[0] Vie de Coriolan. (Traduction nouvelle de M.-P. Loicq-Berger, 2003). [1] (1) La maison patricienne des Marcii, à Rome, a fourni quantité d'hommes illustres, parmi lesquels Ancus Marcius qui, par sa mère, était le petit-fils de Numa et qui fut roi à son tour, après Tullus Hostilius. C'étaient également des Marcii que Publius et Quintus, qui firent descendre jusqu'à Rome une eau surabondante et excellente; et aussi Censorinus, que le peuple romain nomma censeur par deux fois -- ensuite, à l'initiative de Censorinus lui-même, le peuple déposa et vota une loi selon laquelle personne n'était autorisé à briguer deux fois cette charge. (2) Quant à Caius Marcus, sujet du présent ouvrage, étant orphelin de père et élevé par sa mère, il a prouvé que la condition d'orphelin, tout en présentant beaucoup d'inconvénients, n'empêche en rien de devenir un homme de valeur, supérieur à la masse -- ce qui, par ailleurs, n'empêche pas le vulgaire d'incriminer cette condition, lui reprochant d'être délétère en soi, parce que gâtée par la négligence. (3) Le même Marcius a également témoigné en faveur de ceux qui considèrent qu'une nature a beau être noble et bonne: faute d'éducation, elle génère beaucoup de mal mélangé au bien, de même qu'une terre de qualité privée des soins de l'agriculture. (4) De fait, la force de son caractère et sa fermeté en toutes choses produisaient de grands élans porteurs de beaux résultats alors même que, mû par de violentes colères et des ressentiments inflexibles, il se montrait diffficile et peu amène dans ses rapports avec les gens; tout en admirant son insensibilité aux plaisirs, aux peines, aux richesses, et tout en la nommant maîtrise de soi, justice et vaillance, on la supportait mal, par contre, dans les relations civiques, où elle avait l'air pesante, déplaisante et dédaigneuse. (5) Aussi bien les hommes ne retirent-ils de la bienveillance des Muses nulle faveur aussi grande que de voir, sous l'effet de la raison et de la culture, s'adoucir leur nature, une fois qu'elle s'est ouverte à la modération et qu'elle a repoussé l'excès. (6) Au total donc, en ces temps-là, Rome honorait surtout cet aspect de la vertu qui est relatif aux actions guerrières et militaires: à preuve encore, le fait que la vertu est appelée par les Romains du seul nom de "courage", le terme général coïncidant ainsi avec le nom qu'ils réservent en particulier à la vaillance. [2] (1) Passionné plus que d'autres par les joutes guerrières, Marcius, dès la plus tendre enfance, avait les armes à la main; et, pensant que les armes fabriquées ne rapportent rien à ceux qui gardent non exercée et impréparée l'arme congénitale que leur a donnée la nature, il exerça son corps à toute espèce de lutte de manière à être à la fois léger à la course et d'une pesanteur invincible dans ses prises quand il écrasait un ennemi. (2) En tout cas, ceux qui, tour à tour, rivalisaient avec lui d'ardeur et de vaillance en des luttes où ils se trouvaient dépassés, mettaient en cause sa force corporelle: elle était inlassable et ne reculait devant aucun effort. [3] (1) Il fit sa première campagne tout jeune encore, quand Tarquin, qui avait été roi de Rome et s'en trouva ensuite banni, après bien des combats et des défaites, jeta en quelque sorte une dernière fois le dé. La plupart des Latins, mais aussi nombre d'autres Italiens, s'employaient à soutenir sa campagne et à le ramener à Rome -- c'était moins par complaisance pour le personnage que par crainte et par envie qu'ils tentaient d'abattre la fortune grandissante des Romains... (2) Au cours de cette bataille, qui tourna bien des fois d'un côté puis de l'autre, Marcius, qui luttait avec vigueur sous les yeux du dictateur, vit un Romain tomber près de lui; loin de le délaisser, il se dressa devant lui en protecteur et tua l'ennemi qui l'assaillait. (3) Le commandant, une fois qu'il eût remporté la victoire, couronna Marcius, parmi les tout premiers, d'une couronne de chêne -- cette couronne, la loi la décerne à celui qui a sauvé un concitoyen en le protégeant de son bouclier. (Le législateur entendait-il ainsi honorer tout particulièrement le chêne à cause des Arcadiens, dénommés "mangeurs de glands" suite à l'oracle du dieu? ou avait-il constaté que les corps expéditionnaires trouvent d'emblée, un peu partout, quantité de chênes? ou bien croyait-il que, la couronne de chêne étant consacrée à Zeus Polieus, il était adéquat de la décerner à l'occasion du sauvetage d'un citoyen?) (4) Encore, parmi les arbres sauvages, le chêne est-il celui qui donne les plus beaux fruits, tandis qu'il est le plus vigoureux des arbres cultivés. Enfin, c'était lui qui produisait le gland comme nourriture et l'hydromel comme boisson, et qui, en apportant la glu tirée du gui comme instrument de chasse, offrait en repas la plupart des oiseaux. (5) C'est aussi au cours de cette bataille qu'apparurent, dit-on, les Dioscures qui, aussitôt après, furent aperçus au forum sur leurs chevaux ruisselants de sueur: ils annonçaient la victoire, là même où se trouve aujourd'hui, près de la fontaine, le sanctuaire qui leur est dédié. (6) Aussi bien est-ce aux Dioscures qu'on a consacré le jour de cette victoire, c'est-à-dire les ides de juillet. [4] (1) Chez des hommes jeunes, la renommée et la considération trop précoces éteignent, paraît-il, les natures faiblement ambitieuses, dont elles étanchent rapidement la soif -- viendra ensuite le dégoût. Mais aux esprits sérieux et solides, les honneurs donnent impulsion et éclat, comme s'ils s'éveillaient sous l'action d'un souffle qui les pousse vers ce qui apparaît beau. (2) Ces esprits-là n'accueillent pas les honneurs comme un salaire, mais ils les offrent, en quelque sorte, en gage à l'avenir: c'est que, par fierté, ils entendent ne pas faire fi de leur réputation, mais la surpasser par de nouvelles prouesses. (3) C'est bien là ce qu'éprouvait Marcius; il se proposait de rivaliser de vaillance avec lui-même et, voulant toujours se renouveler par ses hauts faits, il enchaînait exploits sur exploits, entassait dépouilles sur dépouilles. Il tenait toujours à ce que ses chefs successifs rivalisent avec les précédents, et même les surpassent, pour ce qui est des honneurs et citations à lui décerner. (4) Nombreuses, assurément, étaient alors les luttes et les guerres des Romains: or, d'aucune Marcius ne revint sans couronne ni sans récompense. (5) Pour les autres hommes, le but de la vaillance était la renommée, tandisque pour lui le but de la renommée, c'était la joie de sa mère. Qu'elle l'entendît louer, le vît couronner et l'étreignît en pleurant de joie, voilà qui faisait de lui, pensait-il, le plus honoré et le plus heureux des hommes. (6) C'est sans doute ce sentiment qu'éprouvait aussi Épaminondas, lequel se faisait, dit-on, un immense bonheur de ce que son père et sa mère l'eussent vu de leur vivant auréolé du haut commandement et de sa victoire à Leuctres. (7) Mais alors qu'Épaminondas avait goûté le bonheur de voir ses deux parents partager sa joie et son succès, Marcius, lui, jugeant qu'il devait à sa mère les marques de la gratitude qu'il eût témoignée à son père, ne se lassait pas de faire plaisir à Volumnie et de l'honorer; c'est sur sa volonté et à sa demande qu'il prit femme, et il continua d'habiter avec sa mère, même une fois des enfants venus. [5] (1) Alors que, grâce à sa valeur, Marcius avait déjà grande réputation et détenait un grand pouvoir à Rome, le Sénat, protecteur des riches, en vint à s'opposer à la plèbe, qui s'estimait fréquemment et gravement lésée par les usuriers. (2) Ceux-ci en effet, à force de prises de gage et de mises en vente, dépouillaient de tous leurs biens les gens qui s'étaient modérément enrichis; quant aux indigents complets, ils les traquaient, jetant en prison ces pauvres corps qui portaient les cicatrices de bien des blessures et des fatigues endurées pendant les campagnes pour la patrie. La dernière de ces campagnes, ils l'avaient faite contre les Sabins, attendu que les riches avaient alors promis de se modérer et que le Sénat avait engagé par un vote le magistrat Manius Valerius à garantir cette promesse. (3) Néanmoins, en faveur de ceux qui, une fois encore, s'étaient portés au combat avec ardeur et avaient maté l'ennemi, il ne vint aucune mesure acceptable de la part des créanciers; le Sénat ne faisait pas non plus mine de se souvenir des accords conclus et voyait avec indifférence ces gens à nouveau appréhendés et retenus en gage. Il y eut alors dans la ville des tumultes et des soulèvements fâcheux, et ce trouble populaire n'échappa nullement aux ennemis, qui se jetèrent sur le pays et le brûlèrent. Les magistrats appelèrent aux armes les hommes en âge de servir, mais personne n'obéit, tant les avis des dirigeants divergeaient à nouveau. (4) Certains croyaient devoir céder aux pauvres et assouplir l'excessive raideur de la loi; mais quelques-uns tiraient en sens contraire, parmi lesquels Marcius: non qu'il accordât une très grande importance à l'aspect financier, mais il tenait le soulèvement populaire contre les lois pour un début et une arrogante tentative de violence, et il recommandait aux responsables d'y bien réfléchir et d'y mettre fin en l'éteignant. [6] (1) Le Sénat tint à ce propos plusieurs réunions en quelques jours, sans arriver à aucun résultat; soudainement les pauvres s'assemblèrent et, s'excitant les uns les autres, quittèrent la ville, s'emparèrent d'une éminence qu'on nomme aujourd'hui le mont Sacré, près de l'Anio et s'y installèrent, sans violence ni soulèvement, mais en criant qu'ils étaient depuis longtemps bannis de Rome par les riches, que l'Italie leur fournirait partout air, eau et lieu pour leur tombe: ils n'avaient rien de plus en habitant Rome, sauf à se faire blesser et tuer en se battant dans l'intérêt des riches! (2) Le Sénat prit peur et envoya en délégation les plus capables et les plus populaires de ses aînés. (3) C'est Menenius Agrippa qui fit la première harangue, demandant beaucoup au peuple mais s'exprimant avec franchise en faveur du Sénat; à la fin de son discours, il en vint à une espèce d'apologue dont le souvenir s'est conservé. (4) Tous les membres d'un homme, dit-il, s'étaient révoltés contre l'estomac, et lui reprochaient d'être, installé dans le corps, le seul à rester oisif et sans payer son écot, alors que les autres enduraient grandes fatigues et lourdes charges pour contenter ses appétits à lui. Et l'estomac de s'esclaffer devant leur sottise: ils ignorent donc que toute la nourriture qu'il absorbe en lui, il la renvoie au dehors et la distribue aux autres! (5) "Voici justement, dit-il, le discours que vous tient le Sénat, citoyens; car les décisions et arrêts qui incombent là-bas à sa gestion vous apportent et répartissent entre vous tous l'utile et le profitable". [7] (1) Dès lors les dispositions des partis changèrent: les plébéiens demandèrent et obtinrent du Sénat de choisir cinq hommes comme protecteurs de ceux d'entre eux qui avaient besoin de secours -- ils sont aujourd'hui appelés tribuns de la plèbe. (2) Ils choisirent en premier ceux-là mêmes qui avaient été les chefs de la sécession, Iunius Brutus et Sicinius Vellutus. (3) Une fois l'unité revenue dans la ville, les masses se trouvèrent aussitôt sous les armes et se mirent avec ardeur à la disposition des magistrats pour faire la guerre. (4) Marcius pour sa part, sans pour autant se