[24,0] LIVRE XXIV (fragments). [24,1] (23,1) I Durant la CXLIXe olympiade, se trouvèrent réunies à Rome plus d'ambassades venues de Macédoine qu'on n'en avait vu jusqu'alors. Dès que Philippe fut réduit à porter devant des juges ses différends avec ses voisins, qu'il fut connu que les Romains accueillaient les accusations dirigées contre ce prince, et veillaient à la sûreté de tous les peuples en dissentiment avec lui, aussitôt de toutes les nations des environs de la Macédoine affluèrent une foule d'étrangers qui, les uns en leur propre nom, les autres au nom de quelque ville ou même de tout un pays, vinrent se plaindre de Philippe. A ces accusateurs se joignit une ambassade envoyée par Eumène, avec Athénée, son frère, pour reprocher au roi de ne pas retirer ses garnisons des villes de la Thrace, et d'avoir expédié en Bithynie des secours à Prusias. De son côté, Démétrius, chargé de répondre à tous ces griefs, était arrivé avec Apelle et Philoclès, premiers favoris de Philippe. Enfin Lacédémone avait à Rome ses députés, représentant les différentes factions de la ville. Le sénat entendit d'abord Athénée ; après avoir reçu de lui un don de quinze mille pièces d'or, il vanta en termes magnifiques, dans sa réponse, Eumène et ses frères, et les engagea à persévérer dans les mêmes sentiments. Les consuls introduisirent ensuite Démétrius et les députés qui voulaient accuser Philippe. Chaque ambassade fut présentée au sénat isolément, et tel était le nombre de ces députations, que leur présentation seule dura trois jours. Le sénat ne savait comment résoudre toutes ces questions de détail. En effet, des députés s'étaient rendus de Thessalie à Rome, non seulement pour toute la province, mais encore de la part de chaque ville. Les Perrhèbes, les Athamanes, les Épirotes, les Illyriens en avaient fait autant. Ceux-ci réclamaient une partie de leur territoire, ceux-là des esclaves; les uns demandaient qu'on leur rendît leurs troupeaux, les autres se plaignaient de procédés perfides dans des affaires d'argent. Quelques-uns disaient qu'il était impossible d'obtenir justice par les moyens ordinaires, parce que Philippe entravait la marche des tribunaux ; ou bien ils attaquaient les arrêts prononcés par des juges qu'ils prétendaient avoir été corrompus. C'était un labyrinthe d'accusations diverses dont l'esprit ne pouvait sortir qu'avec peine. [24,2] (23,2) II. Aussi le sénat, qui se sentait incapable de prononcer sur ces mille griefs, et qui ne croyait pas juste que Démétrius répondit séparément à tant d'accusateurs (car on aimait ce prince, et à la vue de sa jeunesse on comprenait qu'il n'était pas assez fort pour résister au choc d'attaques si multipliées), le sénat, qui d'ailleurs tenait bien moins à entendre les répliques de Démétrius qu'à se faire une juste idée des sentiments de Philippe, le dispensa de ces pénibles débats et lui demanda seulement, à lui et à ses compagnons, s'ils n'avaient pas quelque mémoire de Philippe à ce sujet. Démétrius répondit qu'il en avait un, et présenta un petit livre où le sénat le pria de lire le résumé des réponses que cet écrit faisait à chaque accusation. Philippe déclarait qu'il avait obéi, autant qu'il était en lui, à la volonté du sénat, et s'en prenait à ses ennemis si quelquefois il ne l'avait pas fait. La plupart des articles étaient accompagnés de ces mots, « quoiqu'en cela Cécilius et ses collègues n'aient pas observé à notre égard une entière justice, », ou bien encore, « quoique nous avons injustement subi cet arrêt. » Ces mêmes formules étaient sans cesse reproduites, et le sénat, les députations ayant été entendues, résuma tout en une seule sentence. Après avoir fait à Démétrius, par l'organe du consul, le plus gracieux accueil, et lui avoir prodigué de flatteuses paroles, il répondit qu'il accordait une entière confiance à tout ce que ce prince avait dit ou lu; qu'il croyait, en effet, qu'en Macédoine Philippe s'était conduit et voulait se conduire comme l'équité l'exigeait ; mais que