[35,0] LIVRE XXXV (fragments). [35,1] I. On a appelé guerre de feu celle que Rome fit alors aux Celtibériens. Cette guerre, en effet, eut un caractère d'acharnement tout particulier : elle offre une série de combats continus. En Grèce ou en Asie, le plus souvent une bataille, rarement deux, décide de la lutte, et dans ces batailles mêmes, tout dépend d'un seul moment, celui de l'attaque et du choc. Mais dans la guerre dont il s'agit ici, les choses prirent un autre train. D'ordinaire, la nuit seule arrêtait ces mêlées, où les combattants ne laissaient la fatigue triompher ni de leur âme, ni de leur corps, et, comme regrettant d'avoir quitté le champ de bataille, ils recommençaient sans cesse de nouvelles luttes. C'est à peine si l'hiver interrompait la suite de ces éternelles hostilités. Enfin, si on veut se représenter une guerre de feu, on ne saurait en concevoir une autre que celle dont nous parlons. [35,2] II. Aussitôt cet armistice conclu, les Celtibériens envoyèrent leurs ambassadeurs à Rome, et en attendant la réponse du sénat, demeurèrent tranquilles. Dans l'intervalle, Marcus fit une expédition en Lusitanie, enleva d'assaut la ville de Nercobrige et établit ses quartiers d'hiver à Cordoue. Lorsque les députations furent arrivées en Italie, le sénat admit immédiatement dans la ville celles des Tittes et des Belles, qui étaient partisans de Rome, et traitant les Aravaques en ennemis, leur ordonna de demeurer au delà du Tibre, jusqu'à ce qu'on eût discuté sur leur affaire. Le moment de l'audience venu, le consul introduisit d'abord successivement les députations des alliés. Quoique Barbares, ces députés surent disposer habilement leur discours, et, avec une grande netteté, rendre compte des factions qui troublaient leur pays : ils montrèrent que si les peuplades ennemies de Rome n'étaient ramenées forcément à l'ordre et ne recevaient le châtiment qu'elles méritaient, elles ne manqueraient pas, après le départ des troupes romaines, de leur faire subir à eux-mêmes la peine de ce qu'elles appelaient leur trahison ; qu'elles exciteraient bientôt de nouveaux mouvements, pour peu que l'impunité suivît leurs premiers crimes ; que les rebelles, enfin, se posant les dignes rivaux de Rome, ramèneraient bientôt l'Espagne entière à tenter quelque révolution. Ils demandaient donc que les légions romaines restassent en Espagne, et que, chaque année, vint dans le pays un consul chargé de veiller sur les alliés de Rome et d'empêcher les injures des Aravaques; ou bien, dans le cas où le sénat voudrait rappeler ses troupes, il devait frapper d'un châtiment exemplaire les coupables, afin que personne n'osât dorénavant les imiter. Telles furent à peu près les paroles des Belles, des Tittes et des autres alliés de Rome. On fit ensuite entrer l'ambassade des peuplades ennemies. Les Aravaques affectèrent, dans leur langage, un ton fort humble et fort soumis; mais leurs sentiments, comme on le pouvait voir, n'étaient pas ceux d'hommes vaincus ou découragés. Ils parlèrent plus d'une fois des chances incertaines de la fortune, et revinrent sur les succès équivoques des batailles passées de manière à faire voir qu'ils en étaient sortis vainqueurs. Leur résumé fut que, s'il leur fallait subir quelque châtiment pour leur faute, ils étaient prêts à le recevoir, mais qu'ils priaient aussi le sénat, ses ordres exécutés, de les remettre sur le pied du traité signé avec Rome sous le consulat de Tibérius. [35,3] III. Le sénat, après ce discours, fit paraître devant lui les députés de Marcellus. Comme il les voyait incliner à la paix, et le consul se montrer avec eux plus favorable aux prétentions des ennemis qu'à celles des alliés, il répondit aux Aravaques et aux nations qui étaient hostiles que Marcellus leur ferait connaître, en Espagne, les volontés de Rome. En définitive, persuadés que les alliés leur avaient fait entendre l'exacte vérité, que les Aravaques avaient des espérances fort orgueilleuses, que Marcellus craignait la guerre et rien de plus, il lui fit dire par ses députés de poursuivre les hostilités avec vigueur et d'une façon vraiment romaine. La guerre fut donc continuée. Mais comme il