[32,0] LIVRE XXXII (fragments). [32,1] I. <1> L'ambassade envoyée par Ptolémée le jeune, sous la conduite de Comanus, arriva l'année suivante, et, vers la même époque, vinrent les députés de Philométor. A leur tête était Ményllus. <2> Admis au sein du sénat, ils s'adressèrent mutuellement mille reproches; mais Titus et Caiéus déposèrent en faveur de Physcon, et défendirent sa cause avec ardeur. <3> Enfin les sénateurs ordonnèrent que Ményllus quittât l'Italie sous cinq jours. Ils résolurent en outre de rompre l'alliance conclue avec Philométor, et d'envoyer à Ptolémée le jeune une ambassade qui l'instruirait des décisions de la compagnie. <4> On nomma députés Publius Apustius et C. Lentulus qui, se rendant aussitôt à Cyrène, annoncèrent avec empressement à Ptolémée les volontés du sénat. <5> Ptolémée, enorgueilli de cette haute protection, fit sur-le-champ de nouvelles levées et se livra tout entier à ses desseins contre Chypre. <6> Voilà ce qui se passait alors en Italie. [32,2] II. <1> En Afrique, Massinissa voyait depuis longtemps d'un œil d'envie les villes nombreuses bâties sur les bords de la petite Syrte, le beau pays que les Carthaginois appellent Empories, et les revenus que produisait cette riche contrée. <2> Peu avant l'époque dont nous parlons, il avait déjà commencé d'éprouver la patience des Carthaginois. Il fut bientôt maître de la campagne, ouverte sans défense à ses incursions. <3> Les Carthaginois, d'ailleurs, étaient peu propres à la guerre sur terre et avaient perdu toute leur vigueur dans les douceurs d'une longue paix. <4> Cependant Massinissa ne put s'emparer des villes que l'ennemi gardait avec le plus grand soin. <5> Les deux partis portèrent devant le sénat l'objet de leur différend, et envoyèrent plus d'une fois à Rome des ambassades. <6> Toujours les Carthaginois eurent le dessous auprès des Romains, non pas que ce fût justice, mais parce qu'une telle conduite était utile à la république. <7> Une preuve que Carthage avait des droits sur cette contrée, c'est que quelques années auparavant, Massinissa, poursuivant avec son armée un traître nommé Aphthérate, fut obligé de demander aux Carthaginois de passer sur les terres d'Empories et que les Carthaginois lui refusèrent le passage comme sur un terrain qui ne lui appartenait pas. <8> Mais les réponses du sénat et la rigueur des circonstances les réduisirent bientôt, non-seulement à céder les villes et les campagnes d'Empories, mais encore à payer cinq cents talents pour le blé récolté depuis l'ouverture de la querelle. [32,3] III. <1> Quant à l'Asie, Prusias envoya vers ce temps une ambassade, de concert avec les Galates, pour accuser Eumène. <2> Celui-ci chargea sur-le-champ Attale d'aller le défendre contre ses accusateurs. <3> Ariarathe, à la même époque, offrit aux Romains une couronne de dix mille pièces d'or. Il fit partir aussi une députation qui devait rendre compte au sénat de la réception qu'il avait faite à Tibérius, et lui dire que quelles que fussent les volontés de Rome, il était prêt à tout faire pour y obéir. [32,4] IV. <1> Aussitôt que Ménocharès eut rejoint Démétrius et raconté au roi son entrevue avec Tibérius en Cappadoce, <2> le prince, convaincu que son intérêt le plus grand était de gagner, à quelque prix que ce fût, la bienveillance des commissaires romains, <3> laissa tout de côté pour envoyer des ambassades auprès d'eux en Pamphylie, puis à Rhodes, et pour promettre à Rome un entier dévouement. Il fit si bien qu'il fut reconnu. <4> Du reste, Tibérius, qui lui était très-favorable, contribua beaucoup à lui faire atteindre son but et à lui assurer le sceptre. <5> Démétrius profita de l'occasion pour députer à Rome des ambassadeurs qui remissent au sénat, avec une couronne, le meurtrier de Cnéus et le grammairien Isocrate. [32,5] V. <1> L'année suivante, Rome reçut les députés d'Ariarathe, chargés à la fois de présenter au sénat une couronne de dix mille pièces d'or, et de lui exprimer les sentiments du prince à l'égard de la république :<2> ils invoquèrent le témoignage de Torquatus lui-même et de ses collègues. <3> Sur leur affirmation, le sénat agréa avec reconnaissance les dix mille pièces d'or, et lui envoya en retour les présents que Rome estime les plus magnifiques : le bâton et le char d'ivoire. <4> Il les laissa libres sur-le-champ avant l'hiver. <5> Attale leur succéda peu après l'installation des nouveaux consuls, et fit si bien, que lorsque les Calates que Prusias avait envoyés eurent, avec plusieurs autres députations asiatiques, accusé Eumène, <6> le sénat, satisfait des explications qu'il avait reçues, non-seulement déclara Attale innocent, mais encore le congédia en ajoutant à son ancienne bienveillance. <7> Plus il était indisposé contre Eumène, et s'éloignait de ce prince, plus il prodiguait à son frère les témoignages d'une estime et d'une amitié singulières. [32,6] VI. <1> Sur ces entrefaites, les ambassadeurs de Démétrius, Ménocharès et ses collègues, arrivèrent à Rome avec la couronne de dix mille pièces, et le traître qui avait assassiné Cnéus. <2> Le sénat demeura longtemps embarrassé, ne sachant quelle conduite il devait tenir. <3> Enfin il agréa l'ambassade