[34,0] LIVRE XXXIV (fragments). [34,1] I. <1> Plusieurs écrivains, dit Strabon, ont mêlé à l'histoire quelques détails géographiques, mais en réservant une place spéciale à la description de l'univers : <2> ainsi ont fait Ephore et Polybe. <3> Polybe (dit encore Strabon), après avoir proclamé qu'Eudoxe avait exposé avec talent l'histoire grecque et qu'Ephore avait parfaitement indiqué l'origine des villes, <4> leurs liens de parenté, leurs émigrations et leurs premiers chefs, ajoute ces quelques mots : <5> Nous ferons connaître à notre tour l'état de l'univers tel qu'il est aujourd'hui ; nous parlerons de la situation des lieux, des distances qui les séparent, <5> partie essentielle, ce me semble, de la géographie. [34,2] II. <1> Ne rattacher à aucune tradition véritable une fable qui tient du merveilleux n'est pas dans les habitudes d'Homère. <2> Il est évident qu'il est plus facile de faire accepter une fiction quand on y mêle quelque chose de la réalité. <3> C'est ce que dit Polybe en parlant des erreurs d'Ulysse. <4> Il explique avec une grande justesse ces étonnantes aventures. <5> Voici comment. Il suppose qu'il y eut dans l'origine un homme appelé Éole qui indiquait aux navigateurs les moyens de se diriger dans le détroit de Sicile, passage si difficile à cause de ses tourbillons et du flux et reflux, et que plus tard il fut regardé et proclamé comme le maître et le roi des vents. <6> Ainsi Danaüs pour avoir établi dans Argos des réservoirs, ainsi Atrée pour avoir révélé le phénomène de la marche du soleil, s'opérant en sens inverse de la révolution du ciel, furent appelés devins et rois prophètes. <7> Ainsi les prêtres égyptiens, les Chaldéens et les mages durent à leur science, qui l'emportait sur celle des autres hommes, de recevoir des siècles passés et puissance et hommages. <8> Chaque dieu enfin n'est aujourd'hui honoré que pour avoir fait jadis quelque découverte utile. <9> Cela établi, Polybe ne veut pas voir dans Éole et dans les courses d'Ulysse une simple fable. Il prétend qu'Homère a mêlé là au réel certaines fictions, comme dans son Iliade; <10> et qu'en général il y a de nombreux rapports entre le poète et les historiens qui ont décrit les parages voisins de la Sicile et de l'Italie. <11> Il rejette bien loin cette pensée d'Ératosthène, qu'on trouvera le théâtre des voyages d'Ulysse, quand on aura découvert le corroyeur auteur de l'outre des vents, <12> et il fait voir que le mythe d'Homère au sujet de Scylla se rapproche fort de ce qui se passe en effet au Scylléon, lors de la pêche des galéotes. «Scylla, dit le poète, parcourant le roc d'un œil avide, <13> attaque les dauphins, les chiens et les monstres les plus grands qu'elle peut atteindre ? » <14> En effet les thons qui nagent en troupes sur les côtes d'Italie, une fois emportés dans le détroit et empêchés de gagner les rivages de la Sicile, tombent au milieu d'animaux plus forts qu'eux tels que des dauphins, des chiens et d'autres cétacés, <15> et de cette chasse s'engraissent les galéotes qu'on appelle encore épées ou chiens de mer. <16> Là, comme dans les crues du Nil ou de quelque autre fleuve, se reproduit le fait que produit également, par exemple, l'incendie d'une forêt : les animaux de moindre espèce, en voulant fuir l'eau ou le feu, deviennent la proie des plus forts. [34,3] III. <1> Polybe raconte ensuite la chasse des galéotes telle qu'elle a lieu près du Scylléon. <2> Un observateur commun, placé à distance, guide tous les pêcheurs montés sur un grand nombre de dirèmes : il y a deux hommes dans chacune d'elles; <3> l'un rame, l'autre, armé d'une lance, se tient à la proue, jusqu'à ce que l'observateur signale un galéote. Le galéote s'élève d'un tiers de son épaisseur au-dessus de la surface de l'eau. <4> Aussitôt la barque court sur lui et le harponneur le frappe de sa lance, puis il la retire du corps de l'animal, n'y laissant que le