[920] DE LA FACE QUI PARAÎT SUR LA LUNE. (920b) Tel fut le discours de Sylla ; il s'accordait avec le récit que je venais de faire, et semblait en être tiré. Mais je demanderais volontiers à quoi bon un tel préambule pour en venir à des opinions si connues sur la face de la lune, et qui sont dans la bouche de tout le monde? «Pourquoi, lui dis-je, le regardez-vous comme inutile, puisque les difficultés que présente la première question nous ont conduits à celle-ci ? Ceux qui, dans des maladies chroniques, ne retirent aucun soulagement des remèdes et du régime ordinaires, ont recours à des expiations, à des amulettes, à des interprétations de songes. De même, dans les questions obscures et difficiles, (920c) quand les raisons les plus simples et les plus frappantes ne satisfont point, il faut en essayer d'extraordinaires; et, loin de rien mépriser, on doit user même des enchantements et des fables anciennes, et ne négliger aucun moyen de découvrir la vérité. «Vous apercevez au premier coup d'œil tout le ridicule de l'opinion qui attribue cette figure qu'on voit sur le globe de la lune à un accident de la vue éblouie par la lumière de cette planète. On ne fait pas réflexion que cet accident devrait plutôt avoir lieu à l'égard du soleil, dont la lumière frappe nos yeux bien plus vivement. Empédocle a marqué avec justesse la différence de ces deux effets, lorsqu'il a dit : "Le soleil de ses feux embrase l'hémisphère; Par de plus doux rayons la lune nous éclaire". (920d) «Il désigne dans le dernier la clarté bienfaisante de la lune, qui nous attire sans jamais nous fatiguer. Je ne trouve pas ces philosophes mieux fondés, lorsqu'ils disent que les vues faibles et courtes n'aperçoivent aucune différence de forme sur la lune ; qu'elle leur paraît tout unie et également claire partout, tandis que ceux qui ont des yeux vifs et perçants distinguent très bien les différents traits de sa figure et en voient nettement toutes les parties. Mais ce serait tout le contraire, si l'éblouissement que la clarté de la lune ferait éprouver aux vues faibles était la cause de cette apparence. Alors, plus l'œil affecté serait débile, et plus cette apparence serait sensible. D'ailleurs, l'inégalité de la surface de la lune détruit absolument cette opinion ; car cette figure ne paraît point dans une ombre continue et entièrement obscure, (920e) comme le fait assez bien entendre le poète Agésianax, lorsqu'il dit: "La lune nous présente un contour lumineux ; En elle on voit briller la douce et pure image D'une jeune beauté que la couleur des cieux En relevant ses traits embellit davantage. Dans ses yeux, sur son front, une vive rougeur S'allie avec éclat à la simple candeur". En effet, les ombres y sont tranchées par des masses de lumière ; ces contrastes font qu'elles paraissent s'abaisser et s'élever réciproquement ; et elles s'entrelacent tellement les unes les autres, qu'elles représentent au naturel une figure humaine. Aussi j'adopte volontiers la réfutation que votre Aristote faisait de l'opinion de Cléarque : je dis le vôtre, celui qui fut l'ami particulier (920f) du premier philosophe de ce nom, quoiqu'il ait renversé plusieurs points de la doctrine du Lycée. — Et quelle était l'opinion de ce Cléarque ? dit alors Apollonides. — Il serait, lui répondis-je, plus excusable à tout autre qu'à vous d'ignorer une opinion qui est entièrement fondée sur la géométrie. Il disait que ce que nous regardons comme une figure humaine dans la lune est l'image de la grande mer, représentée sur cette planète comme dans un miroir. [921] (921a) Les réflexions qu'elle éprouve dans plusieurs points de sa circonférence trompent la vue, comme il arrive dans ce qui ne vient pas frapper directement cet organe ; et la pleine lune, par l'égalité et l'éclat de sa surface, est le plus beau et le plus pur des miroirs. Comme vous croyez que l'arc-en-ciel est produit par la réflexion des rayons du soleil qui frappent notre vue après avoir été réfractés dans une nuée dont les vapeurs légères et humides ont été condensées, de même, selon lui, la mer extérieure était représentée sur le globe de la lune, non à la place même où cette mer est située, mais dans l'endroit où la réfraction en produit l'image, que la réflexion des rayons lunaires renvoie jusqu'à nous. C'est ce que dit encore Agésianax dans le passage suivant : (921b) "L'image de la mer par les vents agitée, Là, comme en un miroir, était représentée.» Apollonides fut charmé de cette idée. «Quelle opinion neuve, s'écria-t-il, et qu'elle est bien d'un homme instruit, quoique hardi dans ses sentiments ! Mais comment fut-elle combattue ? — Premièrement, lui dis-je, si la mer extérieure est partout d'une même nature, elle doit former un tout un et continu. Mais les taches noires qui paraissent sur le disque de la lune ne font pas un tout continu ; on y voit comme des isthmes lumineux, et les parties éclairées y sont distinctes des parties obscures et ténébreuses. Ainsi chacun de ces endroits étant séparé (921c) et comme circonscrit par des bornes, ceux où la clarté confine avec l'ombre offrent des enfoncements et des élévations qui représentent une figure humaine sur laquelle on distingue sensiblement des yeux et des lèvres. Il faut donc supposer ou que la terre a plusieurs grandes mers entrecoupées d'isthmes et de continents, ce qui est faux et absurde, ou, s'il n'y a qu'une seule mer, il n'est pas vraisemblable que son image, représentée sur la lune, paraisse divisée en plusieurs parties. «Il y a bien moins de danger à demander qu'à affirmer en votre présence si, la terre étant égale en largeur et en longueur, il est possible que l'image entière de la lune, réfléchie sur la terre, atteigne ainsi tout l'Océan et tous ceux qui naviguent sur cette mer ou même qui l'habitent, (921d) comme les peuples de la Grande-Bretagne, surtout la terre n'étant, selon vous, qu'un point, comparée au globe de la lune. C'est à vous, ajoutai-je, à l'examiner. Quant à la réflexion de l'image de la lune, cela ne regarde ni vous ni Hipparque. D'ailleurs, mon ami, bien des physiciens n'approuvent pas cette doctrine sur la réflexion qu'éprouve notre vue ; ils croient plus vraisemblable qu'elle a, par sa conformation, de l'analogie et de l'accord avec les objets qui l'affectent, et non qu'elle ait des chocs et des répercussions tels qu'Épicure en supposait dans ses atomes. Car je ne crois pas que Cléarque veuille nous donner la lune pour un corps pesant et massif. C'est un astre dont la nature éthérée et lumineuse ne peut, selon vous-même, éprouver ces sortes de réflexions et de réverbérations ; en sorte que cette prétendue réfraction se réduit à rien. (921e) Mais si l'on veut que nous l'admettions, je demanderai pourquoi cette image de la mer n'est représentée que sur la lune, comme dans un miroir, et non sur aucun des autres astres. Car il est naturel que cette représentation ait également lieu sur tous, ou qu'elle ne soit dans aucun. Mais vous, dis-je à Lucius en jetant les yeux sur lui, rappelez-moi ce qui fut dit d'abord par les philosophes de notre école. — Mais plutôt, me dit Lucius, afin de ne pas blesser Pharnace en laissant de côté l'opinion des stoïciens sans la combattre, réfutez, je vous prie, (921f) le sentiment de ce philosophe qui suppose que la lune n'est dans toute sa masse qu'un composé d'air mêlé d'un feu doux et tranquille, et qui prétend que, comme dans le calme, il s'élève quelquefois un vent léger qui fait rider la surface des flots, de même l'air, en se noircissant, imprime sur la lune l'apparence de cette figure. — Lucius, lui dis-je, vous êtes trop bon de présenter sous des termes si doux et si honnêtes une opinion aussi absurde que celle-là. Notre ami n'en usait pas de même ; il disait sans détour, ce qui est vrai, que les stoïciens défiguraient la lune en la couvrant de taches et de noirceurs ; [922] qu'ils l'invoquent (922a) sous les noms de Diane et de Minerve, et que cependant ils font de cette planète une masse pétrie d'un air ténébreux et d'un feu de charbon, qui ne doit à elle-même ni sa chaleur ni sa lumière, un corps dont la nature est difficile à déterminer, toujours couvert de fumée et miné par le feu, à peu près semblable à ces foudres qui n'ont, suivant les poètes, que de la fumée sans clarté. Quant à ce qu'ils prétendent qu'un feu de charbon, tel qu'ils supposent celui de la lune, ne peut durer ni se conserver s'il ne trouve une matière solide qui lui serve d'aliment et lui donne de la consistance, je crois qu'en cela ils n'ont pas aussi bien vu (922b) que ceux qui ont dit en plaisantant que Vulcain était boiteux, pour faire entendre que le feu ne peut aller sans bois, comme un boiteux ne va pas sans bâton. Mais si la lune est une substance ignée, comment peut-elle contenir une si grande quantité d'air ? Car cette région supérieure qui se meut circulairement n'est pas formée d'air, mais d'une meilleure substance, propre à subtiliser et à réduire en feu toutes choses. Si cet air s'y est depuis engendré, comment le feu ne l'a-t-il pas fait changer de nature et ne l'a-t-il pas converti en éther ? Comment subsiste-t-il si longtemps au milieu du feu, comme un clou toujours fixé à la même place? Sa rarité et sa diffusion naturelles le disposent bien plutôt à changer qu'à se conserver tel qu'il est. (922c) Il paraît impossible qu'il prenne de la consistance tant qu'il est mêlé avec le feu et qu'il est privé de terre et d'eau, qui seules peuvent lui donner de la solidité et le fixer. Un mouvement rapide enflamme l'air contenu dans les pierres et dans le plomb même, tout froid qu'il est; à plus forte raison s'enflammeraitl étant agité dans le feu avec une si grande impétuosité. «Ils blâment Empédocle d'avoir fait de la lune une masse d'air congelé semblable à la grêle et environnée de là sphère du feu ; et cependant ils disent eux-mêmes qu'elle est un globe de feu qui contient une grande quantité d'air disséminé de côté et d'autre, quoiqu'ils ne lui supposent ni ruptures, ni cavités, ni profondeurs, comme y en admettent ceux qui la croient de terre ; (922d) ils veulent que l'air soit posé sur sa surface convexe ; mais cette supposition ne peut s'accorder avec sa permanence, et elle est contraire à ce que nous voyons dans les pleines lunes ; car on ne pourrait pas le distinguer, étant noir et ténébreux, et il faudrait qu'il fût ou totalement caché ou tout à fait éclairé quand le soleil est en opposition avec la lune. Ici-bas l'air contenu dans des endroits creux et profonds où la lumière ne pénètre pas reste toujours obscur, et celui qui est répandu autour de la terre est éclairé et a une couleur lumineuse. Sa rarité le rend susceptible de toutes sortes de qualités et de propriétés ; (922e) et surtout, comme vous le dites vous-même, pour peu que la lumière le frappe, il en est bientôt tout pénétré, et éprouve un changement sensible. Cette raison si puissante en faveur de ceux qui renferment l'air de la lune dans des cavités et des profondeurs, vous est bien contraire à vous qui formez son globe de je ne sais quel mélange d'air et de feu. Il est impossible qu'il paraisse aucune obscurité ou aucune ombre sur sa surface lorsque le soleil éclaire de ses rayons tout ce que notre vue peut apercevoir et pour ainsi dire dessiner du globe de la lune. » Pharnace alors m'interrompant: «Voilà, dit-il, qu'on met en jeu contre nous la ruse familière aux philosophes de l'Académie, (922f) qui ont toujours soin d'attaquer les autres sans jamais leur laisser le temps de les combattre et de les convaincre de faux. Ils ont l'art d'obliger leurs adversaires à se tenir sur la défensive, et ne leur permettent jamais d'être assaillants. Pour moi, je vous déclare qu'aujourd'hui vous ne me contraindrez point à vous rendre raison des imputations dont vous chargez les stoïciens, que vous-mêmes vous n'ayez rendu compte de la hardiesse avec laquelle vous bouleversez le monde entier. — Je le veux bien, lui dit Lucius en souriant, à condition seulement que vous n'intenterez pas contre nous une action d'impiété, [923] (923a) comme Cléanthe le Samien voulait que les Grecs en accusassent Aristarque, pour avoir, disait-il, troublé le repos de Vesta et des dieux lares, protecteurs de l'univers, lorsqu'en raisonnant d'après les apparences, il supposait que le ciel était immobile, que la terre faisait une révolution oblique le long du zodiaque, et qu'outre cela elle tournait sur son axe. Pour nous, nous ne dirons rien qui ne soit emprunté d'eux. Mais, mon ami, ceux qui regardent la lune comme une terre, en quoi renversent-ils l'ordre du monde plutôt que vous, qui suspendez la terre au milieu des airs, quoiqu'elle soit beaucoup plus grande que la lune, comme l'assurent les mathématiciens, qui, dans les éclipses, (923b) mesurent sa grandeur par le temps que la lune met à traverser l'ombre de la terre ? Car cette ombre est moindre que la terre, parce que le corps lumineux qui la produit est plus grand que notre globe ; son extrémité a peu de largeur, et se termine en pointe ; ce qu'Homère lui-même n'a pas ignoré, puisqu'il donne à la nuit l'épithète de pointue, par allusion à l'extrémité de l'ombre de la terre. Cependant la lune, qui, quand elle s'éclipse, est renfermée dans cette ombre, parcourt pour en sortir un espace trois fois aussi grand que son globe. Considérez donc à combien de lunes la terre doit être égale, puisque la moindre largeur de son ombre équivaut à trois lunes. Mais peut-être craignez-vous dans cette supposition la chute de la lune ; car, par rapport à la terre, Eschyle sans doute vous rassure sur son