et la couronne, mais refusa les prisonniers qu'on abandonnait à sa colère; <4> cependant Démétrius avait envoyé à la fois le meurtrier même d'Octavius, Leptine, Isocrate. <5> Isocrate était un de ces grammairiens qui font des lectures publiques. Bavard et d'une vanité insupportable, il était à charge aux Grecs eux-mêmes, et jamais Alcée, quand il le rencontrait, ne manquait de lui lancer quelque sarcasme ou quelque dure plaisanterie. <6> En Syrie, où il affecta tout d'abord pour les habitants un superbe dédain, il ne se contenta plus de parler grammaire, <7> il se jeta dans les discussions politiques, et osa dire que Cnéus avait été traité comme il le méritait, et qu'on aurait dû égorger tous les ambassadeurs romains et n'en laisser vivre qu'un seul qui annonçât aux Romains ce désastre, afin de leur apprendre à tempérer l'insolence de ses ordres et son impudente tyrannie. <8> Ce furent ses propos séditieux qui lui méritèrent son malheur. [32,7] VII. <1> Ces deux hommes, par le contraste de leur conduite, présentèrent un spectacle curieux. <2> Leptine, après avoir tué Cnéus, s'était publiquement montré à Laodicée, où il n'avait pas craint de proclamer que ce meurtre était juste et qu'il l'avait commis par une inspiration divine. <3> Lorsque Démétrius monta sur le trône, il alla aussitôt le trouver, et lui dit de ne pas s'inquiéter de la mort d'Octavius et de ne point sévir contre les habitants de Laodicée; <4> qu'il se chargeait d'aller lui-même à Rome, et de montrer au sénat qu'il n'avait qu'obéi à la volonté des dieux. <5> Enfin, grâce à son air résolu, empressé même, il avait obtenu d'être conduit à Rome sans fers et sans escorte. <6> Isocrate, au contraire, du jour où il avait été accusé, avait presque déjà perdu la raison : lorsqu'il vit qu'on lui mettait la chaine au cou et des entraves aux pieds et aux mains, il ne prit plus que rarement de la nourriture et cessa absolument de soigner sa personne. <7> Aussi quand il vint à Rome, il présentait un aspect étrange, et à le regarder, on eût pu affirmer qu'il n'y a pas d'être plus affreux, au physique comme au moral, que l'homme en proie à un désespoir farouche. <8> Sa vue avait je ne sais quoi de sauvage et d'effrayant, telle que peut être celle d'un homme qui pendant plus d'une année avait négligé la propreté la plus nécessaire, et qui avait laissé croître ses cheveux et ses ongles. <9> L'état de son âme apparaissait si bien dans ses regards, dans ses mouvements qu'en un lieu écarté on eût certainement mieux aimé rencontrer une bête farouche que ce misérable. <10> Pour Leptine, fidèle à ses premiers sentiments, il se montra tout disposé à se rendre au sénat; il avouait franchement son crime et affirmait qu'il ne recevrait des Romains aucun châtiment. En définitive, son espoir fut réalisé. <11> Le sénat, qui sans doute pensait que le peuple trouverait la vengeance suffisante dès qu'on aurait puni les auteurs du meurtre, ne reçut ni Leptine ni Isocrate, et aima mieux ne rien prononcer sur leur sort, <12> afin de se réserver ainsi le moyen d'exploiter ce crime à son gré.<13> Il fit répondre à Démétrius qu'il pouvait compter sur la bienveillance de Rome, s'il faisait pour le sénat tout ce qui lui était possible. <14> Les Achéens envoyèrent vers cette époque Xénon et Téléclès pour réclamer en faveur des exilés, et surtout de Polybe et de Stratius. <15> Déjà la mort avait enlevé la plupart des proscrits et les plus considérables ; <16> les députés n'apportèrent pour toute instruction que des prières, afin d'éviter, en quoi que ce fût, des discussions irritantes avec le sénat. <17> Mais ils eurent beau tenir dans la curie le langage le plus convenable, ils ne réussirent pas. Le sénat jugea bon de maintenir son ancienne décision. [32,8] VIII. <1> La preuve la plus manifeste, la plus glorieuse de la probité de Paul Émile éclata aux yeux de Rome entière quand il ne fut plus. <2> Toute la réputation de désintéressement qu'on lui avait faite durant sa vie fut confirmée par sa mort même. Quel témoignage plus éclatant d'une vertu parfaite? <3> Ce héros qui, de tous les généraux de son temps, avait rapporté à Rome le plus d'argent d'Espagne, qui de plus, en Macédoine, avait eu entre les mains des trésors considérables ; qui avait, dans ces deux provinces, disposé d'une autorité absolue, <4> laissa si peu de fortune que la vente de son mobilier ne suffit pas pour rendre la dot de sa femme; il fallut y ajouter celle de quelques portions de terre. <5> Aussi bien nous avons déjà parlé de ces faits mémorables qui, ce me semble, nuisent un peu à la gloire de ces Grecs si renommés pour leur désintéressement. <6> Si, en effet, refuser de l'argent offert dans l'intérêt de celui qui le donne, comme le firent, dit-on l'Athénien Aristide et le Thébain Épaminondas, est chose admirable, <7> combien, quand on se voit maître d'un empire et qu'on en peut disposer suivant son bon plaisir, n'est-il pas plus beau de ne rien convoiter ! <8> Que si, par hasard, cette assertion paraît incroyable, qu'on se rappelle que celui qui la raconte ici savait, en l'écrivant, que les Romains ne manqueraient pas de lire un livre où ils trouveraient le récit de leurs