se défiait de Marcellus, le sénat se prépara à envoyer un autre général en Espagne. Les consuls venaient précisément d'entrer en charge : c'étaient Aulus Posthumius et Lucius Licinius Lucullus. On se mit donc avec activité à faire des préparatifs considérables, dans l'espoir que cette expédition déciderait du sort des affaires. Le sénat pensait que ces rudes ennemis une fois vaincus, toute l'Espagne s'empresserait de se soumettre à ses ordres, tandis que s'ils enlevaient aux rebelles l'épouvantail de la guerre, non seulement les Aravaques, mais encore les autres peuples s'enhardiraient au crime. [35,4] IV. Mais plus le sénat montrait d'ardeur belliqueuse, plus il dut être surpris d'un fait étrange qui alors eut lieu à Rome. Quintus Fulvius, qui, l'année précédente, avait fait la guerre en Espagne, et ses compagnons d'armes, avaient plus d'une fois redit les combats continuels qu'ils avaient soutenus, l'étendue de leurs pertes, le courage des Celtibériens. Marcellus reculait évidemment devant la guerre. A cette vue et sur ces récits, une terreur, dont les vieillards ne connaissaient pas d'exemple, s'empara de toute la jeunesse. Cette crainte alla si loin qu'il ne se présenta pas d'abord un nombre suffisant de tribuns, et que les rôles restèrent vides, tandis qu'auparavant on recevait les offres de plus de tribuns qu'il n'était nécessaire. Les lieutenants qui, choisis par le consul, devaient partir avec lui, refusèrent d'obéir. Enfin, pour comble de malheur, les jeunes gens évitaient de s'enrôler, et pour y échapper faisaient valoir des prétextes qu'il était honteux de dire, inconvenant d'examiner, impossible de rejeter. Le sénat et les consuls se trouvaient donc dans le plus grand embarras, et ne savaient où s'arrêteraient ces lâches refus (il fallait bien en ces circonstances se servir de ce terme), lorsque Publius Cornélius l'Africain, encore tout jeune, mais qui passait pour avoir été d'avis de continuer la guerre, et qui, déjà célèbre sans contestation par sa sagesse et sa vertu, avait besoin de se faire un renom de courage, à la vue des sénateurs consternés, se levant, déclara qu'on le pouvait envoyer en Espagne avec les consuls, comme tribun ou comme lieutenant, et qu'il était prêt à l'une ou l'autre de ces fonctions. «Sans doute, dit-il, dans mon intérêt particulier, mieux vaudrait pour moi aller en Macédoine (les Macédoniens l'avaient à cette époque nominativement appelé en Macédoine pour mettre fin à leurs dissensions), mais ces circonstances où se trouve Rome sont pour moi plus pressantes et appellent en Espagne les vrais amis de la gloire. » Cette proposition produisit d'autant plus d'effet qu'elle venait d'un homme à la fleur de l'âge, et d'une modestie reconnue. Aussi, sur le moment, l'enthousiasme fut grand, et ne fit que doubler chaque jour. On vit ceux qui tout à l'heure tremblaient le plus, craignant le fâcheux parallèle, prendre l'engagement de partir comme lieutenants avec les généraux, ou s'inscrire en foule sur les rôles comme soldats, par esprit de camaraderie. [35,5] V. Celui-ci brûlait de lutter contre le Barbare en un combat singulier, et hésitait en même temps. (Enfin il se décide.) Dans le combat son cheval fut atteint d'une forte blessure, mais ne se renversa pas : Scipion tomba debout sur la terre. [35,6] VI. Scipion, par intérêt pour Polybe, interpella Caton au sujet des exilés achéens. Comme cette question soulevait dans le sénat de nombreuses discussions, et que les uns étaient d'avis de leur rendre la liberté, tandis que d'autres s'y opposaient, Caton se levant: « Eh quoi! dit-il, comme si nous n'avions rien à faire, nous demeurons tout un jour à discuter pour savoir si quelques Grecs décrépits seront enterrés par nos fossoyeurs ou par ceux de l'Achaïe?» Le retour des proscrits en Grèce fut décrété. Polybe, ayant laissé passer quelques jours, se prépara à venir demander au sénat que les exilés recouvrassent en Achaïe leurs anciennes dignités, et voulut sonder, à ce sujet, l'opinion de Caton. Caton, en souriant, dit alors : « Polybe fait comme Ulysse : il revient dans l'antre du Cyclope chercher son bonnet et sa ceinture, qu'il y avait oubliés. »