réjouir personnellement de ce que le peuple se renforçât de la déficience de l'aristocratie et tout en voyant que beaucoup d'autres patriciens étaient dans la même disposition, appelaitnéanmoins ces derniers à ne pas se laisser distancer par les plébéiens dans les luttes pour la patrie, mais à se montrer supérieurs à ces gens-là en bravoure plus encore qu'en puissance. [8] (1) Dans le peuple des Volsques, contre lesquels on se battait, la cité de Corioles jouissait d'un très grand prestige. Le consul Cominius l'ayant investie, les autres Volsques, pris de peur, se portèrent de partout à son secours contre les Romains, afin de livrer bataille devant la ville et d'entreprendre l'ennemi sur deux fronts. (2) Tandis que, divisant ses forces, Cominius allait lui-même à la rencontre des Volsques qui attaquaient de l'extérieur, il laissa derrière lui Titus Larcius, un Romain des plus braves, pour maintenir le siège. Ceux de Corioles, dédaigneux des troupes présentes, sortirent à l'assaut et engagèrent le combat; ils commencèrent par l'emporter, poursuivant même les Romains jusqu'à leur camp retranché. (3) Alors Marcius, surgissant avec quelques hommes, abat ceux qui sont le plus durement aux prises avec lui, stoppe l'assaut des autres et rameute à grands cris les Romains -- c'est qu'il était capable, comme Caton le requérait du soldat, de se montrer redoutable à l'ennemi, irrésistible même, non seulement par la frappe de la main, mais aussi par l'énergie de la voix et l'expression du visage. Nombre de Romains se rassemblent autour de lui, tiennent bon, et les Volsques, pris de peur, se retirent. (4) Mais Marcius ne se tint pas satisfait: il les poursuit, et traque les fuyards en déroute jusqu'aux portes de la ville. (5) Là il voit les Romains renoncer à la poursuite, vu qu'on leur lançait depuis le rempart des volées de traits et qu'il ne venait à l'esprit d'aucun audacieux de se précipiter avec les fuyards dans une cité regorgeant d'ennemis en armes! Lui cependant tenait bon, appelait et encourageait ses hommes, en leur criant que, par chance, la ville était ouverte aux poursuivants plutôt qu'aux poursuivis... (6) Alors que bien peu d'hommes voulaient marcher à sa suite, il se précipitaau travers des ennemis, s'élança contre les portes et, avec les siens, fit irruption dans la ville, sans que personne n'ose d'emblée opposer de résistance; puis, quand les Romains virent qu'il n'y avait dans la place qu'un nombre d'hommes tout à fait réduit, en s'entr'aidant, ils passent à l'action. Lui, mêlé à la fois aux amis et aux ennemis, mène, dit-on, dans la ville un combat incroyable, grâce aux prouesses de son bras, à la rapidité de ses pieds et à l'audace de son âme. Maîtrisant tous ceux contre lesquels il s'élançait, il repoussa les uns jusqu'aux confins de la ville, tandis que les autres renonçaient à combattre et jetaient leurs armes: ce qui laissait à Larcius tout loisir d'amener là-bas les Romains de l'extérieur. [9] (1) La ville ainsi prise, la grande majorité des hommes se mirent immédiatement à piller et à transporter les choses de valeur. Marcius, indigné, crie qu'il juge affreux, alors que le consul et les citoyens qui sont avec lui succombent peut-être devant les ennemis tout en poursuivant le combat, de courir en tous sens après du butin ou, sous prétexte de butin, de fuir le danger. (2) Comme peu d'hommes lui prêtaient attention, il reprit en mains les volontaires et fit la route par laquelle il avait appris que l'armée s'avançait. Il excite fréquemment sa troupe, l'exhorte à ne pas se laisser aller, et supplie mainte fois les dieux de ne pas être devancé par la bataille mais d'arriver à temps pour prendre part au combat et partager le danger avec ses concitoyens. (3) Il était alors d'usage chez les Romains, lorsqu'ils se disposaient en ordre de bataille et se préparaient à prendre leur long bouclier et à revêtir leur tenue de combat, de faire aussi, par la même occasion, un testament oral, écouté par trois ou quatre hommes à qui ils désignaient leur héritier. (4) C'est précisément ce que faisaient les soldats en vue de l'ennemi quand Marcius les rattrapa. (5) Tout d'abord, certains se troublèrent quand ils l'aperçurent, couvert de sang et de sueur, en compagnie d'une poignée d'hommes. Mais quand il eut abordé en courant le consul, lui eut donné très joyeusement la main en lui annonçant la prise de la ville, et que Cominius l'eut serré dans ses bras en l'embrassant affectueusement, alors le courage revint, tant à ceux qui apprenaient le redressement de la situation qu'à ceux qui le conjecturaient, et ils réclamèrent à grands cris qu'on les conduise au combat. (6) Marcius pour sa part interroge Cominius: comment sont disposées les forces ennemies et où se trouve rangé l'élément le plus combatif. Le consul pense bien, affirme-t-il, que les cohortes du centre sont celles des Antiates, gens très belliqueux et qui ne le cèdent à personne en courage. "Eh! bien, dit Marcius, je te le demande et le sollicite, place-nous en face de ces hommes-là!". Le consul, pour lors, y consentit, admirant son zèle. (7) Aux premières volées de javelots, Marcius accourut à l'avant et, sans que les Volsques qui étaient en face opposent de résistance, la partie de la phalange à laquelle il s'était heurté fut aussitôt disloquéecombat pourtant, des deux côtés, les ennemis se retournent et enveloppent le héros de leurs armes, tandis que le consul, effrayé, lui envoie les plus forts de ses effectifs. (8) Autour de Marcius, la bataille fait rage, nombre d'hommes tombent en un rien de temps; pourchassant violemment l'ennemi, les Romains le repoussent et, s'engageant à sa poursuite, adjurent Marcius, alourdi par la fatigue et par ses blessures, de se replier vers le camp. (9) Mais lui, affirmant que la fatigue n'est pas le lot de vainqueurs, poursuivait les fuyards. Le reste de l'armée volsque fut aussi défaite, avec beaucoup de pertes et beaucoup de prisonniers. [10] (1) Le lendemain, Larcius et les autres combattants se rassemblent auprès de consul. Celui-ci monte à la tribune, rend aux dieux l'action de grâces que mérite un si grand redressement de situation et se tourne vers Marcius. (2) Il commence par un admirable éloge du héros, aussi bien pour les faits dont il a été personnellement spectateur lors de la bataille, que pour ceux dont témoigne Larcius. (3) Ensuite, sur les énormes prises en argent, en armes, en chevaux et en prisonniers, il ordonne à Marcius de prélever à chaque fois le dixième, avant d'en faire la distribution aux autres combattants. En dehors de ceci, il lui offrit comme prix d'excellence un cheval caparaçonné. (4) Sous les applaudissements des Romains, Marcius s'avança, dit qu'il acceptait le cheval et se réjouissait des éloges du magistrat mais que, pour le reste, il y renonçait, le considérant non comme un honneur mais comme un salaire: il se contenterait, comme tout un chacun, du partage. "Mais je sollicite, dit-il une grâce extraordinaire, et vous demande de l'obtenir. (5) J'avais chez les Volsques un ami, un homme remarquable et modéré; il est à présent prisonnier et, de riche et heureux qu'il était, le voilà devenu esclave; pour lors, des nombreux malheurs qui l'accablent, il suffirait d'en ôter un seul: la vente..." (6) À ces mots, un applaudissement plus nourri encore s'élève en l'honneur de Marcius, et ceux qu'impressionnait son indifférence aux richesses furent plus nombreux encore que les admirateurs de sa valeur combative. (7) Ceux mêmes en qui s'insinuait un peu d'envie et de jalousie à l'endroit d'un homme exceptionnellement honoré l'estimèrent alors digne de recevoir de grands honneurs parce qu'il les refusait, et aimèrent en lui davantage la vertu qui les lui faisait refuser que celle qui l'en avait rendu digne. (8) C'est que le bon usage des richesses vaut mieux que celui des armes, mais il est plus noble encore de n'en pas avoir besoin que d'en faire usage. [11] (1) Quand la foule cessa cris et acclamations, Cominius reprit: "Camarades miliciens, vous ne pouvez tout de même pas forcer à prendre ces présents l'homme qui ne les accepte ni ne les veut; mais le don que voici, il ne lui est pas possible de le repoussser: offrons-le lui, et décrétons qu'il sera appelé Coriolan, à moins que ses prouesses mêmes ne lui aient, avant nous,donné ce nom". (2) Voilà d'où il tint son troisième nom: Coriolan. D'où il apparaît formellement aussi que son nom personnel était Gaius et que son deuxième nom, nom de famille (famille au sens le plus large), était Marcius; quant au troisième, il le prit plus tard -- c'est le nom inspiré par un exploit, par un événement fortuit, par un trait individuel ou par une vertu: ainsi les Grecs tiraient-ils d'un exploit les surnoms de Sôtèr et de Callinicos; d'une particularité physique, ceux de Physcon et de Grypos; d'une vertu, ceux d'Évergète et de Philadelphe; d'un événement heureux, celui d' Eudémon, donné à Battos II. (3) Pour certains rois, la raillerie a aussi fourni des surnoms, comme celui de Doson à un Antigone, et celui de Lathyros à un Ptolémée. (4) Les Romains se servent davantage encore de ce genre de surnoms: ils ont nommé Diadematus un des Metellus parce que, ayant gardé longtemps une blessure, il circulait le front bandé; un autre, on le surnomma Celer pour la hâte avec laquelle il offrit, quelques jours après la mort de son père, des jeux funèbres de gladiateurs, et parce qu'on s'étonna de la rapidité et de la prompte décision de ses préparatifs. (5) Aujourd'hui encore les Romains donnent des surnoms liés à une circonstance de la naissance: Proculus si la naissance survient en l'absence du père; Postumus si celui-ci est mort, et Vopiscus à un jumeau à qui il arrive de survivre à l'autre. (6) C'est de traits physiques qu'ils tirent comme surnoms aussi bien Sylla, Niger et Rufus que Caecus et Clodius -- et c'est une bonne habitude que de ne pas prendre la cécité ou une autre disgrâce corporelle pour un sujet de honte ni d'insulte, mais d'y répondre comme à des noms personnels --. Mais voilà qui relève d'un autre genre d'écrit. [12] (1) À peine la guerre terminée, les chefs populaires réveillèrent derechef la sédition, bien que n'ayant pour cela aucun nouveau motif ni reproche légitime; mais des malheurs qui suivirent nécessairement les dissensions et les troubles antérieurs, ils tirèrent un prétexte d'opposition aux patriciens. (2) La plus grande partie du territoire était en effet restée sans semence ni culture et, à cause de la guerre, il n'y avait eu aucune opportunité de s'approvisionner au marché d'importation. (3) Survint donc une terrible disette; vu qu'il ne se tenait plus de marché et que, même s'il y en avait eu, le peuple manquait de moyens pécuniaires, les chefs populaires se répandaient en discours calomnieux contre les riches, prétendant que ceux-ci avaient amené la famine par ressentiment. (4) Et voici qu'arrive une ambassade mandatée par les gens de Vélitres, qui livrent leur cité et demandent aux Romains de leur expédier des colons: c'est qu'une épidémie s'est abattue chez eux, causant si grands dommages et pertes humaines qu'à peine subsiste-t-il le dixième de la population. (5) Les gens de bon sens jugèrent que la demande de ceux de Vélitres survenait parfaitement à-propos: en raison de la disette, on avait besoin d'allègement, et ils espéraient dissiper du même coup la sédition, si la faction la plus turbulente, soulevée