harpon. <5> Ce harpon a la forme d'un hameçon et à dessein n'est que faiblement adapté à la lance. Il tient à une longue corde qu'on laisse toujours filer, dès que la bête est blessée jusqu'à ce qu'elle soit lasse de fuir en bondissant ; <6> alors on tire l'animal à terre ou bien s'il n'est pas trop grand on le reçoit dans la barque. <7> Que si la lance tombe dans l'eau elle n'est pas perdue pour cela, car elle est faite de chêne et de sapin, et si le chêne par sa pesanteur tend à s'enfoncer, le sapin surnage et peut ainsi être facilement retrouvé. <8> Quelquefois il arrive que le rameur est blessé à travers la barque, tant est grande l'épée du galéote ; l'impétuosité de cet animal en rend la chasse aussi dangereuse que celle du sanglier. On peut donc, dit Polybe, supposer qu'une partie des courses d'Ulysse <9> a eu pour théâtre les environs de la Sicile, par cela seul que le poète attribue à Scylla une chasse qui est populaire près du Scylléon. <10> Même conclusion au sujet de Charybde : la description qu'Homère en trace rappelle des faits dont le détroit est sans cesse témoin. <11> Quant au vers : « Et trois fois en un jour, trois fois le flot remonte,» trois est pour deux par quelque erreur du poète. <12> Enfin tout ce qui se passe à Méninx est d'accord avec ce qu'Homère raconte des Lotophages. [34,4] IV. <1> S'il existe quelque différence entre la vérité et la fiction, il faut en accuser, soit les changements nécessairement survenus dans les choses, soit l'ignorance de l'auteur, soit la liberté particulière à la poésie. La poésie comprend à la fois trois parties : l'histoire, la fable et l'art de disposer les matériaux. <2> Dans ce qui est historique, le poète a pour but la vérité, comme par exemple, dans le catalogue de la flotte grecque, où Homère désigne chaque lieu par un trait caractéristique, où il dit que telle ville s'élève sur un rocher, que telle autre est placée sur la frontière, où il appelle celle-ci féconde en colombes, et celle-là voisine de la mer. <3> Dans la disposition, il se propose la clarté, comme lorsqu'il s'agit d'introduire des combattants sur la scène. Enfin, dans la fiction, il ne veut que plaire à l'imagination et la charmer. <4> Mais, encore une fois, tout inventer dans la fiction même est chose invraisemblablé, et n'est pas d'ailleurs conforme aux habitudes d'Homère. On regarde ses ouvrages comme philosophiques, bien contrairement à l'opinion d'Ératosthène, qui établit en principe, de ne point juger un poème d'après la raison, et de n'y chercher jamais de l'histoire. >5> Voyez ce vers, dit encore Polybe : « De là, pendant neuf jours, je fus emporté par des vents impétueux. » Il est bien plus vraisemblable de l'appliquer à des courses incertaines sur un étroit espace (et jamais, en effet, des vents déchaînés ne poussent en ligne droite) qu'à une course continue vers l'Océan, comme si toujours Ulysse eût eu un vent favorable. <6> Si on mesure la distance du cap Malée aux colonnes d'Hercule, on trouve vingt-deux mille cinq cents stades. En supposant que le trajet ait été fait par Ulysse, en neuf jours, avec une égale vitesse, on doit compter par jour deux mille cinq cents stades. <7> Or, qui jamais a entendu dire que quelqu'un fût allé de Lycie ou de Rhodes, en deux jours, à Alexandrie, bien que la distance ne dépasse pas quatre mille stades? <8> Quant à ceux qui demandent comment Ulysse, ayant fait trois voyages en Sicile, n'a pas une seule fois franchi le détroit, on peut leur répondre que beaucoup de voyageurs postérieurs ont évité cette traversée. [34,5] V. <1> Polybe, dit Strabon, dans le livre où il fait la description de l'Europe, déclare ne pas vouloir s'occuper des anciens géographes, mais seulement de leurs critiques, de Dicéarque, par exemple, d'Ératosthène, qui a laissé, le dernier, des ouvrages de ce genre, et de Pythéas. <<2> « Pythéas, s'écrie Polybe, a trompé le public en disant avoir visité toutes les parties accessibles de la Bretagne, et en donnant à cette île plus de quarante mille stades de circonférence ; <3> il l'a trompé en affirmant, au sujet de Thulé et des lieux voisins, qu'il n'y a ni terre, ni mer, ni air en ces parages, mais un mélange de tous ces éléments, assez semblable à un poumon marin, <4> et en plaçant enfin et la terre et la mer et l'air au-dessus de ce poumon, dont il fait le lien de toutes ces parties, sans qu'il soit possible de naviguer sur cette matière ou d'y marcher.