[0] PUBLICOLA (VII - VIe s. av. J.-Chr.) [1] I. Tel ayant été Solon, nous lui comparons Publicola. Le peuple romain imagina par la suite de lui donner ce nom à titre d'honneur, mais auparavant il s'appelait P. Valérius, étant, croyait-on, le descendant de l'ancien Valérius, l'homme qui avait contribué le plus à faire des Romains et des Sabins, alors ennemis, un seul peuple; car c'est lui surtout qui décida les Rois à s'aboucher et les mit d'accord. Appartenant donc à sa famille, Valérius, dit-on, quand Rome avait encore des Rois, était en vue par suite de son éloquence et de sa richesse; il se servait toujours de l'une avec droiture et en toute liberté pour la justice; il employait l'autre à secourir les besogneux libéralement et avec bonté; aussi était-il dès lors évident que, si la démocratie s'établissait, il y occuperait la première place. Tarquin le Superbe ne s'était pas emparé du pouvoir honnêtement, mais d'une façon immorale et illégale; de plus, au lieu de l'exercer royalement, il en abusait comme un tyran. Le peuple, qui le haïssait et trouvait son joug pesant, prit occasion, pour se révolter, du malheur de Lucrèce, qui s'était tuée après avoir souffert violence. L. Brutus, qui se mit alors à la tête du mouvement révolutionnaire, s'adressa en premier lieu à Valérius, et reçut de lui le concours le plus empressé pour l'expulsion des Rois. Tant que le peuple parut devoir élire un seul chef à la place du Roi, Valérius se tint en repos, jugeant que le pouvoir revenait à Brutus, fondateur de la démocratie. Mais le nom de monarchie déplaisait au peuple, qui, jugeant la souveraineté plus facile à supporter pour lui si elle était partagée, décida de nommer deux chefs de l'État. Valérius espérait être choisi avec Brutus pour exercer le consulat. Il échoua; car, malgré Brutus, on donna pour collègue à celui-ci Tarquin Collatin, le mari de Lucrèce. Ce n'était pas que Collatin fût aucunement d'un mérite supérieur à Valérius; mais les personnages influents redoutaient les Rois, qui, du dehors, faisaient encore bien des tentatives pour se concilier la ville; ces hommes voulaient donc avoir pour chef l'ennemi le plus déterminé des bannis, se jugeant assurés qu'il ne céderait pas. [2] II. Valérius fut mécontent qu'on ne le crût pas capable de tout faire pour la patrie, sous prétexte qu'il n'avait souffert, comme particulier, aucun mal des tyrans. Il se tint à l'écart du Sénat, abandonna sa clientèle, et se retira complètement de la vie politique. Cette attitude souleva les commentaires de la foule, et fit craindre que, dans sa colère, il ne se ralliât aux Rois, afin de renverser un régime encore fragile. Mais comme Brutus, ayant aussi des soupçons sur quelques autres, voulait faire prêter serment au Sénat sur des victimes et avait fixé une date pour la cérémonie, Valérius, au jour indiqué, descendit sur le Forum, le visage rayonnant, et jura, le premier, de ne faire aucun sacrifice ni aucune concession aux Tarquins, et de lutter, au contraire, de toutes ses forces pour la liberté. Ce fut un motif de joie pour le Sénat, et en même temps de confiance pour les magistrats. Aussitôt après, les actes de Valérius confirmèrent son serment. Il était venu des ambassadeurs de Tarquin, apportant des lettres propres à séduire le peuple, et un message oral de ton modéré, qu'ils croyaient susceptibles de corrompre la multitude, le Roi s'y donnant l'apparence de renoncer à son orgueil et de présenter des demandes raisonnables. Les consuls croyaient qu'il fallait soumettre ces propositions au peuple; mais Valérius ne le permit pas. Il se mit en travers et empêcha de fournir à des hommes pauvres, plus accablés de la guerre que de la tyrannie, un prétexte pour commencer une autre révolution. [3] III. Après cet incident, d'autres ambassadeurs vinrent affirmer que Tarquin allait abdiquer la royauté et cesser la guerre, mais qu'il réclamait son argent et ses biens avec ceux de ses amis et de ses proches, pour leur permettre de subsister en exil. Beaucoup de gens se laissaient fléchir, et Collatin surtout appuyait cette démarche, lorsque Brutus, en homme inébranlable et aux colères terribles, courut au Forum. Il traita son collègue de traître, prêt à donner les moyens de faire la guerre et de restaurer la tyrannie à des hommes dont il serait réellement effrayant de subventionner l'exil. Les citoyens s'étant réunis pour voter, le premier qui prit la parole devant le peuple fut un simple particulier, C. Minucius; il recommanda à Brutus et conseilla aux Romains de songer à employer l'argent qu'ils avaient chez eux à lutter contre les tyrans plutôt que de laisser cette arme passer dans le camp ennemi. Cependant, les Romains décidèrent, ayant la liberté pour laquelle ils combattaient, de ne pas sacrifier la paix à une question d'argent et d'exiler la fortune des tyrans avec ses maîtres. Au fond Tarquin se souciait très peu de l'argent, mais sa réclamation était en même temps un moyen de sonder le peuple et le début d'une intrigue de haute trahison. Ses délégués manoeuvraient dans ce sens, et ils restèrent à Rome sous prétexte de liquider la fortune royale, ayant, prétendaient-ils, à vendre certains biens, à en garder ou encore à en expédier d'autres. Tout cela jusqu'au moment où ils parvinrent à corrompre deux familles de l'aristocratie, celle des Aquilius, qui comptait trois sénateurs, et celle des Vitellius, qui en avait deux. Les membres de ces familles étaient tous, par leurs mères, les neveux du consul Collatin; mais les Vitellius avaient, en outre, des liens particuliers avec Brutus; car il était marié à leur soeur et il eut d'elle plusieurs enfants, entre autres deux fils, qui arrivaient à l'âge d'homme. Ces jeunes gens, étant à la fois les parents et les amis des Vitellius, furent séduits par leurs promesses. Ils se laissèrent persuader d'entrer dans le complot, de s'associer à la race illustre des Tarquins et à ses espérances royales, enfin de se débarrasser d'un père stupide et rigoureux; car les Vitellius appelaient rigueur son attitude inflexible envers les méchants; quant à la stupidité, il en avait longtemps pris les dehors et l'apparence, à ce qu'il semble, pour assurer sa tranquillité par rapport aux tyrans; et, dans la suite, il ne put pas éviter le surnom qu'on en tira pour lui. [4] IV. Les jeunes gens, une fois convaincus, prirent langue avec les Aquilius; et tout le monde convint de se lier par un grand et terrible serment, en égorgeant un homme pour faire une libation de son sang et étendre la main sur ses entrailles. A cette fin, on se réunit dans la maison des Aquilius. L'immeuble où devaient se passer ces horreurs était naturellement à peu près désert et ténébreux; les conjurés ne s'aperçurent donc pas qu'un esclave, du nom de Vindicius, s'était caché à l'intérieur. Non qu'il les épiât, ni qu'il pressentît l'événement ! Il se trouvait là par hasard; mais, les voyant s'avancer en hâte, il craignît d'être aperçu et se dissimula derrière un coffre, de façon qu'il fut témoin de la scène et entendit les résolutions prises. Les conspirateurs décidèrent de tuer les consuls, écrivirent à Tarquin des lettres qui dévoilaient ce projet, puis