par les chefs populaires comme un corps malsain et trouble autour de la cité, pouvait se trouver épurée! (6) Voilà ceux que les consuls enrôlèrent et envoyèrent comme colons à Vélitres. Et d'annoncer au reste des citoyens une expédition contre les Volsques: ils comptaient ainsi empêcher les troubles civils, convaincus que riches et pauvres, plébéiens et patriciens se retrouvant ensemble sous les armes, partageant même camp et mêmes luttes, seraient les uns vis-à-vis des autres dans des dispositions plus civilisées et plus douces. [13] (1) Les chefs populaires Sicinius et Brutus s'y opposèrent, criant que les consuls désignaient du nom le plus flatteur, "colonisation", une entreprise extrêmement cruelle: pousser de pauvres gens dans un abîme sinistre, en quelque sorte, en les expédiant vers une cité emplie d'air putride et de cadavres sans sépulture, en faisant cohabiter ces mêmes gens avec un démon étranger aux mains sanglantes! (2) Ensuite, disait-on, non contents de faire périr de faim une partie des citoyens et de précipiter les autres dans une épidémie, les consuls poussaient délibérément à la guerre, afin qu'aucun malheur ne manque à la cité: simplement parce que celle-ci a refusé d'être l'esclave des riches! (3) Gorgé de pareils discours, le peuple ne se présentait pas à l'enrôlement voulu par les consuls et manifestait son aversion au projet de colonisation. (4) Le Sénat était bien embarrassé; Marcius, désormais gonflé d'orgueil et d'idées de grandeur, admiré par les plus puissants, se montrait violemment opposé aux chefs populaires. (5) On expédia, il est vrai, la colonie, en contraignant à partir, sous menace de grands châtiments, ceux qu'avait désignés le sort; mais comme ils refusaient catégoriquement l'expédition, Marcius lui-même reprit en mains ses clients et tous ceux qu'il parvint à convaincre, et fit irruption dans le pays des Antiates. (6) Il y trouva beaucoup de blé, tomba sur un grand butin de bétail et d'esclaves, sans en rien retenir pour lui-même; mais il rentra à Rome avec ses compagnons d'expédition qui, eux, ramenaient et transportaient quantité de choses: à tel point que les autres, pleins de regret et d'envie à l'égard des nantis, étaient furieux contre Marcius et mécontents de son renom et de son pouvoir, comme si ce prestige grandissait au détriment du peuple! [14] (1) Peu de temps après, Marcius brigua le consulat; le ressentiment de la plèbe fléchissait, le peuple rougissant de déshonorer et d'abattre, après tant de si grands services, un homme qui, par la naissance et par la valeur, était de premier plan. (2) Il était alors d'usage, pour ceux qui briguaient cette magistrature, de convier puis d'accueillir les citoyens en descendant au forum en manteau, sans tunique: soit que, dans cette tenue, ils voulaient se faire plus humbles pour présenter leur requête, soit -- pour ceux qui avaient des cicatrices -- pour faire apparaître bien visiblement les marques de leur vaillance. (3) Car ce n'est assurément pas parce qu'on soupçonnait et redoutait pots-de-vin et corruption qu'on voulait que se présente ainsi sans ceinture ni tunique devant les citoyens celui qui les sollicitait: c'est beaucoup plus tard qu'on se mit à pratiquer l'achat et la vente des suffrages, et que l'argent s'immisça dans les votes de l'assemblée. (4) Depuis lors, la vénalité, touchant jusqu'aux juges et aux armées, a transformé l'État en monarchie, après avoir asservi les armes à l'argent. (5) Il n'a pas tort, semble-t-il, celui qui a dit que le premier à avoir détruit le principe démocratique, c'est le premier qui a offert au peuple festins et pots-de-vin... Mais à Rome, apparemment, le mal s'est infiltré en secret, peu à peu, sans se manifester d'emblée. (6) Nous ne savons pas quel est le premier qui, à Rome, a corrompu le peuple ou les tribunaux; à Athènes, en revanche, on dit que le premier à avoir donné de l'argent aux juges est Anytos, fils d'Anthémion, accusé de trahison dans l'épisode de Pylos, vers la fin de la guerre du Péloponnèse -- époque où l'âge d'or recouvrait encore sans mélange le forum romain. [15] (1) Comme Marcius laissait voir de nombreuses cicatrices gagnées en de nombreux endroits où il avait continûment été le premier, pendant dix-sept années de campagnes, les plébéiens, impressionnés par sa bravoure, s'accordèrent entre eux pour le désigner. (2) Mais quand vint le jour où l'on devait voter, Marcius se présenta solennellement au forum, escorté par le Sénat, et tous les patriciens autour de lui affichaient à son égard plus d'empressement qu'ils n'en avaient jamais montré pour personne; les plébéiens, emportés par le dépit et l'envie, sortirent une fois encore de leurs dispositions bienveillantes à son endroit. (3) S'ajoutait encore à ce sentiment la crainte que si un aristocrate jouissant de tant de prestige chez les patriciens disposait du pouvoir, il ne prive le peuple de sa liberté. Inspiré par ces réflexions, leur vote rejeta Marcius. (4) Mais une fois que d'autres eurent été désignés comme consuls, le Sénat le prit fort mal, jugeant avoir été traîné lui-même dans la boue plus encore que Marcius, lequel, pour sa part, se comporta sans modération ni raison face à l'événement -- il tenait généralement la partie coléreuse et belliqueuse de l'âme comme dotée de grandeur et de noblesse, et ne possédait pas ce qui fait l'essentiel de la valeur en politique: cette gravité empreinte de douceur, dont on s'imprègne grâce à la raison et à l'éducation. Il ne savait pas non plus qu'il faut surtout se garder de la suffisance, "compagne de la solitude", comme disait Platon, lorsqu'on met la main à la pratique des affaires publiques et des hommes, et qu'il faut alors s'éprendre d'une vertu dont souvent on se moque: la résignation. (5) Homme entier et inflexible, pensant que vaincre et maîtriser toutes choses en toutes circonstances est affaire de courage, non de faiblesse et de mollesse -- c'est là une disposition qui fait remonter la colère, comme une tumeur, de la région le plus éprouvée et souffrante de l'âme --, il se retira, rempli de trouble et d'aigreur à l'égard du peuple. (6) Les patriciens en âge de servir, qui représentaient le corps le plus imbu de sa naissance et la fleur de la cité, avaient toujours été merveilleusement empressés envers Marcius et, à ce moment aussi, ils se tinrent à ses côtés: présence qui ne lui rapporta guère car, en partageant son indignation et sa souffrance, ils attisaient sa colère. (7) Marcius, en effet, était pour eux, lors des campagnes, un guide et un instructeur bienveillant dans l'art militaire, il leur inculquait une ardeur pour la vaillance exempte d'envie des uns vis-à-vis des autres, *** et les rendait fiers de leurs succès. [16] (1) C'est alors que du blé arrive à Rome: une grande partie a été achetée en Italie, une quantité non moindre est un don envoyé de Syracuse par le tyran Gélon. Dès lors la grande majorité des gens reprennent bon espoir, s'attendant à voir la cité délivrée à la fois de la disette et de la discorde. (2) Le Sénat s'étant immédiatement réuni, le peuple se répandit à l'extérieur, attendant anxieusement la fin de la séance: il espérait se fournir à bon marché -- et même, que le blé serait distribué gratuitement! (3) Il y avait effectivement en séance des gens qui tentaient de convaincre le Sénat dans ce sens. (4) Cependant Marcius se leva et s'en prit violemment à ceux qui cherchaient à flatter la masse, les appelant démagogues, traîtres à l'aristocratie, individus nourrissant contre eux-mêmes des germes pernicieux d'audace et de violence lancés à l'adresse du populaire; on ferait bien, dès le départ, de ne pas regarder avec indifférence le développement de ces germes-là, et de ne pas renforcer la plèbe en lui concédant un pareil pouvoir. La plèbe, assurément, était déjà redoutable du fait que tout relevait de ses volontés, que rien ne lui était imposé contre son gré, qu'elle n'obéissait pas aux consuls mais avait ses propres meneurs d'anarchie qu'elle nommait "magistrats"! (5) Siéger en votant des largesses et des distributions, comme font les plus fortement démocratiques des cités grecques, c'est, disait-il, encourager totalement la désobéissance de ces gens-là, pour aboutir à une catastrophe générale. (6) Car enfin, la plèbe ne va pas dire qu'elle reçoit la récompense des expéditions qu'elle a désertées, des défections par lesquelles elle a abandonné la patrie, et des calomnies contre le Sénat, qu'elle a agréées! En fait, elle espère que c'est par crainte que vous cédez, et que c'est pour la flatter que vous consentez à lui faire ce cadeau: aussi ne mettra-t-elle aucun terme à sa désobéissance et ne cessera-t-elle plus de susciter discordes et rébellions. (7) Dès lors, pareil choix serait absolument fou! Si nous sommes de bon sens, nous leur enlèverons le tribunat de la plèbe, car il constitue l'abrogation du consulat et la dislocation de la cité, qui n'est plus une, comme autrefois, mais affectée d'une coupure; ce tribunat ne nous permettra plus jamais de nous trouver ensemble en union et accord, et nous ne cesserons pas de vivre dans un état maladif et troublé par la faute les uns des autres. [17] (1) À force de pareils discours, Marcius communiqua, à un point extraordinaire, son exaltation aux jeunes et à presque tous les riches, qui criaient que c'était bien là le seul homme invincible et exempt de flatterie que possédât la ville. (2) Quelques-uns des aînés, pourtant, lui faisaient opposition, prévoyant ce qui allait sortir de là: de fait, il n'en sortit rien de bon. (3) Car les tribuns de la plèbe étaient présents et, quand ils sentirent que l'avis de Marcius l'emportait, ils sortirent et accoururent vers la foule, requérant à cor et à cri que la plèbe se rassemble et leur vienne en aide. (4) Une assemblée populaire se tient dans le tumulte, les discours de Marcius y sont rapportés et peu s'en faut que le peuple, emporté par la colère, ne se précipite sur le Sénat; mais les tribuns mettent Marcius en accusation et le somment de se défendre. (5) Lorsque celui-ci eut chassé avec violence les appariteurs qui lui avaient été envoyés, les tribuns eux-mêmes vinrent avec les édiles pour l'emmener de force et se saisirent de lui. (6) Les patriciens, réunis de leur côté, étrillèrent les tribuns et portèrent même des coups aux édiles. (7) Le soir tombant dissipa alors le tumulte. Dès l'aurore, voyant que le peuple furieux se précipitait de tous côtés au forum, les consuls prirent peur pour la cité, réunirent le Sénat et l'invitèrent à examiner comment apaiser les plébéiens et les ramener au calme par des discours raisonnables et d'honnêtes propositions: si l'on veut être de bon sens, on admettra que l'heure n'est pas celle d'un combat de point d'honneur ou de prestige; une circonstance dangereuse et le vif du péril requièrent une politique prudente et humaine. (8) La grande majorité des sénateurs l'ayant admis, les consuls sortent et, autant que possible, s'efforcent de dialoguer avec le peuple et de l'apaiser; ils réfutent comme il convient les calomnies, usent modérément de la réprimande et de l'attaque, en assurant que, sur le prix des vivres et le cours du marché, il n'y aurait pas de différend avec les plébéiens. [18] (1) Le peuple, dans l'ensemble, commençait à fléchir et, vu sa manière mesurée et sensée de prêter l'oreille, il était manifestement en bonne voie, séduit même. Les tribuns