<5> Il prétend avoir vu cette espèce de poumon marin, en avouant, du reste, qu'il ne donne les autres détails que par ouï-dire. <6> De plus, il avance qu'après avoir ainsi visité la Grande- Bretagne, il en a fait autant pour toutes les côtes de l'Europe, depuis le détroit de Gadès jusqu'au Tanaïs. <7> Or, il est peu probable qu'un simple particulier, qu'un homme pauvre ait pu parcourir, et par terre et par mer, des distances aussi considérables. <8> Cependant Ératosthène, qui ne sait s'il doit, pour le reste, accepter le témoignage de Pythéas, regarde comme inattaquable tout ce qu'il dit de la Bretagne, de Gadès et de l'Espagne. <9> Bien mieux vaut croire Évhémère, le Messénien : Évhémère, du moins, dit n'avoir voyagé que dans une seule contrée, en Arabie, tandis que Pythéas avance hardiment qu'il a visité toute l'Europe septentrionale jusqu'aux limites du monde. C'est à peine si on pourrait ajouter foi à Hermès, se vantant de pareilles excursions. <10> Néanmoins Ératosthène traite Évhémère de Bergéen, pour accorder toute créance à Pythéas, et cela quand Dicéarque ne le fait pas. » <11> Ainsi parle Polybe. « Pour moi, reprend Strabon, d'abord je trouve assez ridicule cette parenthèse : « Quand Dicéarque ne le fait pas, » comme s'il fallait qu'Ératosthène prît absolument pour juge l'auteur contre qui Polybe a porté lui-même tant d'accusations. <12> De plus, si nous avons cru devoir signaler l'ignorance d'Ératosthène à l'égard de l'Europe orientale et occidentale, <13> nous avons du moins droit de demander grâce pour lui et pour Dicéarque, qui n'avaient pas visité ces contrées ; mais qui pourrait pardonner leurs erreurs à Polybe et à Posidonius ? <14> car Polybe, qui reproche aux détails fournis par Dicéarque, sur les distances et sur d'autres questions géographiques, de n'être que de vaines données populaires, n'est pas toujours à l'abri de toute critique là même où il reprend les autres. [34,6] VI. <1> Dicéarque écrit quelque part qu'il y a dix mille stades du Péloponnèse à Gadès, et plus de dix mille jusqu'au fond du golfe Adriatique. En analysant le nombre des stades jusqu'aux colonnes, il en compte, du Péloponnèse au détroit de Sicile, <2> trois mille, et les sept autres mille du détroit jusqu'à Gadès. Polybe déclare qu'il ne veut pas disputer sur les trois premiers mille stades, que le nombre en soit exact ou non, mais pour les sept mille, il affirme que le chiffre est faux, soit qu'on mesure l'étendue des côtes, soit qu'on suive une ligne droite à travers la mer. <3> Le rivage, dit-il, affecte, peu s'en faut, la figure d'un angle obtus dont les côtés s'appuient, l'un sur le détroit, l'autre sur les colonnes, <4> et qui a son sommet à Narbonne. Nous avons ainsi un triangle dont la base est une ligne droite tirée à travers la mer, et les deux côtés les lignes qui constituent l'angle dont nous venons de parler. <5> Or, un de ces côtés, depuis le détroit de Messine jusqu'à Narbonne, a plus de onze mille deux cents stades, l'autre en a un peu moins de huit mille. <6> En outre, la plus grande distance de l'Europe en Afrique à travers la mer Tyrrhénienne, est généralement estimée à trois mille stades environ, et elle est moindre par la mer de Sardaigne. <7> Mais soient encore de ce côté même trois milles stades, il faut soustraire de cette somme deux mille stades, qui forment la profondeur du golfe de Narbonne, et qu'on