compte, lorsqu'il dit d'Atlas, "Qu'il porte sur son dos avec tant de vigueur (923c) De ce vaste univers l'énorme pesanteur". Au-dessous de la lune circule un air léger, trop faible pour soutenir une masse si pesante ; mais la terre, suivant Pindare, a pour appui des colonnes de diamant. Pharnace donc ne craint pas la chute de la terre ; mais il a pitié de ces malheureux peuples qui sont placés directement sous l'orbite de la lune, tels que les Éthiopiens et les habitants de la Taprobane ; il craint qu'une si lourde masse ne tombe à plomb sur eux. Cependant la rapidité de sa révolution empêche sa chute, comme les corps qu'on agite dans une fronde sont retenus par le mouvement circulaire qu'on leur imprime. Chaque corps (923d) suit son mouvement naturel, à moins que quelque cause particulière ne l'en détourne. Ainsi la lune n'obéit pas à son mouvement de pesanteur, parce qu'il est arrêté par la violence de sa révolution ; et il serait plus étonnant qu'elle restât immobile comme la terre. Une cause puissante s'oppose à ce que la lune tende vers nous ; pour la terre, qui n'a aucun mouvement, il est vraisemblable qu'elle est fixée à sa place par sa seule pesanteur. Elle est plus pesante que la lune, non seulement à raison de sa plus grande masse, mais encore parce que le feu que la lune contient, et la chaleur qu'il lui communique, la rendent plus légère. En un mot, il paraît, d'après ce que vous dites, que la lune, si elle est un globe de feu, n'en a que plus de besoin de terre ou de quelque autre matière (923e) qui lui serve de siége et d'appui, qui maintienne et pour ainsi dire nourrisse ses facultés. En effet, est-il possible d'imaginer qu'un feu puisse s'entretenir sans des matières qui l'alimentent? Pour la terre, vous dites vous-même qu'elle se soutient sans fondement et sans racine. — Sans doute, dit Pharnace, parce qu'elle occupe sa place naturelle qui est le centre de l'univers; centre vers lequel tendent et se portent de toutes parts les corps graves et pesants. Quand un corps terrestre, lancé avec violence, s'élève jusqu'à la région supérieure, elle le repousse à l'instant, (923f) ou plutôt elle l'abandonne à sa tendance naturelle vers la terre. » Comme je voulus donner à Lucius le temps de se rappeler ce qu'il avait à dire pour répondre à Pharnace, je me tournai vers Théon, et je lui demandai quel était ce poète qui avait dit que les médecins emploient "Des remèdes amers contre une bile amère". «C'est Sophocle, me répondit-il. — Il faut, dis-je, le leur passer, puisque la nécessité leur en fait une loi. Mais gardons-nous de prêter l'oreille à ces philosophes qui opposent paradoxes à paradoxes, et combattent des systèmes merveilleux par des opinions plus étonnantes et plus absurdes, [924] (924a) comme ceux-ci, par exemple, ont imaginé ce mouvement autour du centre. Eh ! quelle sorte d'absurdité ne trouve-t-on pas dans ce système? Ne disent-ils pas que la terre a la forme d'une sphère, quoique nous y voyions tant de hauteurs, de profondeurs et d'inégalités (14)? Ne soutiennent-ils pas qu'il y a des antipodes qui, la tête renversée, sont attachés à la terre, comme des artisons ou des chats qui s'accrochent avec leurs griffes? Ne veulent-ils pas que nous soyons nous-mêmes placés sur la terre, non à plomb et à angles droits, mais penchés sur le côté comme des gens ivres ? Ne prétendent-ils pas que des poids de mille talents qui tomberaient dans le sein de la terre, arrivés au centre, s'y arrêteraient, quand même ils ne rencontreraient aucun corps qui les retint ; ou que, si la violence de leur chute leur faisait passer ce milieu, ils remonteraient sur le champ, et viendraient se fixer à ce centre? (924b) N'assurent-ils pas que les deux bouts d'une poutre qu'on aurait sciés de chaque côté de la terre ne tendraient pas toujours vers le bas, mais que, tombant tous deux par le dehors sur la terre, ils se rencontreraient au centre, et s'y arrêteraient ? Ne supposent-ils pas qu'un torrent impétueux, qui, coulant sous terre, arriverait jusqu'au centre, lequel, selon eux, n'est qu'un point incorporel, y serait arrêté, et, tournant comme autour d'un pôle, resterait perpétuellement suspendu? Opinions pour la plupart si absurdes que l'imagination la plus facile n'en saurait admettre la possibilité. C'est mettre en haut ce qui est en bas ; c'est tout bouleverser, et vouloir que tout ce qui s'étend de la surface de la terre à son centre soit le bas, et que tout ce qui est au-dessous soit le haut. Si donc il était possible qu'un homme eût son nombril placé précisément au centre de la terre, il aurait en même temps la tête et les pieds en haut ; (924c) il arriverait tout à la fois que si l'on creusait au delà du centre, pour l'en retirer, la partie de son corps qui occuperait le bas serait tirée en haut, et que celle qui occuperait le haut serait tirée en bas ; et si l'on en imaginait un second placé à l'opposite de celui-là, les pieds de l'un et de l'autre, quoique opposés, seraient tout à la fois situés en haut. Ainsi donc pendant qu'ils traînent après eux, je ne dis pas une simple gibecière de joueur de gobelets, mais un plein sac de bateleurs, farci des raisonnements les plus absurdes, ils accusent d'erreur ceux qui placent, non au centre du monde, (924d) mais dans la région supérieure, la lune, qui, selon eux-mêmes, n'est autre chose qu'une terre. En effet, si tous les corps graves tendent vers un même lieu, et que de toutes leurs parties, il se portent vers un centre commun, certainement ce ne sera pas comme occupant le milieu de l'univers, mais comme faisant un tout, que la terre s'appropriera les masses pesantes qui sont ses parties, et cette réunion des corps graves autour d'elle prouvera, non qu'elle est le centre du monde, mais que ces corps qui ont été arrachés de son globe, et qui s'y portent de nouveau, ont avec elle une conformité de nature. Comme le soleil change en sa substance toutes les parties dont il est composé, de même la terre reçoit la pierre comme partie d'elle-même, (924e) en sorte que par la suite des temps chacun de ces corps s'unit et s'incorpore avec elle. S'il est par hasard quelque corps qui n'ait pas, dès l'origine, appartenu à la terre, et qui n'en ait pas été séparé, mais qui ait eu à part son existence et sa nature, comme ces philosophes pourraient le dire de la lune, qui empêche qu'il ne subsiste séparément, composé et comme lié de ses propres parties? Car ils ne démontrent pas que la terre soit le centre de l'univers; et la réunion des corps graves qui sont sur la terre, leur coalition avec elle, nous font concevoir comment les parties qui sont réunies auprès de la lune peuvent y rester attachées. (924f) Mais celui qui pousse et range dans un même lieu tous ces corps graves et terrestres, qui en fait autant de parties d'un même corps, je ne vois pas pourquoi il ne soumet pas les corps légers à la même nécessité, pourquoi il laisse séparées les unes des autres tant de masses de feu, ne rassemble pas en un même lieu toutes les étoiles, et enfin pourquoi il ne forme pas un seul corps de toutes les substances enflammées qui s'élèvent dans la région supérieure. [925] (925a) Mais les mathématiciens comme vous, Apollonides, prétendent que le soleil est éloigné du premier mobile d'une infinité de milliers de stades ; qu'au-dessus de lui sont Vénus, Mercure et les autres planètes, qui, placées au-dessous des étoiles fixes, font leurs révolutions à de très grandes distances les unes des autres. Et cependant vous ne voulez pas que l'univers laisse aux corps pesants et terrestres un vaste espace où ils soient réciproquement entre eux à une grande distance. Ne voyez-vous pas qu'il serait ridicule de nier que la lune soit une terre parce qu'elle n'est pas située dans la région inférieure, et d'affirmer qu'elle est un astre, quoiqu'elle soit à tant de milliers de stades du premier mobile, et comme plongée dans un gouffre profond? (925b) Elle est si fort au-dessous des étoiles, qu'on ne saurait mesurer l'intervalle qui l'en sépare, et que les nombres manquent aux mathématiciens pour le calculer. Il semble qu'elle touche à la terre, et elle fait sa révolution si près de nos montagnes, que, suivant Empédocle, elle y imprime la trace de son char ; car elle s'élève rapidement au-dessus de l'ombre de la terre, qui a peu d'étendue à cause de la grandeur immense du soleil qui l'éclaire. Elle tourne donc si près de la surface, et, pour ainsi dire, du sein de la terre, qu'elle nous cache la vue du soleil quand elle ne s'élève pas au-dessus de cette région terrestre, ombragée et obscure, qui est le partage de notre globe. (925c) Je crois donc qu'on peut dire hardiment que la lune est dans les limites de la terre, puisque sa lumière est souvent interceptée par les sommets de nos montagnes. Mais laissant là les étoiles fixes et les planètes, rappelez-vous ce qu'Aristote a démontré dans son traité des grandeurs et des distances, que le soleil est éloigné de la terre dix-huit fois plus que la lune, et qu'il ne l'est pas vingt fois plus. Ceux qui donnent à la lune le moins d'élévation disent que son éloignement de nous est de cinquante-six demi-diamètres de la terre, et le demi-diamètre de la terre est de quarante mille stades. (925d) En prenant une distance moyenne, et raisonnant d'après cette supputation, la lune est distante du soleil de plus de quarante millions trois cent mille stades, tant sa gravité naturelle l'éloigne de cet astre et la rapproche de la terre! Si donc il faut distinguer les substances par les lieux qu'elles occupent, la région de la terre revendique à juste titre la lune, qui, par droit de voisinage et de proximité, doit être comptée parmi les substances terrestres. Je crois que nous ne sommes pas dans l'erreur, lorsque ayant donné aux corps qu'on nomme supérieurs une si grande élévation et un espace si immense, nous laissons aux substances inférieures, pour y faire leur révolution, tout l'intervalle qui s'étend depuis la terre jusqu'à la lune. Ni ceux qui donnent la région supérieure à la seule surface du ciel et regardent (925e) tout le reste comme la région inférieure, ni ceux qui fixent à la terre ou même à son centre la région inférieure, ne sont dans un juste milieu, d'autant que la vaste étendue de l'univers permet d'assigner à cette dernière région un espace convenable au mouvement qui lui est nécessaire. Pour celui qui voudrait soutenir que tout ce qui est au-dessus de la terre forme la région supérieure, un autre lui opposera sur-le-champ que tout ce qui est au-dessous de la sphère des étoiles fixes doit être regardé comme la région inférieure. Mais comment peut-on dire que la terre occupe le milieu? Et de quel milieu veut-on parler? L'univers est infini ; or, l'infini, qui n'a ni commencement ni fin, ne saurait avoir un milieu ; le milieu est une sorte de limite, et l'infini est une privation de toute espèce de limite. Dire que la terre n'est pas le centre de l'univers, mais du monde, c'est être dans l'erreur ; cette seconde assertion offre les mêmes difficultés. (925f) L'univers ne laisse pas un milieu au monde lui-même, qui, n'ayant ni fondement ni siège déterminé, se meut dans un vide infini, sans se porter vers aucun lieu qui soit sa place naturelle; [926] (926a) ou s'il est arrêté, c'est par une autre cause que le lieu qu'il occupe. On peut de même conjecturer par rapport à la lune, que c'est par le moyen d'une autre âme et d'une autre nature, ou plutôt de quelque autre différence, qu'elle se meut, tandis que la terre demeure ici-bas immobile. Il est d'ailleurs un grand inconvénient auquel ces philosophes ne pensent pas. Si tout ce qui se trouve hors du centre de la terre, de quelque manière que ce soit, est réellement au-dessus d'elle, il n'y a aucune partie du monde qui soit au-dessous. Mais la terre elle-même, et tout ce qui est sur la terre, enfin tout corps placé aux environs du centre, seront au-dessus, et il n'y aura au-dessous qu'un point incorporel qui seul sera nécessairement opposé à toute la nature du monde, (926b) puisque le dessus et le dessous sont naturellement contraires l'un à l'autre. Une nouvelle absurdité de ce système, c'est que la cause qui fait tendre les corps graves en bas ne subsistera plus, puisqu'il n'y aura plus en bas aucun corps vers lequel ils se portent. Quant à ce point incorporel, il n'est pas vraisemblable (et c'est leur opinion) qu'il ait assez de force pour attirer tous les corps et les retenir autour de lui. Il est aussi contraire à la raison qu'à la nature que le monde entier soit le dessus, et que le dessous ne soit qu'un point incorporel et indivisible. Il est bien plus raisonnable de supposer, comme nous le faisons, que la région supérieure est séparée de l'inférieure, et qu'elles occupent chacune (926c) un espace considérable. Supposons cependant, si vous le voulez, que les corps terrestres aient, contre leur nature, des mouvements dans le ciel ; et considérons alors, non avec emportement, mais d'un ton doux et tranquille, qu'il ne s'ensuit pas de là que la lune ne soit pas une terre, mais seulement que la terre n'est pas à sa place naturelle. En effet, le feu de l'Etna est contre sa nature au-dessous de la terre, et il ne laisse pas d'être feu. L'air enfermé dans des outres est naturellement léger et tend à s'élever ; mais il a été forcé de venir occuper un espace vers lequel sa nature ne le portait pas. Et, grands dieux ! l'âme elle-même n'est-elle pas, contre sa nature, renfermée dans un corps froid, pesant et palpable, quoiqu'elle soit une substance ignée et légère, comme vous le reconnaissez vous-même, et