les remirent à ses ambassadeurs; car ceux-ci habitaient sur place, étant les hôtes des Aquilius, et alors ils assistaient au serment. Quand, tout cela fait, ils furent partis, Vindicius s'échappa furtivement. Il ne savait que faire du secret qu'il avait surpris; et il se trouvait dans l'embarras, jugeant avec raison qu'il était terrible d'accuser d'un attentat exécrable des fils devant leur père, Brutus, ou des neveux devant leur oncle, Collatin; cependant il croyait qu'aucun simple particulier, à Rome, n'offrait assez de garanties pour recevoir une révélation de cette importance. Malgré tout, la seule attitude à laquelle il ne put se résigner était le silence. Il obéit donc à l'impulsion de sa conscience et se rendit précipitamment chez Valérius, dont les manières affables et bienveillantes lui donnaient confiance. Ce grand homme était, en effet, accessible à tous ceux qui voulaient le voir; il tenait sa maison toujours ouverte et ne repoussait ni la conversation, ni le commerce de personne, même de basse condition. [5] V. Donc, lorsque Vindicius fut arrivé chez lui et lui eut tout dit, en présence seulement de son frère Marcus et de sa femme, Valérius, sous le coup de l'émotion et de la crainte, ne laissa point échapper le dénonciateur; il l'enferma dans la pièce sous la garde de sa femme, qu'il plaça devant la porte. Il envoya son frère cerner la maison de campagne du Roi, avec ordre de s'emparer des lettres, si possible, et de garder les domestiques. Lui-même, à la tête de nombreux voisins et amis qu'il avait toujours autour de lui, et d'un personnel important de serviteurs, marchait sur la maison des Aquilius, qui n'y étaient pas. Aussi, sans que personne pût s'y attendre, ayant forcé les portes, il tomba juste sur les lettres, qui étaient déposées dans l'appartement des ambassadeurs. Sur ces entrefaites, les Aquilius accouraient; ils en vinrent aux mains avec lui près de la porte, cherchant à reprendre les lettres. Valérius et ses amis se défendaient contre leurs adversaires, dont ils arrachaient les vêtements pour les en étrangler. Enfin, à force de corps à corps, repoussés et repoussant à la fois, ils les rejetèrent, par l'entrée de la maison, sur le Forum. La même scène se déroulait autour de la ferme royale, où Marcus avait saisi d'autres lettres dans les bagages préparés; il traînait au Forum tous les agents du Roi qu'il pouvait. [6] VI. Lorsque les consuls eurent apaisé le tumulte, Valérius fit amener de chez lui Vindicius, qui porta son accusation. Lecture fut ensuite donnée des pièces, et les accusés n'osèrent répliquer à rien. Le reste de l'assistance était triste et silencieux; un petit nombre seulement, pour faire plaisir à Brutus, parlaient d'exil. De plus les larmes de Collatin semblaient présager la grâce des coupables, comme le silence de Valérius. Mais Brutus, interpellant par leurs noms chacun de ses deux fils « Allons, Titus, dit-il, allons, Valérius, pourquoi ne vous défendez-vous pas de cette accusation? » Et, comme ils n'avaient rien répondu après trois interpellations, il se tourna vers les licteurs et leur dit : « Le reste vous regarde. » Les licteurs saisirent aussitôt les jeunes gens, arrachèrent leurs vêtements, leur lièrent les mains derrière le dos et les déchirèrent à coups de verges. L'assistance ne pouvait et n'osait lever les yeux; seul Brutus, dit-on, ne détourna pas ses regards; aucune pitié n'adoucit son expression de colère et de sévérité; il lançait des coups d'oeil terribles à ses enfants, jusqu'au moment où leurs bourreaux les étendirent sur le sol et les décapitèrent par la hache. Alors seulement, laissant les autres criminels à la discrétion de son collègue, il se leva et partit, ayant accompli une action à la hauteur de Iaquelle ne peuvent arriver ni l'éloge, ni le blâme. Car ou bien la sublimité de sa vertu le rendit indifférent à tout le reste; ou bien la violence de la commotion aboutit à l'insensibilité. Ni l'un, ni l'autre ne serait petit, ni humain, l'un, étant d'un dieu, l'autre, d'un monstre. Mais, il faut, en équité, conformer son jugement à la réputation de ce grand homme plutôt que de mettre en doute une vertu trop supérieure à la faiblesse de celui qui s'en fait juge. Car les Romains ne regardent pas même la fondation de leur ville par Romulus comme une aussi grande oeuvre que l'établissement et l'organisation de la république par Brutus. [7] VII. Donc, après son départ du Forum, un abattement universel régna d'abord et se prolongea quelque peu; on frissonnait et on se taisait. Mais, devant la faiblesse et les temporisations de Collatin, les Aquilins reprirent courage. Ils demandèrent du temps pour préparer leur défense, et la restitution de Vindicius, qui était leur esclave; ils exigeaient aussi qu'il ne figurât point parmi leurs accusateurs. Collatin était décidé à leur faire ces concessions, et, dans ce dessein, il allait lever la séance. Valérius, de son côté, ne pouvait faire échapper Vindicius, perdu dans la foule qui l'entourait, mais ne consentait pas à laisser le peuple partir en renonçant à punir les traîtres. A la fin, mettant la main sur l'épaule des Aquilius, il appelait Brutus en criant que la conduite de Collatin était révoltante; car ce personnage, après avoir mis un collègue dans la nécessité de tuer ses enfants, se croyait obligé lui-même d'accorder aux femmes la grâce des traîtres et des ennemis de la patrie. Comme Collatin furieux donnait l'ordre d'arrêter Vindicius, les licteurs, écartant la foule, tâchaient de saisir l'esclave et frappaient ses défenseurs; mais Valérius et ses amis lui firent un rempart de leurs corps; et le peuple réclamait à grand cris la présence de Brutus. Il revint donc, et, ayant fait faire silence, il dit que, dans le cas de ses fils, lui-même était un juge assez qualifié, mais que, pour les autres coupables, il s'en rapportait au vote des citoyens libres : « Ainsi, conclut-il, celui qui le voudra peut parler et chercher à convaincre le peuple. » Il ne fut cependant pas besoin de discours; la question mise aux voix, les conspirateurs furent condamnés à l'unanimité et frappés de la hache. Quant à Collatin, il était déjà, semble-t-il, quelque peu suspect, à cause de sa parenté avec les Rois, et on lui en voulait de s'appeler Tarquin, bien qu'on effaçât ce nom sous le second {Collatin}. Mais, après ces événements, où il avait heurté tout à fait l'opinion, il abdiqua, de lui-même, sa magistrature, et quitta la ville. Il y eut donc de nouvelles élections; et Valérius remporta un éclatant succès, juste récompense de son zèle. Elu consul, il crut devoir faire profiter Vindicius de son élévation. Il fit donc décréter, faveur sans précédent, que cet affranchi serait citoyen romain et pourrait voter après s'être inscrit dans la curie qu'il voudrait. Les autres affranchis eurent le droit de suffrage bien tard, Appius le leur ayant accordé longtemps après, par démagogie. L'affranchissement complet s'appelle encore de nos jours "vindicta", à cause, dit-on, de ce Vindicius. [8] VIII. A la suite de cette affaire, on permit aux citoyens de piller les biens des Rois; on rasa leur palais et leur maison de campagne. Comme Tarquin