se levèrent alors, affirmant que, puisque le Sénat se montrait raisonnable, le peuple ferait à son tour toutes les bonnes concessions. D'autre part, les tribuns pressent Marcius de se défendre: n'entendait-il pas bouleverser la constitution et détruire le parti populaire, en excitant le Sénat et en désobéissant à leur appel? enfin, en frappant les édiles au forum et en les couvrant de boue, ne voulait-il pas, autant qu'il lui est possible, aboutir à une guerre civile et conduire aux armes les citoyens? (2) Ainsi parlaient les tribuns. Était-ce dans l'intention d'humilier Marcius si, à l'encontre de sa nature, il cédait à la crainte en courtisant et en implorant les plébéiens? Ou bien voulaient-ils attirer sur lui la colère implacable de ces derniers, si lui-même conservait sa manière de penser et suivait sa pente naturelle (c'est là surtout ce qu'espéraient les tribuns, qui avaient une juste appréciation de l'homme). (3) Marcius se leva pour se défendre, et le peuple lui accorda une silencieuse et tranquille attention. Mais il commença, s'adressant à des hommes qui attendaient un discours suppliant, à user non seulement d'une lourde franchise, chargée d'accusation plus que de justification, mais encore à montrer, par le ton de sa voix et l'expression de son visage, une absence de crainte proche de l'arrogance et du mépris; alors le peuple fut exaspéré, manifestement outré et atterré par ses propos. Le plus audacieux des tribuns, Sicinius, s'entretint brièvement avec ses collègues, puis proclama au milieu de l'assemblée que Marcius était condamné à mort par les tribuns, et il enjoignit aux édiles de le faire monter aussitôt à la citadelle et de le précipiter dans le gouffre situé par-dessous. (4) Mais une fois que les édiles se saisirent de lui, il apparut même à beaucoup de plébéiens que c'était là chose à faire frémir, réellement excessive; de leur côté, les patriciens, vivement affectés, entièrement hors d'eux-mêmes, s'élançaient à son secours en hurlant, d'aucuns écartant même de leurs mains les gens qui appréhendaient Marcius et intégrant celui-ci dans leurs propres rangs. (5) Quelques-uns encore suppliaient les plébéiens en tendant les mains, puisqu'on n'arrivait à rien avec la parole et la voix, dans un si grand désordre et un tel vacarme. Cela dura jusqu'au moment où, estimant d'un commun accord qu'il ne serait pas possible d'emmener et de châtier Marcius sans un grand massacre de patriciens, les amis et les familiers des tribuns convainquirent ceux-ci d'enlever au châtiment son aspect insolite et sinistre, de ne pas exécuter avec violence un homme qui n'était pas jugé, mais de laisser voter le peuple. (6) Là-dessus, Sicinius, ayant repris son calme, demande aux patriciens dans quelle intention ils enlèvent Marcius alors que le peuple veut le châtier. (7) Et les patriciens de riposter en demandant: "Et vous autres qui, sans jugement, menez ainsi un Romain d'élite à un châtiment cruel, qu'avez-vous donc en tête et que voulez-vous?" (8) "Eh! bien, soit, dit Sicinius, ne tirez pas de ceci prétexte à susciter différends et révolte contre le peuple, car il vous donne ce que vous réclamez: que cet homme soit jugé! (9) Pour toi, Marcius, nous t'assignons à comparaître au troisième jour de marché: à toi de convaincre les citoyens, si tu n'es pas coupable, de te juger par un vote". [19] (1) Les patriciens se contentèrent alors de la trêve, et s'en furent tout joyeux, avec Marcius. Dans l'intervalle avant le troisième marché -- les Romains tiennent tous les huit jours des marchés qu'ils nomment nundines --, une expédition contre les Antiates donna aux patriciens l'espoir d'un report du jugement, pour peu que cette expédition traîne en longueur et durée: pendant ce temps, le peuple deviendrait docile, une fois sa colère atténuée ou entièrement tombée grâce aux activités de la guerre. (2) Néanmoins, on cessa bientôt de se battre contre les Antiates et on revint à Rome. Il y avait souvent des réunions de patriciens qui, remplis de crainte, examinaient comment ne pas livrer Marcius, sans pour autant donner à nouveau aux chefs populaires l'occasion d'agiter la plèbe. (3) Appius Claudius, à qui l'on reprochait singulièrement sa haine de la plèbe, jurait que le Sénat s'éliminerait lui-même et trahirait complètement la constitution s'il acceptait que le peuple devienne maître de voter contre les patriciens; toutefois les sénateurs les plus âgés et les plus proches du peuple estimaient au contraire que celui-ci ne se montrerait plus difficile ni insupportable, mais bien calme et humain, dès lors qu'il disposerait de ce pouvoir. (4) Pour le peuple -- qui ne méprise pas le Sénat, mais s'en croit méprisé--, disait Appius, le fait de juger sera un honneur et un réconfort, en sorte que, en recevant le droit de vote, il oubliera sa colère. [20] (1) Marcius, voyant le Sénat hésiter entre sa sympathie pour lui et sa craintede la plèbe, demanda aux tribuns de quoi ils l'accusent et sur quelle inculpation ils l'amènent devant le peuple pour être jugé. (2) Les tribuns disent que c'est sur une inculpation de tyrannie et qu'ils démontreront, eux, qu'il a bien l'intention de devenir tyran. Alors lui, de se lever, et de dire au peuple qu'il va désormais se défendre, sans repousser aucune sorte de jugement ni de châtiment s'il est condamné. "Mais prenez garde, dit-il, de ne m'accuser que sur ce seul chef, et de ne pas abuser le Sénat!" Quand les tribuns eurent marqué leur accord, le jugement se fit sous ces conditions. (3) Le peuple une fois rassemblé, les tribuns le contraignirent à voter non par centuries mais par tribus, faisant ainsi passer les suffrages de la masse indigente, intrigante, insoucieuse du bien, avant ceux des nantis, des notables et des combattants. (4) Ensuite, laissant tomber l'accusation de tyrannie -- elle était indémontrable --, les tribuns rappelèrent les discours que Marcius avait naguère tenus au Sénat, d'un côté pour empêcher de vendre à vil prix les denrées du marché et, de l'autre, pour inviter à priver le peuple du tribunat. (5) Ils articulèrent de surcroît contre lui une accusation nouvelle: la distribution du butin qu'il avait tiré du pays des Antiates et que, sans le rapporter au trésor public, il avait réparti entre ses compagnons d'armes -- accusation par quoi, dit-on, Marcius fut le plus troublé. (6) C'est qu'il ne s'y attendait pas, et ne trouva pas d'emblée le moyen de fournir au populaire des arguments persuasifs; comme il félicitait le corps expéditionnaire, ceux qui n'en étaient pas -- et ils étaient les plus nombreux! -- se mirent à le huer. (7) À la fin, donc, le vote fut accordé aux tribus et les suffrages de condamnation furent au nombre de trois. Le verdict était l'exil à perpétuité. (8) Après la proclamation, le peuple s'en retourna, avec autant d'orgueil et de liesse qu'il en avait jamais montré pour une victoire militaire; le Sénat, en revanche, était en proie à l'affliction et à une terrible honte: il se repentait et supportait mal de n'avoir pas tout fait et tout enduré plutôt que de voir le peuple déchaîné et nanti d'un si grand pouvoir. (9) Pas besoin, alors, d'un vêtement ou d'autres signes extérieurs pour distinguer immédiatement les gens: le joyeux était évidemment un plébéien, le mécontent, un patricien! [21] (1) Au milieu de tous ces gens affectés, Marcius seul faisait exception, insensible au coup et à l'humiliation, conservant un maintien, une démarche et un visage calmes, sans compassion pour lui-même: ce n'était pas par raisonnement, ni pour être d'un naturel accommodant -- au contraire, il était rempli de colère et d'accablement: ce qui, la plupart l'ignorent, représente du chagrin. (2) Car lorsque le chagrin se tourne en colère, il est comme chauffé à blanc et rejette humilité et inaction; c'est bien par là que le coléreux semble prêt à tout faire, de même que le fiévreux est brûlant: l'âme, en effet, est en quelque sorte palpitante, tendue et enflée. (3) C'est exactement cette disposition que Marcius révéla aussitôt par ses actes. De retour chez lui, il embrasse sa mère et sa femme, qui gémissaient avec force cris et lamentations, les invite à supporter avec mesure ce qui est arrivé et part immédiatement en direction des portes de la ville. (4) Tous les patriciens l'escortent massivement et là, sans rien recevoir ni demander, il s'éloigne, prenant avec lui trois ou quatre clients. (5) Pendant quelques jours, dans un de ses domaines, il est seul avec lui-même, partagé entre bien des raisonnements que lui inspirait la colère: pour lui, rien à faire de beau ni d'utile sinon châtier les Romains! Il se décide alors à susciter contre eux une terrible guerre de frontières. (6) Il s'empressa de sonder en premier les Volsques, les sachant encore au sommet de leurs forces en hommes et en argent, et pensant qu'à la suite de leurs récentes défaites ils n'avaient pas perdu en puissance autant qu'ils n'avaient gagné en jalousie et en fureur. [22.] (1) Dans la ville d'Antium, il était un homme qui, par sa richesse, sa vaillance et l'éclat de sa naissance, avait un prestige royal auprès de tous les Volsques: son nom était Tullus Attius. (2) Marcius savait qu'il était haï par cet homme plus que par aucun Romain. Car lors des combats, ils en étaient souvent venus aux menaces et aux provocations, voulant s'égaler en jactance, attitudes comme en suscitent les ambitions rivales de jeunes gens en guerre; ils avaient donc ajouté à la haine commune une haine particulière entre eux deux. (3) Néanmoins, voyant que Tullus avait de la grandeur d'âme et qu'il était, de tous les Volsques, le plus désireux de voir les Romains offrir prise et de les rabaisser à son tour, Marcius allait apporter un témoignage confirmant celui qui a dit: "Il est difficile de combattre la colère, car ce qu'elle veut, elle le paie de sa vie". (4) Prenant le vêtement et l'équipement sous lesquels il était le moins susceptible de laisser voir qui il était, comme Ulysse, "il plongea dans la cité des ennemis". [23] (1) C'était le soir et quantité de gens le rencontraient, sans que nul le reconnaisse. Il chemine donc vers la demeure de Tullus, s'y introduit tout soudain et s'assied silencieusement près du foyer; la tête voilée, il restait bien tranquille. (2) Les gens de la maison, étonnés, n'osèrent pas le faire lever -- car il y avait autour de lui une sorte de prestige, émanant de son attitude et de son silence --, mais ils expliquèrent à Tullus, qui était à son dîner, l'insolite de l'affaire. (3) Tullus se leva, vint à lui et l'interrogea: "Qui es-tu, arrivant, et que demandes-tu?" Marcius ôta son voile et, s'étant recueilli un instant: "Si tu ne me reconnais pas encore, Tullus, ou si tu doutes de ce que tu vois, il faut bien que je me fasse mon propre accusateur. (4) Je suis Gaius Marcius, celui qui vous a fait, à toi et aux Volsques, le plus de mal: je porte le surnom de Coriolan, ce qui ne me permet pas de nier la chose. (5) Pour prix de tant d'efforts et de tous ces dangers, je n'ai rien reçu d'autre que ce surnom, emblème de la haine que je vous porte. (6) Voilà ce qui me reste -- et c'est inaliénable. Tout le reste, j'en ai été privé à la fois par l'envie et la violence du peuple, par la mollesse et la félonie des gouvernants et des gens de mon rang; frappé d'exil, me voici en suppliant à ton foyer, non pour y demander sécurité et salut -- car pourquoi me faudrait-il venir ici si