entièrement inaccessible aux sens? (926d) Prétendons-nous pour cela qu'elle ne soit rien dans le corps? Ne disons-nous pas au contraire qu'elle est, dans une masse épaisse et pesante, une substance divine qui parcourt en un moment le ciel, la terre et les mers, qui pénètre les chairs, les nerfs et la moelle, où elle est, avec les humeurs, le principe d'une multitude d'affections différentes? Et votre Jupiter lui-même, tel que vous l'imaginez, n'est-il pas de sa nature un feu éternel ? Cependant il se prête et se plie à toutes les formes, et par des changements successifs il se métamorphose en toutes sortes de substances. Prenez donc garde, mon ami, qu'en voulant remettre chaque corps à la place qui lui est assignée par la nature, votre philosophie ne vous conduise à une entière dissolution du monde, (926e) et ne réveille cette discorde des éléments que supposait Empédocle. Ou plutôt craignez de soulever contre la nature les géants et les titans antiques, d'introduire cette confusion horrible de l'univers dont parle la Fable, où tous les corps pesants soient d'un côté et les corps légers de l'autre; où, suivant Empédocle, "Le soleil de ses feux n'éclaire point le monde; On ne voit point les fruits de la terre féconde; Et la mer n'offre pas le sombre azur des flots". La terre y est privée de chaleur ; l'eau n'est point agitée par le souffle des vents. Il n'y a aucun corps pesant dans la région supérieure, aucun corps léger dans l'inférieure. Les principes différents des êtres y sont solitaires, sans union, sans amour les uns pour les autres ; ils ne souffrent aucune société, (926f) aucun mélange réciproque ; ils les fuient même avec une sorte d'aversion, suivent avec une fierté dédaigneuse leurs mouvements particuliers et isolés, et sont enfin dans le même état où se trouve l'univers, quand Dieu, suivant Platon, en est absent, c'est-à-dire tels que sont nos corps quand l'entendement et l'âme en sont séparés. Cet état dure jusqu'à ce que, par la volonté de la Providence, le désir se forme dans la nature; que l'Amitié, Vénus et l'Amour, [927] (927a) comme disent Empédocle, Parménide et Hésiode, y soient engendrés, afin que changeant mutuellement de place, et s'entre communiquant leurs facultés, forces les uns au mouvement et les autres au repos par les lois de la nécessité, et tous obligés de se conformer à un meilleur ordre que celui que la nature leur avait assigné, il suive de leurs cessions mutuelles un accord et une harmonie durables. Si aucune autre partie de l'univers n'était disposée contre sa nature, mais que chacune occupât sa place naturelle, sans avoir besoin de changement ni de transposition, sans même en avoir eu besoin dans l'origine des choses, je ne vois pas quel aurait été l'ouvrage de la Providence, ni en quoi Jupiter, cet architecte si parfait, (927b) se serait montré le père et le créateur de l'univers. Il ne faudrait pas dans un camp des officiers instruits de la tactique, si chaque soldat savait de lui-même prendre ou garder son rang. Quel besoin aurait-on de jardiniers et de maçons, si l'eau pouvait toute seule se distribuer à toutes les plantes pour les humecter, ou si les briques, les bois et les pierres, par un mouvement et une disposition naturels, allaient se ranger d'eux-mêmes à leur place et former un édifice régulier? Si votre système détruit manifestement la Providence, si l'ordre et la distinction des êtres qui composent l'univers sont l'ouvrage de Dieu, pourquoi s'étonner qu'il ait disposé et ordonné la nature de manière que le feu soit dans un lieu séparé, les astres à part dans un autre ; (927c) que la terre occupe le bas, et que la lune soit dans la région supérieure, bien plus sûrement placée dans l'espèce de prison que la raison lui a assignée, que dans l'espace qui lui avait été marqué par la nature? S'il fallait que tous les corps suivissent leur inclination naturelle, ni le soleil, ni Vénus, ni aucun astre n'aurait un mouvement circulaire, puisque les corps légers et de nature ignée tendent à s'élever par une ligne droite, et non à décrire un cercle. Si telle est la variété de la nature, par rapport à ces changements de place, qu'ici-bas le feu tende toujours en haut par son mouvement naturel, et qu'ensuite, parvenu au ciel, il soit entraîné par la révolution circulaire du firmament, (927d) faut-il être surpris que les corps graves et terrestres, dominés par l'air qui les environne, soient forcés de suivre un autre mouvement que celui qui leur est naturel ? On ne peut pas dire que le ciel ait naturellement le pouvoir d'ôter aux substances légères la propriété de s'élever en haut, ni qu'il puisse vaincre les corps pesants et les empêcher de tendre en bas; mais quelquefois il a usé de sa puissance et s'est conformé à la nature des êtres, et toujours pour les mieux ordonner. Si donc, nous dépouillant des habitudes et des opinions qui nous tiennent asservis, nous voulons dire librement ce que nous croyons vrai, il paraît qu'aucune partie n'a d'elle-même un rang, une situation et un mouvement particuliers qu'on puisse regarder comme lui étant naturels. (927e) Mais quand chacune d'elles se laisse mouvoir, affecter, disposer et conduire de la manière la plus convenable et la plus utile vers la fin à laquelle sa nature l'a destinée, et selon qu'il est plus expédient pour sa conservation, sa beauté et sa puissance, alors elle est, ce semble, à sa véritable place; elle a le mouvement et la disposition qui sont les plus analogues à sa nature. Nous en avons la preuve dans l'homme, celui de tous les êtres dont l'organisation est la plus conforme à sa nature. Il a dans la partie supérieure du corps, et principalement autour de la tête, les substances pesantes et terrestres; dans le milieu celles qui par leur chaleur tiennent de la nature du feu ; de ses dents, les unes sont en haut, les autres en bas, et ni les unes ni les autres ne sont placées contre leur nature. Le feu qui éclate dans ses yeux (927f) n'est pas plus dans sa situation naturelle que celui qui a son siége au cœur et dans l'estomac n'est placé contre sa nature; ils occupent l'un et l'autre la place qui leur est la plus convenable et la plus utile. Considérez la nature des coquillages et voyez comment, pour me servir des termes d'Empédocle, "La conque, la tortue et l'huître aux dos voûtés, Portent avec lenteur sur leurs corps emboîtés Une masse écailleuse à la pierre semblable". [928] (928a) Cependant ni cette croûte aussi dure et aussi pesante que la pierre, ainsi placée sur leur dos, ne les accable de son poids; ni leur chaleur ne s'envole par l'effet de sa légèreté naturelle, et ne se perd dans les airs ; ces substances différentes sont mêlées les unes avec les autres, et disposées chacune selon leur nature. Il est donc vraisemblable que si le monde est un animal, il contient en plusieurs endroits de la terre, et en plusieurs autres, de l'eau, du feu et de l'air, et que ces éléments n'y ont pas été poussés par la nécessité, mais disposés par l'intelligence ; car dans le corps humain l'œil n'a pas été porté où il est par sa légèreté naturelle, ni le cœur déprimé dans la poitrine par sa pesanteur; mais l'un et l'autre ont été placés ainsi parce que cet ordre était le meilleur. Ne croyons pas non plus qu'entre les parties qui composent le monde, (928b) la terre soit assise où elle est parce que sa gravité l'y a précipitée ; que, suivant l'opinion de Métrodore de Chio, le soleil, comme une outre remplie de vent, soit monté par sa légèreté naturelle dans le lieu qu'il occupe ; que les autres astres, comme placés sur une balance, aient pris leurs places actuelles selon leur degré de pesanteur ou de légèreté. Mais une raison souveraine ayant présidé à l'organisation du monde, les astres, comme des yeux destinés à répandre la lumière, ont été attachés au ciel, qui est comme le front de l'univers, et ils y font leur révolution. Le soleil, qui remplit les fonctions du cœur, envoie partout sa lumière et sa chaleur, qui sont comme le sang et les esprits. La terre et la mer sont pour le monde ce que l'estomac et la vessie sont pour l'animal. (928c) La lune, placée entre le soleil et la terre, comme le foie ou quelque autre des viscères mous sont situés entre le cœur et l'estomac, nous transmet la chaleur des substances supérieures, et attirant à elle les vapeurs qui s'élèvent de la terre, elle les atténue et les purifie par la sorte de coction qu'elle leur fait subir. Si sa substance solide et terrestre lui donne quelque autre propriété, c'est ce que nous ignorons; mais, en toutes choses, il est plus sûr de s'en tenir à ce qui est nécessaire. En effet, que peut-on conclure de vraisemblable de leur opinion ? Ils prétendent que les parties de l'éther les plus subtiles et les plus lumineuses ont, à raison de leur rarité, formé le ciel ; que les parties qui se sont condensées et pressées les unes contre les autres ont fait les astres, entre lesquels la lune a été produite de la matière la plus trouble et la plus épaisse ; (928d) mais il est facile de voir qu'elle n'a pas été séparée de l'air, qu'au contraire elle fait sa révolution à travers celui qui l'environne, c'est-à-dire dans la région des vents, qui est aussi celle des comètes. Ce n'est donc pas à raison de sa légèreté ou de sa gravité naturelle que chaque corps a été ainsi placé : c'est une autre loi qui a présidé à leur arrangement. Je m'arrêtai pour laisser parler Lucius, à qui il ne restait plus qu'à donner les démonstrations de cette doctrine ; mais Aristote prenant la parole : «Je suis témoin, dit-il en souriant, que vous avez dirigé tous vos raisonnements contre ceux qui, (928e) supposant que la lune est à moitié ignée, affirment que généralement tous les corps tendent d'eux-mêmes, les uns en haut et les autres en bas ; mais il ne vous est pas même incidemment venu en pensée de nous dire si quelqu'un a cru que les astres aient un mouvement circulaire qui leur soit naturel, et que leur substance diffère entièrement de celle des quatre éléments; en sorte que je ne suis pour rien dans votre réfutation. — Certainement, lui dit Lucius, si vous supposez que les autres astres et le ciel même sont d'une substance pure et sans mélange qui n'est sujette à aucune altération, et que, placés sur des cercles, ils y font perpétuellement leur révolution, peut-être ne trouverez-vous personne qui vous contredise, (928f) encore que cette supposition laisse subsister un grand nombre de difficultés. «Mais quand il est question de la lune, on ne peut lui conserver cette propriété de n'éprouver aucune altération ni lui attribuer une beauté parfaite. Sans parler de ses autres inégalités, cette face qui paraît sur son disque ne peut venir que de quelque affection de sa substance ou du mélange de quelque autre corps ; car tout mélange produit une altération et fait perdre à une substance sa pureté, en la pénétrant d'une matière moins bonne. [929] (929a) D'ailleurs la lenteur de son cours, la débilité de sa chaleur, qui, suivant le poète Ion, "Ne fait jamais mûrir le fruit noir de la vigne", à quoi les attribuerons-nous, si ce n'est à sa faiblesse et à quelque affection qu'elle éprouve, si toutefois un corps céleste et éternel est susceptible de passion? En un mot, mon cher Aristote, la lune, comme terre, est un corps très beau, très admirable et fort bien ordonné ; mais comme astre, comme corps lumineux céleste et divin, je crains qu'on ne puisse lui reprocher sa laideur et sa difformité, et qu'elle ne déshonore le beau nom qu'elle porte, si, de ce grand nombre de substances célestes, elle est la seule qui ait besoin d'une lumière empruntée, et qui toujours, suivant Parménide, (929b) "Tienne sur le soleil ses regards attachés.» Notre ami, dans cette dispute, ayant démontré cette assertion d'Anaxagore, que la lune reçoit du soleil ce qu'elle a de clarté, il fut fort applaudi. Pour moi, je ne dirai pas ce que j'en ai appris de vous, ou du moins avec vous ; mais le regardant comme accordé, je passe à d'autres objets. Il est probable que la lune n'est pas éclairée par le soleil comme un verre ou un cristal que cet astre pénètre de ses rayons ; que ce n'est pas non plus par le contact et la communication de sa lumière, comme en allumant une torche à une autre on augmente réciproquement leur clarté. Car alors si elle n'arrêtait ou ne renvoyait pas les rayons de cet astre, mais qu'à cause de la rarité de sa substance elle leur donnât passage, (929c) ou que, par une sorte de mélange, il allumât en elle sa clarté, elle ne serait pas moins pleine dans sa nouveauté ou à son premier quartier, que dans son opposition avec le soleil. Dans sa conjonction on ne peut alléguer ses déclinaisons et ses aberrations, comme dans ses trois autres phases, puisque alors, suivant Démocrite, étant directement au-dessous du soleil, elle reçoit tellement la lumière de cet astre, qu'elle devrait nous apparaître elle-même et nous laisser apercevoir le soleil à travers son globe. Mais loin que l'un et l'autre arrivent, elle nous est au contraire alors cachée, et souvent même elle nous dérobe la vue du soleil ; et, comme dit Empédocle, "De toute la grandeur de son globe obscurci Arrêtant ses rayons au haut de l'hémisphère, Elle empêche souvent qu'ils n'éclairent la terre". (929d) Il semble qu'alors la lumière du soleil tombe dans la nuit et dans les ténèbres, et non pas sur un autre astre. Quant à ce que dit Posidonius, que la profondeur du corps de la lune fait que le soleil ne peut pas la pénétrer pour arriver jusqu'à nous, cela se réfute d'une manière évidente par l'exemple de l'air, qui, quoique