possédait la partie la plus agréable du champ de Mars, on la consacra également au dieu. La moisson venait d'être faite, et les gerbes gisaient encore à terre; mais on ne crut pas qu'il fallût battre le blé ni s'en servir, à cause de la consécration, et l'on s'empressa de porter ces gerbes au fleuve. On coupa même les arbres pour les y jeter, et ainsi l'on remit à Mars l'endroit nu et dépouillé de toute production. Mais comme ces épaves s'entrechoquaient et s'aggloméraient, le courant ne les mena pas loin; il déposa les nouvelles juste à l'endroit où il avait porté les premières, maintenant fixées au fond; celles qui survenaient, ne trouvant pas d'issue, s'arrêtaient et s'accrochaient, masse compacte qui prit racine sous l'action du fleuve; car il apportait beaucoup de limon, qui fortifiait la base et soudait ensemble tous les matériaux; les chocs ne provoquaient pas d'agitation; mais, par une poussée insensible, entraînaient tout dans la même direction et faisaient un ensemble de ce fouillis. Par suite de ses dimensions et de sa fixité, cette masse grossit encore de presque tous les apports du fleuve. C'est maintenant une île sainte, au bas de la ville; elle possède des sanctuaires et des promenades; et on l'appelle en latin "l'Entre-deux-Ponts". D'après quelques auteurs, la formation n'en remonte pas au temps où fut consacré le champ de Tarquin, mais plus tard, à la donation d'une terre voisine par Tarquinie. Cette Tarquinie était une vierge sacrée, une des Vestales; elle reçut de grands honneurs en récompense de sa libéralité, le droit de témoigner en justice, seule entre les femmes, et aussi la permission de se marier, qu'elle n'accepta pas. Voilà ce que l'on raconte à ce propos. [9] IX. Tarquin, désespérant de reprendre le pouvoir au moyen de la trahison, fut accueilli par les Etrusques avec enthousiasme, et ils le ramenèrent devant Rome avec une armée nombreuse. Les consuls conduisirent contre eux les Romains, qu'ils rangèrent en bataille dans des lieux consacrés, le bois Arsius et le pré Ansuvius. Dès le début de la mêlée, Aruns, le fils de Tarquin, et Brutus, consul de Rome, se trouvèrent face à face. Ce n'était point le fait du hasard, mais de la haine et du ressentiment; l'un s'attaquait à un tyran et à un ennemi de la patrie; l'autre avait son exil à venger; ils lancèrent donc leurs chevaux l'un contre l'autre. Ils luttèrent avec plus de passion que de réflexion; et, comme aucun d'eux ne se ménageait, ils moururent ensemble. Après un prélude si terrible, le combat n'eut pas une fin plus calme; les deux armées se firent autant de mal qu'elles en subirent et furent séparées par un orage. Valérius était dans l'anxiété. Ne connaissant pas l'issue de la lutte, il voyait ses soldats tour à tour découragés par le chiffre de leurs morts, et exaltés par celui des morts de l'ennemi : tant le carnage, en raison de son étendue, paraissait égal des deux côtés! Cependant chaque parti, voyant ses pertes de près, se confirmait plutôt dans l'idée d'une défaite que d'une victoire, car il ne pouvait faire que des conjectures sur les pertes de l'adversaire. La nuit survint, telle qu'elle devait être pour des hommes ainsi disposés, et les armées prirent du repos. Alors, dit-on, le bois sacré s'ébranla, et il en sortit une voix formidable. Elle indiquait que les Etrusques avaient un mort de plus que les Romains; et c'était, à coup sûr, un message divin. Aussitôt, à la suite de ce phénomène, les Romains poussèrent de grands cris d'enthousiasme et de joie; mais les Etrusques, épouvantés et bouleversés, s'enfuirent de leur camp et se dispersèrent pour la plupart; ceux qui restaient, un peu moins de cinq mille, furent pris par les Romains, qui pillèrent aussi le camp. En comptant les morts, on trouva qu'il y en avait onze mille trois cents du côté des ennemis, et un de moins chez les Romains. Le combat eut lieu, dit-on, la veille des calendes de mars. Valérius, à la suite de son succès, obtint le triomphe, et fut le premier des consuls à faire son entrée sur un char à quatre chevaux. C'était un spectacle majestueux et magnifique; il n'excita pas l'envie, comme quelques historiens le prétendent, ni le mécontentement, car Valérius, dans ce cas, n'aurait pas eu tant de popularité, ni soulevé un enthousiasme qui devait persister bien des années. Les Romains accueillirent aussi favorablement les honneurs rendus par Valérius à son collègue lors du convoi funèbre et de la sépulture de celui-ci. L'oraison funèbre qu'il lui consacra eut tant de succès et leur plut tellement que la coutume s'établit de faire prononcer l'éloge des hommes vertueux et grands après leur mort par les meilleurs citoyens. On dit même que, dans ce genre de l'oraison funèbre, Valérius a devancé les Grecs; mais peut-être l'invention en remonte-t-elle, comme d'autres, à Solon; du moins Anaximène le rhéteur l'affirme. [10] X. Voici d'autres raisons qui indisposèrent plutôt le peuple et lui donnèrent de l'humeur contre Valérius. Brutus, que l'on regardait comme le père de la liberté, n'avait pas voulu gouverner seul, et il s'était choisi successivement deux collègues : « Celui-ci, disait-on, qui prend tous les pouvoirs pour lui, n'est pas l'héritier du consulat de Brutus, magistrature avec laquelle il n'a rien à voir, mais de la tyrannie de Tarquin. Comment peut-il louer Brutus en paroles et imiter, en action, Tarquin, lui qui s'avance seul, escorté de tous les faisceaux réunis et de toutes les haches, en sortant d'une maison plus grande que celle du Roi, renversée naguère par lui? » De fait, Valérius habitait, dans le quartier de Vélie, une maison d'aspect théâtral, qui surplombait le Forum et regardait tout de son haut. Elle était, au dehors, d'accès difficile et pénible; ainsi, quand il en descendait, il avait l'air de marcher dans les nuées, et le faste de son cortège était royal. En l'occasion il montra combien, dans l'exercice de la souveraineté et le maniement des grandes affaires, il était bon d'avoir des oreilles ouvertes à la franchise et à la vérité plutôt qu'à la flatterie. Car, apprenant par les récits de ses amis que la majorité le jugeait en faute, au lieu de discuter et de se fâcher, il réunit en hâte un grand nombre d'ouvriers, quand il faisait encore nuit, démolit sa maison et la nivela totalement. Ainsi, dès le lendemain, les citoyens qui, remarquant ce vide, accoururent sur place, apprécièrent et admirèrent la grandeur d'âme de Valérius; mais ils étaient peinés et déploraient la ruine d'une maison si vaste et si belle, injustement abattue par l'envie. Ils s'affligèrent de voir le consul, comme un individu sans feu ni lieu, habiter chez autrui. Car les amis de Valérius l'accueillaient chez eux, jusqu'au jour où le peuple lui concéda un emplacement et lui fit bâtir une maison, plus modeste que la première, à l'endroit qu'occupe maintenant le temple de Vica Pota. Valérius voulant donner, non seulement à sa personne, mais à sa magistrature, un aspect débonnaire, et lui attirer les sympathies du grand nombre, fit ôter les haches des faisceaux; et ces faisceaux même, quand il paraissait dans l'assemblée, il les faisait abaisser et incliner devant le peuple, pour