pour bien faire comprendre au roi que le sénat lui témoignait tant de bonté en faveur de Démétrius, il enverrait des députés chargés d'examiner si tout se passait suivant ses décrets, et de lui rappeler qu'il n'avait obtenu son pardon qu'en considération de son fils. Ainsi se termina cette affaire. [24,3] (23,3) Ill. Les députés d'Eumène furent ensuite admis. Ils venaient se plaindre du secours accordé par Philippe à Prusias, et réclamer au sujet de la Thrace. Philippe, disaient-ils, n'avait pas encore évacué les villes de ce pays. Philoclès voulut défendre le roi de Macédoine comme ancien ambassadeur de ce prince auprès de Prusias, et comme d'ailleurs ayant été envoyé par son maître pour s'expliquer sur cela devant le sénat; mais celui-ci, après avoir écouté un instant Philoclès, répondit que si les députés qu'il devait faire partir ne trouvaient pas tout organisé, relativement à la Thrace, d'après les décrets, et les villes remises entre les mains d'Eumène, il ne pourrait souffrir davantage un tel mépris de ses ordres. Ainsi, grâce à Démétrius, il y eut un moment d'arrêt dans les dissentiments déjà poussés si loin entre les Romains et Philippe. Mais l'ambassade de ce jeune homme à Rome devint la cause principale des maux qui bientôt frappèrent la maison de Macédoine. Le sénat, en attribuant au mérite seul de Démétrius son indulgence envers Philippe, enfla l'orgueil de son favori et indisposa fortement Persée et le roi, réduits à voir que ce n'était point à eux-mêmes, mais bien à Démétrius qu'ils devaient d'avoir obtenu merci du peuple romain. Titus aussi, par un entretien secret auquel il convia ce prince, ne contribua pas peu à ces tristes résultats. Il lui fit croire que les Romains ne tarderaient pas à lui donner le trône de Macédoine, et irrita encore Philippe en lui écrivant de renvoyer Démétrius à Rome avec le plus grand nombre d'amis dévoués qu'il serait possible. Plus tard Persée devait se servir de cette occasion pour pousser Philippe à faire périr Démétrius. Nous dirons, quand il en sera temps, les détails de cette affaire. [24,4] (23,4) IV. Enfin les députés Lacédémoniens furent introduits. On comptait jusqu'à quatre partis dans cette ambassade. L'un, qui avait pour chef Lysis, représentait les anciens proscrits et demandait qu'ils recouvrassent les propriétés dont ils avaient été dépossédés par l'exil ; l'autre, à la tête duquel se trouvaient Arée et Alcibiade, voulait qu'on rendit aux exilés leurs biens jusqu'à la valeur d'un talent, et que le reste fût distribué aux citoyens les plus dignes. Sérippe était chargé de demander que Lacédémone fût rétablie dans l'état où elle se trouvait jadis, étant réunie aux Achéens. Pour les citoyens condamnés à mort ou exilés par les décrets des Achéens, c'était Chéron qui sollicitait leur retour ; il réclamait aussi le rétablissement de l'ancien ordre de choses. Tous ces députés firent entendre tour à tour aux Achéens des discours conformes à leurs vues particulières. Le sénat, dans l'impossibilité de prononcer sur ces détails, nomma trois commissaires qu'il choisit parmi ceux qui avaient déjà été envoyés dans le Péloponnèse, Titus, Cécilius et Appius Claudius. Une longue discussion s'engagea devant eux, et pour ce qui concernait le rappel des proscrits ou des condamnés à mort et le maintien de Sparte dans la ligue achéenne, la commission fut unanime ; mais on ne fut pas aussi bien d'accord au sujet des propriétés et sur la question de savoir s'il fallait que les exilés se bornassent à retirer un talent de leurs domaines. Afin de prévenir de nouvelles discussions à ce propos, les trois commissaires rédigèrent par écrit les conventions arrêtées et prièrent les députés d'y apposer leur sceau. Titus, qui désirait amener par la surprise les Achéens à accepter le traité, appela auprès de lui Xénarque. Xénarque était alors en ambassade à Rome, et pour renouveler l'alliance de l'Achaïe avec la république et pour surveiller de près le débat engagé avec les Lacédémoniens. Lorsque