immense et d'une profondeur bien plus considérable que celle de la lune, est entièrement éclairé par les rayons du soleil. Il faut donc s'en tenir à l'opinion d'Empédocle, qui croit que la clarté de la lune est l'effet de la réflexion des rayons solaires. Voilà pourquoi elle arrive sur la terre sans chaleur et sans éclat ; au lieu qu'elle aurait l'un et l'autre si cette clarté venait (929e) d'inflammation ou du mélange de la lumière des deux astres. Mais comme l'écho formé par la répercussion de la voix est toujours plus sourd et plus obscur que la parole, et que les flèches renvoyées par un corps solide portent des coups plus faibles, de même quand le soleil "Vient frapper de ses feux le globe de la lune, cette planète ne nous renvoie qu'une lumière faible et débile, parce que la réflexion en diminue la force, » Alors Sylla prenant la parole : «Certainement, dit-il, vos assertions ne manquent pas de probabilité ; mais a-t-on répondu à la plus forte objection qu'on y oppose, ou notre ami l'a-t-il oubliée? — De quelle objection parlez-vous ? lui dit Lucius. Est-ce de la difficulté qui se tire de la lune à son premier quartier? — Précisément, lui répondit (929f) Sylla. Puisque toute réflexion se fait à angles égaux, il n'est pas sans quelque vraisemblance que quand la lune a son premier quartier se trouve au milieu du ciel, la lumière qu'elle envoie ne devrait pas donner sur la terre, mais glisser au delà ; car le soleil, étant sur l'horizon, atteint la lune de ses rayons, [930] (930a) qui, se réfléchissant à angles égaux, doivent se porter à l'autre bout de l'horizon, et non frapper la terre; ou bien il faudrait qu'il se fit un grand écartement de l'angle, ce qui est impossible. — Il s'en faut bien, lui dit Lucius, que cette objection ait été oubliée. » En même temps, jetant les yeux sur le mathématicien Ménélaùs : «J'ai honte, lui dit-il, d'entreprendre en votre présence de détruire une proposition mathématique qu'on regarde comme fondamentale en matière de catoptrique ; mais je le crois nécessaire, parce qu'il n'est ni démontré ni généralement reconnu que toute réflexion se fasse à angles égaux. (930b) Premièrement, ce principe est contredit par l'exemple des miroirs concaves, dans lesquels les images des objets qui se peignent en un point de la vue paraissent plus grandes que nature. Secondement, il est combattu par ce qui arrive dans des miroirs doubles, qui, placés l'un devant l'autre de manière à former entre eux un angle par leur inclinaison, rendent chacun une image double; en sorte qu'au lieu d'un objet on en voit quatre, dont deux répondent en dehors au côté gauche, et deux à droite, plus obscures, se peignent dans le fond des miroirs, où ces images paraissent en un point de la vue plus grandes que nature. Platon, pour expliquer ce phénomène, dit que lorsque les miroirs sont ainsi élevés des deux côtés, (930c) il se fait dans la vue plusieurs réflexions qui partent de points différents. De ces images les unes reviennent aussitôt vers nous ; les autres, glissant d'abord sur la partie opposée des miroirs, ne nous arrivent qu'après une seconde réflexion ; il n'est donc pas possible que toutes les réflexions se fassent à angles égaux. Aussi ceux qui combattent notre opinion prétendent-ils, par les réflexions de la lumière qui se font de la lune à la terre, détruire cette égalité des angles : ils croient l'un bien plus vraisemblable que l'autre. «Mais quand nous devrions accorder le principe de l'égalité des angles en faveur de la géométrie, cette science qui nous est si chère, (930d) d'abord il est probable qu'elle n'a lieu dans les miroirs qu'à raison du poli parfait de leur surface, au lieu que celle de la lune a beaucoup d'inégalités et d'aspérités ; en sorte que les rayons, qui, dardés par un aussi grand corps que le soleil, donnent dans des hauteurs assez considérables, se renvoient et s'entre-communiquent leurs lumières, qui se réfléchissent, se mêlent ensemble de toutes manières et se rencontrent mutuellement, comme si elles venaient à nous de plusieurs miroirs. D'ailleurs, en supposant que la réflexion de la lumière se fasse à angles égaux sur la surface de la lune, il est possible que les rayons qui viennent de là jusqu'à nous par un si long intervalle soient brisés et inclinés dans leur route, en sorte qu'ils donnent, en se réunissant, (930e) une lumière plus considérable. Il y a même des astronomes qui démontrent par des figures mathématiques que plusieurs de ces rayons, réfléchis par la lune, viennent à nous par une ligne tirée perpendiculairement au-dessous d'elle dans son inclinaison. Mais il n'était pas facile de faire en public une telle démonstration, et surtout devant une si nombreuse assemblée. «En un mot, disait-il, je m'étonne qu'ils allèguent contre notre opinion le premier quartier de la lune, puisque c'est la même raison que pour son plein et pour son décours. En effet, si cette planète était un corps céleste ou igné, le soleil, en l'éclairant, ne laisserait pas la moitié de son globe obscur et ténébreux comme il l'est toujours ; mais pour peu qu'il touchât sa surface, elle devrait être totalement pénétrée de ses rayons (930f) et se montrer sous une apparence toute différente, à cause de la facilité avec laquelle la lumière s'insinue partout. Le vin, en touchant l'eau par un seul point, lui communique sa couleur, et une goutte de sang qui tombe dans une liqueur la colore en entier. L'air lui-même est, dit-on, altéré par l'infusion de la lumière, non seulement parce que les rayons lumineux le traversent et se mêlent avec lui, mais parce qu'il éprouve un changement total qui se fait par le seul contact de la lumière. Comment donc peuvent-ils imaginer qu'un astre ou une lumière qui vient en frapper une autre ne se mêlent, ne se confondent pas, ne se changent pas entièrement l'un dans l'autre, [931] (931a) et qu'il n'y a d'éclairé que la portion de surface que les rayons atteignent ? Car le cercle que le soleil décrit autour de la lune, et qui tantôt tombe sur la ligne de séparation de la partie visible d'avec celle qui ne l'est pas, tantôt s'élevant perpendiculairement au-dessus de cette planète qu'il coupe en deux parties égales, comme il en est coupé lui-même ; qui, par les différents rapports et les inclinaisons réciproques de la portion éclairée avec celle qui est dans les ténèbres, cause les diverses phases de la lune ; ce cercle, dis-je, démontre plus sensiblement que toute autre preuve, que sa clarté n'est pas l'effet de la réunion des deux lumières, mais du simple contact de celle du soleil, qui l'éclaire en tournant autour d'elle. «Mais outre qu'elle est elle-même éclairée, elle envoie (931b) aussi jusqu'à nous l'image de sa lumière, ce qui confirme encore ce que nous avons déjà dit de sa substance. Un corps dont les parties sont rares et déliées ne réfléchit pas les corps qui le frappent, et il n'est pas facile d'imaginer comment une lumière ou un feu pourrait en réfléchir un autre. La réflexion ne peut se faire que par un corps assez solide et assez dense pour renvoyer celui qui le frappe. L'air, par exemple, donne passage au soleil, il n'arrête ni ne repousse ses rayons ; au contraire, nous voyons que les bois, les pierres et les vêtements exposés au soleil produisent autour d'eux plusieurs réflexions de lumière. (931c) La terre n'est pas non plus éclairée jusqu'au fond, comme l'eau, ni dans sa totalité, comme l'air, deux substances qui donnent à la lumière un libre passage. Mais comme le cercle que le soleil décrit autour de la lune coupe cette planète en deux parties, de même un autre de ses cercles environne la terre et en éclaire une partie. tandis qu'il laisse l'autre dans l'obscurité ; et ce qui est éclairé dans ces deux planètes est un peu plus que la moitié d'une sphère. Maintenant permettez-moi d'employer, pour conclure, des proportions à la manière des géomètres. Si de trois corps qui sont frappés par la lumière du soleil, la terre, la lune et l'air, nous voyons la lune éclairée, non comme l'air, mais comme la terre, il faut nécessairement que ces deux planètes aient une même nature, puisqu'une même cause produit (931d) sur elles les mêmes effets. Toute l'assemblée applaudit fort à la démonstration de Lucius. «Vous avez, lui dis-je, conclu un beau raisonnement par une belle proportion, car il ne faut pas vous priver des éloges qui vous sont dus. — Eh bien ! reprit-il en riant, je veux en faire une seconde pour prouver que la lune a la plus grande analogie avec la terre, non seulement parce que ces deux planètes sont affectées de la même manière par une même cause, mais parce qu'elles produisent l'une et l'autre les mêmes effets. Vous m'accorderez sans doute que rien ne ressemble plus au coucher du soleil que son éclipse, surtout si vous vous souvenez de celle que cet astre souffrit, il y a peu de temps, qui nous laissa voir à l'heure de midi plusieurs étoiles en divers endroits du ciel, (931e) et pendant laquelle l'air n'eut pas plus de clarté que dans le crépuscule. Si vous ne voulez pas m'accorder mon assertion, notre ami Théon appellera contre vous en témoignage Mimnerme, Cydias, Archiloque, et avec eux Stésichore et Pindare, qui, dans les éclipses, se plaignent que l'univers a perdu sa plus brillante lumière ; qui disent que la nuit vient au milieu du jour, et que les rayons du soleil ont passé dans la route des ténèbres. A tous ces poètes il joindra Homère, qui dit que les visages des amants de Pénélope étaient environnés de ténèbres épaisses, et que le soleil, ne brillant plus au ciel pour eux, les plongeait dans une affreuse obscurité. Cela arrive naturellement, suivant ce poète, "Lorsqu'un des mois finit et que l'autre commence". (931f) Le reste du raisonnement me paraît aussi exact et aussi concluant que les démonstrations mathématiques; car la nuit est l'ombre de la terre, comme l'éclipse du soleil est l'ombre de la lune, qui fait que notre vue se replie sur elle-même. Quand le soleil se couche, il disparaît à nos yeux, parce que la terre se place entre cet astre et nous ; et lorsqu'il s'éclipse, il nous est dérobé par la lune. [932] (932a) Dans les deux cas, il y a obscurité; mais celle du soleil couchant est causée par la terre, et celle du soleil éclipsé l'est par la lune, dont l'ombre intercepte notre vue. De là il est facile de tirer la conséquence. Si ces effets sont les mêmes, les causes efficientes le sont aussi ; car il est absolument nécessaire que les mêmes accidents dans un même sujet naissent d'une même cause. «Si dans les éclipses l'obscurité n'est pas aussi profonde que pendant la nuit et ne s'empare pas également de l'air, il ne faut pas s'en étonner. La substance du corps qui cause la nuit est bien de la même nature que celle du corps qui produit l'éclipse, mais leur grandeur n'est pas égale. Suivant les Égyptiens, si je ne me trompe, la lune n'est que la soixante-douzième partie de la terre; (932b) et Anaxagore prétend qu'elle n'est pas plus grande que le Péloponnèse. Aristarque croit que le diamètre de la lune est à celui de la terre dans une proportion plus petite que dix-neuf à soixante, et un peu plus grande que quarante-trois à cent huit ; ce qui fait que la terre, à cause de sa grandeur, nous dérobe entièrement la vue du soleil; elle lui oppose une masse très considérable, et cet obstacle dure autant que la nuit. Mais quoique la lune cache quelquefois tout le disque du soleil, l'éclipse n'a pas autant de durée ni de largeur ; il paraît toujours à sa circonférence un arc lumineux qui empêche que l'obscurité ne soit aussi profonde. L'ancien Aristote, en expliquant pourquoi les éclipses de lune (932c) sont plus fréquentes que celles du soleil, entre plusieurs autres causes qu'il assigne, donne pour raison que le soleil est éclipsé par l'interposition de la lune entre cet astre et nous, et la lune, par celle de la terre, qui, étant beaucoup plus grande, nous cache plus souvent cette planète. Posidonius définit l'éclipse du soleil, la conjonction de cet astre avec la lune, dont l'ombre vient frapper notre vue. Car il n'y a d'éclipse que pour ceux dont la vue, étant arrêtée par l'ombre de la lune, ne peut voir le soleil. Dès qu'il avoue que l'ombre de cette planète parvient jusqu'à nous, je ne vois pas ce qu'il lui reste à dire; car il est impossible qu'un astre ait de l'ombre. On n'appelle ombre que ce qui n'est pas éclairé, et (932d) la lumière ne fait point d'ombre ; au contraire, elle la fait disparaître. Quels autres arguments employa-t-il ensuite? — La lune, lui dis-je, souffrait alors une semblable éclipse. — Vous l'avez rappelé fort à propos, me répondit-il. Mais voulez-vous que, comme si vous étiez convenu que la lune s'éclipse lorsqu'elle tombe dans l'ombre de la terre, je poursuive mon discours? ou préférez-vous que, par manière d'exercice, je vous démontre ce point, en vous rapportant toutes les preuves les unes après les autres ? — Je vous en conjure, lui dit Théon, exposez-nous-les. Pour moi, j'ai besoin d'être persuadé sur ce point, ayant seulement entendu dire (932e) que les éclipses arrivent quand ces trois corps, la terre, le soleil et la lune, se trouvent placés sur une même ligne, parce que alors ou la terre cache le soleil à la lune, ou la lune le dérobe à la terre. Le soleil est éclipsé quand la lune est entre les deux autres; c'est au contraire la lune, quand la terre est au milieu. La première éclipse arrive dans les conjonctions, et la seconde dans les oppositions du soleil et de la lune. — Voici, dit Lucius, les principaux points qui furent traités. Commençons, si vous le voulez, par