[0] PHOCION. [1] L'orateur Démade, qui dans l'administration des affaires publiques ne cherchait qu'à plaire à Antipater et aux Macédoniens, jouissait d'un grand crédit dans Athènes. Mais, obligé de proposer et de prendre des résolutions contraires à la dignité et aux coutumes de la ville, il disait que sa conduite était excusable, parce qu'il gouvernait les naufrages de la république : parole trop arrogante dans la bouche de cet orateur, mais qui pourrait être vraie si on l'appliquait au gouvernement de Phocion. Car Démade était lui-même un de ces naufrages d'Athènes, lui dont la conduite et l'administration étaient si honteuses, qu'Antipater disait de lui, quand il fut devenu vieux, que semblable à une victime immolée, il ne lui restait plus que la langue et le ventre. Mais la vertu de Phocion ayant eu à lutter contre un temps orageux, qui fut pour elle le plus terrible adversaire, se vit, par un effet des malheurs de la Grèce, condamnée à l'obscurité, et privée de l'éclat et de la gloire qu'elle méritait. Il ne faut pas en croire Sophocle, lorsque, supposant la vertu trop faible, il dit : "L'homme le plus sensé, dans le sein du malheur, De son esprit bientôt voit flétrir la vigueur". Tout ce qu'on peut accorder de pouvoir à la fortune sur les gens de bien, dont elle se déclare l'ennemie, c'est qu'au lieu des honneurs et des récompenses qui leur sont dus, elle attire à quelquesuns d'entre eux des calomnies et des reproches injustes, qui affaiblissent la confiance qu'on avait en leur vertu. [2] II. On croit assez généralement que dans la prospérité les peuples s'irritent plus facilement contre les hommes vertueux, parce que leurs succès et l'accroissement de leur puissance leur enflent le coeur; mais c'est au contraire le malheur qui aigrit toujours les esprits, qui les rend chagrins, et prompts à s'emporter; leurs oreilles deviennent chatouilleuses et délicates; elles s'offensent de la parole la plus indifférente qui aura été dite d'un ton un peu plus haut. Celui qui nous reprend de nos fautes semble nous reprocher nos malheurs; nous prenons sa franchise pour du mépris. Le miel envenime les plaies et les ulcères ; de même trop souvent des remontrances justes et raisonnables blessent et irritent un homme malheureux, si on n'a soin de les adoucir et de les plier au caractère de celui à qui l'on parle. Aussi le poète donne-t-il à la douceur une épithète qui marque qu'elle cède à l'âme, parce qu'en effet elle se mêle à son humeur, et ne lui oppose ni combat ni résistance. Un œil malade se repose avec plaisir sur des couleurs sombres et obscures; il évite les couleurs vives et brillantes : de même une ville dans le malheur devient, par une suite de sa faiblesse, si craintive, si ombrageuse, que le moindre bruit l'effraye, qu'elle ne peut supporter la franchise, lors même que le peu de ressource que lui laissent ses fautes la lui rendrait plus nécessaire. Rien n'est si dangereux que d'avoir à gouverner une ville ainsi disposée; elle entraîne dans sa perte celui qui l'a flattée, mais c'est après avoir sacrifié celui qui ne la flattait pas. III. Les mathématiciens disent que le soleil n'a pas précisément le même mouvement que le ciel, et que ce n'est pas non plus un mouvement tout à fait contraire; qu'il suit un cours oblique, et décrit dans son inclinaison une ligne spirale, dont la révolution lente et flexible assure la conservation de tous les êtres, en donnant à l'univers la température la plus convenable. Ainsi un gouvernement toujours tendu, qui contrarie toutes les volontés du peuple, pèche par trop de rudesse et de dureté. Au contraire, l'autorité qui cède à ceux qui s'égarent, et attirent à eux la multitude, est comme un précipice glissant et dangereux. Rien n'est donc plus salutaire qu'une administration qui sait à propos céder au peuple, pour le faire obéir dans d'autres occasions ; qui lui accorde une chose agréable, pour en obtenir une chose utile. Les peuples alors, voyant qu'on ne veut pas les gouverner par la force, et exercer sur eux un pouvoir despotique, se laissent amener par la douceur à faire ce qu'exige leur véritable intérêt. Mais ce sage tempérament est difficile à garder; il faut savoir mêler la douceur avec la dignité, et ce mélange n'est point aisé : aussi, quand on y a réussi, c'est de toutes les consonnances et de toutes les harmonies la plus parfaite, la plus conforme aux lois de la musique; c'est par elle que Dieu gouverne le monde, où rien ne se fait par violence, où toujours la persuasion et la raison tempèrent la nécessité de l'obéissance. [3] IV. Une extrême sévérité faisait le caractère de Caton le jeune : ses moeurs n'avaient rien de cette douceur, de cette persuasion qui seule attache le peuple; et, faute de condescendance, il n'eut aucun crédit dans la république. Cicéron dit de lui que pour avoir voulu gouverner comme s'il eût vécu dans la république de Platon, et non dans la lie du peuple de Romulus, il ne put obtenir le consulat. Il en fut de lui, ce me semble, comme des fruits qui viennent hors de saison : on les voit avec plaisir, on les admire, mais ils ne sont bons à rien. De même les moeurs antiques de Caton, paraissant tout à coup dans Rome après une interruption de plusieurs siècles, au milieu de la dépravation et de la perversité de son temps, lui acquirent d'abord beaucoup de considération et de gloire; mais l'élévation et l'austérité de sa vertu ne se trouvant pas en harmonie avec le ton de son siècle, elles furent inutiles à la république. Lorsque Caton entra dans l'administration des affaires, sa patrie était, non comme celle de Phocion, sur le penchant de sa ruine, mais seulement battue de la tempête, et dans une agitation violente. Caton même ne se mêla qu'en second du gouvernement; il ne fit que diriger les voiles et les cordages, pour aider ceux qui avaient plus d'autorité que lui. Repoussé du gouvernail et de la conduite du vaisseau, il eut néanmoins un long combat à soutenir contre la fortune. Elle finit par renverser et détruire la république, mais par d'autres mains; encore ne fut-ce que lentement, par de longs et pénibles efforts; et peu s'en fallut que Rome, soutenue par Caton et par sa vertu, ne triomphât de la fortune. Au reste, quand nous comparons la vertu de Caton avec celle de Phocion, ce n'est pas d'après ces ressemblances communes, qui firent de l'un et de l'autre des hommes de bien et de sages politiques. Il y a sans doute de la différence de valeur à valeur, comme de la valeur d'Alcibiade à celle d'Épaminondas; il y en a de prudence à prudence : par exemple, de la prudence de Thémistocle à celle d'Aristide de justice à justice, comme entre Numa et Agésilas. Mais les vertus de Caton et de Phocion, jusque dans les plus légères et les plus imperceptibles différences, ont un même caractère, une même forme, une même couleur, profondément empreinte dans leurs moeurs; la douceur y est mêlée dans une égale mesure avec l'austérité, la prévoyance avec la valeur, la vigilance pour les autres avec l'intrépidité pour soi-même; la fuite des choses honteuses, et le zèle pour la justice, y sont tellement unis ensemble, que le jugement le plus subtil, tel qu'un instrument très fin, pourrait à peine les distinguer et y saisir la moindre différence. [4] V. Tout le monde convient que Caton était d'une maison illustre, comme je le ferai voir dans sa vie. Pour Phocion, j'ai lieu de croire qu'il n'était pas d'une naissance basse et obscure. Si, comme le prétend Idoménée, il eût eu pour père un faiseur de pilons à mortier; Glaucippus, fils d'Hypéride, dans ce discours où il a ramassé contre Phocion toutes sortes d'injures, n'aurait pas oublié la bassesse de son origine; et Phocion n'aurait pas reçu une éducation si distinguée. Il fut dans sa première jeunesse disciple de Platon, et ensuite de Xénocrate dans l'Académie, où de bonne heure il montra la plus grande ardeur pour se former à la vertu la plus parfaite. Duris assure qu'aucun Athénien ne le vit jamais ni rire, ni pleurer, ni se baigner dans les étuves publiques, ni avoir les mains hors de son manteau, lorsqu'il était habillé. Quand il allait à la campagne ou qu'il était aux armées, il marchait toujours nu-pieds et sans manteau, à moins que le froid ne fût excessif : aussi les soldats disaient-ils en riant que c'était le signe d'un grand hiver, que de voir Phocion habillé. [5] Quoiqu'il eût beaucoup de douceur et d'humanité, il avait les traits du visage si rudes et l'air si repoussant, que ceux qui n'étaient pas accoutumes à le voir craignaient de se trouver seuls avec lui. VI. Un jour Charès l'ayant plaisanté sur ses sourcils, les Athéniens se mirent à rire. « Ces sourcils, dit Phocion, ne vous ont jamais fait de mal; mais les ris de ces gens-là ont coûté bien des larmes à la ville. » Les discours de Phocion étaient toujours pleins de conceptions et de pensées heureuses, qu'il énonçait avec une brièveté faite pour le commandement; il y mêlait une austérité qu'aucun agrément ne tempérait; mais elle était remplie de vues salutaires. Zénon disait que les paroles d'un philosophe devaient être trempées dans le bon sens : celles de Phocion renfermaient beaucoup de sens en très peu de paroles. C'est sans doute à cela que faisait allusion Polyeucte le Sphettien, quand il disait que Démosthène était le meilleur, et Phocion le plus éloquent des orateurs. Les pièces de monnaie qui, sous un moindre volume, ont plus de valeur, sont celles qu'on estime le plus. Ainsi la force du discours consiste à exprimer beaucoup de choses en peu de mots. Un jour que le théâtre était plein de monde, Phocion se promenait sur la scène, tout recueilli en lui-même. "Phocion, lui dit un de