exploits les plus célèbres et les plus considérables ; <9> qu'ils connaîtraient évidemment ces détails, et qu'ainsi une fausseté ne serait point acceptée par eux. <10> Or, qui voudrait s'exposer de gaieté de cœur à la défiance et au mépris? <11> Je prie qu'on se souvienne toujours de cette observation, lorsque je paraîtrai avoir dit au sujet des Romains quelque chose d'extraordinaire. [32,9] IX. <1> Puisque la suite du récit et les circonstances nous ramènent à la famille des Scipion, je veux remplir à l'égard du lecteur la promesse que je lui ai faite dans le dernier livre. <2> Nous avons pris en effet l'engagement de raconter comment et pourquoi cette maison s'éleva si haut ; par quelle cause la gloire de Scipion Émilien jeta un si vif éclat plus tôt qu'on ne le pouvait espérer; <3> comment enfin Polybe eut le bonheur de voir se développer son amitié et ses rapports avec ce grand homme, à un tel point que le bruit de cette amitié ne s'étend pas seulement jusqu'aux limites de la Grèce et de l'Italie, mais que les contrées les plus éloignées savent encore l'histoire de leur étroite union. <4> Je l'ai dit, l'occasion de cette amitié fut le prêt de quelques ouvrages, et des entretiens à propos de ces livres. <5> Plus tard, les premiers germes de cette naissante affection grandirent, et quand les proscrits achéens furent renvoyés sans les municipes, Fabius et Scipion, fils de Lucius Émile, obtinrent du préteur que Polybe restât à Rome. <6> Grâce à cette circonstance nouvelle, leur liaison déjà si bien commencée faisait chaque jour des progrès, quand survint une aventure qui la hâta encore. <7> Un jour que nous étions sortis tous trois de la maison de Fabius, celui-ci se rendit au Forum, et Polybe accompagna Scipion d'un autre côté. <8> Au milieu de la promenade, Publius, d'une voix douce et basse et la rougeur sur le front, dit à Polybe : <9> « Pourquoi donc, Polybe, lorsque nous sommes à table, mon frère et moi, converses-tu toujours avec Fabius et lui adresses-tu tes questions et tes réponses sans jamais me dire un mot? <10> C'est que tu as sans doute, sur mon compte, l'opinion que Rome s'est faite de moi, je le sais. <11> Je passe auprès de tous pour indolent, pour paresseux (ce sont leurs expressions), pour étranger enfin aux goûts et à la discipline des Romains, parce que je montre peu d'empressement à plaider des causes. Que faire cependant? <12> On me dit sans cesse qu'un orateur n'est pas l'homme qui convient à la maison dont je suis, mais qu'il lui faut un chef plein d'ardeur. Voilà surtout ce qui m'afflige. » [32,10] X. <1> Polybe, étonné de ces premières paroles dans un jeune homme qui n'avait pas alors plus de dix-huit ans : <2> «Au nom des dieux, dit-il, Scipion, ne tiens pas ce langage; ne te mets point dans l'esprit de telles idées. <3> Si j'agis ainsi avec ton frère, ce n'est ni dédain, ni mépris de ma part: non, mais comme il est ton aîné, je crois de voir entre nous, dans nos discussions sérieuses ou dans nos conversations familières, commencer et finir par lui, et je m'appuie sur ses sentiments, convaincu que tu les partages tous. <4> Toutefois, je vois avec plaisir que tu te reproches trop de mollesse pour un homme d'une maison telle que la tienne : cette indignation marque une grande âme. <5> Aussi ce serait un vif plaisir pour moi de m'attacher à ta personne et de t'enseigner par quelque endroit à tenir un langage et une conduite dignes de tes ancêtres. <6> Pour ce qui est des lettres, auxquelles je vous vois toi et ton frère vous livrer avec tant d'ardeur et de zèle, vous ne manquerez pas de maîtres qui vous formeront à ces connaissances ; <7> car de tous les côtés les savants de la Grèce affluent à Rome. <8> Mais je pense que pour cette vie active et guerrière à laquelle tu asfait allusion, tu ne saurais trouver un conseiller ni un guide plus sûr que moi. » <9> Polybe parlait encore que Scipion, lui prenant les mains et les lui pressant avec effusion: « Puissé-je, s'écria-t-il, voir bientôt ce jour où, laissant de côté tout le reste, tu me consacreras ton attention et où tu vivras avec moi! <10> C'est alors seulement que je me croirai digne de ma maison et de mes ancêtres. <11> « Polybe flottait entre la joie, à la vue de cet élan affectueux du jeune Scipion, et la crainte que lui inspirait la grandeur d'une telle famille et le souvenir des héros qu'elle avait produits. <12> A partir de ce jour solennel, Scipion ne quitta plus Polybe et préféra sa société à tous les plaisirs. [32,11] XI. <1> Dès lors, à force de se donner en toute occasion des preuves mutuelles de leur dévouement, ils en vinrent tous deux à cette tendresse réciproque, à cette amitié profonde qui unit le fils au père et qui nous vient du sang. <2> Le premier pas, le premier effort que voulut faire Scipion vers la perfection, fut de se distinguer par la tempérance, et de l'emporter par là sur tous ceux de son âge. <3> C'était du reste un triomphe dont la conquête, quelque noble, quelque difficile qu'elle soit d'ordinaire, était alors aisée à Rome à cause de la corruption générale. <4> Les uns se livraient à d'infâmes amours, les autres se perdaient avec des maîtresses ; la plupart n'aimaient