l'argument tiré de la figure de l'ombre, qui est celle d'un cône, attendu que tout grand corps de feu ou de lumière qui a la forme sphérique circonscrit une masse de moindre grandeur, mais de même figure. De là vient qu'aux éclipses de lune, les lignes qui séparent les parties noires et obscures (932f) de celles qui sont claires et lumineuses, ont toujours leurs sections circulaires ; car les approches d'un corps sphérique, quelque marche qu'il ait, et soit qu'il en coupe un autre ou qu'il en soit coupé lui-même, tiennent toujours, à raison des similitudes, de la forme circulaire. Je passe au second argument. Vous savez que le bord oriental de la lune est éclipsé le premier, et que, dans les éclipses de soleil, c'est le bord occidental. L'ombre de la terre se meut d'orient en occident; au contraire, le soleil et la lune vont d'occident en orient : [933] (933a) nos yeux seuls peuvent nous en convaincre par les phénomènes que nous voyons, sans qu'il soit besoin de leurs raisonnements pour le prouver ; et cela démontre la cause des éclipses. Le soleil s'éclipse parce qu'il est atteint par un corps qui intercepte sa lumière, et la lune, parce qu'elle va au-devant du corps qui lui cache le soleil. Il est donc vraisemblable ou plutôt nécessaire que le soleil soit d'abord pris par la partie postérieure, et la lune par la partie antérieure. En effet, l'obstruction doit commencer par le côté d'où s'approche d'abord le corps obstruant. Or, la lune venant de l'occident pour joindre le soleil, dispute de course avec lui, et l'ombre de la terre, par un mouvement contraire, vient de l'orient. «Le troisième argument (933b) se tire de la durée et de la grandeur des éclipses. Quand celle de la lune arrive dans son apogée, elle ne dure pas longtemps. Si c'est dans son périgée, elle est plongée très avant dans l'ombre de la terre, et son émersion est fort longue. Cependant, quand elle est à son périgée, son mouvement est plus rapide ; dans son apogée, il est plus lent. Cette différence donc dans la durée de l'éclipse vient de l'ombre de la terre, qui, plus large vers sa base comme dans tous les cônes, va toujours en se rétrécissant jusqu'au sommet, qui se termine en pointe. Ainsi, dans son périgée, la lune est comme enveloppée dans de grands cercles, et traverse toute la profondeur de l'ombre dans sa partie la plus ténébreuse. (933c) A son apogée, elle est dans la partie de l'ombre la plus étroite, et après un obscurcissement léger et rapide, elle en sort très promptement. Je laisse les effets qui tiennent à des causes particulières. Nous voyons que le feu a beaucoup plus d'éclat dans un lieu obscur, à cause de la densité de l'air ténébreux qui ne permet pas la diffusion de la clarté, mais la resserre et la contient; peut-être aussi faut-il l'attribuer simplement à notre sensation, comme on voit que les corps chauds placés auprès de corps froids paraissent avoir beaucoup plus de chaleur, et que les plaisirs sont plus vifs après de grands travaux. De même la lumière paraît plus brillante dans les ténèbres, à cause des affections différentes qui partagent l'imagination. Mais la première raison paraît beaucoup plus vraisemblable, (933d) car, auprès du soleil, toute espèce de feu perd sa clarté ; elle s'émousse même et devient moins propre à brûler, parce que la chaleur du soleil dissipe toute sa force. «S'il était donc vrai que la lune fût un astre trouble et limoneux, et qui n'eût à ce titre qu'un feu débile et sans vertu, comme le veulent les stoïciens, il serait assez naturel qu'elle n'éprouvât aucun des accidents que nous lui voyons maintenant, ou même qu'elle en eût de tout contraires ; qu'elle parût lorsqu'elle se cache et qu'elle se cachât quand elle paraît, c'est-à-dire qu'obscurcie tout le reste du temps par l'éther qui l'environne, elle devînt visible et brillante après un intervalle de six ou de cinq mois, lorsqu'elle entrerait dans l'ombre de la terre. Car, sur quatre cent soixante-cinq pleines lunes écliptiques, quatre cent quatre reviennent au bout de six mois, (933e) et les autres au bout de cinq seulement. Il faudrait donc que, dans de telles circonstances, la lune, traversant l'ombre de la terre, déployât toute sa lumière ; et nous voyons au contraire qu'alors elle s'éclipse et perd tout son éclat, et que c'est lorsqu'elle en sort qu'elle reprend sa clarté ; souvent même elle paraît pendant le jour, ce qui prouve (933f) qu'elle est tout autre chose qu'un corps igné qui tienne de la nature des astres. » Quand Lucius eut fini, Apollonide et Pharnace se réunirent pour combattre ses preuves. Pharnace, soutenu de son collègue, prit la parole. «C'est là précisément, dit-il à Lucius, ce qui prouve que la lune est un astre ou un corps igné ; car elle n'est pas entièrement obscurcie dans les éclipses, mais elle a une certaine couleur de charbon ardent effrayante à voir, et qui lui est particulière.» Apollonide insista sur le terme d'ombre : il dit que les mathématiciens donnaient ce nom à tout lieu qui n'est pas éclairé; que, par conséquent, le ciel ne pouvait jamais avoir d'ombre. [934] (934a) Je leur répondis que cette objection était plutôt une vaine dispute de mots qu'un raisonnement physique ou mathématique sur la question même ; que, si l'on ne veut pas appeler ombre le lieu qui est obscurci par l'interposition de la terre, et dire seulement qu'il est privé de lumière, il faut toujours nécessairement que lorsque la lune se trouve dans ce lieu, elle devienne obscure. «En un mot, lui dis-je, il est contre toute raison de dire que l'ombre de la terre ne parvient pas jusqu'à l'endroit d'où l'ombre de la lune, atteignant notre vue et arrivant jusqu'à la terre, fait éclipser le soleil. «Maintenant je m'adresse à vous, Pharnace. Cette couleur de charbon ardent (934b) que vous dites être particulière à la lune ne peut convenir qu'à un corps qui a de l'épaisseur et de la profondeur ; car il ne reste jamais aucune trace, aucune apparence de feu dans les corps dont la substance est rare et déliée, et on ne peut faire de charbon qu'avec des corps solides dont l'épaisseur puisse se pénétrer de feu et le conserver longtemps. Homère dit quelque part: "Lorsque dans le foyer il ne voit plus de flamme, Il étend les charbons"; car le charbon est moins un véritable feu qu'un corps igné et tout pénétré du feu qu'il conserve dans une masse solide et durable ; au lieu que la flamme (934c) est l'expansion d'une matière rare qui lui sert d'aliment, mais que sa faiblesse fait promptement dissiper ; en sorte que rien ne prouverait davantage que la lune est un corps solide et terrestre, sinon que sa couleur propre fût celle du charbon. «Mais ce n'est point là, mon cher Pharnace, sa couleur particulière ; et la lune, pendant son éclipse, prend successivement plusieurs couleurs différentes que les mathématiciens déterminent suivant le temps et l'heure, et qu'ils distinguent ainsi : quand elle s'éclipse vers le soir, elle paraît d'un noir effrayant jusqu'à trois heures et demie ; si c'est à minuit, elle jette une couleur rougeâtre qui tient de celle du feu ; après sept heures et demie, sa couleur est purement rouge ; enfin, vers l'aube du jour, sa teinte est d'un bleu tirant sur le gris, ce qui lui fait donner par les poètes, et en particulier par Empédocle, (934d) le surnom de "glaucopis". Puis donc que nous voyons la lune prendre successivement dans l'ombre tant de couleurs différentes, les stoïciens ont tort de ne lui attribuer que celle du charbon ardent, qu'on pourrait dire au contraire lui être moins propre qu'aucune autre, puisqu'elle est formée de rayons affaiblis qui brillent à travers l'ombre, et que la couleur noirâtre et terreuse serait plutôt celle de la lune. Nous voyons ici-bas que les lacs et les étangs, qui sont frappés des rayons du soleil, prennent à leur surface une teinte de rouge et de pourpre, et que les lieux voisins qui sont dans l'ombre offrent une légère nuance des mêmes couleurs, et, par l'effet des mêmes réflexions, renvoient plusieurs traits de lumière. (934e) Faut-il donc s'étonner si un grand fleuve d'ombre venant à tomber dans la vaste mer de la lumière céleste, qui, loin d'être stable et tranquille, est agitée par un nombre infini d'astres et reçoit toutes sortes de mélanges et de changements, faut-il, dis-je, s'étonner que cette ombre nous renvoie les diverses couleurs que la lune lui imprime? Un astre où une masse de feu ne peuvent, dans l'ombre, paraître noirs, bleus ou grisâtres ; mais on voit se succéder sur les montagnes, sur les plaines et sur les mers, plusieurs sortes de couleurs que produit la réflexion du soleil, et qui sont l'effet du mélange de la lumière avec les ombres et les nuages, qu'on peut comparer aux premières matières que les peintres emploient pour leurs couleurs. (934f) Homère, pour exprimer ces diverses teintes qui paraissent sur la mer, dit que l'Océan a la couleur de la violette ou du vin ; que les flots sont teints de pourpre ou de bleu, et il désigne le calme par la blancheur. Quant à la variété des couleurs dont la terre se nuance, il n'en a point parlé, sans doute parce que le nombre en est infini. «Il n'est pas vraisemblable que la lune n'ait, comme la mer, qu'une surface unie : elle doit plutôt ressembler à la terre, [935] dont l'ancien Socrate (935a) raconte tant de choses fabuleuses, soit qu'il désigne d'une manière énigmatique celle que nous habitons, soit qu'il parle de quelque autre. Il n'est pas incroyable, il n'est pas même étonnant que la lune, qui n'a en soi rien de corrompu, rien de limoneux, qui reçoit du ciel une lumière pure et toute pénétrée d'une chaleur qui, loin de répandre des feux violents et nuisibles, n'a que des influences naturelles, douces et bienfaisantes, il n'est pas étonnant qu'elle ait sur son globe des lieux d'une beauté ravissante, des montagnes resplendissantes comme la flamme, des bandes couleur de pourpre, des mines abondantes d'or et d'argent non éparses dans l'intérieur de son globe, mais qui se trouvent à fleur de terre dans ses plaines ou le long des collines douces et unies qui sont à sa surface. «L'image de ces divers objets, qui parvient jusqu'à nous à travers l'ombre, tantôt d'une manière et tantôt d'une autre, (935b) les changements et les variations qu'éprouve l'air dont la lune est environnée, ne font rien perdre à cette planète de l'opinion que nous avons de sa divinité ni de la vénération qu'on lui doit ; elle n'en est pas moins estimée par les hommes une terre céleste plutôt qu'un feu trouble et bourbeux, comme le croient les stoïciens. Le feu lui-même reçoit chez les Mèdes et les Assyriens des honneurs barbares. Ces peuples adorent par crainte ce qui peut leur nuire, et lui rendent de plus grands hommages qu'aux êtres qui sont saints de leur nature. Quant au nom de la terre, il est vénérable et cher à tous les Grecs, qui ont reçu de leurs ancêtres l'usage de l'honorer autant qu'aucune autre divinité. Nous sommes aussi bien éloignés de croire que la lune, que nous regardons comme une terre céleste, soit un corps (935c) sans âme et sans esprit, privé de tous les biens dont nous offrons les prémices aux dieux. Au contraire, nos lois nous obligent de nous acquitter envers elle pour tous les bienfaits que nous en recevons, et, par un sentiment naturel, nous adorons ce qui possède une vertu plus parfaite et une plus grande puissance, sans croire manquer au respect que nous devons à la lune, en supposant qu'elle est semblable à la terre. «Quant à cette face qui paraît sur son disque, nous croyons que, comme notre terre contient des vallées profondes, de même la lune est entrecoupée de vastes cavités pleines d'eau ou d'un air très épais, au fond desquelles le soleil ne pénètre jamais, et où ses rayons rompus ne nous renvoient ici-bas qu'une faible réflexion.» Alors, Apollonides prenant la parole: (935d) «Eh quoi ! dit-il, j'en atteste la lune elle-même, croyez-vous possible qu'il y ait dans cette planète des ombres causées par des cavités et des profondeurs dont la vue parvienne jusqu'à nous? Ne sentez-vous pas les conséquences qui suivent de cette opinion? Je vais vous les exposer, quoique sans doute vous ne les ignoriez pas. Écoutez-moi. Le diamètre de la lune, tel qu'il nous paraît dans sa distance moyenne, est de douze doigts : chacune des taches noires et obscures qui sont à sa surface a un peu plus d'un demi-doigt et excède par conséquent la vingt-quatrième partie de son diamètre. Maintenant, si nous supposons que la circonférence de la lune est de trente mille stades, son diamètre, d'après cette supposition, sera de dix mille stades, et chacune de ces taches n'aura pas moins (935e) de cinq cents stades. Considérez donc, en premier lieu, s'il est possible qu'il y ait dans la lune des inégalités et des profondeurs assez considérables pour faire des ombres de cette grandeur ; et en second lieu, comment, étant aussi grandes, il se fait que nous ne les voyons pas. — Je vous sais gré, Apollonides, lui dis-je en souriant, d'avoir trouvé une démonstration qui prouvera que vous et moi nous sommes, non à toute heure du jour, mais principalement le matin et le soir, plus grands que les Aloïdes. Pensez-vous que quand le soleil donne à nos ombres tant de longueur, il nous suggère ce beau raisonnement que, si le corps d'où l'ombre est projetée a une grande masse, (935f) celui qui produit cette ombre doit être excessivement grand ? Je sais que ni vous ni moi nous n'avons été à Lemnos ; mais nous avons souvent entendu, l'un et l'autre, ces vers ïambes : "L'ombre que fait au loin le sommet de l'Athos Couvre le dos du bœuf