rendre à la démocratie un hommage signalé; cette coutume est encore observée de nos jours par les magistrats. La plupart des citoyens ne s'aperçurent pas que, loin de se diminuer comme ils le croyaient, le consul supprimait et anéantissait l'envie par cette modération, augmentant sa puissance dans la mesure exacte où il paraissait s'ôter la liberté; car le peuple se soumettait avec plaisir à son autorité et la supportait volontiers. Aussi lui donna-t-on le surnom de Publicola, qui signifie ami du peuple. Cette appellation éclipsa ses anciens noms, et c'est aussi d'elle que nous nous servirons dans la suite de son histoire. [11] XI. Il donna le droit de briguer le consulat et d'y poser sa candidature à qui le voudrait; mais, avant la désignation de son futur collègue, craignant de la part de celui-ci une opposition dictée par la jalousie ou l'ignorance, il profita du temps où il gouvernait seul pour établir les plus belles et les plus grandes institutions. Il commença par compléter le Sénat, réduit alors à peu de membres; car les autres étaient morts, soit du temps de Tarquin, soit dans le dernier combat. Les nouveaux sénateurs qu'il porta sur la liste étaient, dit-on, au nombre de cent soixante-quatre. Ensuite, il fit des lois. Celle qui fortifia surtout le pouvoir du grand nombre permettait au citoyen poursuivi devant la justice d'en appeler des consuls au peuple. Une deuxième loi prescrivait de mettre à mort ceux qui se seraient emparés d'une magistrature sans que le peuple la leur eût concédée; une troisième portait secours aux indigents, qu'elle exemptait des charges imposées aux autres citoyens et disposait de la sorte à embrasser les divers métiers avec plus d'ardeur. La loi contre ceux qui désobéissaient aux consuls parut être aussi favorable au peuple et avoir en vue l'intérêt de la majorité plutôt que celui des hommes influents. Elle fixait l'amende pour rébellion à la valeur de cinq boeufs et de deux moutons. Le prix d'un mouton était alors de dix oboles; et celui d'un boeuf, de cent. Les Romains de ce temps-là ne faisaient pas un grand usage de la monnaie, car leur richesse venait de la pâture et de l'élevage; aussi les ressources individuelles, encore aujourd'hui, sont-elles désignées par le terme de pécule, qui vient de "pecus", petit bétail; et l'on gravait, sur les plus anciennes des monnaies, un boeuf, un mouton ou un porc. Les Romains donnaient aussi à leurs enfants les noms de Suilius, de Bubulcus, de Caprarius et de Porcius, les deux derniers, dérivés de "capra", chèvre, et de "porcus", porc. [12] XII. En prenant ces mesures, Publicola fut un législateur démocrate et modéré; pourtant, sa modération habituelle ne l'empêcha pas de déployer, quand il le fallut, une extrême sévérité. Il porta une loi permettant de tuer sans jugement celui qui voudrait exercer la tyrannie, et il déclara le meurtrier innocent, si celui-ci faisait la preuve du tort de la victime. Il ne se pouvait pas, en effet, qu'un aussi grand attentat fût ignoré de tout le monde, mais il se pouvait que le séditieux découvert devançât la justice, s'il était le plus fort. En conséquence, Publicola permit d'anticiper sur l'arrêt que le succès du complot aurait d'avance annulé. Il reçut aussi des éloges pour sa loi sur l'organisation financière. Comme les citoyens devaient contribuer aux frais de la guerre sur leur fortune personnelle, il ne voulut pas se mêler lui-même du maniement des fonds, ni permettre à ses amis de le faire; et, pour éviter absolument que l'argent de l'État fût déposé chez un particulier, il fit du temple de Saturne le Trésor public, destination que cet immeuble garde encore. Il remit au peuple l'élection de deux questeurs, pris dans la jeunesse. Les premiers désignés furent P. Véturius et M. Minucius, et l'on recueillit beaucoup d'argent; car le chiffre des contribuables s'élevait à 130.000, les jeunes orphelins et les veuves étant exempts d'impôt. Ces dispositions prises, Publicola se donna pour collègue le père de Lucrèce, Lucrétius, auquel, comme à son aîné, il céda la première place et l'usage des faisceaux; ce privilège de l'âge s'est aussi maintenu jusqu'à nous. Lucrétius étant mort peu de jours après, il y eut une nouvelle élection. M. Horatius fut nommé, et exerça le pouvoir avec Publicola le reste de l'année. [13] XIII. Comme Tarquin, en Étrurie, suscitait une deuxième guerre contre les Romains, un grand prodige eut lieu, dit-on. Ce Prince régnait encore quand le temple de Jupiter Capitolin était déjà, pour ainsi dire, achevé. Il décida, soit en vertu d'un oracle, soit par une inspiration personnelle, de placer au faîte de l'édifice un char de terre cuite. Il confia ce travail à des artisans étrangers de Véies, mais fut renversé peu après. Cependant les sculpteurs avaient modelé ce char, et ils le mirent au four. Mais il n'arriva pas ce qui devait normalement se produire. L'argile au feu se condense et se réduit, puisque l'humidité en est absorbée: Alors, au contraire, elle se dilata, se gonfla, prit de telles proportions en se consolidant et en durcissant qu'on eut peine à la retirer; il fallut ôter le dessus du four et briser les parois. Les devins virent dans ce phénomène un présage de prospérité et de puissance pour les possesseurs du char; aussi les Véiens décidèrent de ne pas le remettre aux Romains, et répondirent à leurs réclamations qu'il appartenait à Tarquin, et non à ses proscripteurs. Peu de jours après, ils eurent des courses de chevaux. Le spectacle souleva l'enthousiasme habituel; et le conducteur de l'attelage victorieux, après avoir reçu la couronne, faisait sortir son char de la carrière au pas. Mais les chevaux effrayés sans nulle raison apparente, soit par miracle, soit par hasard, prirent à toute vitesse la direction de Rome, sans que le cocher y pût rien faire, ni en tirant sur les rênes, ni en retenant les bêtes de la voix. Il fut entraîné, contraint de céder à l'élan des chevaux, porté jusqu'au Capitole, et jeté à terre près de la porte qu'on appelle maintenant Ratumène. Étonnés de cet accident, les Véiens, dans leur terreur, ordonnèrent aux artisans de livrer le char. [14] XIV. Quant au temple de Jupiter Capitolin, Tarquin, fils de Démarate, avait fait voeu de l'élever, pendant une guerre contre les Sabins, mais il fut construit par Tarquin le Superbe, fils ou petit-fils du précédent, qui n'eut pas le temps de le consacrer. Il s'en fallait de peu que le monument ne fût achevé, lors de l'expulsion du Roi. Ce temple se trouvant donc terminé sous la république et pourvu de la décoration convenable, Publicola conçut l'ambition de le dédier. Mais beaucoup de personnages influents lui enviaient cet honneur; si les marques d'estime qu'il avait reçues comme législateur ou général les chagrinaient moins, parce qu'on les lui devait, ils ne lui reconnaissaient aucun titre à celle-là et ne croyaient pas qu'on dût la lui accorder. Ils engagèrent donc avec insistance Horatius à la revendiquer pour lui-même. Ainsi, Publicola ayant été appelé au dehors par une expédition, ils firent décider, par un vote, qu'Horatius ferait la dédicace, et le conduisirent dans ce dessein au Capitole, sachant bien