme de pied sans armes, bien moins à une armée qui trouve des ennemis qui lui disputent le passage. Narsès s'étant approché de ce pont, avec un petit nombre de ses gens, s'y arrêta longtemps, pour considérer par quel moyen il pourrait surmonter la difficulté. Usdrilas, qui désirait voir ce que Narsès y ferait, s'avança à la tête d'une troupe de cavaliers, sur lesquels un de la suite de Narsès lança un trait qui tua un cheval. A l'instant Usdrilas rentra dans la ville, et ayant pris les plus vaillants de ses gens, il les mena saire une sortie sur les Romains, dans l'espérance d'accabler Narsès qui cherchait un endroit de la rivière par où il pût faire passer ses troupes. Quelques Eruliens qui vinrent au devant d'eux tuèrent Usdrilas, et un Romain qui le reconnût leur ayant dit que c'était lui, ils lui coupèrent la tête, l'allèrent porter à Narsès, et en la montrant aux soldats, ils les remplirent d'espérance, et leur firent connaître que Dieu était contraire aux Goths, puisqu'il les privait de leur chef par un accident inopiné, dans le temps même qu'ils tendaient un piège au chef de leurs ennemis. La mort de ce gouverneur n'empêcha pas Narsès de continuer sa marche ; car il n'avait pas dessein de mettre le siège ni devant Arimini devant aucune autre place, ni de retarder, pour des affaires de légère importance, l'exécution de sa grande entreprise. Tandis que les Barbares se tenaient à couvert dans leur ville, après la mort de leur Gouverneur, Narsès fit un pont sur lequel son armée passa, et prit à gauche, laissant la vole Flaminia, qui était fermée, parce que les ennemis étaient maîtres du fort de Pierre-percée, qui est un fort extrêmement bien muni. [8,29] CHAPITRE XXIX. 1. Voila quelle était la marche de l'armée romaine. Totila ayant cependant appris ce qui s'était passé dans les terres des Vénitiens, s'arrêta à Rome, pour attendre Tejas, et ses troupes. Lorsqu'elles furent arrivées, et qu'il vit qu'il ne lui manquait plus que deux mille chevaux, il partit sans attendre davantage, et alla droit vers le lieu où il croyait qu'était l'ennemi. Mais ayant appris par le chemin qu'Usdrilas avait été tué, et que les Romains avaient passé Arimini, il traversa toute la Toscane, arriva au pied de l'Apennin, et se campa proche d'un bourg que ceux du pays appellent Taginas. 2.. L'armée romaine conduite par Narsès, se campa bientôt après sur l'Apennin, à cent stades des ennemis, dans un pays qui est plat, mais néanmoins environné d'éminences, et où l'on dit que Camille gagna autrefois une fameuse bataille contre les Gaulois. Le lieu conserve encore la mémoire de cette journée, parce qu'on l'appelle le bûcher des Gaulois, et qu'il est tout plein de tombeaux. Narsès députa vers Totila quelques-uns de ses plus intimes amis, pour l'exhorter à mettre bas les armes, et à prendre des pensées de paix, et pour lui représenter, que n'ayant qu'un petit nombre de soldats, levés à la hâte, il ne pourvoit résister longtemps à toutes les forces de l'Empire. Il les chargea aussi de demander jour pour la bataille, au cas qu'ils le trouvaient résolu à continuer la guerre. Les ambassadeurs s'acquittèrent exactement de leur devoir, Totila leur ayant déclaré fièrement, qu'il fallait décider leur différent par les armes, ils lui répondirent, assignez-nous donc, s'il vous plaît, le jour du combat. Il repartit sur l'heure, ce sera dans huit jours. 3. Les ambassadeurs ayant rapporté cette réponse à Narsès, ils e douta de quelque tromperie, et se tint prêt à combattre le lendemain. En effet, il ne se trompait pas ; car Totila prévenant la renommée par sa diligence, parut le lendemain, à la tête de toutes ses troupes, et les deux armées n'étaient éloignées que de deux jets de trait. Il y avait une petite colline dont les deux partis avaient envie de s'emparer, tant parce que l'assiette en était avantageuse pour tirer de haut en bas, que parce qu'il y avait au pied un petit sentier, qui était le seul endroit par où l'armée Romaine pouvait être enveloppée. Les Goths en voulaient être maîtres, afin de pouvoir envelopper les Romains, et les Romains en voulaient pareillement être maîtres, afin de n'être pas enveloppés. Narsès choisît le premier cinquante hommes de pied, qui allèrent s'en emparer sur le minuit, et qui s'y tinrent en repos. Il y a un torrent au pied de la colline, le long du sentier dont je viens de parler. Ces cinquante hommes étaient vis à vis du camp des Goths, et ils se tenaient rangés en bon ordre, et aussi serrés que le lieu le pouvait permettre. Aussitôt que le jour eut découvert à Totila que ces cinquante romains