ses amis, vous avez l'air bien pensif . — Cela est vrai, répondit-il ; je pense si je ne pourrais pas retrancher quelque chose du discours que je dois prononcer devant les Athéniens". Démosthène, qui ne faisait aucun cas des autres orateurs, dès qu'il voyait Phocion se lever, avait coutume de dire tout bas à ses amis : « Voilà la hache de mes discours qui se lève. » Peut-être est-ce aux moeurs de Phocion qu'il faut attribuer le pouvoir de son éloquence; car un mot, un signe de tête, ont dans un homme de bien, autant de poids et de force pour persuader, que des milliers de raisonnements et de périodes. [6] VII. Phocion servit, dans sa première jeunesse, sous le général Chabrias, auquel il s'attacha particulièrement, et qui le forma au métier des armes : de son côté il corrigea sur bien des points le caractère inégal et emporté de Chabrias, qui d'ailleurs, naturellement paresseux et difficile à émouvoir, s'animait, s'enflammait tellement dans les combats, que son courage le précipitait dans les plus grands dangers avec la dernière témérité; elle lui coûta enfin la vie à l'île de Chio, où il voulut aborder le premier avec sa galère, et faire la descente en présence des ennemis, malgré la résistance vigoureuse qu'ils lui opposaient. Phocion, aussi prudent qu'actif, ou échauffait la lenteur de Chabrias, ou ralentissait son impétuosité et son audace, lorsqu'il s'y livrait mal à propos. Aussi ce général, naturellement doux et plein de bonté, avait beaucoup d'amitié pour Phocion; il l'avançait dans les charges et les commandements, et le faisait connaître aux Grecs, en l'employant dans les affaires les plus importantes; il le fit en particulier à la bataille navale près de Naxos, en lui procurant l'occasion d'acquérir de la réputation et de la gloire; il lui donna le commandement de l'aile gauche, où le combat fut le plus vif, et qui décida promptement de la victoire. Cette bataille, la première que la ville d'Athènes, depuis qu'elle avait été prise par Lysandre, eût gagnée contre les Grecs par ses seules forces, inspira aux Athéniens une affection singulière pour Chabrias et une grande estime pour Phocion, en qui ils reconnurent un grand talent pour commander. Ils remportèrent cette victoire le jour qu'on célébrait les grands mystères; et pour en conserver la mémoire, Chabrias, tous les ans à pareil jour, qui était le seize du mois Boédromion, distribuait du vin aux Athéniens. [7] Quelque temps après, Chabrias choisit Phocion pour aller lever les contributions des îles; et comme il lui donnait pour cela vingt vaisseaux, Phocion lui observa que s'il l'envoyait pour faire la guerre, il lui fallait des forces plus considérables : que s'il allait vers des alliés, un seul vaisseau lui suffisait. Il s'embarqua donc sur sa galère seule; et après avoir conféré avec les villes et leurs pricipaux officiers d'une manière simple et franche, il s'en retourna, suivi d'un grand nombre de vaisseaux des alliés, qui portaient l'argent qu'ils devaient fournir. Phocion, non content d'avoir respecté et honoré Chabrias pendant sa vie, conserva, après sa mort, le plus grand intérêt pour ceux qui lui appartenaient : il prit soin de son fils Ctésippe, dont il voulait faire un homme de bien; et quoiqu'il le vît d'un caractère revêche et emporté, il ne se rebuta point et ne cessa pas de le redresser, et de couvrir la honte de ses vices. Une fois seulement, dans une de ses expéditions, importuné par ce jeune homme, qui l'accablait de questions déplacées, qui même s'ingérait à lui donner des conseils et voulait lui apprendre les devoirs d'un général, il ne put s'empêcher de dire : "O Chabrias, Chabrias, quel retour je te paye de l'amitié que tu as eue pour moi, en supportant les sottises de ton fils!" VIII. Phocion voyant que ceux qui gouvernaient alors la république s'étaient partagé comme au sort les charges civiles et les emplois militaires; que les uns, tels qu'Eubulus, Aristophon, Démosthène, Lycurgue et Hypéride, n'avaient d'autre fonction que de haranguer le peuple et de proposer les décrets; que les autres, comme Diopithès, Pinesthée, Léosthène et Charès, ne s'avançaient dans la république que par le commandement des armées; il préféra la manière de gouverner de Périclès, d'Aristide et de Solon, comme la plus parfaite, parce qu'elle réunissait les talents de la guerre et ceux de la politique. Chacun de ces trois personnages était, comme dit Archiloque, "Serviteur du dieu Mars dans le métier des armes, Et des dons des neuf Soeurs savait goûter les charmes". Il voyait que la déesse protectrice d'Athènes était également propre à commander les armées et à gouverner les villes, et qu'on lui donnait pour cette raison les surnoms de Polémique et de Politique. [8] Il se forma donc sur ce modèle; et, en se proposant toujours la paix et le repos pour but de son gouvernement, il fit seul plus d'expéditions qu'aucun des généraux de son temps, et même de ceux qui l'avaient précédé : il ne demanda, il ne brigua jamais le commandement; mais jamais aussi il ne le fuit, ni ne le refusa quand il y fut appelé par sa patrie. Tous les historiens conviennent qu'il fut nommé quarante-cinq fois général, sans s'être trouvé une seule fois à son élection; ce fut toujours en son absence que ses concitoyens le rappelèrent pour lui confier le commandement des armées. Les personnes peu sensées s'étonnaient de cette préférence que le peuple donnait à un homme qui, s'opposant presque toujours à ses volentés, ne disait et ne faisait rien pour lui complaire. IX. Les rois, dit-on, s'amusent de leurs flatteurs, après qu'ils ont lavé leurs mains pour se mettre à table; de même le peuple d'Athènes employait pour son amusement les orateurs agréables et légers : mais fallait-il nommer à la conduite des armées, alors, toujours sérieux, toujours sage, il y appelait le plus sensé, le plus austère de ses concitoyens, celui qui, seul ou plus que tout autre, gourmandait ses désirs et ses caprices. Un jour qu'on lut dans l'assemblée du peuple un oracle de Delphes qui portait que tous les Athéniens étaient d'accord, à l'exception d'un seul qui pensait tout différemment des autres, Phocion s'avançant dit qu'on n'avait pas besoin de chercher cet homme, que c'était lui que l'oracle désignait, car il était le seul qui n'approuvât rien de ce qui se faisait. Une autre fois qu'il venait de haranguer le peuple, ayant vu son avis applaudi et adopté par toute l'assemblée, il se tourna vers ses amis, et leur dit : "Ne m'est-il pas échappé par mégarde quelque sottise"? [9] X. Les Athéniens demandaient un jour, pour quelque sacrifice, une contribution générale, à laquelle tous les autres citoyens avaient déjà fourni leur part; Phocion, appelé plusieurs fois pour donner la sienne, répondit enfin : « Demandez aux riches; pour moi, j'aurais honte de vous donner, quand je n'ai pas encore payé celui-ci, il montrait l'usurier Calliclès; et comme on ne cessait pas de crier après lui, il leur conta cet apologue : « Un homme lâche allait partir pour la guerre, lorsqu'il entendit des corbeaux croasser; effrayé de leurs cris, il pose les armes et reste chez lui; un moment après il s'arme de nouveau, et se met en marche. Les corbeaux recommencent leurs cris, et l'homme rentre dans sa maison, en disant : "Vous croasserez tant qu'il vous plaira; mais vous ne tâterez pas de ma peau." Les Athéniens voulaient le forcer de les mener à l'ennemi; et comme il le refusa, ils le traitèrent de poltron. « Vous ne pouvez, leur dit-il, me rendre brave, ni moi vous rendre timides; au reste, nous nous connaissons assez les uns les autres". Dans des temps difficiles, le peuple s'emportait contre lui avec beaucoup de rudesse, et voulait que sur-le-champ il rendît compte de son administration. "Eh! mes amis, leur dit-il, songez d'abord à vous tirer du mauvais pas où vous êtes." Pendant la guerre, les Athéniens étaient timides et souples; mais, rendus insolents par la paix, ils se plaignaient hautement de Phocion, et lui reprochaient de leur avoir enlevé la victoire des mains : « Vous êtes bien heureux, leur dit-il, d'avoir un général qui vous connaisse; sans cela, il y a longtemps que vous seriez perdus. » XI. Les Athéniens refusaient de terminer en justice les différends qu'ils avaient avec les Béotiens pour leur territoire, et voulaient les décider par la voie des armes. Phocion leur conseilla de disputer avec eux en paroles, genre d'escrime où ils étaient les plus forts, et de laisser les armes, en quoi ils étaient les plus faibles. Un jour que son avis leur déplaisait, et qu'ils ne voulaient pas même l'écouter : « Vous pouvez, leur dit-il, me forcer à faire ce que je ne veux pas; mais vous ne sauriez me contraindre à dire, contre mon sentiment, ce qu'il ne faut pas. » Démosthène, un des orateurs qui lui étaient opposés dans le gouvernement, lui dit un jour : « Phocion, si les Athéniens entrent en fureur, ils vous feront mourir. — Oui, repartit Phocion; mais s'ils reviennent à leur bon sens, ce sera vous. » Polyeucte le Sphettien, haranguant le peuple un jour qu'il faisait fort chaud, lui conseillait de déclarer la guerre à Philippe. Comme il était fort gros, il se mettait hors d'haleine en parlant, et suait à grosses gouttes; en sorte que, pendant son discours, il demanda plusieurs fois à boire : « Athéniens, dit Phocion, il est bien juste que vous vous en rapportiez à cet homme pour ordonner la guerre. Que ne ferat-il pas lorsqu'il sera sous la cuirasse et le bouclier, et que les ennemis seront proches, lui qui, pour vous dire seulement ce qu'il a préparé, se met en risque d'étouffer? » L'orateur Lycurgue vomissait mille injures contre lui dans l'assemblée du peuple, et lui