qu'en présence de Publicola ils n'auraient pas eu le dessus. D'après quelques auteurs, les consuls avaient tiré au sort, et c'est à regret que l'un se vit chargé de l'expédition, et l'autre, de la dédicace. On peut deviner la vérité sur ce point d'après ce qui se passa lors de cette cérémonie. Aux ides de septembre, jour qui coïncide à peu près avec la pleine lune du mois de Métageitnion, toute la population se trouvait réunie au Capitole. Horatius fit faire silence, accomplit les rites et toucha les portes, suivant la coutume. Il prononçait les paroles requises pour la consécration lorsque le frère de Publicola, Marcus, qui, depuis longtemps se tenait à l'entrée, guettant le moment favorable, lui dit : "Consul, ton fils est mort au camp, de maladie." Cela fit de la peine à tous les auditeurs; mais Horatius, sans se troubler, se contenta de répondre : « Jetez donc son corps où vous voudrez; car moi, je n'admets pas de deuil. « Puis il acheva la cérémonie. La nouvelle était fausse : Marcus avait menti pour arrêter Horatius. Mais le consul montra une fermeté admirable, soit qu'il eût compris 'à l'instant la supercherie, soit qu'il en fût dupe sans s'émouvoir. [15] XV. La destinée du deuxième temple fut, semble-t-il, pareille à cellé du premier, au moins pour la consécration. Le premier, comme je l'ai dit, fut bâti par Tarquin, et dédié par Horatius; pendant la guerre civile, un incendie le détruisit. Le deuxième fut élevé par Sylla; mais, dans l'inscription, la dédicace fut attribuée à Catulus, Sylla étant mort auparavant. Ce temple fut aussi ruiné dans le soulèvement de Vitellius; quant au troisième, Vespasien joignit à ses autres chances celle d'en mener la construction du commencement à la fin et de le voir naître. Il ne le vit pas périr peu après; plus heureux que Sylla, qui mourut avant la consécration, lui disparut avant la destruction du temple; car l'incendie du Capitole coïncida juste avec la fin de Vespasien. Le quatrième, celui que nous voyons, fut construit et dédié par Domitien. Tarquin, dit-on, avait dépensé pour les fondements de son temple quarante mille livres d'argent; quant à celui d'aujourd'hui, la plus grande des fortunes privées de Rome ne suffirait pas à en payer la dorure, qui a coûté plus de douze mille talents. Les colonnes, taillées dans le marbre pentélique, étaient d'une épaisseur exactement proportionnée à la hauteur : nous les avons vues dans Athènes. Grattées et polies à Rome, elles n'ont pas gagné à cette opération tant d'éclat qu'elles y ont perdu d'harmonie et de beauté; car elles sont visiblement minces et grêles. Toutefois, celui qui admire la richesse du Capitole, s'il avait vu dans le palais de Domitien seulement un portique, ou une basilique, ou des bains, ou un appartement de courtisanes, aurait repris le mot d'Épicharme au prodigue : « Toi, tu n'es pas bon; tu as une maladie; tu aimes à donner. » Il se serait laissé aller à dire à Domitien « Toi, tu n'es pas pieux, ni généreux; tu as une maladie : tu aimes à bâtir; tu voudrais, comme le fameux Midas, que tout, pour toi, fût or ou marbre. » Assez sur ce sujet. [16] XVI. Donc Tarquin, après la grande bataille qui lui coûta son fils, tué dans un combat singulier contre Brutus, s'était réfugié à Clusium. Il supplia Lars Porsenna de l'aider; et ce personnage, le plus puissant des Rois de l'Italie et qui passait pour bon et généreux, lui promit son appui. Porsenna commença par envoyer une ambassade à Rome, pour enjoindre aux citoyens d'accueillir Tarquin. Sur le refus des Romains, il leur déclara la guerre, fixa la date et le lieu de l'attaque, et arriva devant la ville avec une armée considérable. Publicola, bien qu'absent, avait été réélu consul, ayant T. Lucrétius pour collègue. Il revint à Rome; et, voulant vaincre Porsenna d'abord en grandeur d'âme, il fonda la ville de Sigliuria quand l'ennemi approchait déjà. Il la fortifia à grands frais, et y envoya sept cents colons, pour montrer qu'il soutenait le choc de la guerre avec aisance et sans peur. Cependant Porsenna donna vivement l'assaut au rempart; il refoula les gardes, qui, en s'enfuyant, faillirent entraîner sur leurs pas l'ennemi dans la ville. Publicola survint à temps pour secourir ses soldats devant les portes; il engagea le combat sur la rive du fleuve et sut résister à la pression des ennemis, malgré leur nombre, jusqu'au moment où, pour prix de son audace, il tomba blessé. Il fallut l'emporter du champ de bataille, et son collègue Lucrétius éprouva le même sort. Le découragement envahit alors les Romains, qui cherchèrent leur salut dans la fuite. Comme l'ennemi les poursuivait par le pont de bois, Rome risqua d'être emportée de vive force. Le premier, Horatius Coclès, et, avec lui, deux des hommes les plus en vue, Herminius et Lartius, résistèrent sur le pont. Horatius porta le surnom de Coclès parce qu'à la guerre il avait eu un oeil crevé; ou, d'après quelques auteurs, à cause de son nez camus, tellement aplati qu'il n'y avait pas d'intervalle entre ses yeux et que ses sourcils étaient confondus. La plupart de ses concitoyens voulaient l'appeler Cyclope; mais ce surnom, déformé par un lapsus, devint, dans le peuple, Coclès. Ce héros, debout en avant du pont, repoussait les ennemis, et il tint ferme jusqu'au moment où ses compagnons coupèrent le pont par derrière. Alors, se jetant tout armé dans le fleuve, il se sauva à la nage et parvint à la berge opposée, bien qu'il eût été frappé, au bas des reins, d'un javelot étrusque. Sur la proposition de Publicola, qui admirait son courage, la masse des Romains souscrivit à son profit une somme égale, par tête, à la dépense quotidienne de chacun pour sa nourriture. On lui alloua, de plus, la portion de terrain qu'il pouvait labourer en un jour. Outre ces récompenses, on lui érigea une statue de bronze dans le temple de Vulcain, en sorte que son infirmité devint un titre d'honneur pour lui. [17] XVII. Porsenna s'acharnait toujours contre la ville; la famine s'emparait des Romains, et une autre armée étrusque avait envahi séparément le pays. Publicola, consul pour la troisième fois, pensait que Rome devait pratiquer à l'égard de Porsenna la résistance passive; mais il fit une sortie pour attaquer les autres forces étrusques, les défit et leur tua cinq mille hommes. Quant à l'exploit de Mucius, il est rapporté par plusieurs auteurs, et de façon différente; il nous faut donc adopter la version la plus accréditée. C'était un homme de mérite à tous égards, mais surtout par sa valeur militaire. Il conçut le projet de tuer Porsenna, et s'introduisit dans son camp, portant l'habit des Étrusques et parlant une langue pareille à la leur. Arrivé devant l'estrade où le Roi était assis, il ne put le distinguer nettement; et, n'osant demander qui c'était, il tira son épée et tua un homme de la suite, qu'il crut reconnaître pour lui. Là-dessus il fut arrêté et on l'interrogeait; mais il y avait là un brasier, apporté en vue du sacrifice qu'allait faire Porsenna. Étendant la main droite sur le feu, Mucius, debout, pendant que sa chair brûlait, regardait le Roi d'un air hardi et sans changer de visage. A la fin Porsenna, plein d'admiration, le