plus que la musique, les festins et ce luxe dont ils avaient dérobé le goût aux Grecs pendant la guerre contre Persée. <5> Telle était alors l'ardeur désordonnée qui emportait la jeunesse à ces plaisirs que l'on vit plus d'un Romain acheter un esclave un talent. <6> Cette corruption s'était surtout accrue à l'époque où nous sommes, parce que, la Macédoine détruite, l'empire du monde semblait désormais assuré à Rome, <7> et que d'ailleurs l'opulence avait pénétré à la fois chez les particuliers et dans l'État par la translation en Italie des dépouilles des vaincus. <8> En suivant un train de vie tout contraire, en résistant à ses passions, en observant des maximes sévères et invariables, Scipion sut en cinq ans se faire un nom dans le peuple par sa tempérance et sa sagesse.<9> Il s'appliqua ensuite à l'emporter sur tous en générosité et en délicatesse dans les questions d'argent. <10> Il trouvait pour la pratique de ces vertus une merveilleuse préparation dans le commerce de son père, et dans son cœur d'excellentes dispositions. Ajoutons que la fortune seconda grandement ses efforts. [32,12] XII. <1> D'abord mourut la mère de son père adoptif, sœur de Lucius Émile, son père, et femme du premier Africain. <2> Elle laissait une fortune considérable; Scipion, qui était son unique héritier, donna en cette occasion une première preuve de son désintéressement. <3> Émilie (c'est le nom de la défunte) étalait toujours, dans les cérémonies où les femmes figuraient, un grand luxe, conforme d'ailleurs au rang d'une Romaine qui avait été associée à la vie et à l'opulence d'un Scipion. <4> Sans parler de la richesse qui éclatait dans sa parure et dans ses chars, on voyait des corbeilles, des vases et tous les objets nécessaires aux sacrifices, en or et en argent, la précéder dans ces pompes solennelles. <5> Le nombre des esclaves et des domestiques qui lui faisaient cortège était proportionné à ce grand train. <6> Scipion, après la mort d'Émilie, fit présent à sa mère de cette belle succession. Cette femme était depuis plusieurs années séparée de Lucius, et vivait dans un état indigne de sa naissance. <7> Aussi, lorsque après avoir fui longtemps les cérémonies publiques, elle se montra dans un sacrifice solennel et magnifique qui eut lieu vers cette époque avec tout l'appareil et le cortège d'Émilie, et qu'elle étala aux regards le même char, les mêmes coursiers et les mêmes guides, <8> toutes les femmes étonnées admirèrent à l'envi la délicatesse et la générosité de Scipion, et les mains levées vers le ciel appelèrent sur lui les faveurs des dieux. <9> Une telle conduite serait partout honorable ; elle était admirable à Rome, où jamais on ne donne volontiers quelque chose de ses biens. <10> Ce fut la première occasion qui lui valut le renom d'homme libéral : cette réputation fit de rapides progrès, car elle fut propagée par les femmes, ce sexe bavard et panégyriste, enthousiaste de tout ce qui lui plaît. [32,13] XIII. <1> Peu après il eut à payer aux deux filles de Scipion l'Africain, sœurs de son père adoptif, la moitié de leur dot. <2> Scipion avait promis à chacune d'elles cinquante talents. <3> La mère en avait payé la moitié comptant, et avait laissé en mourant l'autre moitié à liquider. <4> C'est à Scipion qu'il appartenait d'acquitter cette dette. <5> La loi romaine l'autorisait à ne le faire qu'en trois ans, pourvu qu'il livrât d'abord les meubles dans l'espace de dix mois : tel était l'usage. <6> Mais Scipion donna ordre au banquier de solder avant ce dernier terme les vingt-cinq talents dus à chacune. <7> Tibérius Gracchus et Scipion Nasica, époux des deux filles de l'Africain, attendirent à peine que le dixième mois fût échu pour se rendre chez le banquier, et pour demander si Scipion avait pris quelque mesure relative au payement. Le banquier leur répondit qu'ils pouvaient toucher leur argent, et leur compta séparément vingt-cinq talents. <8> Ils les refusèrent et dirent au banquier qu'il se trompait sans doute, puisqu'ils ne devaient pas recevoir la somme tout entière, mais, suivant la loi, le tiers seulement. <9> Celui-ci leur affirma que telle était la volonté de Scipion. Alors ils allèrent le trouver ; car cette circonstance les étonnait, et ils étaient convaincus qu'il y avait erreur : <10> étonnement bien naturel, si on considère qu'à Rome, loin de payer cinquante talents avant les trois années, ou n'en livrait pas même d'ordinaire un seul avant le jour de l'échéance, <11> tant est grande l'exactitude des Romains en ce qui touche les questions de finances, et leur sollicitude à tirer un bénéfice même de quelques jours! <12> Aussitôt que Tibérius et Nasica, arrivés chez Scipion, lui demandèrent quelles instructions il avait donné à son banquier, et qu'il leur eut répondu qu'il l'avait chargé de payer la somme, ils lui représentèrent avec une chaleur empruntée qu'il se trompait, <13> et qu'il pouvait encore, d'après les lois, spéculer sur cet argent pendant un assez long temps. <14> « Oui, répondit Scipion, je le sais; mais s'il est bon de s'en tenir avec les étrangers à la lettre des lois, il est juste d'observer envers ses amis et ses parents une conduite aussi loyale et