j'ai peur de mourir? -- mais parce que je désire me venger de ceux qui m'ont chassé, et c'est ce que je fais déjà en te rendant maître de ma personne. (7) Donc, si tu as à coeur de t'en prendre à tes ennemis, va, sers-toi de mesmalheurs, mon brave, et fais de mon infortune la bonne fortune de la communauté volsque. Je me battrai pour vous mieux que je ne me suis battu contre vous, dans toute la mesure où des combattants au courant de la situation de l'ennemi sont supérieurs à ceux qui l'ignorent. (8) D'un autre côté, si toi tu as renoncé, moi je ne veux plus vivre, et il ne te sied guère de sauver un homme qui, depuis longtemps, est ton ennemi et te fait la guerre, et qui de surcroît est à présent sans utilité ni intérêt." (9) Quand il entendit cela, Tullus fut absolument ravi et, lui tendant la main droite: "Debout, Marcius, dit-il, et courage! Tu es venu nous apporter un grand bien en nous faisant le don de ta personne; attends-toi à en recevoir des Volsques un plus grand encore!" (10) Et, plein d'amicales attentions, d'inviter alors Marcius à dîner. Les jours suivants, ils se mettaient à discuter ensemble de la guerre. [24] (1) La rancoeur des patriciens à l'endroit du peuple, qu'ils accusaient surtout de la condamnation de Marcius, causait des troubles à Rome; devins, prêtres et particuliers annonçaient quantité de présages méritant réflexion. En voici un tel que, dit-on, il s'en présenta. (2) Il y avait un certain Titus Latinius, pas très en vue mais par ailleurs homme tranquille et modéré, dépourvu de superstition et, plus encore, de jactance. (3) Cet homme eut un songe, où Jupiter se présentait à sa vue et lui enjoignait de dire au Sénat qu'on avait expédié en tête de sa procession un danseur exécrable et absolument sans grâce. (4) Cette vision, dit-il, d'abord, il ne s'en était pas du tout soucié; mais comme il l'avait encore négligée à la deuxième et à la troisième reprise, il avait vu mourir son fils, un brave enfant, et lui-même, le corps soudain paralysé, était devenu infirme. (5) Voilà ce qu'il relata au sénat, où il s'était fait porter en litière. Une fois sa relation faite, il sentit immédiatement, dit-on, son corps fortifié, se leva et s'en fut, en cheminant tout seul. Les sénateurs, émerveillés, firent une ample recherche sur l'affaire. (6) Voici à peu près ce qu'il en était. Quelqu'un avait remis un esclave lui appartenant aux mains d'autres serviteurs, en ordonnant à ceux-ci d'emmener sous le fouet cet esclave à travers le forum, et ensuite de l'exécuter. Ainsi font-ils; ils torturent cet homme qui, brisé de douleur, se retourne en contorsions de toutes sortes et, mû par l'excès de souffrance, se livre à d'autres mouvements déplaisants, tandis que, par hasard, la procession débouchait par derrière. (7) Beaucoup d'assistants s'indignaient en voyant ce triste spectacle et ces mouvements indécents, mais personne n'intervint: il n'y eut simplement qu'insultes et malédictions à l'endroit de l'homme qui punissait si sévèrement. (8) C'est qu'à cette époque les maîtres usaient envers leurs esclaves de beaucoup de modération: vu qu'ils travaillaient ensemble de leurs mains et partageaient le même mode de vie, ils étaient avec eux plus doux et plus familiers. (9) Il y avait alors un grand châtiment pour l'esclave coupable d'une négligence: il circulait à travers le quartier, chargé du bois au moyen duquel on étaie le timon d'un char. Quiconque avait subi cela et avait été vu ainsi par ses familiers et voisins n'avait plus aucun crédit. (10) Il était appelé furcifer (= "porte-fourche") car les Romains nomment "fourche" ce que les Grecs nomment support et étai. [25] (1) Quand Latinius leur eut fait part de sa vision, les sénateurs commencèrent à se demander qui était ce danseur exécrable et sans grâce qui s'était alors mis au devant de la procession. Frappés par l'insolite du châtiment, certains se souvinrent de ce serviteur que l'on conduisait sous le fouet à travers le forum et qu'on avait ensuite mis à mort. Avec l'accord unanime des prêtres, le maître fut châtié et, derechef, on reprit dès le début la procession et les fêtes en l'honneur du dieu. (2) C'est Numa, semble-t-il, qui fut dans l'ensemble un interprète très sûr des faits religieux, qui, en particulier, légiféra excellemment sur ce point pour inciter à la prudence. (3) Lorsque gouvernants ou prêtres exécutent un rituel, le héraut les précède en criant d'une voix forte: Hoc age. (4) L'expression signifie: "fais attention" et engage à faire bien attention aux cérémonies, sans y introduire ni acte ni sentence en rapport avec une occupation ordinaire, vu que la grande majorité des choses humaines s'accomplissent de manière pour ainsi dire obligatoire et sous la contrainte. (5) Il est d'usage chez les Romains de recommencer sacrifices, cortèges et spectacles non seulement pour une raison aussi importante, mais même pour des détails. (6) Un seul des chevaux qui tirent les chars sacrés dénommés tensae vient-il à faiblir, ou bien le cocher a-t-il saisi les rênes de la main gauche, derechef ils décrètent de recommencer la procession. (7) Aux époques plus récentes, ils ont refait un sacrifice à trente reprises, parce qu'il semblait toujours y avoir un élément manquant ou de travers: si grande était la prudence des Romains à l'égard du sacré! ]26] (1) Marcius et Tullus s'entretenaient secrètement à Antium avec les citoyens les plus puisssants et les incitaient à porter la guerre chez les Romains, tant que ceux-ci étaient en conflit entre eux. (2) Mais les Antiates voyaient la chose d'un mauvais oeil, parce qu'il y avait avec Rome trêve et suspension d'armes pour deux ans. Les Romains eux-mêmes fournirent un prétexte: sur un soupçon ou une calomnie, au cours des spectacles et des joutes, ils font enjoindre par un héraut aux Volsques de quitter la ville avant le coucher du soleil. (3) Cela se fit, affirment certains, par suite d'un stratagème et d'une ruse de Marcius, qui dépêcha aux gouvernants, à Rome, un messager accusant faussement les Volsques et leur prêtant l'intention d'attaquer les Romains pendant les fêtes et d'incendier la ville. (4) Cette proclamation rendit tous les Volsques plus mal disposés encore envers les Romains. Et Tullus, portant l'affaire à un paroxysme et l'exacerbant, persuada à la fin les Volsques d'envoyer à Rome des émissaires pour revendiquer la région et toutes les villes qui leur avaient été enlevées par la guerre. (5) Entendant les ambassadeurs, les Romains s'indignèrent et répondirent que, si les Volsques devaient reprendre les armes les premiers, les Romains, eux, seraient les derniers à les déposer. (6) Ensuite, Tullus réunit une assemblée plénière; lorsqu'on eut décrété la guerre, il conseilla d'appeler Marcius sans lui garder rancune, mais dans la conviction qu'il serait utile à la nation comme allié dans toute la mesure où il avait été nuisible comme ennemi. [27] (1) Appelé à l'assemblée, Marcius s'adressa au peuple et ses discours non moins que ses faits d'armes révélèrent un homme habile, un guerrier d'une pensée et d'une audace exceptionnelles. Avec Tullus, il est désigné comme commandant suprême de la guerre. (2) Craignant que le temps que mettraient les Volsques à se préparer ne soit long et ne fasse perdre l'occasion favorable à l'action, il ordonna globalement aux notables de la ville et aux gouvernants d'assurer la levée des troupes et les munitions; quant à lui personnellement, il persuada les plus ardents de venir avec lui de leur plein gré, sans enrôlement, et se jeta tout soudain en pays romain sans que personne ne s'y attende. (3) Il amassa alors un butin si considérable que les Volsques renoncèrent à l'emmener, le convoyer et l'utiliser dans leur camp. (4) C'était néanmoins pour Marcius un très mince résultat de cette expédition que l'abondance du butin, en même temps que la quantité de dommages et de maux attirés sur le pays: le grand dessein en vue duquel il l'avait faite, c'était d'accroître l'animosité des patriciens contre le peuple. (5) Bien que ravageant et détruisant tout le reste, il veillait avec force sur les domaines des patriciens et n'y laissait pratiquer nul dommage ni prélèvement. (6) Dès lors les deux partis se trouvèrent plongés davantage encore dans les brouilles et les troubles, les patriciens reprochant au peuple d'avoir chassé injustement un homme capable, tandis que le peuple accusait les premiers d'avoir par rancune attiré Marcius et ensuite, de rester assis à en contempler d'autres malmenés par la guerre: c'est qu'ils ont pour gardien de leurs richesses et de leurs biens à l'extérieur l'ennemi en personne! (7) Ayant exécuté son plan et grandement aidé les Volsques à garder courage et à mépriser l'ennemi, Marcius ramena ceux-ci chez eux en toute tranquillité. [28] (1) Une fois que se trouvèrent rassemblées, dans la hâte et l'ardeur, toutes les forces des Volsques, elles leur parurent énormes; ils décidèrent d'en affecter une partie à la sécurité des villes et, avec l'autre, de faire campagne contre les Romains. Marcius offrit à Tullus de choisir l'un des deuxcommandements. (2) Et Tullus de dire qu'il voit bien que Marcius ne lui cède pas en vaillance et que, dans tous les combats, il a plus de chance que lui-même: il l'invite donc à prendre le commandement des effectifs en partance, tandis que lui-même resterait pour garder les villes et pour assurer l'intendance du corps expéditionnaire. (3) Se voyant renforcé, Marcius se dirigea d'abord contre Circéi, colonie romaine et, comme elle se rendait volontairement, il ne lui fit aucun mal. (4) Après quoi, il dévaste le territoire des Latins, s'attendant à ce que, là, les Romains lui livrent bataille pour soutenir ces derniers, qui sont leurs alliés et ont fait appel à eux à plusieurs reprises. (5) Mais comme la plèbe manquait d'ardeur et que les consuls n'étaient plus en charge que pour un temps assez bref, où ils ne voulaient pas prendre de risques, pour ces divers motifs, on éconduisit les Latins. C'est ainsi que Marcius se dirigea contre les villes mêmes, s'empara de force de Tolerium, de Labicum, de Pedum, puis encore de Voles, qui lui résistèrent. Il fit butin de leurs habitants et pilla leurs biens. (6) Quant à ceux qui se rangeaient de son côté, il en prenait grand soin; de peur qu'ils ne soient maltraités malgré lui, il campait à grande distance et s'abstenait de pénétrer sur leur territoire. [29] (1) Quand il s'empara de Bola, cité qui n'est pas éloignée de Rome de plus de cent stades, il se rendit maître de quantité de biens et fit exécuter à peu près tous les hommes adultes. Mais ceux des Volsques qui avaient été préposés à la garde des villes ne supportaient plus d'y rester et se portaient en armes vers Marcius, affirmant reconnaître en lui leur unique général et leur seul commandant: à travers toute l'Italie, son nom était grand et merveilleuse la réputation d'un homme dont la vaillance avait, par son revirement, créé l'inattendu des événements. (2) Les affaires romaines étaient dans un complet désordre. Les hommes refusaient de se battre et tenaient chaque jour rassemblements et discours séditieux les uns contre les autres, jusqu'au moment où l'on annonça que Lavinium était investi par l'ennemi -- c'est là que les Romains conservaient les souvenirs sacrés de leurs dieux ancestraux, là aussi que se trouvaient les origines de leur nation puisque Énée y avait fondé la première cité. (3) Aussi