Titus lui demanda brusquement s'il approuvait les conventions, il sentit d'abord quelque embarras. Car s'il s'accommodait mal du rappel des exilés, contraire au décret que les Achéens avaient récemment rendu et gravé sur une colonne, d'un autre côté il ne pouvait blâmer absolument un pacte d'après lequel Lacédémone était maintenue dans la ligue achéenne. Enfin, soit incertitude, soit crainte de Titus et de ses collègues, il apposa son sceau. Le sénat nomma député Quintus Marcius, qu'il envoya en Macédoine et dans le Péloponnèse pour veiller à l'exécution de ses ordres. [24,5] (23,5) V. Le Messénien Dinocrate, envoyé comme ambassadeur à Rome, fut charmé d'y trouver Titus nommé député par le sénat auprès de Prusias et de Séleucus. Il se flattait que par amitié pour lui (et, en effet, ils avaient vécu intimement ensemble durant la guerre de Lacédémone) autant que par haine contre Philopoemen, Titus, en traversant la Grèce, disposerait tout en Messénie suivant ses désirs. Aussi, sans s'inquiéter du reste, il chercha seulement à plaire à Titus, et mit en lui toutes ses espérances. Ce Dinocrate était, par habitude et par caractère, homme de cour et de guerre; il avait tous les dehors d'un politique consommé, mais son habileté n'était que mensongère et superficielle. Il était supérieur à tous dans le métier des armes par son activité, par son audace; il brillait dans les mêlées partielles; il se montrait encore plein de grâce et de vivacité dans la conversation, de politesse et d'urbanité au milieu d'un cercle, sensible enfin jusqu'à l'amour, rien de plus incontestable. Mais dès qu'il s'agissait des intérêts civils de l'État, il était tout à fait incapable d'y porter une attention suffisante, d'embrasser l'avenir d'un coup d'œil certain, de prendre les précautions nécessaires, de haranguer le peuple. Après même qu'il eut jeté dans le sein de sa patrie le germe de tant de maux, il ne croyait pas avoir fait mal, et il mena toujours la même vie sans souci de l'avenir, s'abandonnant à la débauche et au vin dès le point du jour, et charmant ses oreilles des accords d'une douce musique. Ce fut Titus qui, enfin, le contraignit de faire quelque peu attention aux circonstances. Une fois qu'il l'avait vu danser dans un festin, vêtu d'une robe traînante, il dissimula le jour même; mais le lendemain, comme Dinocrate était venu le voir et lui demandait quelque faveur pour sa patrie : « Je ferai, lui dit Titus, tout ce que je pourrai, mais j'admire comment tu peux danser quand tu as excité en Grèce tant de troubles ». Dinocrate sembla être revenu de ce moment à lui, et avoir compris enfin quelle triste idée il avait donnée jusqu'ici de son éducation et de son caractère. Quoi qu'il en soit, il se rendit en Grèce avec Titus, convaincu que tout, en Messénie, allait être d'emblée réglé suivant ses désirs. Mais Philopoemen, qui savait que Titus n'avait aucune instruction du sénat touchant la Grèce, attendit tranquillement son arrivée. Lors donc que le député romain, ayant abordé à Naupacte, écrivit au stratège et aux autres magistrats achéens pour les prier de convoquer l'assemblée générale, il lui fut répondu qu'on était prêt à le faire, s'il voulait bien d'abord dire de quoi il désirait s'entretenir avec les Achéens, parce que la loi imposait aux magistrats de remplir cette formalité. Titus n'osa pas répondre, et du même coup les espérances de Dinocrate, celles des exilés appelés anciens, qui avaient été récemment chassés de Sparte, l'effet enfin qu'on avait compté produire par la présence de Titus, tout fut anéanti. [24,6] (23,7) VI. Aussitôt que Démétrius fut revenu de Rome en Macédoine, et qu'il eut apporté la réponse du sénat, où les Romains, attribuant à leur amitié pour Démétrius leur indulgence à l'égard de Philippe et la confiance qu'ils lui avaient témoignée, déclaraient l'avoir fait par considération pour ce jeune prince, et être prêts à le faire encore, les Macédoniens l'accueillirent avec enthousiasme. C'était à lui qu'ils devaient, dans