avaient gagné le haut de la colline, il fit résolution de les en chasser, et il commanda contr'eux sa cavalerie, qui courut avec un grand cri, comme si elle eût dû les renverser du premier choc. Mais ils la soutinrent courageusement, se tenant serrés, se couvrant de leurs boucliers, et se servant fort à propos de leurs lances. Ils effarouchaient les chevaux, en frappant sur leurs boucliers, et ils épouvantaient les hommes en leur présentant les pointes de leurs lances toutes hérissées. Les chevaux effarouchés par ce bruit, et incommodez par l'assiette du lieu, ne faisaient que reculer. Les hommes ne savaient que saire pour attaquer des gens qui se défendaient si vaillamment, et pour se servir de leurs chevaux qui ne se laissaient plus conduire. Après avoir été repoussés, ils le retirèrent, puis ils retournèrent à la charge, et furent encore repoussés. Enfin, après plusieurs mauvais succès ils cessèrent d'attaquer. Totila envoya une seconde troupe, qui ne fut pas plus heureuse que la première, puis une troisième, et enfin il renonça à l'entreprise. Cette occasion donna une grande réputation à ces cinquante hommes, mais il y en eut deux qui se signalèrent sur tous les autres, dont l'un se nommait Paul, et l'autre Audilas; car ayant mis leurs poignards à terre ils se servirent de leurs arcs avec tant d'adresse, et tant de bonheur, qu'ils percèrent un grand nombre d'hommes, et de chevaux. Quand leurs flèches furent épuisées, ils prirent leurs épées, et soutinrent longtemps seuls l'effort des ennemis. Quand les cavaliers venaient fondre sur eux, ils abattaient la pointe des lances avec leurs épées. La longueur du combat émoussa de telle sorte l'épée de Paul, qu'elle lui demeura entièrement inutile, et qu'il sut obligé de la jeter et d'arracher avec les mains, des lances aux ennemis. La force avec laquelle il leur en arracha quatre l'une après l'autre, fut ce qui les obligea le plus à abandonner l'attaque. Narsès le fit son écuyer, pour récompense d'un si généreux, et si mémorable exploit. [8,30] CHAPITRE XXX. 1. Voila ce qui se passa en cette rencontre; en suite de laquelle les deux armées se préparèrent au combat. Narsès ayant assemblé la sienne, la harangua en ces termes : "Il est nécessaire d'employer des paroles pour animer les soldats lorsqu'ils ont à combattre des ennemis qui les égalent en forces, afin qu'ayant au moins sur eux l'avantage du courage, ils puissent gagner la bataille. Mais vous qui surpassez les nôtres en nombre, en valeur, et en toute sorte de préparatifs, vous n'avez besoin que de la protection du ciel. Tâchez donc de l'attirer par la pureté, et par la ferveur de vos prières, et quand vous l'aurez attirée ; marchez courageusement contre ces misérables voleurs, qui ont secoué le joug de l'obéissance de l'Empire, et qui en ont longtemps troublé le repos par l'insolence de leur révolte ; dont le chef n'était qu'un simple soldat, qui est devenu leur tyran. Pour peu qu'ils eussent de prudence, ils ne croient pas si hardis que de se présenter en bataille rangée devant nous. Ils ne cherchent qu'à périr par une témérité aveugle. C'est un ordre secret de la providence, qui les conduit au supplice, et qui les soumet aux peines qu'ils ont méritées. De plus, vous exposez vos vies pour la défense d'un Etat bien policé, au lieu que les ennemis n'ont pris les armes que pour renverser les lois. Ils savent qu'ils n'ont point de biens à laisser à leurs enfants, qu'ils perdront tout en se perdant eux-mêmes, et que leurs espérances ne s'étendent qu'à un jour. C'est ce qui les rend dignes du dernier mépris ; car il est sans doute que ceux qui s'éloignent des lois, s'éloignent aussi des vertus parmi lesquelles on trouve ordinairement la victoire". Voila ce que dit Narsès. 2. Totila s'étant aperçu que ses gens admiraient l'armée romaine, il leur parla de cette sorte : "Mes compagnons, je vous ai assemblé pour vous faire une dernière remontrance; car je vois que vous n'en aurez plus besoin, après cette journée, qui terminera la guerre. Les deux partis en sont si las et ils sont si fort ennuyés des fatigues, et des misères quelle apporte, que quelque succès qu'ait la bataille, les pertes qu'ils ont souffertes leur fourniront un honnête prétexte de faire la paix. En effet, les hommes ont accoutumé d'éviter, autant qu'ils peuvent, les malheurs où ils sont une fois tombés, et lorsqu'ils y sont rejetés par leur mauvaise fortune, ils ne peuvent s'empêcher de témoigner l'horreur que leur imprime le souvenir qu'ils en conservent. La chose étant ainsi, il faut que vous donniez en cette rencontre, toutes les