fit relâcher et lui rendit son épée. Comme il la tendait par-dessus la tribune, Mucius allongea le bras gauche pour la recevoir; c'est de là que lui vint, dit-on, le surnom de Scévola, ou Gaucher. Il dit alors qu'après avoir dominé la crainte de Porsenna, il était vaincu par son mérite; la reconnaissance l'obligeait donc à faire une révélation que la contrainte ne lui aurait pas arrachée. « Cette révélation, ajouta-t-il, c'est que trois cents Romains, animés des mêmes sentiments que moi, errent dans ton camp, guettant le moment favorable. Désigné par le sort pour la première tentative, je ne regrette pas d'avoir manqué par hasard un honnête homme, plus digne d'être l'ami que l'ennemi des Romains. » Porsenna le crut sur parole et devint plus conciliant; ce n'était pas tant, il me semble, par crainte des trois cents conjurés que par estime et par admiration pour la générosité et le courage des Romains. Le héros de cet acte est appelé par tout le monde Mucius Scévola; mais Athénodore, fils de Sandon, dans son livre dédié à Octavie, soeur d'Auguste, prétend qu'on l'appelait aussi a Tard-venu ». [18] XVIII. Cependant Publicola lui-même, jugeant que l'amitié et l'alliance de Porsenna auraient beaucoup plus de valeur pour les Romains que son hostilité ne leur était nuisible, n'esquivait pas son arbitrage dans le conflit avec Tarquin; au contraire, il eut le courage, à plusieurs reprises, de l'inviter à trancher le débat, promettant de montrer que l'exilé n'était qu'un scélérat justement déchu. Tarquin répondit avec arrogance qu'il ne prenait personne pour juge, et moins encore Porsenna, si ce Roi, son allié, passait à l'ennemi. Porsenna mécontent condamna la cause dé Tarquin; et comme, en même temps, son fils Aruns plaidait avec zèle pour les Romains, il mit fin à la guerre, en stipulant qu'ils abandonneraient la portion du sol étrusque occupée par eux et rendraient leurs prisonniers, mais recouvreraient leurs transfuges. En garantie de cet accord les Romains donnèrent des otages pris dans l'aristocratie, dix adolescents, encore vêtus de la prétexte, et autant dé jeunes filles, dont était la fille de Publicola, Valérie. [19] XIX. Pendant que les conventions s'exécutaient, Porsenna, dans sa confiance, avait déjà supprimé tout appareil guerrier. Les jeunes filles livrées par les Romains descendirent donc, pour se baigner, à un endroit où la berge, en forme de demi-lune, entourait le fleuve, assurant le calme et la tranquillité des eaux. Comme elles ne voyaient ni gardes, ni passants, ni barques montées, l'envie les prit de se sauver à la nage, malgré la violence du courant et les profonds tourbillons du Tibre. D'après quelques auteurs, l'une d'entre elles, nommée Clélie, passa le fleuve à cheval, encourageant ses compagnes qui nageaient et les réconfortant. Mais lorsque, s'étant échappées, elles se présentèrent à Publicola, le consul, loin de les admirer ou même de les approuver, se fâcha, parce que sa bonne foi se révélerait inférieure à celle de Porsenna et que l'acte d'audace des jeunes filles serait interprété comme une fourberie des Romains. En conséquence, il se saisit d'elles pour les renvoyer à Porsenna. Prévoyant sa conduite, les gens de Tarquin s'étaient embusqués sur le passage du convoi; et, plus nombreux que les soldats de l'escorte, ils tombèrent sur eux. Comme les Romains se défendaient pourtant, la fille de Publicola, Valérie, se jeta dans la mêlée et s'enfuit sous la protection de trois serviteurs qui s'y étaient élancés avec elle. Les autres jeunes filles coururent quelque danger dans le combat où elles se trouvaient engagées; mais Aruns, fils de Porsenna, qui s'en aperçut, se porta vivement à leur secours; et, mettant l'ennemi en fuite, sauva les Romains. Lorsque Porsenna se vit ramener les captives, il demanda celle qui avait pris l'initiative de la prouesse et encouragé ses compagnes. Entendant le nom de Clélie, il la regarda d'un air gracieux et souriant, fit venir un cheval des écuries royales, superbement équipé, et le lui donna. C'est ce trait qu'invoquent, à l'appui de leur récit, les auteurs d'après lesquels Clélie fut seule à traverser le Tibre à cheval. Les autres nient le rapport, et croient que l'Étrusque voulut simplement honorer le courage viril de la jeune fille. Il y a sur la Voie Sacrée, dans la direction du Palatin, une statue équestre d'elle; quelques-uns, il est vrai, n'y voient pas son image, mais celle de Valérie. Porsenna, réconcilié avec les Romains, donna encore à leur ville une autre grande preuve de sa magnanimité; il fit reprendre aux Étrusques leurs armes, mais rien d'autre; et il laissa le camp plein de provisions et d'objets de toutes sortes, qu'il offrit aux Romains. Aussi, de nos jours encore, quand on vend des biens de l'État, on annonce en premier lieu ceux de Porsenna, et cette marque d'honneur perpétue le souvenir de sa générosité. On avait érigé près de la curie sa statue en bronze, d'une facture simple et archaïque. [20] XX. Après ces événements, les Sabins ayant envahi le pays, M. Valérius, frère de Publicola, fut élu consul avec Postumius Tubertus. Marcus accomplit ses plus grands exploits sur les conseils et en présence de Publicola; il fut vainqueur dans deux grandes batailles: et, la seconde fois, sans perdre aucun homme, il fit périr treize mille ennemis. Il eut pour récompense, outre le triomphe, le don d'une maison qu'on lui bâtit, aux frais de l'État, sur le Palatin. Mais, alors que dans ce temps-là les portes des maisons ouvraient toujours sur l'intérieur, on décida, par exception, de faire ouvrir celles de Marcus sur le dehors. En vertu de cette concession, la cité s'associait constamment à l'hommage rendu au magistrat. On dit qu'autrefois en Grèce les portes étaient toutes disposées de cette façon. Ce détail est tiré des comédies, où les personnages sur le point de sortir heurtent et font battre leurs portes de l'intérieur, afin d'avertir les passants et les gens arrêtés devant la maison, de ne pas se laisser surprendre par le choc des battants rejetés sur la rue. [21] XXI. L'année d'après. Publicola exerça le consulat pour la quatrième fois. On s'attendait alors à une guerre avec les Sabins et les Latins coalisés. En même temps, une crainte superstitieuse s'empara de la ville: car toutes les femmes enceintes mettaient au monde des avortons, et pas un enfant bien constitué ne venait à terme. Aussi Publicola consulta les livres Sibyllins. II y trouva les moyens d'apaiser Pluton, et célébra, en outre, des jeux prescrits par la Pythie. La cité, rassurée du côté des dieux, jouit d'une vie plus agréable. Le consul s'attaqua ensuite aux terreurs qui venaient des hommes; car l'armement des ennemis et la concentration de leurs forces se révélaient grands. Or il y avait chez les Sabins un personnage influent par sa fortune, d'une vigueur physique et d'un courage remarquables, et que, surtout, la réputation de son mérite et son éloquence mettaient au premier rang : Appius Clausus. Mais le sort commun à tous les grands hommes ne lui fut pas épargné. Il connut les attaques de l'envie, et il y prêta le flanc en cherchant à empêcher la guerre; on l'accusait de travailler