se fit-il alors dans le peuple unanime un étonnant revirement d'opinion, et un autre, tout à fait étrange et absurde, chez les patriciens. (4) Le peuple se décida en effet à abroger la condamnation de Marcius et à le rappeler à Rome, alors que le Sénat, réuni pour examiner la proposition, la rejetait et l'excluait: en s'opposant entièrement à tout ce qui mobilisait le peuple, entendait-il lui chercher querelle? ou ne voulait-il pas que Marcius rentre par la grâce du peuple? ou agissait-il désormais par colère contre celui-là même qui faisait du mal à tout le monde sans avoir pourtant été maltraité par tous, celui-là qui s'était personnellement déclaré l'ennemi de la patrie entière tout en sachant que la partie la plus importante et la plus puissante du corps civique était en sympathie avec lui, se sentait lésée avec lui? (5) La décision sénatoriale une fois communiquée aux plébéiens, le peuple était impuissant à agir par un vote ou par une loi, sans un sénatus-consulte. [30] (1) L'ayant appris, Marcius s'exaspéra davantage encore; il renonça au siège de Lavinium et, sous l'effet de la colère, il marcha contre Rome et établit ses quartiers aux "Fossés de Cluilius", à une distance de quarante stades de la ville. (2) Sa vue, redoutable, fit grand bruit, tout en mettant cependant fin, dans l'immédiat, à la sédition; personne, en effet, ni magistrat ni sénateur, n'osa plus contredire les plébéiens à propos du rappel de Marcius. Dans la ville, on ne voit qu'allées et venues de femmes, supplications devant les temples, larmes et prières des vieillards, partout absence d'audace et de raisonnements salutaires: on reconnut alors que le peuple avait raison de se tourner vers la réconciliation avec Marcius et que le Sénat se trompait du tout au tout en commençant par la colère et la rancoeur, alors qu'il eût été bon d'y mettre fin. (3) Tous estimèrent donc judicieux d'envoyer auprès de Marcius des ambassadeurs offrant à celui-ci un retour dans sa patrie et lui demandant de les délivrer de la guerre. (4) Les envoyés du Sénat étaient des relations de Marcius et s'attendaient, dès les premières rencontres, à beaucoup d'aménité de la part d'un homme qui était pour eux un familier et un intime. (5) Mais il n'y eut rien de tel; après avoir traversé le camp ennemi, ils trouvèrent Marcius assis, affichant une superbe et une gravité insupportables. (6) Gardant autour de lui les premiers d'entre les Volsques, il invite les délégués romains à formuler leur demande. (7) Ces derniers tinrent un discours raisonnable et humain, approprié à la situation. Lorsqu'ils en terminèrent, il répondit aigrement, avec colère, pour ce dont il avait personnellement souffert; pour ce qui est des Volsques, dont il est, dit-il, le général, il ordonne de leur rendre leurs villes et tout le territoire dont ils ont été amputés par la guerre, et de décréter en leur faveur une égalité civique comme celle octroyée aux Latins. (8) Il n'est, dit-il, pas d'autre échappatoire sûre à la guerre que ce qui se fonde sur l'égalité et sur la justice. Marcius accorda aux délégués trente jours de délai pour une concertation, et une fois ceux-ci partis, il se replia aussitôt hors du territoire. [31] (1) Ce fut là la première accusation que portèrent contre lui ceux des Volsques qui, depuis longtemps, trouvaient son pouvoir pesant et le jalousaient. Parmi ceux-ci, il y avait Tullus, non qu'il eût été à titre particulier maltraité par Marcius, mais parce qu'il était dans une disposition bien humaine: (2) il supportait mal, en effet, d'être complètement éclipsé en prestige et d'être regardé de travers par les Volsques, lesquels considéraient que Marcius, et lui seul, était tout pour eux; quant aux autres, ils n'avaient, estimaient-ils, qu'à se contenter de la mesure exacte de pouvoir et d'autorité que cet homme-là leur dispenserait! (3) De là les premières accusations semées secrètement contre lui; réunis, les opposants se manifestaient les uns aux autres leur indignation et appelaient "trahison" le repli de Marcius; "ce ne sont point, disaient-ils, des remparts ni des armes, mais des occasions qu'il a fournies à l'ennemi, ces occasions grâce auxquelles, tout naturellement, le reste est tour à tour sauvé puis perdu: c'est qu'il a donné à la guerre une trêve de trente jours et que rien ne connaît de plus grands retournements qu'une guerre, et en un moindre laps de temps". (4) Marcius néanmoins ne restait pas inactif pendant ce temps-là: s'en prenant aux alliés des ennemis, il ravageait et pillait leur pays, et il leur enleva sept grandes villes très peuplées. (5) Les Romains n'osaient pas venir à la rescousse, leurs âmes étaient remplies d'hésitation et ils étaient vis-à-vis de la guerre dans les mêmes dispositions que des gens totalement engourdis et paralysés. (6) Une fois le délai écoulé et Marcius de retour avec tous ses effectifs, Rome lui envoie derechef une ambassade lui demandant d'apaiser sa colère et, sitôt qu'il aurait emmené les Volsques hors du pays, de faire et de dire ce qu'il estimait préférable pour les deux peuples; les Romains ne concéderaient rien par crainte, mais s'il pense, lui, que les Volsques doivent obtenir des conditions convenables et un peu humaines, tout leur sera accordé une fois les armes déposées. (7) Sur ce, Marcius affirma n'avoir rien à répondre en tant que général des Volsques, mais en tant que citoyen romain -- ce qu'il est toujours! -- il exhorte et invite ses concitoyens à réfléchir avec plus de mesure sur ces conditions équitables, puis à revenir le voir dans trois jours, après avoir voté les engagements demandés. S'ils étaient d'un autre avis, qu'ils sachent bien que c'est sans garantie de sécurité qu'ils reviendraient dans son camp avec de vains discours [32] (1) Le Sénat entendit les ambassadeurs à leur retour et, en plein bouleversement de la cité, de même qu'au cours d'une forte tempête, il souleva et jeta l'ancre sacrée. (2) Tout ce qu'il y avait comme prêtres des dieux, célébrants des mystères, gardiens des temples, détenteurs de la divination ancestrale par les oiseaux, tout ce monde, on le décréta, avait à se rendre auprès de Marcius, chacun portant les ornements qui lui sont imposés pour les cérémonies sacrées; on lui redirait la même chose et on lui conseillerait de renoncer à la guerre, en sorte de pouvoir engager la discussion avec ses concitoyens au sujet des Volsques. (3) Il accueillit à vrai dire ces gens dans son camp, mais sans concéder rien d'autre, sans rien faire ni dire de plus conciliant: ou l'on cessait les hostilités aux conditions qu'il avait imposées antérieurement, ou ils acceptaient la guerre. (4) Les prêtres rentrèrent donc; on décida de rester impavide dans la ville, de monter la garde aux remparts et de repousser l'ennemi s'il attaquait: on mettait ses espérances surtout dans le temps et dans les revirements inattendus de la fortune puisque, on le savait bien, on ne pouvait poser par soi-même aucun acte salvateur. Trouble, épouvante, rumeurs fâcheuses remplissaient la cité, jusqu'au moment où survint un événement semblable à ce qui est maintes fois dit par Homère -- sans pourtant convaincre beaucoup de gens. (5) Car le poète dit et proclame, à propos de faits considérables et inattendus: "Or donc, lui mit en tête la déesse aux yeux pers, Athéna". Et encore: "Mais l'un des Immortels retourna mon esprit, et glissa dans mon coeur la rumeur montant du peuple". Et ceci: "Était-ce sa pensée, ou bien un dieu l'ordonnait-il ainsi?" Mais on n'a que dédain pour Homère, sous prétexte que, par ses fictions impossibles et ses contes incroyables, il prive le raisonnement de chacun de la liberté de choix. (6) Or ce n'est pas ce que fait Homère; aussi bien accorde-t-il à notre libre arbitre les actes naturels, habituels et réalisés logiquement, puisqu'il dit souvent: "Moi, je délibérai dans mon coeur magnanime" et "Ainsi dit-il. La colère gagne le Péléide, son coeur, en son poitrail velu, se partage entre deux avis". Et encore: "Mais lui, Bellérophon au coeur généreux, le prudent, elle ne le convainc pas". (7) Dans les actions insolites, hardies et qui requièrent une sorte de pulsion enthousiaste et de transport, Homère montre le dieu non pas supprimant mais bien suscitant la liberté de choix, créant non pas des impulsions, mais bien des images productices d'impulsions, par lesquelles ce même dieu ne prive pas notre action de volonté, mais donne un départ à l'acte volontaire et lui ajoute la confiance et l'espoir. (8) En effet: ou il faut retirer aux êtres divins toute intervention qui cause etcommande nos actes, ou alors de quelle autre façon secourent-ils les hommes et agissent-ils avec eux? Ce n'est pas, assurément, en façonnant notre corps, ni en déplaçant eux-mêmes comme il le faut nos mains et nos pieds! En fait, ils éveillent par certaines incitations, images et pensées la partie active et volitive de notre âme, ou bien au contraire ils la détournent et l'arrêtent. [33] (1) À Rome, pendant ce temps, les femmes allaient les unes dans un temple, les autres dans un autre; mais les plus nombreuses et les plus considérables se rendaient en suppliantes à l'autel de Jupiter Capitolin. Parmi celles-ci, il y avait Valérie, la soeur de Publicola, celui qui avait rendu quantité de grands services aux Romains, lors des guerres comme dans les affaires d'État. (2) Publicola était mort antérieurement, ainsi que nous l'avons consigné dans l'écrit que nous lui avons consacré; mais Valérie conservait dans la cité réputation et place d'honneur, car sa vie témoignait bien qu'elle ne faisait pas rougir sa race. (3) Or, l'impulsion dont je parle, Valérie l'éprouva tout à coup. Par une inspiration qui n'avait rien de profane, la voilà attachée à l'intérêt général; elle se leva, fit lever toutes les autres et gagna la maison de Volumnie, la mère de Marcius. (4) Une fois entrée, elle trouva Volumnie assise avec sa belle-fille et tenant sur ses genoux les enfants de Marcius; plaçant les femmes en cercle autour d'elle, elle dit: (5) "Volumnie et toi, Vergilie, c'est en femmes que nous-mêmes sommes venues chez vous autres femmes: ce n'est point le Sénat qui l'a décrété, ni un magistrat qui l'a ordonné, c'est le dieu, apparemment, qui a pris en pitié notre supplication et a inspiré notre élan à venir ici chez vous, et à vous demander un geste salvateur pour nous et pour les autres citoyens -- un geste qui, d'ailleurs, vous apportera à vous-mêmes, si vous vous laissez convaincre, un renom plus éclatant encore que n'en eurent ces filles des Sabins qui, au sortir des guerres, ramenèrent pères et maris à l'amitié et à la paix. (6) Allons! venez avec nous chez Marcius, et rendez à la patrie un témoignage véridique et juste: à savoir que, malgré toutes ses souffrances, elle n'a rien fait ni décidé de grave à votre encontre sous l'emprise de la colère, mais qu'elle vous rend à Marcius, même si elle n'en doit rien obtenir d'équitable." (7) Ainsi parla Valérie et les autres femmes de l'acclamer. Volumnie répondit: "Aux malheurs communs, Mesdames, nous prenons la même part que vous; de surcroît, à titre personnel, nous éprouvons le malheur d'avoir perdu le renom et la vaillance de Marcius, et de voir sa personne se mettre sous la garde des armes ennemies plutôt que de trouver en elles son salut. (8) Cependant, la plus grande de nos infortunes, c'est que la patrie soit exténuée au point de mettre en nous ses