leur pensée, d'être délivrés de grandes craintes et de terribles dangers, au moment même où ils s'attendaient à voir bientôt la guerre portée par Rome en Macédoine, pour se venger des injures de Philippe. Mais le roi et Persée assistaient avec peine à ce qui se passait; il leur déplaisait que les Romains ne tinssent aucun compte de leur personne et fissent honneur à Démétrius de leur bienveillance. Philippe du moins sut dissimuler son ennui : mais Persée, qui se sentait bien moins avancé que son frère dans l'amitié des Romains, qui lui était inférieur par l'instruction et par les talents, souffrait impatiemment cette infériorité. Enfin, et c'était le point principal, il craignait, malgré son droit d'aînesse, d'être privé du trône pour les motifs dont nous avons parlé. Aussi commença-t-il à corrompre les amis de Démétrius. [24,7] (23,8) VII. Sur ces entrefaites, Quintus Marcius était arrivé en Macédoine, et Philippe évacua les villes de Thrace, en retira ses garnisons, mais il les retira le chagrin dans le cœur et gémissant. Il exécuta de même tous les ordres des Romains, afin de ne point leur laisser entrevoir sa haine et de se ménager les loisirs nécessaires pour se préparer à la guerre. Ce fut dans cette intention qu'il mena ses troupes contre les Barbares; il traversa la Thrace, tomba sur les Odryses, les Besses et les Denteletiens. A peine fut-il parvenu sous les murs de Philippopolis qu'il s'en empara, les habitants l'ayant abandonnée pour se retirer dans les montagnes. Il battit les campagnes d'alentour, pilla quelques peuplades, accepta la soumission des autres, et ne regagna son royaume qu'après avoir laissé une garnison dans Philippopolis; mais cette garnison fut, peu de temps après, chassée par les Odryses qui violèrent la foi jurée au roi. [24,8] (23,12) VIII. Il se mit lui-même en route, bien qu'affaibli à la fois par une maladie et par l'âge. II avait soixante-dix ans; mais triomphant de sa faiblesse physique par son énergie, suivant sa coutume, il se rendit en un jour d'Argos à Mégalopolis. {VIII a. On le conduisit dans un lieu qu'on appelle « le Trésor : » c'est une chambre souterraine qui ne reçoit du dehors ni air ni lumière; elle n'a point de porte et est fermée d'une pierre énorme : c'est là qu'on le déposa. On roula la pierre à l'entrée de la prison, et de tout côté on plaça des sentinelles. Philopoemen, en recevant la coupe, demanda au geôlier ce qu'il avait appris de Lycortas et des cavaliers, et mourut}. [24,9] (23,12 suite) IX. Ainsi périt, par le poison, de la main des Messéniens, le stratège des Achéens, Philopoemen. A nul autre second pour la vertu, il fut moins fort que la fortune. Il est vrai que, jusqu'à l'époque de cette triste mort, elle sembla toujours le favoriser. Mais, comme dit le proverbe, s'il est possible que l'homme ait des instants de félicité, il ne l'est pas qu'il en jouisse jusqu'à la fin. Aussi ne faut-il point parler du bonheur continuel de quelques-uns de ceux qui nous ont précédés. A quoi bon, abusant des termes, adorer la fortune? Estimons comme heureux les hommes qui l'ont le plus longtemps trouvée douce à leur égard, et qui, le sort changeant tout à coup, n'ont pas fait une chute trop rude. Philopoemen, pendant quarante ans, fut mêlé aux affaires d'un Etat démocratique, toujours si variable, et cependant il échappa sans cesse à l'envie. Dans son administration, la franchise fut sa règle, jamais la complaisance : conduite dont on trouverait peu d'exemples. {Trois grands hommes moururent cette même année, Philopoemen, Annibal et Scipion.