peut considérer comme une perpendiculaire abaissée du sommet sur la base du triangle à angle obtus. <8> Il devient alors évident, d'après les principes les plus élémentaires en géométrie, que l'ensemble des côtes, depuis le détroit de Messine jusqu'à Gadès, surpasse d'environ cinq cents stades la ligne droite tirée à travers la mer. <9> Et si maintenant on joint les trois mille stades, qui s'étendent du Péloponnèse au détroit de Sicile, le total des stades, à ne considérer même que la ligne droite, sera le double de celui qu'a donné Dicéarque. <10> Venons maintenant à la somme des stades qui, suivant le système de ce géographe, pénètrent plus nombreux encore jusqu'au fond de l'Adriatique. <11> Mais, Polybe, dira-t-on, si la fausseté de ce dernier calcul est évidemment prouvée parles faits que vous citez, <12> en comptant, du Péloponnèse à Leucade, sept cents stades, de Leucade à Corcyre sept cents, de Corcyre aux monts Acrocérauniens, jusqu'à l'Iapygie à droite, un nombre égal ; et enfin, des monts Acrocérauniens, en suivant les côtes de l'Illyrie, six mille cent cinquante ; <13> si, sur ce point, vous avez raison, il n'y a d'exactitude ni dans l'évaluation des stades, que Décéarque fait monter à sept mille depuis le détroit de Messine jusqu'aux colonnes, ni dans la vôtre ; <14> car la plus grande partie des voyageurs s'accordent à dire que la distance, à travers la mer, est de douze mille stades. [34,7] VII. <1> Polybe, dit Strabon, relève plus d'une fois des erreurs d'Ératosthène, et tantôt il les corrige avec bonheur, tantôt il en commet de plus grossières que celles même qu'il critique. Ératosthène, <2> par exemple, compte d'Ithaque à Corcyre trois cents stades, et Polybe plus de neuf cents : le premier, d'Épidamne à Thessalonique, en suppose neuf cents; le second, plus de deux mille. Ces corrections de Polybe sont justes ; <3> mais quand Eratosthène dit que de Marseille aux colonnes d'Hercule il y a sept mille stades, et des Pyrénées six mille, et que Polybe en compte plus de neuf mille à partir de Marseille, et à peu près huit mille des Pyrénées, Ératosthène est plus près de la vérité. <4> Aujourd'hui on est d'avis que, soustraction faite des inégalités du terrain, la longueur de toute l'Espagne, depuis les Pyrénées jusqu'à la côte occidentale, ne dépasse pas six mille stades. <5> Mais Polybe donne au Tage, depuis sa source jusqu'à son embouchure, un parcours de huit mille stades sans tenir compte, bien entendu, des sinuosités (cela n'entre pas dans le calcul des géographes), en ne considérant que la ligne droite, et les sources du Tage sont à plus de mille stades des Pyrénées. <6> Polybe, du reste, reproche justement à Ératosthène de ne pas connaître l'Espagne, et montre qu'il est des endroits où il se trouve en contradiction avec lui-même. <7> Ainsi, Ératosthène dit quelque part que, sur l'Océan, toute la côte, jusqu'à Gadès, est habitée par les Gaulois (et en effet, cette race occupe les côtes occidentales de l'Europe jusqu'aux colonnes) ; puis il oublie ce détail, et faisant le tour de l'Espagne, il ne parle pas une fois des Gaulois. VII a. <8> D'une autre part, Polybe, pour établir que l'étendue de l'Europe est moins considérable que celle de l'Afrique et de l'Asie jointes ensemble, établit un calcul qui n'est pas juste. <9> Le détroit des colonnes d'Hercule, dit-il, est du côté du couchant équinoxial, et le Tanaïs coule en partant du lever d'été : <10> l'Europe est donc plus petite que l'Afrique et l'Asie de tout l'espace compris entre le lever d'été et le lever équinoxial ; c'est l'Asie qui occupe, dans le demi-cercle septentrional, l'espace enfermé entre ces deux limites. VII b. L'Europe a pour largeur, depuis l'Italie jusqu'à l'Océan, onze cent cinquante mille pas. Polybe semble avoir établi cette mesure sur la distance qui sépare Lyon du port Morinum en Bretagne. VIl c. <11> L'Europe, dit encore Strabon, forme