à l'accroissement de la puissance romaine pour tyranniser et asservir sa patrie. S'apercevant que ces propos étaient bien accueillis par la foule et qu'il se heurtait à l'hostilité des esprits belliqueux, épris de gloire militaire, il craignit de passer en justice; et comme il avait, pour se défendre, le puissant appui de la ligue formée par ses parents et ses amis, il se révolta. Cette attitude obligea les Sabins à remettre et à retarder la guerre. Publicola, pensant qu'il valait la peine, non seulement de se tenir au courant de cette sédition, mais encore d'y pousser et d'y exciter, avait des agents qui tenaient, de sa part, à Clausus des propos de ce genre : « Publicola croit qu'un homme vertueux et juste comme toi ne doit faire aucun mal à ses concitoyens, malgré les injustices dont il souffre; mais si tu voulais, pour sauver ta vie, quitter le pays et te soustraire à la haine, il te fera, au nom de l'État et au sien, un accueil digne de ton mérite et du prestige des Romains. » Examinant ces suggestions à plusieurs reprises, Clausus se rendit compte qu'on ne pouvait lui donner de meilleurs avis dans une situation si critique. Il fit partager sa conviction à ses amis, qui, à leur tour, y gagnèrent beaucoup de gens; et il conduisit à Rome cinq mille familles, femmes et enfants compris; c'était, dans la population sabine, la catégorie la plus paisible et la plus adonnée à une vie douce et tranquille. Publicola, qu'il avait prévenu, l'accueillit avec bonté et empressement, en lui accordant tous les droits. Les familles furent aussitôt incorporées dans la cité; et l'on concéda deux arpents de terre à chacune sur l'Anio; Clausus en reçut vingt-cinq et entra au Sénat. Ce fut le début de sa carrière politique; grâce à l'intelligence qu'il montra, il parvint rapidement au premier rang; acquit une grande autorité, et à sa mort, laissa les Claudes, ses descendants, en possession d'autant de prestige qu'aucune autre famille de Rome. [22] XXII. — Le conflit entre Sabins était ainsi clos par cette émigration. Mais les démagogues ne tolérèrent pas le retour du calme et de la tranquillité; ils s'irritaient que Clausus, en devenant transfuge et ennemi du pays, vînt à bout d'obtenir ce qu'il n'avait pu persuader de vive voix à ses compatriotes, l'impunité des Romains. Les Sabins allèrent donc, avec une armée considérable, camper aux environs de Fidènes. Ils placèrent en embuscade devant Rome, en des lieux boisés et encaissés, deux mille fantassins; et ils devaient, au lever du jour, envoyer ostensiblement quelques cavaliers ravager la campagne. On avait dit à ces cavaliers, quand ils auraient atteint Rome, de faire demi-tour afin d'attirer à leur suite les ennemis dans le piège. Publicola fut avisé de ce projet dans la journée par des transfuges. Il fit promptement face à la situation, en partageant ses forces. Postumius Balbus, son gendre, à la tête de trois mille hommes d'infanterie lourde, alla s'installer avant la nuit sur les hauteurs qui dominaient le lieu de l'embuscade, pour tenir en respect les Sabins. Le collègue de Publicola, Lucrétius, avec les troupes les plus légères et les plus ardentes de la ville, prit position pour attaquer les cavaliers lancés au pillage. Publicola lui-même, avec le reste de l'armée, encercla l'ennemi. Il se trouva qu'un épais brouillard enveloppait les belligérants à l'aurore. Alors, simultanément, Postumius et ses hommes, en poussant de grands cris, firent, du sommet, pleuvoir des traits sur les Sabins placés en embuscade; Lucrétius lâcha ses troupes sur les cavaliers qui avançaient, et Publicola donna l'assaut au camp ennemi. Ainsi, de tous les côtés, les Sabins étaient en mauvaise posture et perdaient du monde. Ceux qui, au lieu de se défendre, prenaient la fuite, tombaient aussitôt sous les coups des Romains; et l'espérance devenait meurtrière pour eux ; car, se croyant mutuellement sauvés, ils ne s'obstinaient pas à combattre et à résister. Ceux du camp rejoignaient les hommes en embuscade; les autres, en sens contraire, couraient vers le camp; ils se heurtaient, dans leur fuite, à ceux vers lesquels ils fuyaient, et s'entendaient réclamer du secours par ceux à qui ils en venaient demander. Si tous les Sabins ne périrent pas, (car quelques-uns survécurent), la faute en fut au voisinage de Fidènes; cette ville accueillit surtout les soldats échappés du camp, au moment où il était pris. Tous ceux qui ne purent arriver à Fidènes furent tués ou faits prisonniers. [23] XXIII. Ce succès, les Romains, malgré leur habitude d'attribuer tous les grands résultats à la divinité, le considéraient comme l'oeuvre d'un seul homme, le général en chef. Et le premier mot que l'on pouvait entendre des combattants, c'est que Publicola leur avait livré les ennemis boiteux, aveugles, et, pour ainsi dire, enfermés : il ne restait qu'à les passer par les armes. La richesse du peuple augmenta aussi de la valeur des dépouilles et des captifs. Quant à Publicola, après avoir célébré son triomphe et remis l'État aux consuls désignés pour l'administrer à sa sortie de charge, il mourut aussitôt, finissant sa vie, autant qu'il est possible à un homme, dans l'accomplissement de ce que la tradition reconnaît de plus beau et de meilleur. Le peuple, comme s'il n'eût rien fait, du vivant de ce grand homme, qui fût digne de ses services, et lui en devait encore tout le prix, lui vota des obsèques nationales, et chaque citoyen souscrivit un quadrant pour les frais. Les femmes, s'étant réunies à part des hommes, décidèrent de porter son deuil une année entière, marque d'admiration bien digne d'envie. Enfin: il. fut enterré, en vertu d'un vote des citoyens; à l'intérieur de la ville, dans le quartier de Vélie, et tous ses descendants devaient participer à ce privilège. Maintenant personne de sa postérité n'y est enterré; cependant, si l'un des Valérius meurt, on apporte le corps à cet endroit et on l'y dépose. Quelqu'un prend une torche allumée; mais à peine l'a-t-il élevée qu'il la retire. On témoigne, par ce rite, qu'il est permis d'ensevelir le corps à cet endroit, mais que l'on renonce à cet honneur, et ainsi l'on ramène le corps. [24] PARALLÈLE ENTRE SOLON ET PUBLICOLA. (1) Ce parallèle n'offre-t-il pas une particularité qui ne se rencontre absolument dans aucun de ceux que nous avons composés? L'un des deux personnages a été l'imitateur de l'autre, qui, à son tour, lui a rendu témoignage. Il faut le constater, en effet : la réflexion que Solon fit à Crésus sur le bonheur s'applique à Publicola plutôt qu'à Tellos. Car ce Tellos qui, d'après lui, était le plus heureux des hommes par sa chance, son mérite et les qualités de ses enfants, Solon lui-même, dans ses poèmes, n'en a pas tenu compte comme d'un brave; et ni les fils de Tellos, ni une magistrature qu'il aurait exercée n'ont laissé de souvenirs glorieux. Publicola, au contraire, a été, de son vivant, le premier des Romains en puissance et en réputation, grâce à son mérite; et, depuis sa mort, on compte encore de notre temps parmi les familles et les lignées les plus en vue les Publicola, les Messala et les Valérius, qui, au bout de six cents ans, font encore remonter à