aussi généreuse qu'il est possible. » <15> II les pria donc de recevoir chez son banquier la somme entière. <16> Tibérius et Nasica se retirèrent en silence, étonnés de la libéralité de Scipion et confus de la petitesse d'âme dont, quoique premiers citoyens de Rome, ils avaient fait preuve en cette conjoncture. [32,14] XIV. <1> Deux ans après, son père Lucius mourut et laissa comme héritiers de ses biens Scipion et son frère. Il fit encore en cette occasion un acte de générosité mémorable. <2> Lucius se trouvait sans enfants, car plusieurs de ses fils avaient été adoptés par d'autres maisons, et ceux qu'il élevait pour être les successeurs de sa fortune et de son nom étaient morts, si bien que ses richesses durent revenir à Fabius et à Scipion. <3> Que fit celui-ci? Comme il voyait son frère beaucoup moins riche que lui, il lui abandonna tout l'héritage, qui était estimé plus de soixante talents ; par là, Fabius devait avoir une opulence égale à la sienne. <4> Cette belle action fut bientôt connue de tous. Il fournit peu après de sa libéralité une preuve plus éclatante encore. <5> Son frère voulait donner des jeux de gladiateurs pour célébrer les funérailles de son père, mais il ne pouvait suffire à cette dépense à cause de l'énormité de la somme. Scipion lui en procura la moitié sur ses propres biens: <6> or les frais s'élèvent au moins à trente talents, si l'on veut mettre dans ces jeux quelque magnificence. <7> On était sous l'impression de cette généreuse conduite, quand arriva la mort de sa mère. <8> Loin de reprendre les biens qu'il lui avait abandonnés, il les remit avec toute la succession à ses sœurs, qui d'après les lois n'y avaient aucun droit. <9> Ainsi, lorsque dans les cérémonies elles étalèrent aux yeux du public les riches parures et l'appareil d'Émilie, le souvenir de la tendresse libérale de Scipion pour sa famille se réveilla dans tous les esprits. <10> Voilà sur quels fondements Scipion établit, dès sa jeunesse, sa renommée de grandeur d'âme et de désintéressement. <11> Pour soixante talents environ ( telle est la somme qu'il préleva sur ses biens) il acquit une réputation qui ne trouva pas de détracteurs, et ainsi il atteignit son but, bien moins par l'énormité de ses largesses que par l'à-propos et l'habileté qu'il mit à les distribuer. <12> Quant à la gloire qu'il mérita par sa tempérance, loin de lui rien coûter, elle lui procura, en lui faisant éviter des plaisirs nombreux et divers, le bénéfice d'un tempérament vigoureux, d'une constitution solide, <13> et cette bonne santé, qui ne le quittant pas durant toute sa vie, compensa pour lui par de nobles jouissances celles dont il avait fui le facile usage. [32,15] XV. <1> Scipion n'avait plus qu'à donner des preuves de courage, cette qualité partout recherchée, mais surtout à Rome, et il dut alors tourner de ce côté toute son attention. <2> La fortune lui offrit une occasion propice pour son éducation militaire. <3> Les rois de Macédoine se livraient avec ardeur à la chasse, et leurs sujets avaient spécialement consacré à cet usage les lieux les plus propres à renfermer du gibier. <4> Ces parcs avaient été gardés pendant les hostilités avec le même soin qu'auparavant; mais pendant quatre ans, au milieu des préoccupations de la guerre, on n'y avait pas chassé : aussi étaient-ils pleins de gibier. <5> Lorsque la guerre fut achevée, Lucius, convaincu que la chasse était l'exercice et le plaisir les plus utiles pour la jeunesse, attacha à Scipion les veneurs royaux et lui donna la permission de chasser suivant son bon plaisir. <6> Scipion, enchanté de cette occasion et se regardant déjà presque comme un roi, se livra sans partage à la chasse tout le temps que l'armée romaine resta en Macédoine après la bataille de Pydna. <7> Grâce à la liberté absolue dont il jouissait, à la vigueur de sa jeunesse, à sa disposition naturelle, son amour pour ces exercices, tel que celui d'un lévrier généreux, ne se refroidit pas un instant. <8> Quand il vint à Rome, la passion que lui avait inspirée ce plaisir s'accrut encore de celle de Polybe, et, tandis que les autres jeunes gens ne songeaient qu'à faire leur cour aux grands ou à plaider, tandis qu'ils passaient leur temps sur le Forum et cherchaient ainsi à se faire agréer du peuple ; <9> Scipion, tout entier à la chasse et se signalant chaque jour par quelque nouvel exploit, sut conquérir une gloire préférable à celle de tous les hommes de son âge. <10> Ceux-ci ne pouvaient obtenir d'éloges qu'en lésant quelques citoyens, <11> lui au contraire, sans causer de mal à personne, se faisait parmi le peuple une réputation immense de courage, et opposait, pour combattre ses rivaux, des faits à des paroles. <12> Aussi s'éleva-t-il bientôt au-dessus de tous à un rang où jamais Romain n'est parvenu, bien que, pour arriver à ce but, il eût suivi une route toute contraire à celles qu'indiquaient aux autres les usages et les lois de Rome. [32,16] XVI. <1> Si j'ai insisté si longtemps sur la conduite de Scipion dans sa jeunesse, c'est que j'ai regardé ces détails comme agréables aux vieillards, comme profitables aux jeunes gens. <2> Mais je me suis proposé surtout de préparer les esprits