plusieurs péninsules : Polybe en a dressé une liste plus exacte qu'Ératosthène, quoiqu'elle ne soit pas complète. <12> Ératosthène n'en compte que trois : une qui touche aux colonnes d'Hercule, c'est l'Espagne : une seconde placée sur le détroit de Messine, l'Italie; la troisième est cette langue de terre où sont agglomérées les nations entre l'Adriatique, le Pont-Euxin et le Tanaïs. <13> Polybe est d'accord avec Ératosthène pour les deux premières, mais il en distingue une troisième que termine le cap Malée et Sunium, et qui porte toute la Grèce, l'Illyrie et une partie de la Thrace ; <14> une quatrième qui renferme les pays voisins de Sestos et d'Abydos, et que les Thraces habitent ; une cinquième enfin, qui touche au Bosphore Ciminérien et à l'embouchure des Palus-Méotides. [34,8] VIII. <1> Dans un fond, près de la mer qui baigne ce pays, s'élèvent des chênes à glands qui servent de nourriture aux thons, et les engraissent. <2> Aussi pourrait-on dire, avec quelque justesse, que les thons sont des porcs de mer, puisque, comme eux, ils se repaissent de glands. <3> C'est ce gland que les flots portent jusqu'au Latium, à moins que la Sardaigne et les pays circonvoisins ne produisent également ce fruit. <4> Sous ce beau climat, la race humaine et les animaux sont d'une fécondité merveilleuse, et jamais les fruits n'y meurent. <5> Les roses, les lis, les asperges et d'autres productions analogues, ne manquent que trois mois. <6> Les poissons, par leur abondance, par leur excellence et leur beauté, sont bien supérieurs à ceux de notre mer. <7> Le médimne d'orge vaut une drachme, celui de froment, neuf oboles d'Alexandrie; <8> une amphore de vin, une drachme ; les chevreaux de taille ordinaire et le lièvre valent une obole. Trois ou quatre oboles au plus sont le prix d'un agneau. <9> Un cochon gras, et pesant cent livres, se vend cinq drachmes, et une brebis, deux; une livre de figues, trois oboles ; un veau, cinq drachmes, un bœuf d'attelage, dix. <10> La chair des animaux sauvages n'a presque point de valeur : on la distribue gratis, et on en fait l'échange à l'amiable. [34,9] IX. <1> On appelle les habitants de la Bétique Turdétans et Turdules : les uns entendent par là un seul peuple, les autres en font deux. <2> Pour moi, je me range parmi ces derniers : les Turdules sont au nord des Turdétans. <3> Le bien-être dont on jouit dans ce pays produit, chez les Turdétans, une grande douceur de mœurs, et a fait fleurir parmi eux une prompte civilisation. Les Celtes ont trouvé dans le voisinage de ce peuple et dans ses rapports avec lui les mêmes avantages. <4> Je place, avec la plupart des Grecs, les colonnes d'Hercule au détroit de Gadès. En avant de la Bétique, à l'entrée même du détroit, s'élève Gadès : c'est une île longue de douze mille pas, et large de trois mille. Dans sa partie la plus rapprochée du continent, elle est à une distance de moins de sept cents pas; partout ailleurs elle en est éloignée de sept mille. <5> Il y a, dans un temple d'Hercule, à Gadès, une fontaine où un escalier de quelques marches conduit à l'eau, qui est potable. Cette eau suit un mouvement contraire au flux et au reflux; elle disparaît avec le flux, et avec le reflux revient. <6> On peut ainsi expliquer ce phénomène : l'air qui s'échappe du puits, vers la surface de la terre, se trouve, quand cette terre est submergée, intercepté dans ses conduits naturels : il retourne alors dans l'intérieur, obstrue les canaux de la fontaine, et la fait tarir. <7> Mais quand la surface de la terre se découvre, aussitôt, retrouvant la circulation libre, il abandonne les veines de la source, et les eaux sortent avec abondance. Depuis le détroit de Gadès jusqu'aux Palus-Méotides, en ligne droite, on compte trois millions quatre cent trente-sept mille cinq cents pas. Du même point, en se dirigeant vers l'Orient, toujours en ligne droite, il y a, jusqu'en Sicile, douze