preuves que Ion peut souhaiter de votre valeur, et que vous ne remettiez pas de les donner à un autre temps. Essuyez hardiment toute sorte de dangers. N'épargnez ni vos vies, ni vos chevaux, ni vos armes. L'état où la fortune nous a réduits, est un état qui nous a privé de tout, et qui ne nous a laissé que l'espérance de cette journée. Agissez en gens de cœur. Ceux dont la fortune est au haut de leurs armes comme est la vôtre, ne doivent pas se reposer un moment. Quand l'occasion est une fois passée, tous les efforts que l'on emploie sont inutiles, et tout ce que l'on fait pour signaler son courage, est hors de saison. Appliquez-vous donc avec un soin particulier à ménager l'heure du combat, afin d'en recevoir le fruit. Vous ne sauriez jamais prendre de plus mauvais parti que celui de fuir. On ne doute pas que ceux qui quittent leurs rangs, et qui tournent le dos, aient intention de se sauver ; mais quand la fuite est inséparable de la mort, ceux qui tiennent ferme sont en plus grande sureté. Pour ce qui est de cette grands multitude d'ennemis, ramassés de différentes nations, vous avez tous sujet de la mépriser, parce qu'il n'y a jamais de force dans un corps dont les parties ne sont assemblées que par argent. De plus, la diversité des peuples produit celle des avis. Ne vous imaginez pas que des Huns, des Eruliens, et des Lombards, qui ne portent les armes que par intérêt, se battent à outrance. Quoiqu'ils aiment fort leur solde, ils ne l'estiment pas tant que leur vie. Je sais bien qu'ils font semblant de combattre mais en effet, ils s'acquittent faiblement de leur devoirs, soit par un ordre secret de leurs chefs, soit parce qu'ils sont payés par avance. Les actions qui sont d'elles-mêmes les plus agréables, deviennent fâcheuses, quand on les fait ou par contrainte, ou par intérêt, ou en quelque autre manière, contre l'inclination et la volonté. Gravez profondément ces pensées dans votre esprit, et fondez généreusement sur l'ennemi". [8,31] CHAPITRE XXXI. 1. Voila le discours que fit Totila. Ensuite, les deux armées furent rangées en bataille ; mais de telle sorte qu'elles étaient opposées de front; que les rangs étaient fort doublés, et que la queue en était fort longue. Narsès et Jean commandaient l'aile gauche où était la fleur de l'armée ; car l'un et l'autre avait outre ses soldats, un bon nombre de gardes, et surtout, de Huns. Valérien, Jean surnommé le mangeur, Dagistée, et quelques autres chefs, commandaient l'aile droite, et les deux ailes contenaient environ huit mille hommes de pied. Narsès mit dans le milieu les Lombards, les Eruliens, et les autres étrangers, afin que s'ils avaient envie de faire quelque trahison, il ne leur fût pas si aisé de s'enfuir. Il étendit aussi l'extrémité de l'aile gauche, et la fortifia avec quinze cents hommes de cavalerie à cinq cents desquels il donna ordre de soutenir les bataillons qui plieraient, et il commanda aux autres mille, d'aller fondre par derrière sur les ennemis, dés le commencement du combat, afin qu'ils fussent attaqués de deux côtés en même temps. Totila disposa son armée dans le même ordre, et courant par tous les rangs, il animait ses soldats de son visage, et de sa parole. Non seulement Narsès en faisait autant; mais pour exciter le courage de ses gens, il leur montrait des mors, des chaînes, des bracelets d'or, et d'autres présents. Les deux armées attendirent quelque temps le commencement du combat. 2.. Ensuite, Cocas, qui était un homme fort estimé pour son courage, poussa son cheval vers l'armée romaine, et demanda, s'il y avait quelqu'un qui se voulût battre contre lui ? Il avait été autrefois dans le parti des Romains; mais il l'avait quitté depuis, pour prendre celui des Goths. Incontinent un garde de Narsès qui était Arménien, et qui se nommait Anzalas, parut aussi à cheval. Cocas courut pour lui porter le premier la lance dans le ventre, mais ayant détourné adroitement son cheval, et ayant évité le coup, il enfonça la sienne dans le flanc de Cocas, et le renversa par terre, ou il mourut à l'instant. Sa mort fit jeter un grand cri à l'armée Romaine ; on ne commença pas pourtant le combat. 