reprochait surtout d'avoir conseillé aux Athéniens de livrer les dix orateurs qu'Alexandre avait demandés : "Souvent, lui dit Phocion, j'ai donné au peuple des conseils sages et salutaires; mais il n'en suit aucun". [10] Il y avait à Athènes un homme que sa barbe longue et épaisse, son manteau usé, son air triste et sévère, avaient fait surnommer le Lacédémonien : il se nommait Archibiade. Phocion, qui, dans une assemblée du peuple, était vivement contredit, l'appelle en témoignage de la vérité de ce qu'il disait. Archibiade se lève, et parle dans le sens du peuple, en disant ce qui pouvait lui être agréable : "Archibiade, lui dit Phocion, pourquoi donc ne pas faire raser cette barbe, si tu voulais faire un pareil métier"? » Aristogiton le sycophante, toujours brave dans les assemblées, excitait sans cesse le peuple à prendre les armes; mais quand on fit le rôle des citoyens qui étaient en état de servir, il se rendit à l'assemblée appuyé sur un bâton, et une jambe liée. Phocion, assis alors sur son tribunal, le voyant venir de loin, cria au greffier : « Écrivez Aristogiton boiteux et lâche". XII. Quand je considère toutes ces réponses, je m'étonne comment et pourquoi un homme aussi rude et aussi sévère que Phocion eut le surnom de doux; mais s'il est difficile, il n'est pas au moins impossible que le même homme soit doux et austère, comme les vins sont quelquefois doux et piquants. Il se trouve au contraire des hommes qui, sous une apparence de douceur, sont aigres et méchants. Cependant l'orateur Hypéride disait un jour au peuple : « Athéniens, n'examinez pas si je suis aigre; mais si je le suis gratuitement. Comme si le peuple ne craignait que ceux qui, par avarice, se rendent fâcheux et insupportables, et qu'il n'eût pas encore plus de haine pour ces hommes que l'insolence, l'envie, la colère ou l'entêtement, portent à abuser de leur pouvoir. Mais Phocion ne fit jamais de mal à aucun de ses concitoyens par un sentiment particulier de haine; il n'en regarda aucun comme son ennemi personnel : il ne se montra sévère, dur et inflexible qu'envers ceux qui ne s'élevaient contre lui que pour s'opposer au bien qu'il voulait faire à sa patrie. Dans tout le reste, c'était l'homme le plus doux, le plus affable, le plus humain pour tout le monde; et quand ses plus grands adversaires eux-mêmes éprouvaient quelque malheur ou couraient quelque danger, il s'empressait de les secourir, et se déclarait leur défenseur. Ses amis lui ayant reproché un jour qu'il défendait un méchant homme qui était en jugement : « Les bons, leur répondit-il, n'ont pas besoin qu'on les défende. » Quand le sycophante Aristogiton eut été condamné, il fit prier Phocion de venir le voir : aussitôt il se mit en devoir d'y aller; et comme ses amis voulaient le retenir : « Laissez-moi faire, leur dit-il; où pourrait-on voir Aristogiton plus volontiers que là? » [11] XIII. Quand les flottes athéniennes avaient d'autres chefs que Phocion, les villes maritimes des alliés et les insulaires, les regardant comme des flottes ennemies, fortifiaient leurs murailles, comblaient leurs ports, et faisaient rentrer dans leurs murs les femmes, les enfants, les esclaves et les troupeaux. Étaient-elles commandées par Phocion, les habitants allaient avec leurs vaisseaux bien loin au-devant de lui, ravis de joie, couronnés de fleurs, et l'introduisaient dans leurs ports. [12] Philippe, qui voulait s'emparer de l'Eubée par surprise, y faisait passer des troupes de la Macédoine; et, par le moyen des tyrans de cette île, il travaillait à mettre les villes dans son parti. Plutarque d'Érétrie appela les Athéniens, et les conjura de venir arracher l'Eubée des mains du roi de Macédoine, qui était sur le point de s'en rendre maître. Phocion y fut envoyé avec une armée peu considérable, parce qu'on ne doutait pas que les Eubéens ne courussent se joindre à lui; mais ayant trouvé le pays rempli de traîtres, corrompu et presque miné par l'argent que Philippe y avait répandu, il se vit dans le plus grand danger. Il s'empara donc d'une éminence, séparée de la plaine de Tamynes par une vallée profonde ; il y retint l'élite de ses troupes, et conseilla à ses officiers de ne tenir aucun compte des soldats indisciplinés, mutins et raisonneurs, qui se retiraient du camp. « Leur insubordination, disait-il, nous les rendrait inutiles ici : ils seraient même nuisibles à ceux qui ne demandent qu'à combattre; et d'ailleurs, se sentant coupables de désertion, ils crieront moins contre nous à Athènes, et n'oseront pas nous calomnier. » [13] XIV. Quand les ennemis furent en présence, il ordonna que ses troupes se tinssent immobiles sous les armes, jusqu'à ce qu'il eût fait le sacrifice d'usage. Il dura longtemps, soit que les signes ne fussent pas favorables, soit qu'il voulût laisser les ennemis s'approcher davantage. Plutarque, attribuant cette lenteur à la peur que Phocion avait de combattre, court à l'ennemi avec les étrangers qu'il commandait. La cavalerie, le voyant aller à la charge, ne peut se contenir, et fond de son côté sur les ennemis; mais sans ordre, et les rangs écartés, comme si elle sortait des retranchements. La déroute des premiers a bientôt rompu tous les autres, et Plutarque lui-même prend la fuite. Une partie des ennemis, croyant avoir tout vaincu, poursuivent les fuyards, et vont jusqu'aux portes du camp, dont ils travaillent à rompre la clôture. Cependant le sacrifice de Phocion étant achevé, les Athéniens sortent de leurs retranchements, tombent sur les ennemis et les mettent en fuite, après en avoir fait un grand carnage à l'entrée même du camp. Phocion ordonne à sa phalange de rester à son poste, et de recevoir ceux qui avaient été mis en déroute à la première attaque. Lui-même, avec ses troupes d'élite, marche a l'ennemi. Le combat fut des plus rudes ; et de part et d'autre les soldats, prodigues de leur vie, se battirent avec acharnement. On distingua surtout, parmi les Athéniens, deux jeunes officiers, Thallus, fils de Cynéas, et Glaucus, fils de Polymède, qui coinbattaient à côté de leur général. Cléophanes y donna aussi de grandes preuves de valeur ; il fit tant par ses cris et ses exhortations, que les cavaliers qui avaient été rompus se rallièrent pour aller au secours de leur général, qui se trouvait en danger. Cléophanes les ramène au combat, et assure la victoire de l'infanterie. Aussitôt Phocion chasse Plutarque de l'Érétrie, s'empare de Zarétra, fort très avantageusement situé, dans l'endroit même où l'île, très serrée des deux côtés par la mer, devient beaucoup plus étroite; il renvoie tous les prisonniers grecs qu'on avait faits, de peur que le peuple, excité par ses orateurs, ne se portât, dans un mouvement de colère, à exercer contre eux quelque cruauté. [14] XV. Phocion, après cette victoire, n'eut pas plutôt quitté l'Eubée, que les alliés eurent lieu de regretter sa douceur et sa justice, et les Athéniens, de reconnaître sa valeur et son expérience. Molossus, qui lui succéda dans le commandement de l'armée, se conduisit si mal, qu'il fut fait prisonnier par les ennemis. Philippe, qui portait haut ses espérances, alla dans l'Hellespont avec toutes ses troupes, se croyant sûr de soumettre à la fois la Chersonèse, Périnthe et Byzance. Les Athéniens ayant décidé qu' on y enverrait du secours, les orateurs firent tant que Charès fut nommé général de cette expédition. Il s'embarqua sur une flotte nombreuse ; mais il ne fit rien qui répondît à de si grandes forces, les villes mêmes lui fermèrent leurs ports : suspect à tout le monde, croisant le long des côtes, il mettait des taxes sur les alliés et se faisait mépriser des ennemis. Le peuple, irrité par ses orateurs, fit éclater son indignation, et se repentit d'avoir envoyé du secours aux Byzantins. Alors Phocion prenant la parole : "Ce n'est pas, leur dit-il, contre les alliés qu'il faut vous emporter, parce qu'ils se défient des Athéniens; mais contre les généraux qui méritent cette défiance; ce sont eux qui vous rendent formidables à ceux mêmes qui ne peuvent se sauver sans vous". XVI. Ces mots firent une telle impression sur le peuple, que, changeant tout à coup de sentiment, il ordonna que Phocion lui-même irait dans l'Hellespont avec une nouvelle flotte pour secourir les alliés. Ce choix décida surtout du salut de Byzance. Outre que Phocion jouissait déjà d'une grande réputation, Cléon, le premier des Byzantins par sa vertu, qui avait formé avec Phocion une liaison intime dans l'Académie, s'étant rendu sa caution envers la ville, les habitants ne souffrirent pas qu'il campât hors de leurs murs, comme il le voulait; ils lui ouvrirent leurs portes; le reçurent avec empressement, et logèrent dans leurs maisons les Athéniens, qui, pour répondre à leur confiance, se montrèrent aussi tempérants, aussi irréprochables dans leur conduite, qu'intrépides dans les combats. Philippe, chassé de l'Hellespont, perdit beaucoup de l'opinion qu'on avait de lui; jusque-là il avait passé pour invincible, et l'on osait à peine se mesurer avec lui. Phocion lui enleva quelques vaisseaux, reprit les places où ce prince avait mis des garnisons; et ayant fait des descentes en plusieurs endroits de ses frontières, il courut le pays et y fit le dégât, jusqu'à ce que de nouvelles troupes étant venues au secours des premières, une blessure qu'il reçut l'obligea de se retirer. [15] XVII. Les habitants de Mégare l'ayant appelé secrètement à leur secours, Phocion, qui craignait d'être prévenu par les Béotiens, s'ils étaient instruits de cette démarche, assemble le peuple dès le matin, et lui fait part de la proposition des Mégariens. Les Athéniens ayant décrété qu'on irait à leur