} (23,13) Une chose admirable et qui montre, mieux que n'importe quoi, à quel point cet homme (Hannibal) avait le don du commandement et l'emportait sur les autres par le génie politique, c'est qu'il vécut dix-sept ans dans les camps ; dix-sept ans il employa aux entreprises les plus difficiles et les plus incertaines des peuples nombreux, de langage et de mœurs différents : jamais cependant il ne fut en butte à quelque embûche, jamais il ne fut trahi par ceux qui avaient une fois décidé de faire cause commune avec lui et de se ranger sous son autorité. (23,14) Quant à Scipion, placé à la tête de l'aristocratie, il conquit si bien l'amour de la multitude et la confiance du sénat, qu'un jour où on l'avait cité, suivant la coutume, devant le peuple, et où on invoquait contre lui avec violence de nombreux griefs, il se contenta de dire « qu'il ne convenait pas au peuple romain de prêter l'oreille à un accusateur de Publius Cornélius Scipion, quand c'était à lui que ce misérable devait de pouvoir encore parler. » A ces seuls mots, la foule se sépara et laissa l'accusateur seul. Une autre fois, comme le sénat avait besoin d'argent pour une affaire pressante, et que le questeur refusait au nom de je ne sais quelle loi, de laisser pénétrer dans le trésor, Scipion déclara qu'il allait en prendre les clefs et l'ouvrir, puisque c'était à lui qu'on devait qu'il fût fermé. On lui demandait compte, au sénat, de l'argent qu'il avait reçu d'Antiochus avant le traité pour payer la solde : il répondit qu'il en avait le relevé, mais qu'il ne devait de compte à personne. On insista, on lui ordonna même de s'expliquer; alors il fit apporter les livres, les montra de loin, les déchira à la vue de tous et dit au sénateur qui l'interpellait d'aller chercher le relevé au milieu des morceaux. Puis il demanda à l'assemblée pourquoi elle s'inquiétait si fort de trois mille talents et voulait savoir exactement comment et par qui ils avaient été dépensés, tandis qu'elle ne cherchait point comment et par qui les quinze mille talents que lui fournissait Antiochus avaient passé au trésor, par quel moyen enfin Rome était devenue maîtresse de l'Afrique et de l'Espagne. Tous les sénateurs demeurèrent comme stupides en face de tant d'audace, et celui qui exigeait celle reddition de compte garda le silence. Nous sommes entré dans ces détails pour rendre hommage à la gloire de cet illustre mort et exciter les générations futures aux belles actions. [24,10] (23,9) X. La seconde année de la même olympiade, arrivèrent à Rome des députés d'Eumène, de Pharnace, des Achéens, des Lacédémoniens chassés de leur patrie et de ceux qui occupaient la ville. Le sénat leur donna audience. Il reçut aussi une ambassade de Rhodes, au sujet du malheur qui avait frappé Sinope. On répondit aux Rhodiens et aux députés d'Eumène et de Pharnace qu'on enverrait des commissaires pour connaître l'état de cette ville et l'objet du débat soulevé entre les deux rois Pharnace et Prusias. Cependant Quintus Marcius était revenu depuis peu de la Grèce, et, sur le rapport qu'il fit de l'état des choses dans la Macédoine et dans le Péloponnèse, le sénat ne crut pas avoir besoin de plus amples renseignements. Il appela donc les représentants du Péloponnèse et de la Macédoine qui se trouvaient à Rome, écouta leurs discours, et, du reste, se prononça bien moins d'après les explications qu'ils avaient pu donner, que par ce qu'avait dit Marcius. Il avait annoncé que Philippe s'était soumis à tous les ordres du peuple romain, mais qu'il ne l'avait fait qu'avec peine et qu'à la première occasion il semblait devoir se déclarer hautement contre Rome. Le sénat rendit aux députés de Philippe une réponse où il louait Philippe de sa conduite, en même temps qu'il lui recommandait de ne paraître rien faire de contraire aux Romains. Marcius avait dit, à propos du Péloponnèse, que les Achéens ne voulaient rien soumettre au sénat; que, gonflés d'orgueil, ils prétendaient tout faire par eux-mêmes; que si le sénat consentait, pour le moment, à n'accorder à leurs ambassadeurs que peu d'attention et leur marquait quelque mécontentement, Lacédémone et Messène seraient bientôt d'accord, et qu'alors les Achéens se trouveraient trop heureux de recourir aux Romains. Le sénat, pour laisser Sparte incertaine de son sort, répondit à ses envoyés, à Sérippe et à ses collègues, qu'il avait fait jusqu'ici pour elle tout ce qui était en son pouvoir, mais qu'il pensait