3. Il n'y eut que Totila, qui s'avança seul dans l'espace qui était demeuré vide entre les deux armées, non toutefois dans le dessein de se battre seul à seul, mais dans l'intention seulement de gagner un peu de temps, parce qu'il attendait deux mille Goths. Il affectait, cependant, de se faire voir aux ennemis. Ses armes étaient toutes enrichies d'or. Les ornements de sa lance brillaient d'une écarlate tout à fait vive, et digne de la majesté royale. Il était monté sur un excellent cheval, auquel il faisait faire le manège avec une grâce non pareille. Il le tournait de côté et d'autre, et faisait mille voltes et mille courbettes. Il jetait en même temps sa lance en l'air y puis il la reprenait par le milieu, et la changeait de main avec tant d'adresse, qu'il était aisé de reconnaître qu'il avait appris en sa jeunesse tous les honnêtes exercices, et même la dance. Il consuma ainsi toute la matinée ; en suite de quoi il envoya demander à conférer. Narsès répondit, qu'il se moquait d'avoir témoigné tant d'envie de combattre, lorsque l'on lui avait parlé d'accommodement, et puis de parler d'accommodement lorsque les deux armées étaient prêtes à combattre. [8,32] CHAPITRE XXXII. 1. Dans le même temps, les deux mille hommes que les Goths attendaient arrivèrent, dont Totila ayant été averti, il se retira dans sa tente, puis les ayant vus, il commanda à toute l'armée de dîner, et de prendre aussitôt les armes pour aller donner bataille. Il espérait surprendre les Romains ; mais il ne les surprit pas, car comme Narsès s'était douté de ce qui arriva, il avait défendu à ses soldats de dîner, de dormir, d'ôter leurs cuirasses, de débrider leurs chevaux. Il ne les avait pas néanmoins laissés à jeun ; il leur avait permis de repaître, mais tout-debout, en tenant leurs armes, et regardant toujours du côté d'où pouvait venir l'ennemi. Les deux armées étaient rangées de deux manières toutes différentes. Celle des Romains avait deux ailes dont chacune était composée de quatre mille hommes d'infanterie, en forme de demi-lune. Au contraire, toute l'infanterie des Goths était derrière la cavalerie, pour la soutenir, au cas qu'elle vint à plier. Ils avaient ordre de ne se servir que de la lance, et de ne point jeter de traits, ni de flèches. Totila ne perdit cette bataille que par imprudence, en exposant ses gens avec des armes inégales. Il n'y en avait pas une dont les Romains ne sussent bien se servir, soit qu'il fallût jeter les traits, ou présenter la lance, ou manier l'épée, lorsqu'il fût besoin de combattre tantôt à pied et tantôt à cheval, quelquefois d'entourer l'ennemi, ou de se couvrir du bouclier, et de se défendre. 2. La cavalerie des Goths se fiant à ses lances, laissa l'infanterie derrière, et porta la peine qui était due à sa témérité; car elle se jeta dans un gros de huit mille hommes, où elle fut enveloppée, et où du moment qu'elle se sentit charger de deux côtés, elle perdit courage. Devant que les Goths en vinssent tout-à-fait aux mains, ils eurent beaucoup d'hommes, et beaucoup de chevaux, qui furent tués dans le premier choc. Je ne sais qui je dois le plus admirer, ou les Romains, ou quelques Barbares de leurs allés ; car les uns et les autres firent paraître une ardeur toute pareille, et soutinrent les ennemis avec une valeur égale. Comme le jour commençait à diminuer les deux armées commencèrent à se changer de place, c'est-à-dire, que les Goths commencèrent à reculer, et les Romains à les poursuivre : ces Barbares étonnés du bel ordre, et de la généreuse ardeur des nôtres, prirent la fuite, comme s'ils eussent été attaqués par des spectres, ou par quelque puissance divine. Quand en reculant, ils furent arrivés à leur infanterie, leur déroute augmenta ; car au lieu de reprendre haleine, et de joindre leurs forces, pour retourner à la charge, ils demeurèrent dans une telle confusion, que la plupart se laissèrent accabler par la cavalerie romaine. L'infanterie des Goths qui la devait soutenir, prit la fuite, aussi bien que la cavalerie, et les uns et les autres se tuèrent réciproquement dans les ténèbres. Les Romains tirèrent tout l'avantage qu'ils purent de la consternation où étaient leurs ennemis, et ils les assommèrent sans qu'ils remuaient les mains, ni même les yeux. Six mille Goths demeurèrent sur la place. Plusieurs furent pris, et ensuite tués, tant des Goths naturels, que des Romains qui avaient déserté, et pris parti dans l'armée de Totila. Ceux qui évitèrent les mains de leurs ennemis, se cachèrent, ou s'enfuirent, selon que l'occasion, la fortune, et le lieu le leur pût permettre. 