secours, Phocion fait sur-le-champ donner le signal de prendre les armes, et mène les troupes, du lieu de l'assemblée, droit à Mégare. Les habitants le reçoivent avec empressement, et Phocion s'occupe d'abord de fortifier le port de Nisée, tire deux murailles, depuis la ville jusqu'à ce port, et joint ainsi la ville à la mer; par ce moyen n'ayant plus rien à craindre des ennemis du côté de la terre, Mégare fut entièrement à la disposition des Athéniens. [16] Ceux-ci donc s'étant ouvertement déclarés contre Philippe, nommèrent, en l'absence de Phocion, d'autres généraux pour conduire cette guerre. Phocion, à peine de retour des îles, conseille aux Athéniens de profiter des dispositions pacifiques de Philippe, et de ses craintes sur l'issue de la guerre, pour accepter ses propositions. Un de ces orateurs qui avaient coutume de rôder autour du tribunal de l'Héliée, et qui n'avaient d'autre métier que d'accuser, s'éleva contre son avis. « Osez-vous bien, lui dit-il, détourner de cette guerre les Athéniens, quand ils sont déjà les armes à la main? — Oui, sans doute, lui répondit Phocion; quoique je n'ignore pas que si l'on fait la guerre, je vous commanderai; et que si la paix se fait, ce sera vous qui me commanderez. » Mais il ne put persuader le peuple; et Démosthène, qui conseillait de porter la guerre le plus loin qu'il se pourrait de l'Attique, ayant fait prévaloir son avis : « Mon ami, lui dit Phocion, ne cherchons pas où nous combattrons, mais comment nous serons vainqueurs; c'est le seul moyen de porter la guerre loin de nous : mais si nous sommes battus, tous les maux sevont à notre porte.» XVIII. Après la perte de la bataille, les séditieux de la ville, et ceux qui désiraient des nouveautés, traînèrent Charidème auprès du tribunal, en demandant qu'on lui donnât le commandement des troupes. Tous les bons citoyens, alarmés de cette proposition, appellent l'aréopage à leur secours; et, à force de prières et de larmes, ils obtiennent, non sans peine, que la ville soit remise entre les mains de Phocion. Aussitôt il propose aux Athéniens d'accepter les lois et les conditions raisonnables que Philippe leur offre. Démade, de son côté, dresse un décret qui porte que la ville sera comprise dans la paix générale, et qu'elle entrera dans l'assemblée de toutes les villes de la Grèce; mais Phocion s'y oppose, et conseille d'attendre, avant tout, que Philippe ait fait connaître ee qu'il compte demander aux Grecs. La difficulté des conjonctures où l'on se trouvait ayant fait rejeter son avis, et Phocion voyant bientôt les Athéniens se repentir de n'avoir pas suivi son conseil, puisqu'ils étaient obligés de fournir à Philippe des vaisseaux et un corps de cavalerie : « Voilà précisément, leur dit-il, ce que je craignais, quand je me suis opposé à votre résolution; mais aujourd'hui que vous avez subi ces conditions, il faut les supporter avec patience, et, au lieu de perdre courage, vous souvenir que vos ancêtres, tantôt vainqueurs, tantôt soumis, se conduisirent avec tant de sagesse dans l'une et l'autre fortune, qu'ils sauvèrent Athènes et le reste de la Grèce. » Cependant le peuple ayant appris la mort de Philippe, voulait faire des sacrifices aux dieux pour cette heureuse nouvelle; Phocion ne le permit pas. « Rien, dit-il, ne montre plus un coeur bas, que de se réjouir de la mort d'un ennemi. D'ailleurs, l'armée qui vous a défaits à Chéronée n'a qu'un seul homme de moins." [17] Démosthène, dans ses harangues, invectivait contre Alexandre, qui déjà faisait approcher son armée de Thèbes. « Eh quoi!, lui dit Phocion, "Veux-tu donc, malheureux, irriter davantage Ce farouche ennemi tout bouillant de courage", cet homme si avide de gloire? Quand ce terrible incendie est si près de nous, faut-il y précipiter la ville? Pour moi, je ne consentirai jamais que les Athéniens courent même volontairement à leur perte; et c'est dans cette seule vue que j'ai accepté le commandement. » XIX. Après qu'Alexandre eut ruiné Thèbes, il fit demander aux Athéniens qu'on lui livrât Démosthène, Lycurgue, Hypéride et Charidème. Toute l'assemblée tourne ses regards vers Phocion, qui, appelé nommément plusieurs fois, se lève enfin; et faisant approcher celui de ses amis qu'il aimait le plus, et en qui il avait toujours eu plus de confiance, il dit au peuple : "Ceux qu'Alexandre vous somme de lui livrer ont réduit la ville à une telle détresse, que s'il demandait ce Nicoclés qui m'est si cher, je conseillerais moi-même de le lui abandonner. Je regarderais comme un bonheur de mourir pour vous sauver tous. Je suis, Athéniens, vivement touché du sort de ces Thébains qui sont venus chercher un asile au milieu de vous. Mais c'est assez que les Grecs aient à pleurer la perte de Thèbes; et je crois qu'il vaut mieux avoir recours aux prières, et obtenir du vainqueur la grâce des Thébains et des Athéniens, que de prendre les armes contre lui. » XX. Alexandre, dit-on, rejeta le premier décret rendu sur sa demande, et tourna le dos aux ambassadeurs qui le lui apportaient. Mais il reçut le second que Phocion lui présenta, parce que les plus anciens de ses officiers lui dirent combien Philippe, son père, avait eu d'estime pour ce général : non content de lui donner audience et de recevoir favorablement ses prières, il écouta le conseil que Phocion lui donna, de renoncer à la guerre s'il aimait le repos; ou, s'il ambitionnait la gloire des conquêtes, de tourner ses armes contre les Barbares, au lieu d'attaquer les Grecs. Il fit ainsi entrer adroitement dans son discours bien des choses conformes au caractère et aux inclinations d'Alexandre; et par ce moyen il l'adoucit tellement, que ce prince lui dit que les Athéniens devaient particulièrement s'appliquer aux affaires de la Grèce, parce qu'après lui ils seraient le seul peuple qui fût digne de commander. Il s'unit avec Phocion par le double lien de l'amitié et de l'hospitalité, et le traita avec une distinction qu'il n'accordait qu'à un très petit nombre de ses courtisans les plus assidus. L'historien Duris rapporte qu'après que ses victoires sur Darius l'eurent élevé au plus haut degré de puissance, il retrancha de toutes ses lettres le mot salut, excepté de celles qu'il écrivait à Phocion, qui fut le seul, avec Antipater, pour qui ce prince conserva cette formule. Ce récit est confirmé par Charès. [18] XXI. Tous les historiens rapportent qu'Alexandre envoya cent talents à Phocion. Cet argent ayant été porté à Athènes, Phocion demanda, à ceux qui voulaient le lui remettre, par quel motif Alexandre le choisissait seul entre tant d'Athéniens pour lui faire un tel présent. « C'est, lui dirent-ils, que vous êtes le seul homme qu'il regarde comme un homme de bien et d'honneur. — Eh bien ! repartit Phocion, qu'il souffre donc que je paraisse et que je sois tel toute ma vie. » Les envoyés du prince l'ayant suivi dans sa maison, furent frappés de la simplicité qu'ils y virent : ils trouvèrent sa femme qui pétrissait; et Phocion lui-même, ayant tiré de l'eau du puits, se lava les pieds en leur présence. Ils lui firent alors bien plus d'instances pour l'obliger de recevoir le présent d'Alexandre; ils se fâchèrent même, et lui dirent que c'était une indignité que l'ami d'un si grand prince vécût dans une telle pauvreté. En ce moment, Phocion vit passer un vieillard fort pauvre, couvert d'un manteau sale; et il leur demanda s'ils le croyaient inférieur à cet homme : A Dieu ne plaise! lui répondirent-ils. — Cependant, reprit Phocion, il vit avec moins que je n'ai, et il est content de son sort. En un mot, ajouta-t-il, ou je ne me servirais pas de cette somme d'or si considérable, et alors elle me serait inutile; ou si j'en faisais usage, je me décrierais moi-même, et je décrierais Alexandre auprès de mes concitoyens. » Cet argent fut rapporté d'Athènes à Alexandre, après avoir servi à montrer aux Grecs que celui qui savait se passer d'une si grande somme était réellement plus riche que le prince qui la donnait. Alexandre, très mécontent de ce refus, écrivit à Phocion qu'il ne regardait pas comme ses amis ceux qui ne voulaient rien recevoir de lui. Phocion n'en accepta pas davantage ses présents; il lui demanda seulement la liberté du sophiste Échécratides, d'Athénodore d'Imbros, et de deux Rhodiens, Démaratus et Sparton, qui, chargés de quelques crimes, étaient dans les prisons de Sardes. Alexandre la lui accorda sur-le-champ, et envoya Cratère en Macédoine, avec ordre de donner à Phocion, à son choix, une de ces quatre villes d'Asie : Cios, Gergithe, Mylasse ou Élée ; en lui faisant dire qu'il serait bien plus fâché du second refus que du premier. Mais Phocion ne voulut pas l'accepter; et Alexandre mourut bientôt après. On voit encore aujourd'hui dans le bourg de Mélitte la maison de Phocion, lambrissée de lames de cuivre, mais d'ailleurs fort simple et sans ornements. [19] XXII. Des deux femmes qu'il eut, on ne trouve rien sur la première; on sait seulement qu'elle était soeur du statuaire Céphisodore. La seconde ne fut pas moins célèbre à Athènes par sa sagesse et sa simplicité, que Phocion pas sa justice. Un jour que les Athéniens assistaient à la représentation d'une tragédie nouvelle, un des acteurs, au moment d'entrer sur la scène, demande au chorége un masque de reine, et plusieurs suivantes magnifiquement vêtues. Le chorége, nommé Mélanthius, ne les lui fournissant pas, l'acteur s'emportait et faisait attendre les spectateurs, parce qu'il ne voulait pas paraître sans ce cortége. Alors Mélanthius le poussa sur le théâtre, en criant : "Tu vois tous les jours la femme de Phocion paraître en public, accompagnée d'une seule suivante; et tu viens ici faire l'homme important, et