que l'on voit à Lemnos". [936] Cette ombre, à ce qu'il paraît, tombe sur un bœuf d'airain qui est à Lemnos : (936a) elle se prolonge par-dessus la mer à une distance qui n'est pas moins de 700 stades, ce qui ne vient pas de la hauteur de la montagne d'où l'ombre est projetée, mais de l'éloignement de la lumière, qui fait que les ombres excèdent de beaucoup la grandeur naturelle des corps qui les projettent. Remarquez encore que quand la lune est dans son plein, et que la profondeur de l'ombre rend la face de son disque plus sensible, elle se trouve alors à une plus grande distance du soleil ; car c'est l'éloignement de la lumière qui prolonge les ombres, et non la grandeur des aspérités qui sont sur le disque de la lune. D'ailleurs les rayons du soleil ne permettent pas qu'on voie pendant le jour les (936b) sommets des montagnes, au lieu qu'on aperçoit de loin les vallées, les cavités et les endroits ombragés qui sont à leur racine. «Il n'y a donc rien d'extraordinaire si nous ne pouvons pas voir exactement comment la lune est éclairée et reçoit les rayons du soleil. Le voisinage des corps obscurs et ténébreux auprès de ceux qui sont éclairés en rend, par ce contraste, la vue plus sensible. Mais il me semble, ajoutai-je, que cela prouve davantage contre la réflexion qu'on attribue à la lune, parce que ceux qui se trouvent dans les rayons réfléchis voient non seulement le corps qui est éclairé, mais encore celui d'où part la lumière. En effet, quand un rayon lumineux est réfléchi par l'eau contre une muraille, et que la vue porte sur l'espace éclairé par la réflexion, l'œil voit trois choses différentes: (936c) la lumière réfléchie, l'eau qui produit la réflexion, et le soleil lui-même, dont les rayons viennent frapper l'eau qui les réfléchit. Ces points étant avoués et reconnus, on demande à ceux qui veulent que la lune éclaire la terre en lui réfléchissant les rayons du soleil, qu'ils fassent voir pendant la nuit l'image du soleil sur le disque de la lune, comme le jour elle paraît sur l'eau qui réfléchit les rayons de cet astre ; et comme elle n'y est pas visible, on en infère que c'est d'une autre manière que par la réflexion que la lune est éclairée, et que, si cette réflexion n'a pas lieu, la lune n'est pas une terre. — Que faut-il répondre à cette objection, qui porte également contre nous? (936d) me dit Apollonides. — Elle vous est commune, lui dis-je, sous certains rapports, et non pas sous d'autres. Premièrement, observez comment ils prennent en sens contraire et, comme on dit, en faisant remonter les fleuves vers leur source, la comparaison qu'ils emploient. L'eau est en bas sur la terre, et la lune est au-dessus de nous dans une région fort élevée. Ainsi les angles de réflexion sont absolument opposés, l'un ayant son sommet en haut vers la lune, et l'autre en bas vers la terre. Qu'ils ne demandent donc pas que toute image soit semblable à un miroir, ni que, de tout intervalle, les réflexions soient égales, car cela répugne à l'évidence. Pour ceux qui disent que la lune n'est pas un corps (936e) lisse et uni comme l'eau, mais que c'est une masse terrestre et pesante, je ne sais pas pourquoi ils veulent qu'on y voie imprimée l'image du soleil ; car le lait lui-même, à cause de l'inégalité et des aspérités de ses parties, ne rend pas ces sortes d'images spéculaires, et ne réfléchit pas la lumière à notre vue. Comment donc serait-il possible que la lune nous renvoyât ces images de sa surface comme les réfléchissent les miroirs les plus polis, lors même que les miroirs ont quelque tache, quelque raie ou quelque inégalité sur leur surface où l'objet réfléchi prend sa forme? (936f) On voit bien les miroirs, mais ils ne renvoient pas la lumière. Celui donc qui veut que l'image du soleil paraisse dans la lune, ou que notre vue soit réfléchie vers le soleil, qu'il demande aussi que l'œil soit le soleil, que la vue soit la lumière, et l'homme, le ciel. «Il est vraisemblable que les rayons du soleil, qui se réfléchissent sur la lune, ayant beaucoup de force et d'éclat, rejaillissent vers nous avec une vive impression ; mais comme notre vue est petite et faible, il n'est pas surprenant qu'elle n'imprime pas un coup assez fort pour produire une réverbération, ou que, s'il s'en fait une, au lieu de se continuer quelque temps, elle se brise et se dissipe, [937] parce que sa lumière n'est pas assez abondante (937a) pour se conserver au milieu de tant d'inégalités. Il n'est pas impossible que la réflexion que notre vue éprouve sur l'eau et sur ces miroirs étant encore dans sa force et près de son origine, revienne de ces objets à nos yeux. Mais celles qui se font sur la lune, quoiqu'elles puissent venir en glissant jusqu'à nous, n'y arrivent que faibles et obscures, à cause du grand espace qu'elles ont à parcourir ; elles sont dissipées avant de nous parvenir. Les miroirs concaves réfléchissent les rayons avec beaucoup plus de force qu'ils ne les reçoivent, au point qu'ils enflamment souvent les objets ; au contraire, les miroirs convexes et bombés les renvoient plus faibles et plus obscurs, parce qu'ils ne les réfléchissent pas de tous les côtés. (937b) Vous voyez que lorsqu'il paraît deux arcs-en-ciel, ce qui arrive quand une nuée en environne une autre, la nuée supérieure ne donne que des couleurs faibles et douteuses, parce que étant plus éloignée de notre vue et plus en dehors, elle ne produit pas une réflexion aussi vive et aussi forte que la nuée intérieure. Qu'ai-je besoin d'en dire davantage, puisque la lumière du soleil réfléchie par la lune perd toute sa chaleur, et que de sa clarté même il n'en parvient qu'avec peine jusqu'à nous un bien faible reste ? Est-il donc possible que notre vue, en traversant le même espace, rapporte de la lune la plus petite portion (937c) de l'image solaire? Pour moi, je ne le pense pas. Vous-mêmes, leur dis-je, faites réflexion que si notre vue était affectée de la même manière par l'eau et par la lune, il faudrait que cette planète dans son plein représentât les images de la terre, des arbres, des hommes et des astres comme font les miroirs. Mais si notre vue n'éprouve pas la réflexion de ces objets, soit à cause de sa faiblesse, soit à raison de la surface raboteuse de la lune, ne demandons pas non plus qu'elle se réfléchisse jusqu'au soleil. «J'ai rapporté, autant que j'ai pu m'en souvenir, tout ce qui fut dit dans cette conférence. Il est temps de prier Sylla, ou plutôt de le sommer de nous faire le récit qu'il nous a promis, (937d) puisque ce n'est qu'à cette condition que nous l'avons admis à notre entretien. Si donc vous le trouvez bon, suspendons la promenade, et asseyons-nous ici pour écouter tranquillement sa narration. » Tout le monde en fut d'avis, et chacun se plaça. Mais Théon prenant la parole : «Je suis, dit-il, aussi curieux qu'aucun de vous d'entendre ce récit; mais je voudrais qu'auparavant on nous dît quelque chose sur l'opinion qui place des habitants dans la lune. Je désirerais savoir, non pas précisément si elle est habitée, mais s'il est possible qu'elle le soit. S'il est impossible qu'il y ait des habitants, on ne peut soutenir raisonnablement que la lune soit une terre ; autrement elle aurait été créée en vain et sans motif, puisqu'elle ne porterait aucun fruit, (937e) et qu'aucune race d'hommes n'y trouverait une assiette solide pour y naître et pour s'y nourrir, fins pour lesquelles nous croyons avec Platon qu'a été formée la terre que nous habitons; Dieu l'a faite pour être la nourrice du genre humain, pour produire le jour et la nuit et en maintenir fidèlement la durée. Vous savez qu'on dit sur cette matière beaucoup de choses sérieuses et beaucoup de plaisanteries. On prétend que ceux qui habitent au-dessous de la lune ont, comme autant de Tantales, cette planète suspendue sur leur tête ; et que ceux qui habitent au-dessus y sont attachés comme d'autres Ixions, et sont emportés avec elle par la révolution la plus rapide. La lune a plus d'un mouvement; on en distingue trois qui lui ont fait donner le nom de Trivia ; elle se meut dans le zodiaque en longitude, en latitude et en profondeur. (937f) Le premier mouvement s'appelle révolution; le second se fait par une ligne spirale ; et le troisième a été, je ne sais pourquoi, nommé inégalité par les mathématiciens, quoiqu'ils voient qu'elle n'a dans aucun de ses mouvements rien d'uniforme et de réglé. «Il ne faut donc pas s'étonner si la violence de ce mouvement a fait tomber une fois de la lune un lion dans le Péloponnèse. On doit plutôt être surpris de ne pas voir tous les jours des milliers d'hommes et d'animaux, fortement secoués, en tomber la tête la première. [938] (938a) Car il serait ridicule de disputer sur leur habitation dans la lune, s'ils ne pouvaient ni naître ni subsister dans cette planète. Si les Égyptiens et les Troglodytes, qui n'ont qu'un seul jour dans les solstices le soleil perpendiculaire sur leur tête, et qui le voient aussitôt s'éloigner, sont presque brûlés par la sécheresse de l'air qu'ils respirent, comment les habitants de la lune pourraient-ils soutenir tous les ans les chaleurs de douze étés, lorsque le soleil à chaque pleine lune frapperait à plomb sur leur tête ? Quant aux vents, aux nuages et aux pluies, sans lesquels les fruits de la terre ne peuvent naître ni se conserver, (938b) est-il possible d'en supposer dans une planète où l'air est si vif et si chaud, puisqu'ici-bas même les plus hautes montagnes n'éprouvent point des hivers âpres et rigoureux. Comme l'air y est pur et tranquille à cause de sa légèreté, il est à l'abri de la condensation que le nôtre éprouve pendant l'hiver. A moins qu'on ne dise que comme Minerve donnait à Achille du nectar et de l'ambroisie quand ce héros ne prenait aucune nourriture, de même la lune, qui s'appelle et qui est véritablement Minerve, nourrit ses habitants, en faisant croître tous les jours pour eux l'ambroisie, cet aliment ordinaire des dieux, suivant l'ancien Phérécyde. Pour cette racine indienne que font brûler, suivant Mégasthène, (938c) certains peuples de l'Inde, qui, n'ayant point de bouche, sont, pour cette raison, appelés Astomes, qui ne mangent ni ne boivent, et ne font que respirer l'odeur de cette plante, comment pourrait-elle naître dans la lune, qui n'est jamais arrosée d'aucune pluie? » Quand Théon eut fini, je pris la parole : «Vous avez, lui dis-je, égayé fort à propos par cette plaisanterie le sérieux de notre entretien, et je n'en suis que plus hardi à vous répondre, parce que, si je me trompe, je n'aurai pas à craindre une punition bien sévère ; car, en vérité, ceux qui s'offensent de cette doctrine et qui la rejettent absolument, sans même vouloir examiner de sang-froid ce qu'elle a de vraisemblable et de possible, ne sont pas plus raisonnables que ceux qui en sont trop fortement persuadés. Premièrement, quand la lune n'aurait pas d'habitants, (938d) il ne faudrait pas en conclure qu'elle aurait été créée inutilement et sans aucun but. Notre terre elle-même n'est ni habitée ni cultivée partout ; ce n'est que sa moindre partie qui, semblable à des promontoires ou à des presqu'îles élevées au-dessus de la mer, produit des animaux et des plantes. Tout le reste est désert et stérile à cause des grands froids et des chaleurs excessives (45), et la plus grande partie du globe est couverte par les flots de la mer. Mais parce que vous aimez et admirez toujours Aristarque, vous n'écoutez point Cratès quand il vous dit : "Des dieux et des mortels l'Océan est le père ; Il couvre de ses flots presque toute la terre". Cependant il s'en faut de beaucoup que tout cela ait été fait en vain. (938e) La mer nous envoie des exhalaisons douces; et au fort de l'été, il s'élève des vents très agréables qui nous viennent des contrées froides et inhabitées lorsque les neiges commencent à y fondre. Le milieu est occupé par la terre, gardien fidèle du jour et de la nuit, comme dit Platon. Rien n'empêche donc que la lune, quoique privée d'animaux, n'occasionne les réflexions de la lumière qui se répand autour d'elle, qu'elle ne reçoive l'influence des rayons des astres qui s'y mêlent et s'y confondent, et lui servent à élaborer les vapeurs qui s'élèvent de la terre, en même temps qu'ils adoucissent la chaleur trop dévorante du soleil. Ainsi, en donnant à la tradition des anciens toute l'autorité qu'elle mérite, nous dirons qu'ils l'ont nommée Diane (938f) parce qu'elle est vierge et sans fécondité, mais d'ailleurs utile et salutaire au monde. «Au reste, dans tout ce qui a été dit, mon cher Théon, rien ne prouve que la lune ne puisse pas être habitée. Sa révolution douce et tranquille rend l'air qui l'environne léger et uni et lui donne une agréable température; [939] (939a) en sorte qu'il n'y aurait point de chute à craindre pour ceux qui l'habiteraient, à moins qu'elle ne tombât elle-même. La variété et les aberrations de son mouvement ne viennent pas d'inégalité ou de désordre ; les astronomes démontrent au contraire qu'elles sont l'effet d'un ordre et d'un cours admirables; ils la font passer dans des cercles qui s'entrelacent les uns dans les autres ; quelques uns supposent qu'elle est immobile ; d'autres veulent qu'elle ait un mouvement uniforme et d'une vitesse toujours égale. Ce sont les ascensions de ces cercles, leurs révolutions, leurs situations respectives, leurs positions par rapport à nous, qui produisent, avec beaucoup de régularité, ces hauteurs, ces dépressions que nous observons dans son mouvement, et ces aberrations en (939b) latitude, toujours jointes à la révolution périodique qu'elle