3. La bataille était terminée, et la nuit était venue, lorsque des Romains, parmi lesquels était un Gépide nommé Asbade, poursuivaient Totila, qui n'était suivi que de cinq personnes, sans savoir néanmoins que ce fût lui. Asbade ayant presque atteint Totila, et étant tout prêt à lui porter un coup de sa lance, un jeune Goth de sa suite indigné du mauvais état de la fortune de son maître, s'écria, que veux-tu faire, chien, tu veux frapper ton Seigneur ? Cette parole fut cause qu'Asbade fit un plus grand effort, et qu'il enfonça la lance dans le corps de Totila. En même temps, Scipuar, qui était de la suite de Totila, le blessa au pied, et fut aussi blessé lui-même, par un de ceux qui le poursuivaient. Les quatre compagnons d'Asbade le remmenèrent, et ne songèrent plus aux fuyards. Les gens de Totila l'emmenaient d'un autre côté avec une extrême diligence, bien que sa blessure fût mortelle. Après avoir fait quatre-vingt quatre stades, ils arrivèrent à un lieu que l'on appelé Caprée, où ils le pansèrent, et où il mourut, et fut enterre peu de jours après, ayant régné onze ans. ll finit sa vie par ce genre de mort, si peu conforme à la grandeur de ses actions. 4. Il semble que la fortune ait voulu faire une vaine montre du pouvoir qu'elle exerce dans le monde, et de l'inconstance de ses changements; car après avoir élevé Totila à un point de grandeur, et de puissance où il n'était peut-être pas digne de parvenir, elle le précipita dans un abyme de malheurs, et de disgrâces, où il n'avait pas mérité de tomber. L'extravagance de ces caprices n'a jamais été comprise par les hommes, et jamais elle ne le sera. Que chacun entreprenne d'en juger, et d'en discourir, et qu'il se console de son ignorance, par la liberté de ses pensées, et de ses paroles. 5. Les Romains ne surent point la mort de Totila, jusqu'à ce qu'une femme Gothe leur en apprit la nouvelle, et leur montra son tombeau. Comme ceux à qui elle le dit doutaient de la vérité, ils ouvrirent le tombeau, en tirèrent le corps, le considérèrent à loisir, et allèrent rapporter tout à Narsès. Quelques-uns racontent et la bataille, et la mort de Totila, d'une autre manière, ce que j'estime qu'il est à propos de remarquer. Ils disent que sa déroute des Goths ne fut pas un effet du hasard. Que Totila fut blessé dans une escarmouche, vêtu en simple soldat pour n'être pas reconnu, et que le trait ayant par malheur pénétré bien avant, il avait été contraint par la violence de la douleur de se retirer à Caprée, où l'on lui appliqua un appareil, et où il mourut peu de jours après. Ils ajoutent que son armée privée de chef par un accident si imprévu et si funeste, fut frappée d'une terreur soudaine, et prit une fuite honteuse : mais que chacun en parle comme il lui plaira. [8,33] CHAPITRE XXXIII. 1. Narsès ressentit une grande joie de l'heureux succès de la bataille, et après en avoir rendu à Dieu toute la gloire, il donna les ordres nécessaires pour en recevoir le fruit. Premièrement comme il souhaitait fort d'être délivré des insolences des Lombards, qui brûlaient des maisons, et qui violaient des femmes même dans les Eglises, où elles avaient cru que leur pudicité trouverait un asile inviolable; il les récompensa, et les renvoya dans leur pays sous la conduite de Valérien, et de Damien, à qui il enjoignit de ne leur pas permettre de faire des désordres sur les chemins. 2. Quand les Lombards furent hors des terres de l'Empire, Valérien mit le siège devant Vérone. Comme la garnison commençait à capituler, les Français qui tenaient le pays des Vénitiens en ayant eu avis, prétendirent y avoir droit, et obligèrent Valérien à se retirer. 3. Les Goths qui s'étaient sauvés de la bataille, passèrent le Pô, se rassemblèrent à Pavie, et dans les places voisines, et élurent Tejas pour leur roi : qui ayant trouvé dans cette ville les richesses des Rois ses prédécesseurs, résolut de les employer à engager les Français dans une ligue. Et ensuite il assembla toutes ses forces. 4, Lorsque Narsès en eut avis, il commanda à Valérien de garder les bords du Pô, et d'en empêcher le passage aux ennemis, et pour lui il marcha vers Rome. Il prit par composition la ville de Narni, qui est dans la Toscane, et il mit garnison dans Spolète, dont les murailles avaient été abattues par les Goths, et donna ordre de les relever. Il envoya aussi sonder la garnison de Pérouse, commandée par deux déserteurs de l'armée Romaine, dont l'un se nommait Meligède, et l'autre Uliphe. Ce dernier corrompu autrefois par les promesses de Totila, avait tué Cyprien, qui en était Gouverneur ; et duquel il était alors un des gardes. Meligède ayant écouté les propositions de Narsès, conféra avec les siens, et il fut résolu de rendre la place aux Romains ; cela étant venu à la connaissance d'Uliphe, il arma ceux de son parti contre Meligède, qui ayant eu l'avantage, le massacra, et toute sa suite aussi, et livra la place aux Romains. On peut admirer l'ordre secret de la providence, qui pour venger le massacre de Cyprien, fit périr Uiiphe dans le lieu-même où il l'avait commis. 