à croire tout ce que je dirai de ce grand homme dans les livres suivants : je ne veux pas qu'ils puissent être incrédules au récit des choses merveilleuses dont plus tard il fut l'auteur, <3> et qu'ils lui enlèvent le mérite de succès dus à la réflexion, pour les attribuer à la fortune, faute de connaître les causes qui suffisent pour les expliquer, si l'on en excepte, bien entendu, quelques-uns dont il fut redevable au hasard. <4> Après avoir par digression raconté ces détails, revenons où notre récit s'est arrêté un instant, et rentrons dans notre sujet. [32,17] XVII. <1> Une ambassade athénienne et des députés achéens, Théaridas et Stéphanus, arrivèrent peu après à Rome, à propos des affaires de Délos et d'Athènes. <2> Les habitants de Délos, sur la réponse du sénat qui, en les livrant aux Athéniens, leur ordonnait d'évacuer le pays <3> et de tout emporter, étaient passés en Achaïe, où ils avaient été inscrits comme citoyens. Ils demandaient à être jugés, dans leurs différends avec les Athéniens, d'après la procédure convenue entre Athènes et l'Achaïe. <4> Mais les Athéniens répondirent que cette procédure ne regardait en rien les Déliens, et ceux-ci demandèrent aux Achéens l'autorisation d'obtenir justice par la force des armes. <5> On répondit aux deux ambassades que le sénat sanctionnait les mesures légales prises par les Achéens au sujet des Déliens. [32,18] XVIII. <1> Les Issiens avaient plus d'une fois envoyé des députés à Rome, et répété que les Dalmates ravageaient leur pays et les villes soumises à leur domination, <2> Épetium et Tragurium. Les Daorses avaient fait entendre les mêmes plaintes ; <3> enfin le sénat fit partir une ambassade sous les ordres de C. Fannius, qu'il chargea d'examiner l'état de l'Illyrie et surtout des Dalmates. <4> Tant que Pleuratus avait vécu, les Dalmates lui avaient obéi ; mais aussitôt après sa mort et dès l'avènement de Gentius, ils s'étaient détachés de l'Illyrie. Ils avaient fait la guerre à tous leurs voisins, et quelques-uns de ces peuples soumis leur payaient un tribut en blé et en bestiaux. <5> Telle fut la cause de la mission de Fannius. [32,19] XIX. <1> L'année suivante, et à son retour d'Illyrie, il annonça que les Dalmates, loin de chercher à réparer leurs injures envers les peuples qui sans cesse se plaignaient de leurs déprédations, n'avaient pas seulement voulu entendre les commissaires romains, par la raison qu'il n'y avait rien de commun entre eux et Rome. Quand il rapporta qu'on ne leur avait accordé ni l'hospitalité ni les vivres nécessaires, <2> qu'on leur avait même enlevé les chevaux qu'ils avaient empruntés ailleurs, <3> que les Barbares enfin se disposaient à leur faire violence, s'ils n'avaient cédé à la nécessité et peu à peu battu en retraite, <4> le sénat ressentit à ce récit seul une vive indignation de la résistance sauvage des Dalmates; mais ce qui le confirma surtout dans ses projets de vengeance, c'est qu'une guerre contre ce peuple serait utile pour plus d'un motif. <5> D'abord cette partie de l'Illyrie qui regarde l'Adriatique avait été complètement négligée par Rome <6> depuis l'expulsion de Démétrius de Pharos ; et ensuite le sénat ne voulait pas laisser les Romains perdre leur courage dans une trop longue paix. <7> On était dans la douzième année depuis la guerre contre Persée et l'expédition en Macédoine. <8> Rome, en faisant la guerre aux Dalmates, avait pour but de rallumer l'ardeur guerrière du peuple et de forcer les Illyriens à reconnaître ses lois. <9> Telles furent au fond les causes qui portèrent le sénat à une expédition en Dalmatie. Mais au dehors il affichait de ne prendre les armes que pour réparer l'injure faite à ses ambassadeurs. [32,20] XX. <1> Ariarathe se rendit à Rome vers la fin de l'été; <2> quand Julius Sextius fut entré en charge avec son collègue, le roi se présenta devant eux dans l'attitude et sous les vêtements convenables à son triste état. <3> De son côté était arrivé l'ambassadeur de Démétrius prêt à jouer deux rôles, et également disposé soit à se défendre contre Ariarathe, soit à l'attaquer sans pitié. <4> Oropherne avait aussi envoyé ses ambassadeurs, Timothée et Diogène, chargés de porter une couronne aux Romains et de renouveler avec eux l'ancienne alliance, mais surtout de tenir tête à Ariarathe et de l'accuser ou de répondre à ses plaintes. <5> Déjà dans les entrevues particulières, Diogène et Miltiade produisirent plus d'effet qu'Ariarathe par cela seul qu'ils étaient plusieurs contre un seul, et que l'éclat de leur train faisait contraste avec la misère du roi déchu. <6> Mais ils l'emportèrent surtout quand on en vint à une explication publique : <7> car ils osaient tout dire et répondre impudemment à tout sans que leurs mensonges fussent démontrés, faute d'un défenseur qui les réfutât pour Ariarathe. <8> A la vue du succès facile qu'obtenait leur perfidie, ils se flattèrent que tout irait bien. Oropherne ne régna pas longtemps, et dans ce court espace de temps, au mépris des usages du pays, il introduisit en Syrie les bacchanales et les orgies de Bacchus. XX a. Il eut une fin glorieuse; aussi reproche-t-on justement à la fortune d'accorder quelquefois à