devoir rester étranger à ce qui se passait en ce moment. Les Achéens vinrent lui demander de leur prêter, s'il était possible, du secours contre Messène, suivant leur traité d'alliance, ou du moins de veiller à ce qu'aucun Italien n'introduisit des armes ou du blé dans cette ville. Mais le sénat, sans tenir compte de leurs réclamations, leur donna pour toute réponse que si les Lacédémoniens, les Corinthiens ou les Argiens venaient à se séparer de l'Achaïe, ils ne devraient pas être étonnés que Rome considérât cette affaire comme lui étant étrangère. Après cette déclaration, qui semblait être un appel à qui voulait, pour les Romains, abandonner l'Achaïe, il retint à Rome les députés, attendant avec impatience l'issue de la guerre des Achéens contre Messène. Tel était l'état des choses en Italie. [24,11] (23,6) Xl. Vers la même époque, les exilés lacédémoniens avaient envoyé à Rome des députés parmi lesquels figuraient Arcésilas et Agésipolis, qui, enfant, avait été roi à Sparte. Mais des pirates qui s'emparèrent d'eux le massacrèrent. Les ambassadeurs qui les remplacèrent arrivèrent sains et saufs en Italie. (23,16) XII. Lycortas remplit de terreur les Messéniens par la vigueur de ses attaques. Enfin, les citoyens, qui jusqu'à ce jour étaient retenus par la crainte des magistrats, rassurés alors par la présence de l'ennemi, osèrent, bien qu'avec réserve, élever la voix et dire qu'il fallait envoyer des députés pour traiter de la paix. Dinocrate, hors d'état de résister plus longtemps à la multitude, céda aux circonstances et se retira dans sa maison. Aussitôt, suivant les conseils des vieillards et surtout ceux des députés béotiens (arrivés depuis longtemps à Messène pour négocier la paix, Epinète et Apollodore se trouvaient fort à propos dans la ville), le peuple nomma des ambassadeurs et les envoya auprès de Lycortas demander pardon des crimes commis. Le stratège achéen réunit tous ses officiers, et, après avoir écouté les prières de la députation, déclara qu'il n'y avait qu'un seul moyen pour les Messéniens d'obtenir la paix, c'était de remettre les auteurs de la défection et de la mort de Philopoemen, de se livrer ensuite à la merci des Achéens, et de recevoir immédiatement garnison dans leur citadelle. Sitôt qu'on eut reporté au peuple ces conditions, les uns, qui étaient déjà indisposés contre les moteurs de cette guerre, se montrèrent prêts à les arrêter et à les livrer à l'ennemi ; les autres, convaincus qu'ils n'avaient à craindre aucun mauvais traitement de la part des Achéens, consentirent volontiers à s'abandonner à leur merci; enfin, et c'était la raison principale, ils admirent à l'unanimité les conditions qu'on leur faisait, parce qu'ils n'avaient pas à choisir. Lycortas, maître de la citadelle, y établit les peltastes. Puis il entra dans la ville suivi de l'élite de ses troupes, convoqua la multitude et lui donna les avis que nécessitait la circonstance, en lui promettant qu'elle n'aurait pas à se repentir de s'être confiée aux Achéens. Il réserva à l'assemblée de l'Achaïe de prononcer sur les questions générales (et par un heureux hasard, les Achéens se trouvaient réunis à Mégalopolis pour y tenir leur seconde assemblée); mais il ordonna sur-le-champ aux Messéniens de faire périr tous ceux qui étaient accusés d'avoir pris part au meurtre commis sur Philopoemen. [24,12] (23,10) XII a. C'est à cette époque que remonte l'origine des terribles malheurs qui accablèrent à la fois le roi Philippe et la Macédoine, époque mémorable digne de notre attention tout entière. Comme si la fortune voulait, quand il en était temps, le punir des impiétés et des crimes qu'il avait commis durant toute sa vie, elle suscita alors contre ce prince je ne sais quelles furies vengeresses de ses victimes, furies qui, attachées à lui nuit et jour, le tourmentèrent jusqu'à la fin de sa vie: on put bien reconnaître qu'il y a, comme dit le proverbe, un œil de la justice auquel il n'est donné à aucun mortel d'échapper. D'abord elles lui