cent soixante mille cinq cents pas ; de la Sicile en Crète, trois cent soixante-quinze mille pas; de Crète à Rhodes, cent quatre-vingt trois mille cinq cents pas; jusqu'aux îles Chélidoniennes, même distance ; des îles Chélidoniennes à Chypre, trois cent vingt-deux mille pas ; et de là à Séleucie, en Syrie, cent quinze mille cinq cents pas ; total : deux millions quatre cent quarante mille pas. <8> A vingt stades de Carthagène se trouvent des mines assez considérables pour former une circonférence de quatre cents stades : <9> dans leurs flancs travaillent sans cesse quarante mille hommes qui, chaque jour, rapportent au peuple romain vingt-cinq mille drachmes. <10> Je ne veux pas entrer dans tous les détails d'une telle opération : ce serait trop long. Je dirai seulement qu'on broie d'abord le morceau d'argent lavé, et qu'on le suspend ensuite dans l'eau au moyen d'un crible; on broie de nouveau le résidu, et on le broie encore après l'avoir tamisé; <11> le cinquième résidu, débarrassé du plomb par l'action du feu, produit un argent pur. <12> L'Anas et le Bétis ont leurs sources en Celtibérie, et sont séparés l'un de l'autre par une distance de neuf cents stades. <13> Parmi d'autres villes, il faut remarquer Ségésame et Intercatie, chez les Vaccéens et les Celtibériens. <14> Polybe, dit Athénée, dépeint un palais semblable, et pour l'architecture et pour la splendeur, occupé par un roi d'Espagne. <15> Il affirme que ce prince rivalisait de luxe avec les Phéaciens. Au milieu du palais se trouvaient, en permanence, des vases d'or et d'argent pleins de vins d'orge. [34,10] X. <1> Depuis les Pyrénées jusqu'à la rivière de Narbonne s'étend une plaine que l'Ilibéris et le Ruscino traversent près de villes du même nom. Ces villes sont habitées par les Celtes. <2> Dans cette plaine on trouve ce qu'on appelle des poissons fossiles. <3> Le sol y est fort léger, et couvert d'une faible couche d'un gazon très fin ; et comme, sous cette couche, la terre est sablonneuse à une profondeur de deux ou trois coudées, l'eau qui des fleuves s'épanche çà et là pénètre dans le sable, et l'imbibe. <4> Partout où se répand cette eau, les poissons se glissent avec elle pour chercher leur nourriture (ils aiment particulièrement les racines de gazon), si bien que la plaine abonde en poissons souterrains, que les habitants déterrent afin de s'en nourrir. <5> Le Rhône a deux embouchures. <6> La Loire coule entre les Pictons et les Namnètes. Autrefois, sur ce fleuve, on trouvait une ville de Corbilon, dont Polybe a parlé en réfutant les inventions de Pythéas. <7> «Dans une entrevue, dit-il, que les Marseillais eurent avec Scipion, aucun ne put donner de détail positif sur la Grande-Bretagne ; il en fut de même au sujet des habitants de Narbonne et de Corbilon, villes considérables de la Gaule. <8> Il y a dans les Alpes un animal d'une forme particulière : il ressemble à un cerf, excepté pour le cou et le poil, par où il se rapproche du sanglier : <9> sous le menton, il porte une caroncule longue d'un empan, velue à l'extrémité et épaisse comme la queue d'un cheval. <10> On a récemment découvert, près d'Aquilée, chez les Taurisci Noricii une mine d'or si abondante qu'il suffit de creuser la terre à une profondeur de deux pieds pour rencontrer ce métal, <11> et que les fouilles ne dépassent pas d'ordinaire quinze pieds. <12> Parmi cet or, il y en a de pur, en grains gros comme une fève ou un lupin, et qui ne perd au feu qu'un huitième de son volume : le reste demande à être épuré, et rapporte encore des bénéfices considérables. <13> Les Italiens s'unirent, pour l'exploitation, aux Barbares, et en deux mois l'or perdit, dans toute l'Italie, le tiers de sa valeur. <14> Instruits de cette circonstance, les Taurisci chassèrent leurs associés, et exercèrent le monopole de l'or. <15> Il est curieux de comparer les Alpes, pour l'étendue et la hauteur, aux montagnes les