corrompre les moeurs de nos femmes?" Ces mots, que les spectateurs entendirent, furent reçus avec des applaudissements universels. Une femme d'Ionie, amie de la femme de Phocion, étant un jour venue la voir, lui montrait avec complaisance ses bijoux d'or, ses pierreries, ses colliers et ses bracelets. « Pour moi, lui dit la femme de Phocion, toute ma parure, c'est Phocion, qui depuis vingt ans est toujours élu général des Athéniens". [20] XXIII. Le fils de Phocion ayant désiré de combattre aux jeux des Panathénées, son père lui permit d'y disputer à pied le prix de la course : non qu'il fût curieux de l'honneur de la victoire, mais afin que son fils, en exerçant et fortifiant son corps, s'accoutumât à une vie plus honnête; car ce jeune homme avait une conduite déréglée, et aimait beaucoup le vin. Il fut vainqueur aux jeux; et plusieurs de ses amis ayant demandé à Phocion de célébrer cette victoire par un festin, il refusa tous les autres, et ne permit qu'à un seul de donner à sa maison ce témoignage de son zèle. Il se rendit lui-même au festin ; et voyant qu'outre plusieurs autres préparatifs magnifiques, on lavait les pieds des convives dans des bassins remplis d'un vin aromatisé, il appela son fils : « Phocus, lui dit-il, pourquoi n'empêches-tu pas ton ami de déshonorer ta victoire par tant de recherche et de faste? » Pour retirer son fils de cette vie de luxe et de mollesse, il le mena lui-même à Lacédémone, et le fit élever avec les jeunes Spartiates dans la discipline la plus sévère. Il déplut par là aux Athéniens, qui crurent voir dans cette démarche de Phocion de l'indifférence ou même du mépris pour les institutions de son pays. L'orateur Démade lui ayant dit à cette occasion : « Phocion, que ne conseillons-nous aux Athéniens d'adopter la forme du gouvernement de Lacédémone? Si vous l'ordonnez, je suis tout prêt à le proposer, et à en dresser le décret. — Vraiment, lui répondit Phocion, il vous siérait bien, parfumé comme vous l'êtes et couvert de ce riche manteau, de vouloir faire embrasser aux Athéniens la frugalité des Spartiates, et de louer les institutions de Lycurgue! » [21] XXIV. Les orateurs d'Athènes s'étant opposés à l'envoi des galères qu'Alexandre avait fait demander aux Athéniens, le peuple ordonna à Phocion d'en dire son avis. "Je pense, leur dit-il, que vous devez être ou les plus forts par les armes, ou les amis de ceux qui le sont." L'orateur Pythéas, qui commençait à peine à parler devant le peuple, montrait beaucoup d'audace dans ses discours, et étourdissait l'assemblée de son babil. « Ne te tairas-tu point, lui dit Phocion, toi si nouvellement acheté dans cette ville?" Harpalus, qui commandait en Asie pour Alexandre, s'étant enfui avec d'immenses richesses, aborda dans l'Attique. Aussitôt tous ceux qui avaient coutume de s'enrichir à la tribune courent à lui, à l'envi les uns des autres, déjà corrompus par l'espoir de son argent. Harpalus jette à chacun d'eux, comme une amorce, une petite portion de ses grands trésors ; mais il envoie à Phocion sept cents talents et ne confie qu'à lui seul tout le reste de ses richesses, et sa personne même. Phocion ayant répondu avec dureté qu'il ferait repentir Harpalus de ses démarches s'il ne cessait de corrompre la ville, Harpalus se retira fort affligé de cette réponse. Peu de temps après, les Athéniens ayant délibéré sur son affaire, il vit que les orateurs, qui avaient reçu de l'argent, entièrement changés, l'accusaient lui-même, afin d'éviter le soupçon de s'être laissé corrompre. Phocion seul, qui n'avait voulu rien accepter, en ne proposant dans ses avis que l'intérêt général, ne laissait pas que de travailler à sauver Harpalus, qui essaya de nouveau de le gagner; mais il eut beau tenter tous les moyens de le séduire, il le trouva, tel qu'une forteresse, toujours inaccessible à l'appât de l'or. Il se contenta donc de former avec Charicles, gendre de Phocion, une amitié particulière; ce qui fit à Chariclès une très mauvaise réputation, parce qu'on voyait Harpalus avoir en lui la plus grande confiance, et l'employer dans toutes ses affaires, [22] au point que, voulant faire bâtir un magnifique tombeau à la courtisane Pithionice, qu'il avait fort aimée et dont il avait une fille, il lui en confia le soin. Cette commission, si honteuse en elle-même, le fut bien plus encore par la manière dont Chariclès la remplit : ce tombeau, qu'on voit encore aujourd'hui dans le lieu appelé Hermus, sur le chemin d'Athènes à Éleusis, n'a rien qui réponde à la somme de trente talents que Chariclès porta en dépense dans l'état qu'il remit à Harpalus. Après la mort de ce dernier, Chariclès et Phocion prirent chez eux la fille qu'il avait eue de cette courtisane, et la firent élever avec le plus grand soin. Dans la suite, Chariclès, appelé en justice pour l'argent qu'il avait reçu d'Harpalus, pria Phocion de l'aider dans sa défense, et de l'accompagner au tribunal. « Chariclès, lui dit Phocion en le refusant, je vous ai choisi pour mon gendre en tout ce qui sera honnête. » XXV. La première nouvelle de la mort d'Alexandre fut apportée dans Athènes par Asclépiade, fils d'Hipparque; mais Démade ne voulait pas qu'on y ajoutât foi. « Si la nouvelle était vraie, disait cet orateur, l'odeur d'un tel mort se serait déjà répandue dans toute la terre ». » Phocion, qui voyait le peuple lever la tête, et songer à introduire des nouveautés dans le gouvernement, s'efforçait de le modérer et de le contenir; et comme plusieurs orateurs couraient à la tribune, en criant qu'Asclépiade n'avait rien annoncé que de vrai, et qu'Alexandre était certainement mort : « S'il est mort aujourd'hui, leur dit Phocion, il le sera demain et encore après demain; ainsi nous aurons le temps de délibérer à loisir et avec plus de sûreté. » [23] Léosthène, qui par ses intrigues avait jeté la ville dans la guerre Lamiaque, voyant la peine qu'en ressentait Phocion, lui demanda d'un ton moqueur quel bien il avait fait à la ville pendant tant d'années qu'il avait commandé. « En est-ce donc un si petit, lui répondit Phocion, que les citoyens morts durant ce temps-là aient été enterrés dans les tombeaux de leurs pères? » Léosthène n'en continua pas moins de parler avec autant d'audace que de vanité. « Jeune homme, lui dit Phocion, tes discours ressemblent aux cyprès qui sont grands et hauts, mais qui ne portent pas de fruit. Alors Hypéride s'étant levé : « Quand est-ce donc, demanda-t-il à Phocion, que vous conseillerez aux Athéniens de faire la guerre? -- Ce sera, repartit Phocion, quand je verrai les jeunes gens déterminés à garder leurs rangs, les riches à contribuer aux frais de la guerre, et les orateurs à s'abstenir de voler le trésor public. » XXVI. Tout le monde admirait la belle armée que Léosthène avait mise sur pied ; et quelqu'un ayant demandé à Phocion comment il la trouvait : "Très-belle pour le stade, répondit-il; mais je crains le retour, parce qu'Athènes n'a plus le moyen d'avoir de l'argent, des vaisseaux et des troupes. » L'événement justifia ses craintes : à la vérité, Léosthène eut le début le plus brillant; il défit les Béotiens en bataille rangée, et força Antipater de se renfermer dans la ville de Lamia. Les Athéniens, transportés de joie à ces heureuses nouvelles, et se livrant aux plus flatteuses espérances, ne cessaient de faire des sacrifices et de célébrer des fêtes. Quelqu'un, qui crut confondre Phocion, lui demanda s'il ne voudrait pas avoir fait tous ces exploits. « Assurément, répondit-il, je voudrais les avoir faits; mais je ne me repens pas des conseils que j'ai donnés". Et comme l'on apprenait chaque jour du camp quelque nouveau succès : « Quand donc, s'écria-t-il, cesserons-nous de vaincre? » [24] Léosthène étant mort pendant cette guerre, ceux qui craignaient que Phocion ne fût nommé pour la continuer, et ne la terminât bientôt, apostèrent un citoyen peu connu, qui, s'étant levé dans l'assemblée, dit que, comme ami et camarade de Phocion, il engageait les Athéniens à ménager un général qui n'avait pas son second dans Athènes, et à charger Antiphile d'aller commander l'armée. Le peuple adoptait déjà cet avis, lorsque Phocion, s'avançant au milieu de l'assemblée, déclara qu'il n'avait jamais été ni le camarade ni l'ami de cet homme, qu'il ne l'avait même jamais connu. "Au reste, lui dit-il, dès ce moment je vous regarde comme mon meilleur ami, puisque vous conseillez au peuple ce qui m'est le plus avantageux". XXVII. Phocion s'opposait au désir immodéré qu'avaient les Athéniens de déclarer la guerre aux Béotiens; et ses amis lui représentant que le peuple le ferait mourir s'il persévérait dans cette opposition : « Oui, répondit Phocion; mais ce sera injustement, si je leur donne des conseils utiles; et il le fera avec justice, si je trahis ses intérêts. » Comme il vit que les Athéniens ne se rendaient pas à ses avis et ne cessaient de déclamer contre lui, il fit publier que tous les citoyens, depuis l'âge de quatorze ans jusqu'à celui de soixante, prissent du pain pour cinq jours, et le suivissent aussitôt après l'assemblée. Cette proclamation excita le plus grand trouble dans la ville; et les vieillards étant venus s'en plaindre hautement : « Qu'a donc cet ordre de si terrible? leur dit Phocion : moi, qui ai déjà quatre-vingts ans, ne serai-je pas à votre tête? » Cette réponse les adoucit, et leur ôta l'envie de faire la guerre. [25] Mais ensuite ayant appris que Micion, après avoir ravagé toute la côte avec un grand nombre de Macédoniens et d'étrangers, quelqu'un s'était avancé jusqu'au bourg de Rhamnuse, et faisait le dégât dans le pays, il fit marcher contre lui les Athéniens. Là, s'empressant tous autour de lui, ils