lui l'illustration de leur noblesse. Tellos mourut à l'ennemi, pendant qu'il résistait et combattait à son poste en soldat courageux; Publicola tua les ennemis, sort plus heureux que de tomber sous leurs coups, vit sa patrie victorieuse grâce à son action personnelle de chef et de général, obtint, entre autres honneurs, le triomphe, et sa carrière eut la fin que Solon enviait comme le comble de la félicité. De plus, le voeu que forme Solon en conclusion de sa réponse à Mimnerme sur la longueur de la vie : « Puisse ma mort n'être pas sans provoquer des plaintes! Puissé-je, par ma disparition, exciter la douleur et les gémissements de mes amis ! » ce voeu proclame le bonheur de Publicola. Car sa mort a causé, non seulement à ses amis et à son entourage, mais à toute la ville, donc à bien des milliers d'hommes, des larmes, des regrets, de la consternation; les femmes des Romains l'ont pleuré comme un fils, un frère ou un père commun. « Je désire avoir de la fortune, dit encore Solon, mais je ne veux pas l'acquérir injustement »; car la sanction viendrait. Publicola eut le bonheur, non seulement de posséder une richesse acquise sans crime, mais encore d'en faire un noble usage au profit des nécessiteux. Ainsi donc, si le plus sage de tous les hommes est Solon, le plus heureux est Publicola. Car les biens que le premier souhaitait comme les plus grands et les plus beaux, le second a eu l'avantage de les acquérir, de les garder et d'en jouir jusqu'à la fin. [25] (2) Voilà comment Solon a loué Publicola; mais à son tour le grand citoyen a rendu hommage à Solon par sa vie politique. Il l'a pris pour modèle incomparable dans l'organisation d'une démocratie; car, en ôtant le faste de l'autorité, il l'a rendue agréable à tous et incapable de peiner personne. Il a aussi appliqué plusieurs lois de son devancier. En effet, il a remis à la classe nombreuse la nomination des magistrats, et il a permis aux accusés de faire appel au peuple, comme Solon de faire appel aux juges. Il n'a pas établi un autre Sénat, comme Solon, mais il a presque doublé celui qui existait déjà. L'institution des questeurs dans l'ordre financier avait pour but d'empêcher que le général, s'il était consciencieux, ne manquât de temps pour les grandes affaires et, s'il était malhonnête, n'eût davantage occasion de prévariquer, étant maître à la fois des opérations et des fonds. Quant à la haine des tyrans, elle était plus forte chez Publicola. Car si quelqu'un entreprenait d'exercer la tyrannie, Solon fixe son châtiment une fois qu'on l'a pris sur le fait; mais l'autre autorise à le tuer même sans jugement. Solon se vante avec raison et à juste titre, quand les circonstances lui permettaient d'être tyran et que les citoyens auraient volontiers accepté sa domination, de s'y être refusé. Mais il n'est pas moins beau, pour Publicola, quand il avait reçu de son prédécesseur un pouvoir tyrannique, de l'avoir rendu populaire, et, en l'exerçant, d'être resté en deçà de ses droits. Voilà ce que semble avoir le premier pressenti Solon, en disant que le peuple « suivrait mieux ses chefs, s'il n'était ni trop relâché, ni trop opprimé. » [26] (3) Mais l'oeuvre propre à Solon est la remise des dettes, la mesure qui contribua le plus à l'affermissement de la liberté des citoyens. Car il ne servait de rien que les lois donnassent l'égalité, si les dettes l'ôtaient aux pauvres, et si, dans les domaines où la liberté s'exerçait davantage, ils subissaient plus qu'ailleurs la domination des riches, étant leurs subordonnés et leurs esclaves en ce qui concernait la justice, la souveraineté et la parole publique. Un titre de gloire supérieur, c'est que, toute abolition de dettes entraînant d'ordinaire une révolution, celle-là seule fut un remède audacieux, mais efficace, dont il se servit pour mettre fin à la sédition existante. Il triompha donc, par son mérite et son prestige personnels, du discrédit et du mauvais renom de la chose. Pour l'ensemble de la carrière politique, le gouvernement de Solon fut le plus brillant des deux; car il dirigea au lieu de suivre, et c'est par lui-même, sans collaborateurs, qu'il accomplit la plupart de ses réformes, et les plus grandes; mais quant à la fin, Publicola est heureux et digne d'envie. Car la constitution de Solon, lui-même la vit abrogée; mais celle de Publicola maintint l'ordre dans l'État jusqu'aux guerres civiles. C'est que l'un, en établissant ses lois, les laissa gravées sur des tablettes de bois, sans personne pour leur prêter main-forte; et il partit ainsi d'Athènes. L'autre, restant sur place, à la tête du pouvoir et des affaires, affermit. son régime et le consolida. De plus, Solon ne parvint pas même à empêcher l'avènement de Pisistrate, qu'il pressentait; il eut le dessous, et la tyrannie s'établit. Publicola, bien que la royauté fût en vigueur depuis longtemps déjà et dominât absolument, la supprima et l'anéantit. Il montra donc autant de mérite et de résolution que Solon; mais; de plus, il mit sa chance et son énergie efficace au service de sa vertu. [27] (4) Enfin, quant aux exploits guerriers, Daïmaque de Platées n'attribue même pas à Solon la campagne contre les Mégariens, que nous avons rapportée; mais Publicola remporta les plus grands succès comme combattant et comme général. Dans la sphère de l'activité politique, l'un joua une sorte de comédie quand il contrefit l'insensé pour parler de Salamine à la tribune; l'autre, de son propre mouvement, affronta le péril suprême quand il se dressa contre Tarquin et prit la trahison en flagrant délit. Si les coupables furent punis et n'échappèrent pas à la vindicte publique, il en eut le principal mérite. Et il n'a pas seulement expulsé les tyrans de Rome; il a encore anéanti leurs espérances. Mais, après avoir fait face, avec tant de vigueur et de persévérance, aux situations qui réclamaient la lutte, l'ardeur guerrière et la résistance, il sut mieux encore mettre à profit les occasions de pourparlers amicaux, où s'imposaient la persuasion et la condescendance. Il sut réduire Porsenna, cet homme invincible et redoutable, et gagner son amitié. "Pourtant, dira-t-on, Solon rendit aux Athéniens Salamine, qu'ils avaient sacrifiée; et Publicola céda un terrain conquis par les Romains." Mais il faut examiner leurs actes à la lumière des circonstances. Car l'homme d'État qui sait adapter ses méthodes aux réalités et prendre chaque objet par où il est accessible, a souvent, par l'abandon d'une partie, sauvé le tout et, par de petites pertes, obtenu de grands gains. Ainsi cet homme illustre, en retirant alors ses troupes du pays étranger, a sauvé définitivement le sien; et alors que, pour les Romains, c'était déjà un grand résultat de garder leur ville, il leur a, de plus, acquis le camp des assiégeants. En remettant à l'ennemi l'arbitrage du conflit, il gagna sa cause, et acquit, de plus, tous les biens que l'on aurait volontiers donnés pour remporter la victoire. En effet, si Porsenna mit fin à la guerre et laissa tout son matériel aux Romains, ce fut par suite de l'opinion que le chef de l'État par son exemple, lui avait inspirée du mérite et de la loyauté du peuple romain tout entier.