plus considérables de la Grèce, au Taygète, au Lycée, au Parnasse, au Pélion, à l'Ossa ; et à celles de la Thrace, à l'Hémus, au Rhodope et au Dunax. <16> Chacune de ces montagnes peut être franchie ou tournée en un jour, par un homme sans bagages, <17> mais on ne saurait monter au sommet des Alpes qu'en cinq jours; et leur étendue, le long de la plaine, est de deux mille deux cents stades. <18> Elles ne présentent que quatre passages : l'un du côté de la Ligurie, près de la mer Tyrrhénienne, l'autre chez les Tauriniens ; le troisième dans le pays des Salasses, et le quatrième en Rhétie. <19> On compte un assez grand nombre de lacs dans cette région, et parmi eux, trois considérables: l'un d'eux, le Bénacus, a cinq cents stades de longueur, cent cinquante de largeur ; il donne naissance au Mincio. <20> Ensuite vient le Viberne, long de quatre cents stades, mais qui a trente stades de moins en largeur que le précédent ; le Tésin en sort. <21> Le troisième est le Larius, qui compte trois cents stades de longueur sur trente de largeur : il produit la grande rivière Addua. Toutes ces rivières vont se perdre dans le Pô. [34,11] XI. <1> Il y a, en Campanie, un excellent vin qu'on appelle le vin de Treille : il n'y en a pas de meilleur. <2> De l'Apulie jusqu'au détroit, en suivant la côte, il y a, par terre, trois mille stades : cette côte est baignée par la mer de Sicile : on compte moins de cinq cents stades par eau. <3> L'Étrurie, sur sa plus grande longueur, en longeant la côte, depuis Luna jusqu'à Ostie, a près de deux mille cinq cents stades. Polybe prétend que le total ne doit pas s'élever au-dessus de mille quatre cent trente. Éthale est une île de la Toscane, <4> et Polybe prétend que Lemnos s'appelait Éthalée. <5> On nomme Cratère, le golfe qui est enfermé entre les deux promontoires de Messine et de Minerve. C'est sur ces rivages que s'étend la Campanie, dans la plaine la plus fertile qu'on puisse imaginer. <6> Antiochus dit que ce pays fut autrefois occupé par les Opiques, sous le nom d'Ausones. <7> Mais Polybe reconnaît implicitement deux peuples dans les Opiques et les Ausones, quand il écrit que les Opiques et les Ausones occupaient les parages voisins du Cratère. Polybe appelle mer Ausonienne toute cette partie de la Méditerranée qui s'étend jusqu'à Salente, au delà de la Sicile. A partir de l'Apulie, on a divisé le pays par milles, <8> et il y a jusqu'à Sila, cinq cent soixante-deux milles, et de là jusqu'à Aquilée, cent soixante dix-huit. Depuis le détroit jusqu'à Licinium, on compte environ deux mille trois cents stades, <11> et de là jusqu'au promontoire lapygium, soixante-dix. <12> Des trois cratères qui se trouvent dans l'île de Vulcain, l'un s'est écroulé en partie, mais les autres sont encore intacts. <13> Le plus grand présente un orifice circulaire de cinq stades, et peu à peu se rétrécit jusqu'à ce qu'enfin il n'ait qu'un diamètre de cinquante pieds. <14> La profondeur de ce cratère jusqu'à la mer, qui en occupe le fond, est d'un stade ; si bien qu'on peut, dans un temps calme, apercevoir les flots dans l'abîme. <15> Quand le Notus doit souffler, un nuage obscur enveloppe l'île. On n'aperçoit plus la Sicile; lorsque, au contraire, le vent du nord menace, des flammes pures s'élèvent du cratère, et le bruit qui en échappe est violent. <16> A l'approche du vent d'ouest, le cratère est dans un état intermédiaire qui n'est ni le calme ni la tempête. <17> Les autres cratères sont à peu près de la même forme ; mais ils sont loin d'avoir une énergie aussi intense dans leurs effets. <18> Somme toute, par la différence même du bruit souterrain, par la nature des premières exhalaisons, à la manière dont les flammes et la fumée s'échappent, on peut savoir quel est le vent qui soufflera dans trois jours. <19> A Lipari, par le calme seul des vents, on a plus d'une fois prédit des tremblements de terre sans se tromper. <20> Aussi