des hommes indignes une de ces belles morts qui devraient être la récompense exclusive de la vertu. <1> A peine cet artisan de factions et de troubles eut-il disparu, que les Étoliens revinrent à un accord de sentiments et de pensées, et cela pour un homme du moins ! <2> C'est que telle est la puissance de l'intelligence humaine, que non-seulement des armées et des villes, mais encore des nations entières et des parties considérables de l'univers durent souvent à la vertu ou à la perversité d'un seul individu, ou de grands maux ou une parfaite félicité. [32,21] XXI. <1> Les dissensions civiles disparurent avec Lyciscus, et les affaires reprirent aussitôt un ordre régulier. <2> De même, grâce à la mort de Manasippe de Coronée, l'état de la Béotie devint moins triste. Le calme aussi rentra en Acarnanie lorsque Chrémas ne fut plus. <3> Il y eut, je dirai presque une purification de toute la Grèce à cette époque par l'extinction des scélérats qui la souillaient ; <4> car il faut ajouter à cette liste Charops d'Epire qui, par bonheur, mourut cette année à Brindes. <5> Mais en Epire les affaires étaient encore dans le trouble et la confusion, par suite des cruautés et des crimes qu'avait commis Charops depuis la fin de la guerre contre Persée. <6> En effet, après qu'Anicius, s'érigeant en souverain juge, eut disposé des hommes les plus illustres en condamnant les uns à la mort et en conduisant à Rome tous ceux contre qui s'élevait le moindre soupçon, <7> Charops se vit libre de faire tout ce que bon lui semblait, et il n'y eut pas alors de forfaits qu'il n'osât par lui-même ou par ses amis. <8> Il y était porté par la fougue d'une extrême jeunesse, et il faut ajouter que, dans l'espoir de piller les richesses d'autrui, tous les hommes sans aveu et perdus de crime s'étaient groupés autour de lui. <9> Ce qui d'ailleurs lui prêtait de la force et le protégeait contre les attaques, ce qui contribuait à faire croire qu'il agissait avec réflexion et sous l'inspiration des Romains, c'était son ancienne amitié avec eux et aussi l'assentiment donné à sa politique par le vieux Myrton et son fils Nicanor, <10> tous deux honnêtes citoyens, mais partisans de Rome qui jusqu'alors étaient restés étrangers à toute injustice et qui, je ne sais comment, s'étaient faits les appuis et les soutiens de Charops. <11> Lorsque ce traître eut tué ouvertement, sur la place publique, bon nombre de citoyens et qu'il en eut fait périr d'autres dans leurs propres maisons, lorsqu'il eut fait assassiner par ses agents, dans la campagne et sur les routes, quelques malheureux et pris les biens de ses victimes, il inventa de nouvelles cruautés.<12> Il rédigea des listes de proscription contre tous les riches sans distinction de sexe; <13> et, aidé de la terreur que ces listes inspiraient, il dépouilla les hommes par lui-même tandis que sa mère Philotide se chargeait des femmes. <14> Philotide était bien faite pour jouer ce personnage, et elle se prêtait à seconder ces violences avec une complaisance peu digne de son sexe. [32,22] XXII. <1> Dès qu'il eut autant que possible arraché ou extorqué aux riches tous leurs biens, il finit par les traduire devant le peuple. <2> A Phénice la multitude, cédant à la crainte ou séduite par les caresses de Charops, les condamna non pas à l'exil, mais à la mort, comme ennemis des Romains. <3> Tous s'enfuirent sur la terre étrangère, et Charops, de son côté, se rendit à Rome avec des richesses considérables, accompagné de Myrton, afin de faire sanctionner ses crimes par le sénat. <4> Rome donna alors une marque éclatante de ses généreuses maximes, et offrit un spectacle charmant pour tous les Grecs, mais surtout pour les Achéens exilés. <5> Marcus le grand pontife, alors prince du sénat, et Lucius, le vainqueur de Persée, qui jouissait d'un crédit et d'une autorité considérables, instruits tous deux de ce que Charops avait fait en Épire, lui firent interdire l'entrée de leurs maisons. <6> A la nouvelle de cet affront, les Grecs présents à Rome éprouvèrent une vive joie et célébrèrent d'un commun accord la haine que les Romains portaient aux méchants. <7> Peu après Charops fut introduit dans le sénat et cette compagnie ne voulut ni lui accorder ce qu'il demandait ni lui donner une réponse définitive : <8> elle lui dit qu'elle remettrait à ses ambassadeurs des instructions nécessaires pour s'informer de l'état des choses en Épire. <9> Charops, de retour dans son pays, cacha cette réponse, en rédigea une à sa façon et fit croire que les Romains avaient approuvé sa conduite. [32,23] XXIII. <1> Eumène avait une faible santé, mais il y remédiait par l'énergie de son âme. Le plus souvent il ne le céda à aucun des rois ses contemporains, <2> et il excella, il brilla parmi tous dans de graves et importantes entreprises. Il avait reçu de son père un royaume qui se réduisait à quelques places. Il sut en faire un état digne de rivaliser avec les plus puissants de cette époque. <4> Ce fut moins l'œuvre de la fortune et du hasard que le résultat de son adresse, de son activité, de sa bravoure personnelle. <5> Sensible à la gloire, c'est lui, qui de tous les princes alors sur le trône fit le plus de