se mêlent de lui donner des conseils; chacun veut trancher du général. L'un dit qu'il faut occuper cette colline; un autre veut envoyer en tel endroit la cavalerie; un troisième fixe le lieu où il serait à propos de camper. « Grands dieux, s'écria Phocion, combien je vois ici de capitaines, et combien peu de soldats!» Lorsqu'il eut mis son armée en bataille, un de ses fantassins s'avança hors des rangs; mais voyant un des ennemis mis venir à lui, il eut peur, et alla reprendre sa place. « Jeune homme, lui dit Phocion, n'as-tu pas honte d'avoir abandonné deux postes en un jour : celui que ton général t'avait donné, et celui que tu avais pris toi-même? » En même temps il charge les ennemis, les enfonce, les met en fuite, et tue Micion leur chef, avec un grand nombre d'entre eux. XXVIII. Cependant l'armée des Grecs confédérés gagna dans la Thessalie une grande bataille contre Antipater, auquel s'était réuni Léonatus avec les Macédoniens qu'il avait amenés d'Asie; Léonatus fut tué dans cette action, où Antiphile commandait les gens de pied, et Ménon le Thessalien, la cavalerie. [26] Peu de temps après, Cratère étant revenu d'Asie avec une puissante armée, il se livra près de Cranon un second combat où les Grecs furent battus. Mais ni la défaite, ni le nombre des morts ne furent considérables; cet échec même n'eut lieu que par la désobéissance des soldats, dont les chefs étaient trop jeunes et manquaient de fermeté : d'ailleurs les tentatives qu'Antipater fit auprès des villes de la Grèce occasionnèrent la dispersion des troupes, qui trahirent lâchement la cause de la liberté. Antipater ayant aussitôt fait marcher son armée contre Athènes, Démosthène et Hypéride sortirent de la ville. Démade, qui n'avait pu payer la plus petite partie des amendes auxquelles il avait été condamné jusqu'à sept fois, pour autant de décrets contraires aux lois qu'il avait proposés; que son insolvabilité avait fait déclarer infâme, et priver du droit de parler en public, devenu alors pleinement libre, fit un décret qui portait qu'on enverrait vers Antipater des ambassadeurs munis de pleins pouvoirs pour traiter de la paix avec lui. XXIX. Le peuple, qui n'était pas sans crainte sur une pareille ambassade, appela Phocion, comme le seul à qui l'on pût confier une commission si importante. "Si vous aviez voulu suivre les conseils que je vous donnais, leur dit Phocion, nous n'aurions pas à délibérer aujourd'hui sur des affaires de cette nature." Le décret de Démade ayant été confirmé, Phocion fut envoyé vers Antipater, qui, campé dans la Cadmée était sur le point d'entrer dans l'Attique. D'abord Phocion lui demanda de traiter de la paix dans le lieu même où il était. Cratère ayant observé que Phocion ne demandait pas une chose juste, en voulant que l'armée macédonienne restât à fouler le pays de ses alliés et de ses amis, tandis qu'elle pouvait aller vivre aux dépens des ennemis, Antipater prenant la main de Cratère : « Il faut, lui dit-il, faire ce plaisir à Phocion. » Par rapport aux conditions de la paix, il déclara que les Athéniens devaient s'en remettre sans réserve à celles qu'il présentait; comme lui-même, lorsqu'il était assiégé dans Lamia, s'en était entièrement rapporté à Léosthène pour la capitulation. [27] XXX. Les Athéniens ayant reçu cette réponse, se soumirent par nécessité aux conditions qu'on leur imposait. Phocion retourna tout de suite à Thèbes avec les autres ambassadeurs, au nombre desquels on avait mis le philosophe Xénocrate, dont la vertu était en si grande estime, et lui avait acquis tant de réputation et de célébrité, qu'on ne croyait pas qu'il y eût un homme assez arrogant, assez cruel, assez emporté pour ne pas s'adoucir à la seule vue de Xénocrate, et ne pas concevoir pour lui du respect et de la vénération. Mais le contraire arriva par un effet de la méchanceté et de la haine du bien, qui étaient naturelles à Antipater. Il ne le salua même pas, quoiqu'il eût fait amitié à tous les députés ; ce qui fit dire à Xénocrate qu'Antipater avait raison de ne rougir que devant lui du traitement injuste qu'il voulait faire aux Athéniens. Lorsque Xénocrate eut commencé son discours, Antipater témoigna la plus vive impatience, l'interrompit souvent avec humeur, et l'obligea enfin de se taire. Mais après que Phocion eut parlé, il répondit qu'il ferait volontiers amitié et alliance avec les Athéniens, à condition qu'ils lui livreraient Démosthène et Hypéride; qu'ils rétabliraient l'ancienne forme de gouvernement, où les rangs des citoyens étaient réglés sur le revenu; qu'ils recevraient garnison dans le port de Munychium ; qu'enfin, outre les frais de la guerre, ils payeraient une amende dont on conviendrait. Tous les autres ambassadeurs acceptèrent ces conditions, qu'ils trouvèrent fort douces; Xénocrate seul s'en plaignit. "Antipater, dit-il, nous traite doucement pour des esclaves, mais bien durement pour des hommes libres". Phocion l'ayant prié de leur faire grâce de la garnison : « Phocion, lui répondit Antipater, je veux tout vous accorder, excepté ce qui causerait votre perte et la nôtre. » Quelques historiens racontent autrement ce dernier fait : Antipater, disent-ils, demanda à Phocion si, dans le cas où il se relâcherait sur l'article de la garnison, il voudrait être garant que la ville observerait le traité, et ne remuerait plus. Phocion gardait le silence, et ne se pressait pas de répondre. Alors un certain Callimédon, surnommé Carabus, homme d'un naturel violent et ennemi du gouvernement populaire, s'avançant vers Antipater : « Et bien! lui dit-il, si cet homme était assez imprudent pour s'en rendre caution, vous y fieriez-vous, et en feriez-vous moins ce que vous avez résolu? [28] XXXI. Les Athéniens reçurent donc une garnison macédonienne, commandée par Ményllus, homme modéré et ami de Phocion. Cette condition parut aux Athéniens d'une fierté insultante et inspirée plutôt par le désir de montrer insolemment l'abus du pouvoir, que dictée par une précaution nécessaire à la sûreté des affaires. La circonstance dans laquelle la garnison prit possession du port ajouta encore au ressentiment des Athéniens : ce fut précisément le vingt du mois de Boédromion, pendant la célébration des mystères et le jour qu'on conduit en pompe le dieu Iacchus d'Athènes à Éleusis. Aussi le trouble qui en résulta pendant cette cérémonie donna-t-il lieu au plus grand nombre des citoyens de comparer les fêtes d'alors avec celles des anciens temps. « Autrefois, disaient-ils, dans les jours brillants de nos prospérités, ces fêtes étaient marquées par des visions mystérieuses, par des voix extraordinaires qui frappaient nos ennemis de terreur. Aujourd'hui, dans ces mêmes solennités, les dieux voient avec indifférence le plus grand malheur qui pût arriver à la Grèce : la sainteté du jour qui nous était le plus cher souillée par un affreux événement, qui en fixera désormais la date dans les âges suivants. XXXII. Quelques années auparavant, on avait apporté aux Athéniens un oracle de Dodone qui leur ordonnait de garder avec soin les promontoires de Diane, de peur que les étrangers ne vinssent s'en emparer; et dans ces derniers jours, les bandelettes sacrées dont on entoure les berceaux mystiques d'Iacchus ayant été trempées dans l'eau, prirent, au lieu de la couleur de pourpre qu'elles avaient, une couleur jaunâtre et pâle comme celle d'un mort; et ce qu'il y eut de plus extraordinaire, les linges des particuliers qu'on lava dans la même eau conservèrent tout l'éclat de leur couleur naturelle. Pendant qu'un des ministres du temple lavait un pourceau dans le port de Cantharus, un énorme poisson vint le saisir et en dévora la partie de derrière jusqu'au ventre. Le dieu leur faisait entendre clairement par là qu'ils seraient privés des parties basses de la ville, de celles qui touchaient à la mer, et qu'ils ne conserveraient que la ville haute. XXXIII. Les Athéniens n'eurent pas à se plaindre de cette garnison que Ményllus, son commandant, savait contenir; mais plus de douze mille citoyens ayant été exclus, à cause de leur pauvreté, du gouvernement populaire, une partie resta dans Athènes, et se plaignit du traitement injuste qu'elle éprouvait; les autres, abandonnant la ville, se retirèrent en Thrace, où Antipater leur assigna une ville, et des terres qu'ils habitèrent : semblables à des gens qui, forcés dans une ville assiégée, auraient été bannis de leur patrie. [29] Au reste, la mort de Démosthène dans l'île de Calaurie, et celle d'Hypéride à Cléones, que nous avons rapportées ailleurs, firent presque regretter aux Athéniens Alexandre et Philippe, et chérir la mémoire de ces deux princes. Dans la suite, après qu'Antigonus eut été tué, et que ses meurtriers traitèrent durement les peuples qui leur étaient soumis, un paysan de Phrygie se mit à fouiller la terre; et quelqu'un lui ayant demandé ce qu'il faisait : "Je cherche Antigonus", répondit-il en soupirant. C'est ce que disaient aussi ceux des Athéniens qui se souvenaient combien ces princes étaient magnanimes et généreux, même dans leur courroux, et avec quelle facilité ils pardonnaient les offenses. Antipater au contraire, adroit à cacher sa puissance sous le masque d'un simple particulier, sous un méchant manteau, sous les dehors d'une vie frugale, était réellement un maître cruel, un tyran insupportable aux peuples qui lui étaient assujettis. Cependant Phocion obtint de lui, par ses prières, le rappel de plusieurs bannis; et ceux qui furent obligés de subir leur exil, il empêcha qu'ils ne fussent, comme bien d'antres, privés du séjour de la Grèce, et relégués au delà des monts Acrocérauniens et du promontoire de Ténare; ils eurent la liberté