peut-on tirer de là cette conséquence, que ce que nous regardons dans Homère comme une fable n'est pas, en définitive, une simple fiction; mais que le poète faisait allusion à un fait réel, en appelant Éole le maître des vents. [34,12] XII. <1> Le mont Hémus touche au Pont : c'est une des montagnes les plus considérables du pays : elle coupe la Thrace en deux. Polybe prétend que du haut de cette chaîne on voit les deux mers, mais à tort ; car la distance, jusqu'à l'Adriatique, est immense, et beaucoup d'obstacles en dérobent la vue. <2> D'Apollonie en Macédoine, la route Ignatia se dirige vers l'Orient : elle est divisée par milles, et des pierres milliaires s'élèvent, sans interruption, jusqu'à Cypsèle et jusqu'à l'Èbre. Il y a cinq cent trente-cinq milles. <3> A compter huit stades par mille, suivant les calculs ordinaires, on trouve que cette somme égale quatre mille deux cent quatre-vingts stades. <4> Mais si on ajoute, suivant Polybe, aux huit stades deux arpents qui forment le tiers d'un stade, il faut élever notre premier chiffre de cent soixante-dix-huit stades, autrement dire le tiers du total des milles. <5> Après un trajet d'une égale longueur, se rencontrent, sur cette route, les voyageurs d'Apollonie et d'Épidamne. <6> La route, dans tout son parcours, s'appelle Ignatia. La première partie traverse la Candavie, montagne d'Illyrie, la ville de Lychnidium et Pylon, qui en cet endroit sépare l'Illyrie de la Macédoine ; <7> de là elle passe devant Barnunte, et par Héraclée, par le pays des Lyncestes, et l'Éordée, conduit à Édesse, à Pella, d'où elle va jusqu'à Thessalonique. <8> Ce parcours, dit Polybe, est de deux cent soixante-sept milles. <9> Entre les deux Bosphores de Thrace et des Cimmériens, il y a, en ligne directe, cinq mille pas. <11> Le Péloponnèse a de circuit, abstraction faite des golfes, quatre mille stades. <12> Polybe prétend que du cap Malée jusqu'à l'Ister, au nord, la distance est de dix mille stades environ, et Artémidore relève justement cette erreur : il estime qu'il y en a six mille cinq cents. Si Polybe s'est trompé, c'est qu'il n'a pas mesuré d'après la ligne la plus courte; mais qu'il a adopté au hasard le parcours fourni par quelque général en campagne [34,13] XIII. <1> Pour ce qui concerne les pays qui s'étendent directement depuis ces limites jusqu'à l'Inde, on trouve les mêmes détails dans Artémidore que chez Ératosthène. <2> Polybe dit qu'il faut s'en rapporter, sans réserve, à ce dernier, pour tous ces détails. <3> Il prend, pour point de départ, Samosate, dans la Commagène, située près de l'endroit où passe le fleuve, et de Zeugma. <4> Or, depuis les montagnes de la Cappadoce, qui, derrière le Taurus, sont voisines de Tomisa, jusqu'à Samosate, il y a, dit Polybe, quatre cent cinquante stades. [34,14] XIV. <1> Polybe, qui demeura quelque temps à Alexandrie, déplore l'état où cette ville se trouvait lors de son voyage : <2> Il y distingue trois espèces d'habitants : premièrement, les Égyptiens indigènes qui sont civilisés et intelligents; <3> secondement, les mercenaires qui sont nombreux et indociles (par un antique usage, l'Égypte entretient des soldats mercenaires qui ont appris à commander plus qu'à obéir, grâce à la nullité des princes); <4> enfin, les Alexandrins, qui, sans être tout à fait disciplinés, valent mieux que les mercenaires : <5> ils ont, malgré d'impurs mélanges, conservé dans le sang quelque chose de grec, et se souviennent encore des maximes de leur ancienne patrie. <6> Mais une grande partie de ces Alexandrins furent détruits, surtout sous le règne d'Évergète Physcon, époque à laquelle Polybe vint en Égypte. <7> Physcon, sans cesse en butte à des révoltes, livra souvent la population aux coups de ses soldats. <8> En voyant Alexandrie en ce triste état, il ne restait qu'à s'écrier, avec le poète : « C'est une chose longue et pénible qu'un voyage en Égypte. »