5. Quand les Goths qui étaient à Rome, apprirent que Narsès marchait contr'eux, avec toute son armée, ils se préparèrent à aller au devant de lui, et à lui donner bataille. La première fois que Totila prit Rome, il en brûla plusieurs maisons. Ayant depuis considéré que les troupes qui étaient réduites à un petit nombre, ne suffisaient pas pour garder des murailles d'une si vaste étendue, il avait entouré le Mole d'Adrien, d'un petit mur, pour en faire une espèce de citadelle, où les Goths resserraient ce qu'ils avaient de plus précieux, et abandonnaient la défense du reste de la ville. Mais ils se contentèrent, cette fois, de laisser un petit nombre de soldats dans cette citadelle, ils montèrent tous sur les murailles, par une certaine envie qui les prit d'éprouver la valeur des assaillants. Or comme l'enceinte était trop grande pour être entourée ni par les assiégés, ni par les assiégeants, ceux-ci attaquaient au hasard, tantôt un côté, et tantôt un autre, et ceux-là les défendaient le mieux qu'il leur était possible. Narsès suivi d'une troupe nombreuse d'archers, attaquait une partie de la muraille, Jean, neveu de Vitalien, en attaquait une autre partie, et Philemuth, chef des Eruliens, en attaquait une troisième, les autres commandants étaient rangés en suite loin à loin. Comme les assaillants étaient éloignés les uns des autres, les soutenants s'éloignaient pareillement, et ne se rassemblaient qu'aux endroits ou il était nécessaire de les repousser. Dagiilée, suivi d'une bande de vaillants hommes, ayant le drapeau de Narsès, et de Jean, attaqua, par l'ordre du premier, un endroit qui était tout-à-fait abandonné ; il y appliqua les échelles, il entra dans la ville, et en ouvrit les portes à l'armée. Les Goths tout surpris, quittèrent la pensée de se défendre, et les uns s'enfermèrent dans la citadelle, les autres s'enfuirent vers le port. 6. En écrivant ceci, j'admire la manière dont la fortune se joue des affaires des hommes, par la vicissitude continuelle de ses changements. Elle ne marche jamais devant eux d'un pas égal; jamais elle ne leur montre un même visage ; mais elle prend plaisir à les abaisser, et à les élever. Bessas qui avait perdu Rome, gagna Pétra. Dagistée, qui avait laissé prendre Pétra, reprit Rome. Ces changements ont toujours été dans le monde, et ils y continueront, tant que la fortune y exercera son empire. Narsès s'étant approché de la citadelle avec toutes ses forces, les assiégés se rendirent, à condition qu'on leur donnerait la vie. Ce fut en la vingt-sixième année du règne de Justinien. Et ce fut la sixième fois que ce Prince vit prendre Rome, dont Narsès lui envoya incontinent les clefs. [8,34] CHAPITRE XXXIV. 1. On eut alors, une triste preuve de cette fâcheuse vérité, que ceux qui sont destinés à périr, trouvent leur disgrâce au milieu de la prospérité, et qu'ils se perdent par des aventures qui semblaient être les plus heureuses de leur vie. Cette victoire fut la ruine du Sénat, et du Peuple. Car les Goths s'enfuyant, et désespérant de conserver l'Italie, massacrèrent tous les Romains qu'ils rencontrèrent sur leur route. Les Barbares qui étaient dans l'armée Romaine, exercèrent diverses hostilités contre les habitants de Rome. De plus, les Sénateurs, à qui Totila avait commandé de demeurer dans la Campanie, ayant voulu retourner à Rome, lorsqu'ils apprirent qu'elle était réduite à l'obéissance de l'Empereur, ils furent recherchés par les Goths qui étaient en garnison dans le pays, et plusieurs souffrirent la mort. Ce Maxime dont j'ai parlé, qui était un homme si célèbre, eut le malheur d'être de ce nombre. D'ailleurs, lorsque Totila avait été au devant de Narsès, il avait amassé les enfants des meilleures maisons de toutes les villes, et bien que pour consoler les pères, il les aslurât, que son intention était d'en faire des officiers, la vérité était néanmoins, qu'il désirait les garder comme des otages, et pour ce sujet, il les avait envoyés au delà du Pô, où Tejas les fit passer au fil de l'épée. 2.. Ragnaris, Goth de nation, Gouverneur de Tarente, qui avait traité avec Pacurius, du consentement de Justinien, et qui avait promis de se rendre, et pour assurance de sa promesse avait donné six Goths en otage, refusa d'y satisfaire, lorsqu'il apprit que Tejas avait été élu roi, qu'il s'alliait avec les Français, et; qu'il levait une puissante armée. Et pour retirer ses otages, il usa de ce stratagème; il envoya prier Pacurius de lui donner quelques Romains pour l'accompagner jusqu'à Otrante, où il voulait traverser le golfe Ionique