espoirs! (9) Au reste, je ne sais si Marcius fera le moindre cas de nous, alors qu'il n'en fait aucun de sa patrie, qu'il vénère bien plus que mère, femme et enfants. (10) Néanmoins servez-vous de nous et emmenez-nous avec vous jusqu'à lui: à défaut d'autre chose, nous pouvons toujours expirer à force de le supplier pour la patrie." [34] (1) Après quoi, faisant lever les enfants et Vergilie, elle chemine avec les autres femmes jusqu'au camp des Volsques. (2) Leur vue et leur aspect lamentable inspira respect et silence même aux ennemis. Marcius se trouvait assis à la tribune en compagnie des chefs. (3) Quand il vit s'avancer ces femmes, il fut d'abord tout étonné; mais en reconnaissant sa mère, qui marchait la première, d'un côté il voudrait bien s'en tenir à ses raisonnements inébranlables et inexorables, mais d'un autre côté, vaincu par l'émotion et profondément troublé à cette vue, il ne pouvait souffrir qu'à sa venue, elle le trouve assis. Alors, descendu en hâte, il va à sa rencontre, embrasse en premier, très longuement, sa mère, puis sa femme et ses enfants; sans plus retenir ses larmes ni ses témoignages d'affection, il se laisse emporter par son émotion comme par un torrent. [35] (1) Une fois comblé par ces retrouvailles, quand il s'aperçut que sa mère voulait commencer à parler, il fit placer auprès de lui les conseillers des Volsques et écouta Volumnie, qui dit à peu près ceci: (2) "Tu vois, mon fils, même si nous ne le disions pas, mais comme te le prouvent nos vêtements et l'apparence de nos misérables personnes, quelle existence à la maison nous a value ton exil! Réfléchis à présent que nous sommes arrivées ici comme les plus infortunées de toutes les femmes, nous à qui le destin a rendu effroyable le spectacle le plus doux: voir, moi, un fils, celle-ci, un mari campant face aux remparts de notre patrie! (3) Ce qui, pour les autres, est la consolation de toute infortune et de tout malheur, c'est-à-dire prier les dieux, est pour nous extrêmement embarrassant: impossible, en effet, de demander aux dieux pour notre patrie la victoire, en même temps que, pour toi, le salut! Ce qui prend place dans nos prières, ce sont les malédictions dont pourraient nous accabler nos ennemis! (4) Aussi bien, ta femme et tes enfants doivent nécessairement se trouver privés ou de leur patrie ou de toi. (5) Pour ma part, je n'attendrai pas que la guerre soit, moi vivante, l'arbitre de ce destin: si je ne pouvais te convaincre de mettre amitié et concorde en lieu et place de la discorde et de ses malheurs, d'être le bienfaiteur de deux peuples plutôt que le fléau d'un des deux, alors, réfléchis et prépare-toi à l'idée que tu ne pourras pas attaquer ta patrie avant d'avoir passé par-dessus ta mère, morte! (6) Car je ne dois pas attendre ce jour affreux où je verrai mon fils captif, traîné par ses concitoyens dans un cortège triomphal ou bien y figurant lui-même comme le vainqueur de sa patrie! (7) Or, si je te demande de sauver ta patrie en menant les Volsques à leur perte, je t'offre, mon fils, un sujet de réflexion difficile et d'un arbitrage bien ardu: détruire ses concitoyens n'est pas beau, pas plus qu'il n'est juste de trahir ceux qui nous font confiance. (8) Mais en fait, c'est la délivrance de nos malheurs que nous réclamons, délivrance salutaire semblablement pour les deux adversaires, mais glorieuse et belle plus encore pour les Volsques, puisqu'ils apparaîtront, de par leur supériorité même, dispenser les plus grands des biens, la paix et l'amitié -- en y participant non moins que nous: et c'est toi qui en seras principalement la cause, tandis que, si cela ne se fait pas, tu en auras seul la responsabilité auprès des deux partis. (9) Incertaine est la guerre, mais ce qui est bien certain, c'est que, si tu es vainqueur, tu y gagnes d'être le mauvais génie de ta patrie, et si tu es vaincu, tu passeras pour avoir causé, par colère, les plus grands malheurs à de hommes qui étaient tes bienfaiteurs et tes amis." [36] (1) Voilà ce que dit Volumnie. Marcius écoutait sans rien répondre. Lorsqu'elle s'arrêta, il resta silencieux pendant un long moment, puis Volumnie dit derechef: (2) "Pourquoi te taire, mon fils? Céder totalement à la colère et au ressentiment, est-ce beau, et ne l'est-il pas de faire plaisir à ta mère qui t'implore, s'agissant de si grands enjeux? Se rappeler les maux qu'on a soufferts, est-ce bien ce qui convient à un grand homme, alors que vénérer et respecter les bienfaits dispensés à des enfants par leurs parents n'est pas l'affaire de cet homme grand et bon? Assurément, il ne sied à personne plus qu'à toi de pratiquer la gratitude, toi qui attaques si sévèrement l'ingratitude! (3) Pourtant, toi qui t'es déjà vengé cruellement de ta patrie, tu n'as témoigné nulle gratitude à ta mère. Or, ce serait bien le geste le plus saint que de me laisser, moi qui t'en prie, obtenir de toi sans contrainte une faveur si belle et si juste. Mais si je ne te convaincs pas, pourquoi me priver de l'ultime espoir?" (4) À ces mots, elle se jette à ses genoux, en même temps que la femme et les enfants de Marcius. (5) Et lui, de s'écrier: "Que fais-tu, mère?" et de la relever en lui pressant fortement la main: "Tu as gagné, dit-il, pour la patrie, c'est une victoire heureuse; pour moi, elle est désastreuse: je me retire, vaincu par toi seule". (6) Voilà tout ce qu'il dit. Il s'entretint encore brièvement en particulier avec sa mère et avec sa femme puis les renvoya à Rome, à leur demande. Une fois la nuit passée, il reconduisit les Volsques, lesquels n'étaient pas tous dans les mêmes dispositions. (7) Les uns critiquaient à la fois l'homme et son action, les autres ne blâmaient ni l'un ni l'autre car ils étaient tout naturellement pour la trêve et la paix; d'aucuns, tout en prenant mal l'affaire, ne voyaient néanmoins pas en Marcius un scélérat, mais un homme pardonnable d'avoir fléchi sous d'aussi grandes contraintes. (8) Personne, au reste, ne résista; tous le suivirent, honorant sa vertu davantage que son autorité. [37] (1) L'ampleur de la crainte et du danger dans lesquels on s'était trouvé en présence de la guerre, le peuple romain la fit sentir mieux encore une fois celle-ci terminée. (2) Au moment où les gardes postés aux remparts virent les Volsques se replier, tous les sanctuaires aussitôt s'ouvrirent, tandis que les citoyens se couronnaient et faisaient des sacrifices comme pour une victoire. (3) Mais ce qui révéla surtout l'allégresse de la cité, c'est l'amour et l'honneur que marquèrent aux femmes le Sénat et tout le peuple: on disait et on estimait qu'elles avaient été, de toute évidence, causes du salut obtenu. (4) Le Sénat décida de leur accorder tout ce qu'elles demanderaient pour leur gloire ou leur agrément: aux magistrats d'y pourvoir. Mais elles ne demandèrent rien d'autre que la fondation d'un temple de la Fortune Féminine, dont elles prendraient sur elles la dépense, les deniers publics assurant les services sacrés et les honneurs dus aux dieux. (5) Une fois que le Sénat eut approuvé la noble ambition des femmes, il fit quand même ériger le temple et la statue aux frais de l'État; elles, néanmoins, se cotisèrent et firent mettre en place une deuxième statue qui, à ce que prétendent les Romains, articula à peu près ceci quand on l'installa dans le sanctuaire: "c'est selon un rite cher aux dieux, femmes, que vous m'avez dédiée". [38] (1) Cette voix se fit entendre à deux reprises, à ce que racontent des gens qui voudraient nous faire croire des choses qui ont tout l'air de ne s'être jamais produites et sont bien difficiles à admettre. (2) Que des statues aient paru suer, ruisseler de larmes et distiller une humidité sanglante, ce n'est pas impossible. Bois et pierres secrètent souvent une moisissure qui génère de l'humidité; ils tirent d'eux-mêmes quantité de couleurs et reçoivent aussi des teintes de l'air ambiant: phénomènes par lesquels rien n'empêche, semblerait-il, que la divinité fasse certains signes. (3) Il est possible aussi qu'une statue émette un bruit semblable à un murmure ou à un gémissement, sous l'effet d'une déchirure ou d'une distension assez violente survenue dans la profondeur de ses éléments. En revanche, qu'une voix articulée et un langage si clair, si extraordinaire et de prononciation si nette naisse en un corps inanimé, là, il n'y a absolument pas moyen: aussi bien n'est-il pas arrivé non plus que notre âme ou la divinité résonne et parle sans avoir, en guise d'instrument, un corps composé d'éléments servant à la parole. (4) Là où l'histoire tente de nous faire violence en produisant quantité de témoins dignes de foi, c'est qu'intervient, dans l'élément imaginatif de l'âme, une impression bien différente de la perception véritable et qui nous amène à nous fier à une apparence -- de la même façon, dans le sommeil, nous croyons entendre alors que nous n'entendons pas, et voir alors que nous ne voyons pas. (5) Assurément, pour les gens excessivement imprégnés d'amour et d'attachement à l'égard des dieux, incapables de repousser ni de refuser aucun fait de ce genre, le merveilleux de la puissance divine -- fût-il même sans rapport avec nous -- aide grandement à croire. (6) Car cette puissance ne ressemble en aucune façon à rien d'humain, ni par sa nature, ni par son mouvement, ni par son art ou sa force: quand bien même réalise-t-elle une chose infaisable pour nous, opère-t-elle l'impossible, il n'y a là rien d'absurde; différant beaucoup de nous sous tous rapports, c'est surtout par ses oeuvres que le dieu est dissemblable et éloigné de nous. (7) Mais selon Héraclite, la majorité des faits divins "de par notre incrédulité, échappent à notre connaissance". [39] (1) Lorsque Marcius fut revenu à Antium à l'issue de l'expédition, Tullus, qui le haïssait de longue date et était travaillé par l'envie, complota de le supprimer immédiatement, dans la pensée que, si Coriolan s'échappait à ce moment, il ne donnerait plus prise une deuxième fois. (2) Il rassembla un bon nombre d'hommes, les dressa contre le Romain et somma celui-ci de rendre ses comptes aux Volsques, après avoir déposé soncommandement. (3) Marcius, redoutant de n'être plus qu'un simple particulier alors que Tullus restait général et disposait d'un immense pouvoir chez ses concitoyens, prétendait pour sa part ne remettre son commandement qu'aux Volsques, s'ils l'ordonnaient -- c'était en effet de par leur ordre à tous qu'il l'avait reçu --. Quant à soumettre ses comptes et sa justification à ceux des Antiates qui le voulaient, dès à présent, il ne s'y refusait pas. (4) Il y eut donc une assemblée du peuple, au cours de laquelle les chefs populaires, dûment travaillés, se levèrent pour exciter la masse. (5) Dès que Marcius se leva à son tour, le tumulte excessif retomba néanmoins, par respect, ce qui lui permit de parler sans crainte. L'élite des Antiates, extrêmement heureuse de la paix, se montra prête à l'écouter avec bienveillance et à le juger en toute justice. Alors Tullus commença à redouter la défense qu'allait présenter le Romain. (6) C'était en effet un orateur des plus habiles, et ses hauts faits passés lui valaient plus de gratitude que ne pesait l'accusation ultérieure, ou plutôt le reproche qu'on lui faisait témoignait pleinement de l'ample dette de reconnaissance contractée envers lui. (7) Les Volsques, aussi bien, ne se seraient pas crus frustrés de n'avoir pas mis la main