fait en longitude. «Quant à l'excessive et continuelle chaleur que le Soleil, dites-vous, lui ferait éprouver, vous cesserez de la craindre, si vous opposez premièrement aux douze conjonctions de l'été les douze oppositions, ensuite la continuité de ses changements, qui, ne laissant pas aux affections extrêmes un long espace de temps et leur ôtant ce qu'elles ont de trop violent, les réduisent à une température très agréable et rendent le temps qui s'écoule entre les deux extrêmes assez semblable à notre printemps. D'ailleurs le soleil nous envoie ses rayons à travers un air épais ; et sa chaleur, nourrie par ces vapeurs, en acquiert beaucoup plus de force, au lieu que dans la lune, (939c) où l'air est subtil et transparent, les rayons, ne trouvant aucun corps qui leur serve de foyer et d'aliment, se divisent et se dispersent. Chez nous ce sont les pluies qui nourrissent les arbres et les fruits ; mais ailleurs, comme chez vous à Thèbes et à Syène, ce n'est pas l'eau de la pluie qui fournit à leur nourriture, c'est celle de la terre même, qui, toujours pénétrée d'humidité, fécondée d'ailleurs par les vents et la rosée, ne le cède point en fertilité au sol le mieux arrosé, tant elle est naturellement grasse et féconde. Dans nos contrées, les mêmes espèces d'arbres qui ont éprouvé un hiver rigoureux portent en abondance de très bons fruits; mais en Afrique, et chez vous en Égypte, les arbres sont très incommodés par le froid. La Gédrosie et la Troglodytide, (939d) situées sur les bords de l'Océan, sont frappées de stérilité et ne produisent point d'arbres, à cause de la sécheresse du sol. Mais la mer adjacente nourrit jusque dans le fond de ses eaux des plantes d'une grandeur extraordinaire, qu'ils appellent les unes des oliviers, les autres des lauriers, et d'autres enfin des cheveux d'Isis. La plante nommée anacampserote, quand elle a été arrachée de terre et qu'on la suspend, se conserve autant qu'on veut et pousse même de nouvelles feuilles. Entre les graines qu'on sème, il en est, comme la centaurée, qui, semées dans une terre grasse et souvent arrosée, perdent leurs propriétés (939e) naturelles, parce qu'elles aiment la sécheresse et qu'un sol aride leur conserve toute leur vertu. Il y en a d'autres, telles que la plupart des plantes d'Arabie, qui ne peuvent pas supporter même la rosée et qui se flétrissent et meurent dès qu'elles sont mouillées. Quelle merveille donc s'il croît dans la lune des racines, des semences et des plantes qui n'ont besoin ni d'hiver ni de pluies, et auxquelles un air sec, comme celui de l'été, est seul convenable? «Et pourquoi ne serait-il pas vraisemblable qu'il y a dans la lune des vents tièdes et doux, et que le mouvement même de sa révolution excite des haleines tempérées, des rosées et des vapeurs légères qui s'étendent partout et suffisent à la nourriture des plantes ? (939f) La température de cette planète n'est-elle pas plutôt molle et humide que sèche et brûlante? Il ne nous en vient aucun effet de sécheresse, mais plusieurs d'humidité, et, s'il est permis de parler ainsi, de mollesse fécondante, tels que l'accroissement des plantes, l'attendrissement des viandes, l'altération des vins qui tournent ou s'affadissent, la pourriture des bois, les enfantements faciles. Je craindrais d'irriter Pharnace, que je vois à présent si tranquille, [940] si j'attribuais à l'humidité qui tombe de la lune le flux et le reflux de l'Océan, comme le disent les stoïciens, et le gonflement des mers intérieures. Je m'adresse donc uniquement à vous, mon cher Théon ; quand vous nous expliquez ces vers du poète Alcman : "Fille de Jupiter et de l'astre des nuits, La rosée alimente et fait mûrir nos fruits", vous dites que par Jupiter il entend l'air qui, humecté par la lune, se change en rosée. Je crois en effet, mon ami, qu'elle est d'une nature contraire à celle du soleil, non seulement parce qu'elle humecte et amollit tout ce que cet astre dessèche et condense, (940b) mais encore parce que son humidité tempère la chaleur du soleil lorsque ses rayons viennent la frapper et s'incorporer en quelque sorte avec elle. «Ceux donc qui croient que la lune est un corps igné, et qu'elle est enflammée, sont dans l'erreur ; et d'un autre côté, ceux qui veulent que les animaux qui y habitent aient besoin de tout ce qui est nécessaire aux nôtres pour naître, vivre et se nourrir, n'ont jamais fait attention aux variétés que la nature nous offre, et qui font que les animaux ont plus de différence entre eux, qu'ils ne diffèrent eux-mêmes des substances inanimées. Il faudrait nier qu'il y eût dans le monde des hommes sans bouche, qui ne vivent que de l'odeur des parfums, s'il était vrai que les hommes ne pussent vivre que de nourriture solide. Ce pouvoir de la nature qu'Ammonius nous enseignait, Hésiode le fait entendre d'une manière énigmatique, quand il dit qu'on ignore (940c) "Tout ce qu'ont de bonté la mauve et l'asphodèle". Épimenide le prouvait par son exemple, et faisait voir que la nature soutient un animal avec bien peu d'aliments, et qu'il n'en faut que la grosseur d'une olive pour suffire à sa nourriture. Or les habitants de la lune, si toutefois il y en a, doivent être d'une constitution légère, et faciles à nourrir des aliments les plus simples. On dit même que la lune étant, comme le soleil, un animal de feu, plusieurs fois grand comme la terre, elle se nourrit des exhalaisons qui s'élèvent de notre globe, et qui servent aussi d'aliment aux autres astres, quoique infinis en grandeur; (940d) tant on est persuadé que les animaux de ces régions supérieures sont d'un tempérament léger et se contentent de peu ! Mais nous ne faisons pas attention à cette différence, et nous ne voyons pas que le climat, la nature et la constitution sont pour eux d'une tout autre espèce, et par cela même conviennent à leur tempérament. Si nous ne pouvions ni approcher de la mer, ni la toucher, et que la voyant seulement de loin, et sachant que l'eau en est amère et salée, quelqu'un venait nous dire qu'elle nourrit au fond de ses vastes gouffres des animaux nombreux de toute forme et de toute grandeur, qu'elle est pleine de monstres qui font de l'eau le même usage que nous faisons de l'air, sans doute nous le prendrions pour un visionnaire qui nous conterait des fables destituées de toute vraisemblance. Telle est notre opinion par rapport à (940e) la lune; nous avons de la peine à croire qu'elle soit habitée. Pour moi, je pense que ses habitants sont encore plus surpris que nous lorsqu'ils aperçoivent la terre, qui leur paraît comme la lie et la fange du monde, à travers tant de nuages, de vapeurs et de brouillards, qui en font un séjour obscur et bas et la rendent immobile. Ils ont peine à croire qu'un lieu pareil puisse produire et nourrir des animaux qui aient du mouvement, de la respiration et de la chaleur. Et si, par hasard, ils connaissaient ce vers d'Homère : "C'est un affreux séjour, en horreur aux dieux même; et ceux-ci, du même poète : Il s'enfonce aussi loin sous les terrestres lieux Que la terre elle-même est distante des cieux", ils croiraient certainement que c'est de notre terre que le poète a parlé ; (940f) ils ne douteraient pas que l'enfer et le Tartare ne fussent placés dans notre globe, et que la lune, également éloignée des cieux et des enfers, ne fût la véritable terre.» Je parlais encore quand Sylla m'arrêtant : «C'en est assez, Lamprias, me dit-il, il est temps que vous finissiez, si vous ne voulez pas que mon récit échoue, pour ainsi dire, au port, et que l'ordre de la scène soit confondu ; c'est le moment de la faire changer de décoration. [941] (941a) C'est moi qui dois être l'acteur ; je vous en ferai d'abord connaître l'auteur; et, si vous le trouvez bon, je vous dirai avec Homère: "Loin de nous, dans la mer, est l'île d'Ogygie", distante de la Grande-Bretagne, du côté de l'occident, de cinq journées de navigation. Il y a trois autres îles situées vers le couchant d'été, aussi éloignées de la première qu'elles le sont les unes des autres. C'est dans une de ces îles que, suivant la tradition des Barbares du pays, Saturne est détenu prisonnier par ordre de Jupiter, qui, ayant reçu de son père la garde, tant des îles que de la mer adjacente qu'on appelle Saturnienne, s'était établi un peu au-dessous. Ils ajoutent que le grand (941b) continent qui environne l'Océan est éloigné de l'île d'Ogygie d'environ cinq mille stades, et un peu moins des autres îles; qu'on n'y navigue que sur des vaisseaux à rames, parce que la navigation est lente et difficile à cause de la grande quantité de vase qu'y apportent plusieurs rivières qui s'y déchargent du continent et y font des atterrissements qui embarrassent le fond de la mer ; ce qui a fait croire anciennement qu'elle était glacée. Les côtes du continent, disent-ils encore, sont habitées par des Grecs, qui s'étendent le long d'un golfe non moins grand que les Palus Méotides, et dont l'embouchure répond précisément à celle de la mer Caspienne. Ils se regardent comme habitants de la terre ferme, (941c) et nous comme des insulaires, parce que la terre que nous habitons est entourée par la mer. Les compagnons d'Hercule, qui furent laissés dans cette contrée, s'étant mêlés avec l'ancien peuple de Saturne, tirèrent de son obscurité la nation grecque, qui était presque éteinte et étouffée sous les lois, les mœurs et la langue des Barbares, et ils lui rendirent son ancienne splendeur. Aussi, depuis cette époque, Hercule est de tous les dieux celui qu'ils honorent davantage, et après lui Saturne. Quand l'étoile de Saturne, que nous appelons Phénon, et qui, dans cette île, porte le nom de Nycture, entre dans le signe du Taureau, ce qui arrive après une révolution de trente années, ils se préparent (941d) longtemps d'avance à un sacrifice solennel et à une longue navigation, que sont obligés d'entreprendre sur des vaisseaux à rames ceux que le sort a destinés à cette commission, qui exige d'eux un long séjour dans une terre étrangère. Après donc qu'ils se sont embarqués, et qu'ils ont éprouvé chacun des aventures diverses, ceux qui ont échappé aux dangers de la mer abordent dans les îles opposées qu'habitent des nations grecques, où ils voient pendant un mois le soleil se coucher à peine une heure par jour; c'est là toute leur nuit, et les ténèbres même en sont bien peu obscures, et assez semblables au crépuscule. Après y avoir demeuré quatre-vingt-dix jours singulièrement honorés et bien traités par les naturels du pays, qui les regardent comme des personnes sacrées et leur en donnent le titre, (941e) ils s'abandonnent aux vents, et retournent dans leur île. Ils en sont les seuls habitants, eux et ceux qui les y ont précédés. Quand ils ont servi pendant treize ans au culte de Saturne, ils sont libres de retourner dans leur patrie; mais la plupart préfèrent de vivre tranquillement dans cette île, les uns par l'habitude qu'ils en ont contractée, les autres parce que, sans travail et sans affaires, ils y trouvent abondamment tout ce qui leur est nécessaire pour leurs sacrifices, pour leurs fêtes publiques, et pour l'entretien de ceux d'entre eux qui s'occupent continuellement de l'étude de la philosophie et des lettres. «Ils disent que la température du climat de l'île, et l'air qu'on y respire, sont délicieux. Quelques uns des habitants ayant formé le dessein de s'en retourner dans leur pays, le dieu s'y opposa, (941f) en se montrant à eux comme à des amis, non seulement en songe ou sous des voiles symboliques, mais d'une manière sensible. Plusieurs avaient vu des génies et conversé avec eux. Saturne lui-même est couché et endormi dans l'antre profond d'un rocher aussi brillant que l'or. Jupiter lui a donné pour chaîne le sommeil. Au-dessus du rocher on voit voltiger des oiseaux qui lui apportent de l'ambroisie, dont l'odeur, qui semble sortir de ce rocher comme d'une source, remplit toute l'île d'un parfum admirable. [942] (942a) Saturne a pour ministres les génies, qui le servent assidûment. Ils étaient ses courtisans et ses amis dans le temps qu'il régnait sur les dieux et sur les hommes. Comme ils possèdent l'art de la divination, ils annoncent souvent d'eux-mêmes l'avenir; mais les prédictions les plus importantes, et qui roulent sur de plus grands objets, ils les font quand ils sortent d'auprès de Saturne, dont ils racontent les songes, dans lesquels ce dieu voit tous les desseins de Jupiter. Son réveil est marqué par des passions tyranniques et par des troubles violents que son âme éprouve ; mais son sommeil est doux et tranquille, et c'est dans cet état que sa nature divine et sa souveraineté agissent selon toute leur puissance. «L'étranger de qui je tiens ce récit ayant été conduit dans l'île, y servit (942b) paisiblement ce dieu, et s'instruisit, pendant ce temps-là, dans l'astronomie. Il alla dans cette science aussi loin qu'il est possible quand on a fait les plus grands progrès dans la géométrie. Entre les parties de la philosophie, il cultiva particulièrement la physique. Mais il lui prit envie d'aller visiter et connaître par lui-même la grande île, car c'est ainsi qu'ils appellent le continent que nous habitons. Lors donc que ses trente ans furent expirés et que de nouveaux ministres du dieu l'eurent remplacé, il prit congé de ses amis et s'embarqua avec un équipage assez simple; mais il avait, dans des vases d'or, d'abondantes provisions de voyage. Pour vous dire toutes les aventures qu'il eut, toutes les nations qu'il parcourut, (942c) les hiéroglyphes qu'il rencontra et les mystères auxquels il fut initié, un jour entier