d'habiter dans le Péloponèse : de ce nombre fut le sycophante Agnonides. XXXIV. Phocion gouvernait avec beaucoup de douceur et de justice ceux qui étaient restés dans Athènes; il maintenait dans les charges les citoyens les plus honnêtes; et ceux qu'il savait intrigants et curieux de nouveautés, il les éloignait de tout emploi. Réduits ainsi à l'impuissance d'exciter des troubles, et séchant dans leur inaction, ils prirent insensiblement du goût pour le séjour de la campagne et pour la culture des terres. Un jour qu'il vit Xénocrate payer le tribut dû par les étrangers domiciliés à Athènes, il voulut lui donner le droit de bourgeoisie; Xénocrate le refusa, en disant qu'il ne prendrait jamais de part à ce gouvernement, après avoir été député vers Antipater pour s'opposer à son établissement. [30] Ményllus envoya un jour, en présent à Phocion, une somme d'argent considérable. « Ményllus, dit-il, n'est pas pas plus grand seigneur qu'Alexandre; et je n'ai pas aujourd'hui de motif plus plausible de recevoir ce présent, que lorsque j'ai refusé les dons de ce prince. Ményllus l'ayant fait prier de l'accepter au moins pour Phocus, son fils : « Si Phocus, répondit Phocion, change de conduite, et qu'il devienne sage, il en aura assez du bien de son père; mais, à la vie qu'il mène à présent, rien ne lui suffira. » Il répondit plus sèchement encore à Antipater, qui lui demandait une chose malhonnête. « Antipater, dit-il, ne peut m'avoir en même temps pour flatteur et pour ami. » Ce prince disait que de deux amis qu'il avait à Athènes, Phocion et Démade, il n'avait jamais pu ni faire rien recevoir à l'un, ni satisfaire l'avidité de l'autre. Aussi rien ne faisait éclater davantage la vertu de Phocion que cette pauvreté dans laquelle il avait vieilli, quoiqu'il eût été tant de fois général des Athéniens, et qu'il eût eu des rois pour amis. Démade, au contraire, tirait vanité de ses richesses, lors même qu'elles étaient le fruit de ses prévarications. Une loi d'Athènes défendait qu'aucun étranger fût reçu dans les choeurs de danse, sous peine, pour celui qui faisait les frais de ces choeurs, de payer une amende de mille drachmes. Cependant Démade, un jour qu'il donnait des jeux à ses frais, fit paraître à la fois cent danseurs étrangers dans les choeurs; et en même temps il compta publiquement sur le théâtre les mille drachmes d'amende pour chacun d'eux. Il dit à son fils Déméas, quand il le maria : "Mon fils, lorsque j'épousai ta mère, nos plus proches voisins mêmes ne s'en aperçurent pas; mais aujourd'hui les princes et les rois contribuent aux frais de tes noces". XXXV. Les Athéniens ne cessaient d'importuner Phocion pour qu'il obtînt d'Antipater qu'il retirât la garnison de la ville; mais Phocion, soit qu'il désespérât de le persuader à ce prince, soit plutôt parce qu'il voyait que la crainte de cette garnison rendait le peuple plus sage et plus facile à conduire remettait toujours cette ambassade : il obtint seulement d'Antipater d'accorder quelque délai à la ville pour le payement des sommes qu'elle lui devait. Les Athéniens ne songèrent donc plus à Phocion pour cette ambassade, et la proposèrent à Démade, qui s'en chargea volontiers, et passa promptement avec son fils en Macédoine, conduit sans doute par sa mauvaise destinée. Il y arriva dans le moment qu'Antipater était déjà attaqué de la maladie dont il mourut, et que son fils Cassandre, devenu maître des affaires, avait surpris une lettre que Démade écrivait à Antigonus, qui était alors en Asie, pour l'engager à venir au plus tôt s'emparer de la Grèce et de la Macédoine, qui, disait-il, ne tenaient plus qu'à un fil vieux et pourri; c'est ainsi qu'il appelait Antipater par moquerie. Il ne fut pas plutôt arrivé, que Cassandre le fit arrêter; et prenant d'abord son fils, il l'égorgea sous les yeux et si près de son père, qu'il fut tout couvert de son sang. Après lui avoir reproché ensuite dans les termes les plus durs son ingratitude et sa trahison, et l'avoir accablé d'outrages, il le fit périr lui-même. [31] XXXVI. Antipater, avant de mourir, avait nommé Polyperchon général de l'armée, et donné à Cassandre le commandement de mille hommes; mais à peine il fut mort que Cassandre, s'emparant de l'autorité, envoya sur-le-champ Nicanor à Athènes, pour remplacer Ményllus dans le commandement de la garnison, avant que la mort de son père fût connue; et il lui ordonna de s'assurer du port de Munichyum; ce qu'il exécuta sans peine. Peu de jours après, les Athéniens ayant appris la mort d'Antipater, accusèrent Phocion d'en avoir été informé avant eux, et de l'avoir cachée en faveur de Nicanor. Ce soupçon fit courir contre lui des bruits désavantageux, dont il ne tint aucun compte; il eut de fréquentes conférences avec Nicanor; et, non content de lui avoir inspiré de la douceur et de la bienveillance pour les Athéniens, il lui suggéra l'ambition de plaire au peuple, en lui donnant des jeux à ses frais. [32] Cependant Polyperchon, à qui la personne du jeune roi avait été confiée, voulant susciter des affaires à Cassandre, écrivit aux Athéniens que le roi leur rendait le gouvernement démocratique, et voulait que tous les citoyens, suivant l'ancien usage, fussent indistinctement admis aux charges. C'était un piége qu'il tendait à Phocion, dans le dessein qu'il avait dès lors de se rendre maître d'Athènes, comme sa conduite le prouva bientôt : il désespérait d'y réussir, s'il ne commençait par en faire chasser Phocion; et cela devait arriver infailliblement, dès que ceux qui avaient été privés du droit de bourgeoisie viendraient, pour ainsi dire, se déborder dans le gouvernement; que les démagogues et les sycophantes recommenceraient à dominer dans les tribunaux. La lettre de Polyperchon ayant excité du mouvement parmi les Athéniens, et Nicanor voulant leur parler au Pirée, le peuple s'y assembla; Nicanor s'y rendit, après s'être remis à Phocion de la sûreté de sa personne. Dercyllus, qui commandait pour le roi dans l'Attique, ayant formé le dessein de se saisir de lui, Nicanor, qui en fut averti, s'enfuit à temps du Pirée, et fit connaître aussitôt qu'il se vengerait de cette trahison sur la ville. XXXVII. Phocion, qu'on accusa de l'avoir laissé échapper quand il pouvait si aisément le retenir, répondit qu'il n'avait pas lieu de se méfier de Nicanor, ni de rien craindre de sa part; qu'au reste, s'il en arrivait autrement, il aimait beaucoup mieux souffrir manifestement une injustice que de la commettre. A ne considérer que Phocion seul, cette réponse paraîtra dictée par la magnanimité et l'amour de la justice; mais si l'on pense qu'il mettait en danger le salut de sa patrie, lui qui en était le général et le premier magistrat, on trouvera peut-être qu'il violait un droit plus ancien et plus fort, qui le liait envers ses concitoyens. On ne peut pas dire, pour le justifier, que la crainte de jeter Athènes dans une guerre inévitable l'empêcha de l'arrêter, et qu'il prétexta la foi et la justice qu'il lui devait, afin que Nicanor, retenu par le respect qu'il aurait pour lui, vécût en paix avec les Athéniens, et ne leur fit aucun tort. Dans le fait, il avait la plus grande confiance en Nicanor, et ne voulut jamais croire ni écouter les rapports d'un grand nombre de citoyens qui accusaient cet officier de vouloir surprendre le Pirée, de travailler à corrompre quelques habitants de ce port, et à faire passer des troupes étrangères à Salamine. Bien plus, Philomèdes, du bourg de Lampra, ayant fait un décret pour ordonner à tous les Athéniens de prendre les armes, et d'obéir à Phocion leur général, il en négligea l'exécution, jusqu'à ce que Nicanor, sortant avec ses troupes de la forteresse de Munychia, environna le port de tranchées ; [33] Phocion alors ayant voulu faire marcher les Athéniens contre Nicanor, ils se soulevèrent, et refusèrent de le suivre. XXXVIII. Cependant Alexandre, fils de Polyperchon, se rendit à Athènes avec des troupes, sous prétexte de secourir la ville contre Nicanor; mais, dans le fait, pour profiter, s'il lui était possible, des divisions dont la ville était agitée, afin de s'en saisir lui-même. Les bannis qui l'avaient suivi étaient entrés dans Athènes; une multitude d'étrangers et de gens notés d'infamie, s'étant jointe à eux, ils tinrent une assemblée composée d'hommes de toute espèce, sans ordre ni discipline, dans laquelle ils déposèrent Phocion, et nommèrent d'autres généraux. Si l'on n'eût pas vu Alexandre s'entretenir seul avec Nicanor au pied de la muraille, et que leurs fréquentes entrevues n'eussent pas donné quelque soupçon, jamais Athènes n'eût échappé à ce danger. Mais l'orateur Agnonides, s'étant aussitôt déclaré contre Phocion, et l'ayant accusé de trahison, Callimédon et Périclès, qui craignaient pour eux-mêmes, sortirent de la ville; et Phocion, avec ceux de ses amis qui étaient restés, se rendit auprès de Polyperchon. Solon de Platée et Dinarque le Corinthien, qui passaient pour les amis particuliers de Polyperchon, voulurent l'accompagner, pour lui faire plaisir; mais Dinarque étant tombé malade en chemin, ils s'arrêtèrent plusieurs jours à Élatée. Dans cet intervalle, les Athéniens, par l'avis d'Agnonides et sur le décret d'Archestrate, envoyèrent à Polyperchon des ambassadeurs, chargés d'accuser Phocion. Les deux partis arrivèrent en même temps auprès de Polyperchon, à l'instant qu'il traversait avec le roi un bourg de la Phocide nommé alors Pharyges, situé près du mont Acrorion, et qui s'appelle aujourd'hui Galate. XXXIX. Là, Polyperchon fit tendre un dais d'or, sous lequel il plaça le roi, entouré de ses principaux courtisans; et avant tout, ayant fait saisir Dinarque, il ordonna qu'après