bien aux cités grecques, lui qui combla le plus de ses bienfaits de simples particuliers. <6> Enfin il avait trois frères que le mérite et l'âge mettaient à son niveau et qu'il sut cependant maintenir dans l'obéissance, jusqu'à s'en faire comme les gardes et les défenseurs de sa royale personne ; <7> exemple assez rare d'une parfaite concorde ! Attale lui succéda; à peine sur le trône, il donna une preuve éclatante de son caractère généreux et de son activité par le rétablissement d'Ariarathe sur le trône. <1> Que d'hommes qui, victimes de leur cupidité même, ont perdu la vie avec leurs richesses ! C'est ainsi qu'Oropherne, pour s'être abandonné à l'avarice, fut renversé et perdit le trône. <2> Quoi qu'il en soit, après avoir raconté brièvement le retour d'Ariarathe, nous allons reprendre, en poursuivant notre récit, l'ordre que nous avons adopté dans tout notre ouvrage. <3> Si nous avons ici laissé de côté les affaires de la Grèce et raconté ce qui se passa en Cappadoce avant d'être parvenu à l'histoire des choses qui se passaient alors en Asie, <4> c'est qu'il nous a semblé qu'il n'était pas raisonnable de laisser un intervalle entre le départ de ce prince d'Italie et son rétablissement sur le trône. Brisons donc ici notre digression et disons maintenant les événements dont la Grèce fut le théâtre, <5> et le malheur si étrange, si soudain qui vint frapper la ville d'Orope. <6> Pour raconter ce fait, nous reviendrons quelque peu sur nos pas, nous anticiperons sur certaines circonstances qui ne se produisirent que plus tard, de peur que, par suite des obscurités qui entourent cette affaire, nous ne finissions, en le divisant, par en présenter un récit tout à fait inintelligible. <7> Quand on songe que l'histoire suivie d'un grand événement intéresse à peine le lecteur curieux de ces détails, quel homme, s'il n'a pas le même amour de la science, trouverait plaisir à un récit morcelé et coupé à l'infini? [32,24] XXIV. <1> En ce temps vinrent les députés d'Épire, envoyés les uns par les citoyens qui occupaient Phénice, les autres par les exilés. <2> Lorsqu'ils eurent plaidé chacun leur cause, le sénat leur répondit qu'il donnerait des ordres à ce sujet aux députés qu'il envoyait en Illyrie avec C. Marcus. [32,25] XXV. <1> Prusias, vainqueur, poussa jusqu'à Pergame, et célébra dans le temple d'Esculape un sacrifice magnifique. <2> Après avoir immolé les victimes et fait des libations solennelles, il retourna dans son camp. <3> Le lendemain, il fit marcher ses troupes sur Nicéphorium, détruisit tous les temples, ravagea les enceintes consacrées aux dieux et enleva aux statues et aux images leurs ornements les plus précieux ; <4> enfin, il dépouilla la statue d'Esculape, admirable chef-d'œuvre de Phiomaque <5> et l'emporta avec lui; d'Esculape, c'est-à-dire de ce dieu même à qui, la veille, il adressait ses sacrifices et ses prières, à qui il demandait sans doute de lui être favorable et propice en toutes choses. <6> Déjà, je me le rappelle, en parlant de Philippe, j'ai traité une telle conduite d'insensée : <7> et, en effet, que signifie d'immoler des victimes, d'implorer par là le secours des dieux, d'adorer, de baiser les autels et les pierres sacrées à genoux, avec la ferveur d'une femme, comme l'avait fait Prusias, pour venir ensuite piller ces temples et insulter la divinité par de tels sacrilèges? <8> N'est-ce pas là le propre d'un esprit égaré, d'une âme qui ne sait plus ce qu'elle fait? <9> Tel était le délire qui avait saisi Prusias : puis, sans s'être signalé par un seul trait de courage sous les murs de Pergame, mais, au contraire, par des fureurs lâches et impies envers les hommes et les dieux, il conduisit ses troupes à Élée. <10> Enfin, comme malgré plusieurs assauts il ne put réussir à s'en emparer, grâce à Sosander, frère de lait du roi, qui s'était jeté dans la place et qui repoussa victorieusement ses attaques; il marcha sur Théatira. <11> Chemin faisant, il pilla le temple de Diane, voisin d'Hiérocome; <12> il saccagea également celui d'Apollon, près de Temne, et le détruisit par la flamme ; <13> il retourna ensuite dans son royaume, après avoir ainsi fait la guerre aux dieux et aux hommes. <14> Durant la marche, son armée souffrit beaucoup de la famine et de la dysenterie : on eût dit que la colère divine voulait le punir sur-le-champ de tant de forfaits. [32,26] XXVI. <1> Attale, vaincu par Prusias, envoya son frère Athénée à Rome avec Publius Lentulus pour instruire le sénat de ses malheurs. <2> Le sénat, lors de l'arrivée d'Andronicus, chargé de lui annoncer la première irruption de Prusias, avait fait peu d'attention à son rapport. <3> Il avait supposé qu'Attale, désireux lui-même d'attaquer Prusias, voulait se ménager des prétextes et prévenir les plaintes. <4> Comme Nicomède et Antiphile, députés de Prusias, niaient absolument tous les faits qu'on leur imputait, il n'en avait encore que moins ajouté foi aux accusations d'Attale. <5> Mais, un peu après, instruit plus exactement des choses, et incertain sur le fond de la question, il envoya en Asie, comme députés, Lucius Apuléius et Caïus Pétronius afin d'examiner l'état des affaires entre ces deux princes.