inspirèrent la pensée que, pour combattre les Romains, il devait enlever des villes maritimes les plus célèbres leurs citoyens avec leurs femmes et leurs enfants, les transporter dans cette contrée qu'on appelle aujourd'hui Émathie, et qui jadis était nommée Péonie, et remplir ces places vacantes de Thraces et d'autres Barbares sur la fidélité desquels il comptait davantage, s'il fallait agir. Ces violences, cet enlèvement des citoyens arrachés à leurs foyers, produisirent dans toute la Grèce une telle douleur, une émotion si vive, qu'elle semblait être devenue la proie de l'ennemi. Aussi, de tous les côtés ce ne furent que vœux et imprécations contre le roi, non plus secrètes, mais publiques et formulées au grand jour. Ensuite, Philippe, pour ne rien laisser derrière lui qui pût lui être hostile ou suspect, écrivit aux gouverneurs de toutes les villes du royaume de rechercher les fils et les filles des Macédoniens qu'il avait fait périr et de les mettre en prison : ce décret était surtout dirigé contre Admète, Pyrrichus, Samus et ceux qui avaient partagé leur triste sort; mais en définitive il comprit dans cette mesure générale les enfants de tous les citoyens que ses ordres avaient privés de la vie, répétant, à ce qu'on dit, ce vers: « Insensé celui qui, après avoir détruit le père, laisse vivre le fils ! » Ces victimes de sa vengeance étaient, pour la plupart, illustres par les hautes dignités de leurs pères : par cela même leur malheur eut plus d'éclat et excita plus de sympathie. Enfin la fortune produisit sur le même théâtre un troisième drame dont Démétrius et Persée furent les acteurs, où l'on vit ces deux frères se tendre l'un à l'autre des embûches, porter leurs différends devant Philippe, et celui-ci appelé à décider quel fils il devait sacrifier et de quel fils il avait à craindre de recevoir plus tard la mort dans ses vieux jours. De telles pensées le mettaient nuit et jour à la torture. En vérité, en songeant à cette âme en proie à tant de troubles et de maux, qui ne soupçonnerait justement que la colère de quelque dieu s'appesantit sur sa vieillesse, en punition des crimes dont était pleine sa vie passée? Cela deviendra plus manifeste par les détails que nous allons donner. Les Macédoniens, au mois de Xanthe, ont coutume de célébrer les parentales et de purifier leurs troupes avec leurs chevaux armés. XII b. « La fortune semble, disait-il, avoir à dessein montré sur la scène du monde, à une même époque, ces destinées si diverses, afin que ce ne fût pas seulement la lecture de tragédies, de fables et d'histoires, mais l'expérience et la pratique même des choses qui donnassent cette leçon, si sensible du reste à tous, que les frères, qui, en proie à une haine réciproque, se laissèrent emporter par elle, ont toujours fini par périr et par entraîner dans leur perte et leurs enfants et leurs villes, tandis que ceux qui se sont appliqués avec modération à couvrir leurs fautes mutuelles ont sauvé leurs personnes, leurs familles et leur pays, et de plus ont vécu entourés d'estime et de gloire. XII c. « Que de fois (ajoutait Philippe) j'ai appelé votre attention sur les rois de Lacédémone, et vous ai répété qu'ils conservèrent à leur patrie le commandement de la Grèce, aussi longtemps que dociles aux éphores comme à un père, ils régnèrent en bonne intelligence ! Mais quand, égarés par l'orgueil, ils ne songèrent plus qu'à attirer chacun à soi le pouvoir, ils firent éprouver à Sparte tous les maux imaginables. Enfin, je vous ai cité sans cesse, sans cesse je vous ai mis sous les yeux l'exemple d'Eumène et d'Attale, qui, après avoir reçu de leurs pères une puissance faible et restreinte, l'ont tellement agrandie qu'elle ne le cède maintenant à aucune; sans qu'il ait fallu, pour cela, autre chose que leur concorde, que leur inaltérable harmonie, que le mérite d'observer toujours entre eux les règles de la modération. Mais vous n'avez pas écouté mes paroles; que dis-je? vous n'avez fait qu'aiguiser davantage votre colère ! »