avoir reçu la torture, il pérît du dernier supplice. Il permit ensuite aux Athéniens de parler ; mais comme ils criaient beaucoup et faisaient un grand bruit, en s'accusant les uns les autres en présence du roi et de son conseil, Agnonides s'avança au milieu de l'assemblée. "Seigneur, dit-il, ordonnez qu'on nous enferme tous dans une cage, et qu'on nous renvoie à Athènes, pour y rendre compte de notre conduite". Le roi se mit à rire de cette saillie; mais les Macédoniens qui étaient présents à ce conseil, et les étrangers que la curiosité y avait amenés, désirant d'entendre plaider cette cause, faisaient signe aux ambassadeurs d'exposer tout de suite leurs chefs d'accusation. Polyperchon fit paraître une partialité révoltante : lorsque Phocion voulut se justifier, il l'interrompit à tout moment; et enfin ayant frappé la terre de son bâton, il l'obligea de se taire et de se retirer. Hégémon ayant pris Polyperchon à témoin de son affection pour le peuple, celui-ci, transporté de colère : « Oses-tu, lui dit-il, porter ainsi en présence du prince un faux témoignage contre moi? » Le roi, se levant de son siége, voulut percer Hégémon de sa lance; mais Polyperchon l'ayant saisi, l'arrêta, et l'assemblée fut rompue. [34] Aussitôt les gardes environnent Phocion. Ceux de ses amis qui étaient le plus près de lui, et ceux qui s'en trouvaient plus éloignés, témoins de cette violence, se couvrent le visage de leurs manteaux, et se sauvent par la fuite. Clitus mena les autres à Athènes, en apparence pour y être jugés; mais dans le fait pour y recevoir la mort, comme déjà condamnés. La manière dont ils y furent conduits ajoute encore à la rigueur de ce traitement : ils étaient sur des chariots qui les menaient, le long de la rue du Céramique, au théâtre; où Clitus les garda jusqu'à ce que les magistrats eussent convoqué l'assemblée, d'où l'on n'exclut ni esclave, ni étranger, ni homme noté d'infamie : le tribunal et le théâtre furent indistinctement ouverts à tout état et à tout sexe. XL. On lut d'abord la lettre du roi, qui déclarait tous les prisonniers convaincus de trahison; il en renvoyait le jugement aux Athéniens, comme à un peuple libre, et qui se gouvernait par ses lois. Clitus les fit entrer dans l'assemblée. A l'aspect de Phocion, tous les bons citoyens, baissant les yeux et se couvrant le visage, versèrent des larmes amères; un seul d'entre eux eut le courage de se lever, et de dire que puisque le roi avait renvoyé au peuple un jugement de cette importance, il était juste d'exclure de l'assemblée les étrangers et les esclaves. Mais la populace rejeta hautement cette proposition, et s'écria qu'il fallait lapider ces partisans de l'oligarchie, ces ennemis du peuple. Personne n'osa plus élever la voix en faveur de Phocion; et lui-même n'étant parvenu qu'avec beaucoup de peine à se faire écouter: « Athéniens, dit-il, est-ce justement ou injustement que vous voulez nous faire mourir? - C'est justement, répondirent quelques-uns d'entre eux. — Eh ! comment pourrez-vous en être sûrs, répondit Phocion, si vous ne voulez pas même nous entendre? » Mais, ne les voyant pas plus disposés à l'écouter, il s'avança au milieu du peuple : « Je confesse, dit-il, que je vous ai fait des injustices dans le cours de mon administration; et pour les expier, je me condamme moi-même à la mort. Mais, ceux qui sont avec moi, Athéniens, pourquoi les feriez-vous mourir, puisqu'ils ne vous ont fait aucun tort? — Parce qu'ils sont tes amis", répondit la populace. A cette parole, Phocion se retira et ne dit plus rien. Agnonides récita le décret qu'il avait dressé, et qui portait que le peuple donnerait ses suffrages pour prononcer si les accusés étaient coupables; et que s'ils étaient déclarés tels, ils seraient exécutés sur-le-champ. [35] Après la lecture du décret, quelques personnes voulaient y faire ajouter que Phocion serait appliqué à la torture avant que d'être mis à mort; et déjà ils commandaient qu'on apportât la roue et qu'on fit venir les exécuteurs. Mais Agnonides voyant l'indignation que cette demande causait à Clitus, et jugeant lui-même que ce serait une action aussi barbare qu'injuste : « Lors, dit-il, que nous aurons à punir un scélérat tel que Callimédon, nous l'appliquerons à la torture; mais je n'ordonne rien de semblable contre Phocion". Alors un homme de bien élevant la voix : « Tu as raison, s'écria-t-il; car si nous mettons Phocion à la torture, à quoi donc te condamnerons-nous?» Le décret fut confirmé; et lorsqu'on demanda les suffrages, personne ne se tint assis; tout le monde se leva, et la plupart mirent sur leurs têtes des couronnes de fleurs. Tous les suffrages furent pour la mort.Nicoclès, Thudippe, Hégémon et Pythocles, étaient présents avec Phocion; Démétrius de Phalère, Callimédon, Chariclès et quelques autres, furent condamnés à mort par contumace. [36] XLI. Quand on eut congédié l'assemblée, on les conduisit à la prison. Tous les autres, attendris par leurs parents et leurs amis qui étaient venus les embrasser pour la dernière fois, marchaient fondant en larmes, et déploraient leur infortune : Phocion seul conservait le même air de visage que lorsque, sortant de l'assemblée pour aller commander les troupes, il était reconduit avec honneur par les Athéniens; ceux qui le voyaient passer ne pouvaient s'empêcher d'admirer sa grandeur d'âme et son impassibilité. Plusieurs de ses ennemis le suivaient, en l'accablant d'injures; l'un d'eux vint même lui cracher au visage. Phocion se tournant vers les magistrats, leur dit d'un air tranquille : "Personne ne réprimera-t-il l'indécence de cet homme?" Quand ils furent dans la prison, Thudippe voyant broyer la ciguë, se mit à éclater en plaintes, à déplorer son malheur, en disant que c'était bien à tort qu'on le faisait mourir avec Phocion. «Eh! quoi, lui dit Phocion, n'est-ce pas une assez grande consolation pour toi que de mourir avec Phocion? » Quelqu'un de ses amis lui ayant demandé s'il n'avait rien à faire dire à son fils Phocus : « Sans doute, répondit-il, j'ai à lui recommander de ne conserver aucun ressentiment de l'injustice des Athéniens. » Nicoclès, le plus fidèle de ses amis, le pria de lui laisser boire la ciguë le premier. « Votre demande, lui dit Phocion, est bien dure et bien triste pour moi; mais puisque je ne vous ai jamais rien refusé pendant ma vie, je vous accorde à ma mort cette dernière satisfaction. » Quand tous les autres eurent bu la ciguë, elle manqua pour Phocion, et l'exécuteur déclara qu'il n'en broyerait point d'autre, à moins qu'on ne lui donnât douze drachmes, qui étaient le prix de chaque dose. Comme cette difficulté emportait du temps et causait quelque retard, Phocion appelant un de ses amis : "Puisqu'on ne peut pas mourir gratis à Athènes, lui dit-il, je vous prie de donner à cet homme l'argent qu'il demande. » [37] XLII. C'était le dix-neuf du mois de Munychion ; et ce jour-là les chevaliers faisaient une procession à cheval en l'honneur de Jupiter. Lorsqu'ils passèrent devant la prison, les uns ôtèrent leurs couronnes ; les autres, jetant les yeux sur la porte, ne purent retenir leurs larmes ; et ceux à qui il restait quelques sentiments d'humanité, ou que la colère et l'envie n'avaient pas entièrement dépravés, regardaient comme une grande impiété qu'on n'eût pas renvoyé cette exécution au lendemain, afin que dans une fête si solennelle la ville ne fût pas souillée par une mort violente. Cependant les ennemis de Phocion, trouvant sans doute qu'il manquait quelque chose à leur triomphe, firent décréter que son corps serait porté hors du territoire de l'Attique, et que nul Athénien ne pourrait donner du feu pour faire ses funérailles. Aucun de ses amis n'osa seulement toucher à son corps ; mais un certain Conopion, accoutumé à vivre du produit de ces sortes de fonctions, transporta le corps au delà des terres d'Éleusis, et le brûla avec du feu pris sur le territoire de Mégare. Une femme du pays, qui se trouva par hasard à ces funérailles avec ses esclaves, lui éleva dans le lieu même un cénotaphe, y fit les libations d'usage; et mettant dans sa robe les ossements qu'elle avait recueillis, elle les porta la nuit dans sa maison, et les enterra sous son foyer, en disant : «O mon foyer, je dépose dans ton sein ces précieux restes d'un homme vertueux. Conserve-les avec soin pour les rendre au tombeau de ses ancêtres, quand les Athéniens seront revenus à la raison. » [38] XLIII. Peu de temps après, les affaires elles-mêmes firent sentir aux Athéniens quel magistrat vigilant, quel gardien fidèle de la tempérance et de la justice le peuple avait perdu. Ils lui dressèrent une statue de bronze, et enterrèrent ses ossements aux frais du public. De ses accusateurs, Agnonides fut le premier condamné à mort, à l'unanimité des suffrages : Épicure et Démophile, qui s'étaient enfuis d'Athènes, tombèrent dans les mains du fils de Phocion, et subirent la punition qu'ils méritaient. Ce Phocus, d'ailleurs, ne fut pas, dit-on, un homme de bien : devenu amoureux d'une jeune courtisane qui demeurait chez un marchand d'esclaves, il entendit un jour par hasard, dans le Lycée, Théodore l'athée faire cet argument : « S'il n'est pas honteux de délivrer un ami de la servitude, il ne l'est pas non plus d'en tirer une amie; s'il ne l'est pas de mettre un de ses compagnons en liberté, pourquoi le serait-il d'y mettre une compagne ? Le jeune homme accommodant à sa passion ce raisonnement, qui lui parut sans réplique, délivra sa maîtresse d'esclavage. La mort de Phocion renouvela aux Grecs le souvenir de celle de Socrate : l'injustice fut la même à l'égard de l'un et de l'autre, et attira sur Athènes les mêmes calamités.