pour aller ensuite à Constantinople. Pacurius qui était fort éloigné de concevoir le moindre soupçon lui envoya cinquante Romains, que Ragnaris fit aussitôt garder très-étroitement, et manda à Pacurius, que s'il les voulait retirer, il lui rendît ses otages. A l'instant, Pacurius laissa un petit nombre de ses gens pour garder Otrante, et marcha, avec tout le reste, contre Ragnaris, qui après avoir tué les cinquante Romains, sortit au devant de lui ; mais il fut défait, et mis en fuite, et sa place ayant été ensuite investie par les Romains, il se retira à Achéron. Voila ce qui arriva en cette rencontre. Peu de temps après, les Romains assiégèrent Porto, et la prirent par composition. Ils prirent pareillement un fort dans la Toscane, nommé Nepa, et la citadelle de Pierre-percée. 3. Tejas, qui reconnaissait que les Goths n'étaient pas assez forts pour soutenir seuls le faix d'une si grande guerre, envoya une ambassade à Thibaut roi des Français, pour l'exciter par de magnifiques promesses, à lui donner du secours. Mais les Français qui, comme je crois, ne songeaient qu'à leur intérêt, ne voulaient exposer leur vie, ni pour les Goths, ni pour les Romains. Comme ils désiraient de se rendre eux-mêmes maîtres d'Italie, ils désiraient aussi de faire seuls la guerre. 4. Totila avait enfermé une partie de ses trésors dans Pavie, comme je l'ai déjà dit, et une autre, dans Cumes fort de la Campanie, où il avait laissé une garnison, commandée par son frère, et par Hérodien. Narsès les envoya assiéger, et demeura à Rome, pour y donner les ordres nécessaires. Il dépêcha aussi d'autres troupes, pour aller assiéger Centcelles. 5. Tejas appréhendant la prise de Cumes, et la perte de ses trésors, et désespérant d'être secouru par les Français, rangea ses troupes, de même que s'il eut voulu donner bataille. Narsès en ayant eu avis, envoya dans la Toscane Jean, neveu de Vitalien, et Philemuth, avec un corps d'armée séparé, et il leur donna ordre d'empêcher aux ennemis l'entrée de la Campanie, afin que ceux qui assiégeaient Cumes, la prirent ou par composition, ou de force. Mais Tejas, qui avait laissé le plus court chemin à la droite, entra, après de longs détours, par le bord du golfe Ionique, dans la Campanie, sans que les Romains s'en aperçussent. Quand Narsès en eut avis, il envoya quérir Jean, Philemuth, et Valérien, qui gardaient les passages de Toscane, et ayant amassé toutes ses forces, il se prépara à donner une bataille générale. [8,35] CHAPITRE XXXV. 1. Il y a dans la Campanie un mont que l'on appelle le Mont Vésuve, qui, comme nous l'avons dit, produit quelquefois un bruit semblable au mugissement d'un taureau, et jette, ensuite, une grande quantité de cendres, et de flammèches. Le milieu de ce Mont est creux depuis le haut jusqu'au bas, et brûle d'un feu continuel, aussi bien que celui du Mont Etna. Ce creux est si profond, que ceux qui sont si hardis que d'y regarder, ne sauraient voir la flammé qui est dedans. Quand cette montagne vomit des brasiers, elle jette en même temps une grande quantité de pierres, répand un fleuve de feu, qui coule depuis le sommet jusqu'à la racine, et quelquefois même plus loin. Ce fleuve de feu se creuse un lit, et des deux côtés il s'élève deux rivages. Il coule au commencement comme une eau bouillante ; mais aussitôt que la flamme est éteinte, le cours du fleuve cesse, et il ne laisse qu'un limon semblable à des flammèches, et à des cendres. 2. Du pied de cette montagne sortent des fontaines d'eau douce, qui forment une petite rivière appelée Dragon, qui arrose la ville de Nocera. Les deux armées étaient alors campées sur les deux bords de cette rivière. Bien qu'elle ne traîne pas une grande abondance d'eau, néanmoins, elle n'est pas guéable, ni à pied, ni à cheval, parce qu'en se resserrant dans son canal elle le creuse, et le rendant plus étroit, elle le rend aussi plus profond, et en élevé extraordinairement les bords. Je ne sais si cela procède de la qualité de l'eau, ou de celle du terroir. Les Goths s'emparèrent du pont, proche duquel ils étaient, et ils y bâtirent des tours de bois, au-haut desquelles ils dressèrent des machines propres à tirer de loin. La rivière qui les séparait les empêchait de se battre de prés ; mais ils tiraient de dessus les bords. Il se fit aussi quelques combats singuliers, lorsque quelques Goths traversèrent la rivière pour faire des défis. Les deux armées consumèrent ainsi deux mois de temps. Les Goths subsistèrent tandis qu'ils demeurèrent maîtres de la mer, et qu'ils purent porter des vivres dans leur camp. Mais depuis que leur