sur Rome s'ils n'avaient précisément été près de la prendre grâce à Marcius. (8) Dès lors, il ne parut plus souhaitable de différer, ni de tâter le populaire; les plus audacieux des conjurés hurlèrent qu'il ne fallait pas écouter le traître ni supporter de le voir en position de tyran chez les Volsques et refusant de déposer son commandement. Se ruant tous ensemble sur lui, ils l'occirent, sans qu'aucun des assistants ne s'avance pour le défendre. (9) Cela ne fut point exécuté sur avis de la grande majorité des Volsques, c'est ce que ceux-ci firent voir aussitôt: se précipitant hors de leurs villes vers le cadavre de Marcius, ils l'ensevelirent avec honneur et parèrent sa tombe d'armes et de dépouilles, comme celle d'un général hors pair. (10) Quant aux Romains, apprenant sa fin, ils ne firent paraître aucun signe d'estime ni de colère à son endroit; toutefois, à la requête des femmes, ils leur concédèrent un deuil de dix mois, ainsi que c'était pour chacune d'usage pour un père, un fils ou un frère. (11) C'était là le terme du deuil le plus long, qu'avait fixé Numa Pompilius, comme on l'a montré dans l'écrit relatif à ce personnage. (12) Les affaires des Volsques eurent tout de suite à regretter Marcius! Entrés en lutte pour l'hégémonie avec les Èques, leurs alliés et amis, dans un premier temps, ils en arrivèrent aux horions et aux meurtres. (13) Par la suite, défaits par les Romains lors d'un combat où mourut Tullus et où périt entièrement la fleur de leur armée, ils durent se contenter d'une trêve infamante et, devenus sujets de Rome, accepter de faire ce qui leur était imposé. [40] (1) À présent que voilà exposées toutes les actions de ces deux hommes que nous croyons dignes de réflexion et de mémoire, on peut voir que les exploits guerriers ne font pencher la balance en faveur ni de l'un ni de l'autre. (2) Tous deux, en effet, ont révélé bien des traits d'audace et de vaillance, d'art et de prévoyance dans leur commandement -- sauf qu'Alcibiade, qui passa sa vie sur terre et sur mer à obtenir victoires et redressements en nombre de combats, apparaît, si l'on veut, comme un général plus accompli. Du moins tant qu'ils restèrent dans leur patrie et y furent au pouvoir, manifestement tous deux géraient avec rectitude les affaires du pays et, plus manifestement encore, ils leur firent tort en changeant de camp. (3) En politique, l'action d'Alcibiade apparaît excessivement effrontée et entachée d'écoeurante bouffonnerie dans son approche insinuante du populaire; les gens sensés en étaient dégoûtés. Quant à l'attitude de Marcius, totalement dépourvue d'aménité, superbe et oligarchique, le peuple romain la prit en haine. (4) On ne doit donc approuver ni l'une ni l'autre; pourtant, quiconque fait le démagogue et caresse le populaire est moins blâmable que ceux qui l'outragent afin de n'avoir pas l'air de démagogues. Sans doute est-il honteux de flatter le peuple en vue du pouvoir, mais tirer sa force de la terreur, de la méchanceté et de l'oppression, c'est ajouter l'injustice à la honte. [41] (1) Que Marcius ait été pris pour un homme de caractère simple et franc, et Alcibiade, pour un homme prêt à tout et menteur en politique, c'est l'évidence. (2) Ce dont on accuse surtout ce dernier, c'est de la méchanceté et de la fourberie avec lesquelles il rompit la paix, en dupant les ambassadeurs lacédémoniens, ainsi que l'a relaté Thucydide. (3) Mais cette politique, tout en ayant derechef précipité dans la guerre la cité, rendit celle-ci redoutable et forte de l'alliance des Mantinéens et des Argiens obtenue grâce à Alcibiade. (4) Ce fut aussi par une tromperie que Marcius lui-même mit aux prises Romains et Volsques, en calomniant à tort ceux qui étaient venus assister aux jeux, comme l'a relaté Denys. Et le motif de cet acte le rend plus vil encore. (5) Car ce n'était pas par ambition, ni suite à une lutte politique ou à une rivalité, comme Alcibiade, mais pour satisfaire une colère (de quoi, affirme Dion, personne n'a jamais tiré de plaisir!), qu'il alla troubler bien des régions d'Italie et sacrifia à sa fureur contre sa patrie beaucoup de villes qui n'avaient rien fait de mal. (6) Alcibiade, cependant, fut aussi, par sa colère, cause de grands malheurs pour ses concitoyens. Mais sitôt qu'il les sut repentants, il revint à de bons sentiments; à nouveau rejeté, il ne se réjouit pas des erreurs des généraux athéniens et n'observa pas avec indifférence leurs fâcheuses délibérations et les risques qu'ils prenaient: ce qu'avait fait Aristide en se rendant chez Thémistocle -- et il en est suprêmement loué! --, voilà bien ce que fit Alcibiade en se rendant auprès des chefs de l'époque, qui n'étaient pas ses amis, en leur indiquant et en leur enseignant ce qu'il fallait faire. (7) En revanche, Marcius, dans un premier temps, faisait tort à la cité tout entière, bien que n'ayant pas eu, lui, à souffrir de tous -- le parti le plus noble et le plus fort, maltraité avec lui, avait souffert avec lui. Par la suite, sans se laisser fléchir ni céder aux nombreuses ambassades et requêtes de gens qui tentaient de guérir cette colère insensée d'un seul homme, il montra que c'était pour ruiner et anéantir sa patrie, non pour la retrouver et y rentrer, qu'il s'était chargé d'une guerre lourde et sans trêve. (8) Un point du moins, dira-t-on, fait la différence: Alcibiade repassa dans le camp athénien à la fois par crainte et par haine des Spartiates qui conspiraient contre lui; Marcius, quant à lui, ne pouvait honorablement abandonner les Volsques qui le traitaient en parfaite équité. (9) C'est qu'il s'était montré leur chef et avait, avec le pouvoir, leur entière confiance: ce n'était pas comme Alcibiade, de qui les Lacédémoniens abusaient plutôt qu'ils n'usaient, et qui, circulant dans leur ville puis vaguant dans leur camp, se remit finalement aux mains de Tissapherne -- à moins que, parbleu!, il n'ait courtisé celui-ci de peur qu'Athènes, où lui-même souhaitait ardemment rentrer, soit détruite de fond en comble. [42] (1) Pour ce qui est de l'argent, Alcibiade, les historiens l'affirment, en fit peu honorablement, à maintes reprises, avec des pots-de-vin, et il en disposa bien mal pour son luxe et ses débauches. Marcius, en revanche, les généraux ne purent le convaincre d'en accepter, alors qu'ils le lui offraient avec honneur. (2) C'est très exactement pourquoi, lors des différends relatifs aux dettes, Marcius était détesté du peuple, lequel pensait que ce n'était pas par appât du gain qu'il vexait les pauvres, mais par un excès de mépris. (3) Dans une lettre sur la mort du philosophe Aristote, Antipatros écrit: "En plus de tout le reste, cet homme-là avait aussi le talent de persuader". C'est cela qui manquait aux actions et aux vertus de Marcius, et les rendit détestables aux yeux des gens mêmes qui s'en trouvaient bien: ils ne supportaient pas sa superbe et sa suffisance, "compagne de la solitude", comme l'a dit Platon. (4) Alcibiade, au contraire, savait traiter familièrement les gens qu'il rencontrait; rien d'étonnant que, là où il réussissait, sa réputation fleurissait dans un climat heureux de bienveillance et d'honneur, puisque souvent certaines de ses fautes lui valaient une opportune gratitude. (5) Dès lors, cet homme qui n'avait pas peu nui -- ni peu souvent! -- à sa cité apparaissait néanmoins, en bien des circonstances, comme le guide et le général d'élection. Marcius, quant à lui, briguant une magistrature qui lui revenait en raison de ses nombreux exploits et de ses vertus, en fut écarté. (6) Ainsi les concitoyens du premier ne pouvaient-ils le haïr alors même qu'ils souffraient par sa faute, au lieu que le second n'avait que l'avantage d'être admiré, non d'être aimé. [43] (1) En fait, Marcius, comme général, ne réalisa rien pour sa cité, mais bien pour ses ennemis, contre sa patrie; d'Alcibiade, en revanche, souvent en campagne comme soldat et comme général, les Athéniens tirèrent du profit. Quand il était là, il dominait ses ennemis autant qu'il le voulait, mais en son absence, les calomnies reprenaient vigueur. (2) Marcius, lui, était là lorsqu'il fut condamné par les Romains, et bien là quand les Volsques le tuèrent, meurtre inique et sacrilège, mais auquel il avait lui-même fourni une bonne raison: c'est qu'après s'être publiquement refusé à la réconciliation mais s'être, en privé, laissé convaincre par les femmes, il n'avait pas dissipé la haine des adversaires mais, la guerre subsistant, il avait perdu et fait disparaître l'occasion favorable. (3) Il n'aurait dû partir qu'après avoir convaincu ceux qui lui avaient fait confiance, s'il avait accordé toute son importance à la justice qu'il devait à ces gens. (4) D'un autre côté, s'il ne se souciait nullement des Volsques mais suscitait puis arrêtait la guerre par volonté d'assouvir sa propre colère, il eût été beau, non pas d'épargner sa patrie à cause de sa mère, mais d'épargner celle-ci avec sa patrie: car sa mère et sa femme n'étaient qu'une fraction de la patrie qu'il assiégeait! (5) Traiter cruellement supplications publiques, requêtes d'ambassadeurs, prières des prêtres, et puis offrir sa retraite en cadeau à sa mère: ce n'était pas là honorer sa mère, mais déshonorer sa patrie, qu'il sauvait par compassion, à l'intercession d'une seule femme, comme si la patrie n'était pas digne d'être sauvée pour elle-même! (6) C'était là une grâce odieuse, cruelle, vraiment indigne d'un merci, et sans générosité pour aucun des deux adversaires; aussi bien se retira-t-il sans avoir été approuvé par les gens à qui il faisait la guerre, et sans avoir non plus convaincu ceux avec qui il la faisait. (7) La cause de tout cela, c'était le côté insociable, excessivement orgueilleux et arrogant d'un caractère qui, en soi, est déjà détesté des masses mais qui, ajouté à l'ambition, devient tout à fait farouche et inexorable. (8) Les hommes de cette sorte, en effet, ne flattent pas les masses et font mine de n'avoir pas besoin d'honneurs, puis ils s'irritent de n'en pas obtenir... En vérité, Métellus, Aristide, Épaminondas n'étaient pas gens à flatter obstinément les foules; mais parce qu'ils méprisaient vraiment ce que le peuple est maître de donner et de reprendre, alors même qu'ils étaient ostracisés, battus aux élections, condamnés à maintes reprises, ils n'avaient point de colère contre leurs concitoyens irréfléchis mais, sitôt que ceux-ci venaient à résipiscence, ils leur rendaient leur affection et se réconciliaient avec eux dès qu'ils les rappelaient. (9) C'est à celui qui flatte le moins les masses qu'il sied le moins de s'en venger: car être très fâché de ne pas obtenir d'honneurs vient de ce qu'on y est très attaché! [44] (1) Or Alcibiade -- lui-même ne le niait pas -- se réjouissait d'être honoré et prenait mal d'être laissé pour compte: dès lors s'efforçait-il de se montrer amical et agréable envers les gens qui se trouvaient avec lui. Marcius, en revanche, son dédain ne lui permettait pas de flatter les gens qui pouvaient l'honorer et l'exalter, tandis que son ambition lui causait colère et chagrin de se voir négligé. (2) C'est bien cela qu'on pourrait reprocher à cet homme; tout le reste est brillant. Pour sa sagesse et sa modération face à l'argent, il est juste de le comparer aux meilleurs et aux plus purs des Grecs, mais sûrement pas à Alcibiade qui fut, sous ce rapport, le plus impudent des hommes et le plus dédaigneux du Bien.