flotte eut été livrée aux Romains par celui qui la commandait, qu'une grande quantité de vaisseaux furent arrivés de Sicile, et que Narsès eut élevé plusieurs tours sur le bord de la rivière, les Barbares s'enfuirent à une montagne voisine que l'on appelle la montagne de lait, où les Romains ne purent les suivre, à cause de la difficulté des avenues; mais ils se repentirent bientôt de s'y être retirés, quand ils virent qu'il n'y avait pas de quoi subsister ni pour eux, ni pour leurs chevaux; et jugeant qu'il valait mieux mourir dans le combat, que de périr par la faim, ils fondirent à l'improviste sur les Romains, bien qu'ils n'eussent point de chefs, et qu'ils ne fussent point rangés en ordre, ne laissèrent pas toutefois de tenir ferme. Les Goths quittèrent leurs chevaux, et se rangèrent à pied. Les Romains suivirent leur exemple, et se mirent dans le même ordre. 3. Je décrirai maintenant un combat, où Tejas fit paraître une valeur égale à celle des héros. Les Goths étaient animés par le désespoir, et les Romains par la honte. Les uns se portaient vaillamment, afin de mourir; et les autres afin de vaincre. Le combat commença avec le jour. Tejas se fit remarquer sur tous les autres à la tête de ses gens, tenant sa lance d'une main, et son bouclier de l'autre. Comme les Romains jugeaient que sa mort serait le gain de la bataille, tous ce qu'ils avaient de vaillants hommes, et ils en avaient beaucoup, visaient à lui, et les uns le poussaient avec leurs lances, et les autres les lui jetaient. Il se tenait couvert de son bouclier, sur lequel il recevait tous les coups. Quelquefois il fondait inopinément, et faisait un grand carnage. Quand son bouclier était plein de traits il le quittait, et en prenait un autre. Ayant ainsi combattu le tiers de la journée, son bouclier se trouva chargé de douze lances, de sorte qu'il ne le pouvait plus remuer, ni en repousser les assaillants. Il appela à-haute-voix un de ses écuyers, sans quitter sa place, sans reculer le moins du monde, sans laisser avancer d'un pas l'ennemi ; il ne se tourna d'aucun côté ; il ne branla point du tout, mais il demeura aussi ferme dans sa place que s'il y eût été attaché, tuant toujours quelqu'un de la main droite, et parant de l'autre. Quand son écuyer fut venu, il changea de bouclier, et dans ce moment il eut l'estomac découvert, et reçut un coup dont il mourut. 4. Les Romains mirent sa tête sur un pieu, et la montrèrent aux deux armées; à l'une, pour l'animer à la poursuite de la victoire ; et à l'autre, pour lui ôter toute espérance, et pour lui faire mettre bas les armes. Mais quoique les Goths sussent bien la mort de leur roi, ils ne laissèrent pas de combattre jusqu'à la nuit, que les deux armées passèrent dans le même lieu. Dès que le jour parut, elles recommencèrent le combat, et le continuèrent jusqu'à la nuit suivante, sans se vouloir céder, bien que de côté et d'autre la tuerie fût furieuse. Les Goths se battaient opiniâtrement, parce qu'ils croyaient que c'était pour la dernière fois et les Romains avaient de la pudeur de se laisser vaincre. Les Barbares députèrent toutefois vers Narsès des premiers de leur Nation, pour lui dire qu'ils reconnaissaient que le Ciel leur était contraire, et que c'était en vain qu'ils résistaient à sa puissance; que jugeant de l'avenir par le passé, ils avaient résolu de mettre bas les armes, sans toutefois devenir sujets de Justinien ; qu'ils désiraient de conserver leur liberté, comme plusieurs autres peuples avaient fait, qu'ils le suppliaient de leur accorder une retraite honnête, et de leur permettre d'emporter ce qu'ils avaient réservé dans quelques forts pour subvenir à la dépense de leur voyage. Jean neveu de Vitalien conseilla à Narsès de leur accorder leur demande, et de ne se pas obstiner à combattre des hommes qui étaient comme dévoués à la mort, et qui tiraient de leur désespoir une hardiesse qui pouvait être aussi funeste à leurs ennemis qu'à eux-mêmes. Les hommes sages et modérés ajouta-t-il, se contentent de vaincre. L'ambition qui va plus loin est une passion pernicieuse. Narsès, suivant cet avis, convint avec ces Barbares, qu'ils sortiraient d'Italie, qu'ils emporteraient leurs biens, et que jamais ils ne porteraient les armes contre l'Empire. En même temps mille Goths partirent au camp, et s'en allèrent, sous la conduite d'Indulphe, à Pavie, et au pays de delà le Pô. Les autres jurèrent le traité de paix. Ainsi les Romains se mirent en possession de Cumes, et des autres forts d'Italie; et ainsi se termina la dix-huitième année de la guerre dont Procope a achevé l'histoire.