ne suffirait pas si je voulais vous tout raconter en détail comme il le faisait lui-même ; car il n'avait rien oublié. «Quant à ce qui regarde notre discussion présente, écoutez ce qu'il en disait, je l'ai appris de lui à Carthage, où il demeura longtemps, singulièrement honoré de tout le monde. Il y découvrit des parchemins sacrés qu'on avait transportés secrètement hors de l'ancienne ville lorsqu'elle avait été détruite, et qui étaient restés depuis ce temps-là ensevelis sous terre. Il m'exhortait fort à honorer les dieux qui brillent au ciel, et particulièrement la lune, (942d) comme la divinité qui a le plus d'influence sur notre vie. Comme je parus surpris de ce conseil et que je le priai de s'expliquer plus clairement : «Sylla, me dit-il, les Grecs parlent beaucoup des dieux ; mais tout ce qu'ils en disent n'est pas exact. Par exemple, ils ont raison de reconnaître une Cérès, une Proserpine, mais ils ont tort de réunir dans un même lieu ces deux divinités ; car l'une habite la terre et a l'empire sur toutes les choses terrestres ; l'autre est dans la lune, dont les habitants lui donnent le nom de Coré et de Persephoné. Ce dernier signifie qu'elle porte la lumière. On l'appelle Coré, qui veut dire la prunelle de l'œil, dans laquelle les objets se peignent, comme la clarté du soleil est représentée sur la lune. (942e) Ce qu'ils disent des voyages de ces deux déesses qui se cherchent mutuellement est en partie vrai : elles s'entre-désirent quand elles sont séparées, et s'embrassent souvent dans l'ombre. Que Coré soit tantôt au ciel et éclairée, tantôt dans la nuit et les ténèbres, cela n'est pas absolument faux, il n'y a erreur que dans le calcul du temps ; car nous la voyons, non pas six mois de suite, mais de six en six mois, cachée sous la terre comme sous sa mère, et enveloppée dans l'ombre, ce qui arrive rarement dans les cinq mois d'intervalle, parce qu'il est impossible qu'elle abandonne Pluton, son époux, (942f) comme Homère le donne adroitement à entendre, quoiqu'en termes couverts, lorsqu'il dit : "Aux champs de l'Élysée, aux confins de la terre". Il appelle les confins de la terre l'endroit où son ombre finit. C'est là que nul homme méchant et souillé ne peut parvenir. Les gens vertueux seuls y sont transportés après leur trépas, et y mènent, jusqu'à leur seconde mort, une vie tranquille, mais non entièrement heureuse et divine. «Ne me demandez point, Sylla, quel est ce genre de vie, je vous l'apprendrai bientôt. [943] (943a) Le vulgaire croit avec raison que l'homme est un être composé; mais il se trompe en ce qu'il le croit composé seulement de deux parties, parce qu'il s'imagine que l'entendement n'est qu'une portion de l'âme ; mais cette faculté est aussi supérieure à l'âme que celle-ci est plus parfaite et plus divine que le corps. Cette union de l'âme avec l'entendement fait la raison ; son union avec le corps fait la passion, dont l'une est le principe du plaisir et de la douleur, l'autre, de la vertu et du vice. De ces trois parties jointes ensemble dans la génération de l'homme, la terre a produit le corps, la lune a formé l'âme, et le soleil l'entendement. Celui-ci est la lumière de l'âme comme le soleil est la lumière de la lune. Des deux morts que nous éprouvons, (943b) l'une réduit ces trois substances à deux, et l'autre à une seule. La première a lieu dans la région de Cérès, et c'est pour cela que nous lui faisons des sacrifices. Aussi les Athéniens donnaient-ils anciennement aux morts le nom de céréaliens. La seconde mort arrive dans la lune, région de Proserpine. Mercure terrestre habite avec la première de ces déesses, et Mercure céleste avec la seconde. Cérès sépare promptement et avec violence l'âme d'avec le corps. Proserpine ne divise l'entendement d'avec l'âme que lentement et par des moyens doux. On lui donne le nom de Monogéne, parce que après la division qu'elle a faite dans l'homme, ce qu'il y a de meilleur en lui se trouve seul et unique, et l'un et l'autre est conforme à la nature. (943c) Toute âme qui sort du corps avec ou sans entendement est obligée, par une loi du destin, d'errer pendant un certain temps dans la région qui est située entre la terre et la lune ; mais ce temps n'est pas le même pour toutes. Celles qui ont été injustes et débauchées y subissent la peine de leurs crimes. Les âmes vertueuses y sont détenues jusqu'à ce qu'elles aient été purifiées des taches que leur a fait contracter leur commerce avec le corps, ce principe fécond de mal ; mais elles sont dans un lieu où elles respirent l'air le plus pur ; on l'appelle le verger de Pluton, et elles y passent un temps déterminé. Ensuite, rappelées comme d'un long exil dans une terre étrangère, elles rentrent dans leur patrie et y goûtent une joie semblable à celle que ressentent ceux qui sont initiés aux mystères, joie mêlée de trouble et d'étonnement, et chacune avec ses espérances particulières. «Plusieurs sont poussées (943d) avec force hors de ce séjour, et brûlent d'être réunies à la lune. Quelques unes sont encore dans le bas, et ont leurs regards tournés comme vers un gouffre profond. Pour celles qui sont parvenues à la région supérieure, elles y jouissent d'une parfaite sécurité. Premièrement elles reçoivent, comme les vainqueurs des jeux solennels, des couronnes, qu'on appelle les ailes de la constance, parce qu'elles ont, pendant leur vie, soumis au frein de la raison la partie irraisonnable de l'âme, siége des passions, et qu'elles l'ont tenue dans une entière dépendance. Secondement, elles ressemblent à un rayon du soleil. Troisièmement, l'âme élevée dans cette région y est affermie et fortifiée par l'air qui environne la lune, et elle y prend de la vigueur, comme le fer en reçoit de la trempe qu'on lui donne. Ce qui est rare (943e) et lâche se resserre et se condense, devient ferme et transparent; en sorte que la moindre exhalaison de la terre suffit à sa nourriture. Et Héraclite a eu raison de dire que dans la région de Pluton les âmes respiraient une odeur agréable. «Là elles voient d'abord la grandeur et la beauté de la lune : elles connaissent sa nature, qui n'est ni simple, ni sans mélange, mais une sorte de composé d'astre et de terre ; car, comme la terre s'amollit quand elle est mêlée d'air et d'humidité, que le sang distribué dans les chairs leur donne de la sensibilité, de même, dit-on, la lune, par son mélange avec l'éther qui en pénètre toute la profondeur, devient animée et féconde, et se conserve dans un juste équilibre de pesanteur et de légèreté. (943f) Le monde lui-même, ainsi composé de substances, dont les unes tendent naturellement vers le haut et d'autres vers le bas, n'est sujet à aucun changement local. C'est ce que Xénocrate même semble avoir aperçu par une sorte de raisonnement divin dont Platon lui a fourni la première idée. Ce dernier philosophe a le premier avancé que chaque astre est un composé de terre et de feu liés ensemble par des substances intermédiaires distribuées dans une certaine proportion, parce que rien ne peut devenir sensible à nos yeux que par un mélange de terre et de lumière. Xénocrate dit que le soleil est composé de feu et du premier solide ; [944] la lune, (944a) du second solide et de l'air qui lui est propre ; et la terre, de l'eau, du feu, et du troisième solide. En général, ni un corps dense seul, ni un corps rare seul, ne sont susceptibles de sentiment et d'âme. «Voilà ce qu'il disait de la substance de la lune. Quant à sa grandeur et à sa largeur, elles sont beaucoup plus considérables que les géomètres ne le disent. Si elle ne mesure que peu de fois par sa grandeur l'ombre de la terre, ce n'est pas qu'elle soit petite, c'est parce qu'elle y accélère son mouvement, afin de traverser plus promptement cet espace ténébreux à travers lequel elle transporte les âmes vertueuses qui sont pressées d'en sortir et jettent de grands cris tant qu'elles sont dans l'ombre, (944b) parce qu'elles n'y entendent point l'harmonie des corps célestes. D'ailleurs les âmes des méchants, qui habitent la partie inférieure de la lune, et qui y sont châtiées, crient et se lamentent en traversant cette ombre. Voilà pourquoi dans les éclipses c'est un usage assez général de frapper sur de l'airain, et de faire un très grand bruit autour de ces âmes, qui sont encore effrayées lorsqu'elles approchent de ce qu'on appelle la face de la lune, parce qu'elle leur paraît épouvantable à voir, quoiqu'elle ne le soit pas. Mais comme la terre que nous habitons a plusieurs golfes aussi vastes que profonds, dont l'un entre dans notre continent par les colonnes d'Hercule et s'avance jusqu'auprès de nous, d'autres sont extérieurs, tels que la mer Caspienne et la mer (944c) Rouge ; il y a de même dans la lune des cavernes et des vallées profondes. La plus grande de ces cavernes s'appelle le gouffre d'Hécate. C'est là que les âmes sont punies de ce qu'elles ont fait ou laissé faire depuis leur naissance. Les deux autres, plus petites, servent de passage aux âmes ; l'une mène de la lune au ciel, et l'autre à la terre. La partie de la lune qui regarde le ciel s'appelle l'Elysée, et celle qui est du côté de la terre se nomme le champ de Proserpine. «Les démons ne demeurent pas toujours dans la lune ; ils descendent quelquefois sur la terre pour y avoir soin des oracles ; ils assistent aux plus saints de nos mystères, et en célèbrent les cérémonies ; (944d) ils veillent sur les méchants et les punissent, et ils préservent les bons des dangers de la guerre et de la mer. Si dans l'exercice de ces fonctions ils commettent eux-mêmes quelques fautes par colère, par envie, ou par une faveur injuste, ils en sont punis ; on les exile sur la terre, où ils sont précipités dans des corps humains. Au nombre des meilleurs génies étaient, à ce qu'ils disaient eux-mêmes, ceux qui accompagnaient Saturne, et plus anciennement en Crète les dactyles idéens, en Phrygie les corybantes, à Lébadie, dans la Boétie, les trophoniades, et une infinité d'autres répandus en divers lieux sur la terre, (944e) et dont les noms, les temples et le culte subsistent encore. Mais le pouvoir de quelques uns d'entre eux a cessé, parce qu'ils ont été, par un heureux changement, transportés ailleurs. Ces translations arrivent aux uns plus tôt, aux autres plus tard, après que leur entendement a été séparé de leur âme ; séparation qui est l'effet du désir qu'ils ont de jouir de l'image du soleil, dans laquelle brille cette beauté divine, source de tout bonheur, et que toute nature désire, quoique d'une manière différente. La lune elle-même tourne continuellement, par le désir qu'elle a de s'unir au soleil pour recevoir de cet astre sa fécondité. Mais la substance de l'âme reste dans la lune, où elle conserve quelques traces et quelques songes de la vie ; (944f) et je crois qu'on a eu raison de dire : "Comme un songe léger l'âme s'est envolée" ; ce qu'elle ne fait pas aussitôt qu'elle a été séparée du corps, mais dans la suite, quand elle se trouve seule et privée de l'entendement. Aussi de tous les passages d'Homère, nul ne me paraît plus divin que celui-ci : "D'Alcide à mes regards l'ombre s'est présentée; Car son âme divine habite l'Empyrée". En effet, chacun de nous n'est ni le courage, ni la crainte, ni la cupidité, comme il n'est ni la chair ni les humeurs; mais il est la pensée et l'intelligence. [945] (945a) L'âme formée par l'entendement, et formant elle-même le corps qu'elle embrasse de tous côtés, reçoit en même temps de lui son impression et sa forme; en sorte que, même après sa séparation d'avec l'un et l'autre, elle en conserve longtemps la ressemblance et la figure ; ce qui fait qu'on l'appelle à bon droit leur image. «La lune, comme je l'ai déjà dit, est l'élément de ces âmes, puisqu'elles se résolvent dans cette planète, comme après la mort les corps se résolvent en terre. Les âmes vertueuses qui, éloignées des affaires, ont mené dans la pratique de la philosophie une vie douce et tranquille, éprouvent plus promptement cette résolution, parce que, abandonnées par l'entendement, et renonçant aux affections du corps, elles se dissipent à l'instant. (945b) Mais les âmes des ambitieux et des gens plongés dans les affaires, celles des voluptueux, esclaves de leurs sens, celles des hommes colères, conservent, comme dans le sommeil, le souvenir de ce qu'elles ont fait pendant leur vie, errent au milieu des songes, comme l'âme d'Endymion, parce que leur inconstance et leur assujettissement aux passions les entraînent hors de la lune, pour commencer une nouvelle génération, et, sans leur laisser goûter de repos, les attirent sans cesse par leur appât séducteur ; car on ne voit plus rien en elles de modéré, de paisible et de constant, lorsque, séparées de l'entendement, elles sont saisies par les passions corporelles. Ce sont des âmes de ce caractère qui donnèrent naissance aux géants Tityus, aux Typhons, et en particulier à celui de ce dernier nom, qui jadis s'empara de Delphes et détruisit avec tant de violence le sanctuaire de l'oracle ; (945c) âmes privées de raison, et qui se laissent emporter à la fougue de leurs passions insensées. Cependant, au bout d'un certain temps, la lune les reçoit dans son sein et leur donne une nouvelle forme ; le soleil, semant une seconde fois l'entendement dans ce principe de leur vie, en fait des âmes toutes nouvelles ; et la terre, pour la troisième fois, les revêt d'un corps ; car elle ne donne rien après la mort de ce qu'elle prend pour la génération, et le soleil ne reçoit rien, mais il reprend l'entendement qu'il a donné. «Pour la lune, elle donne et elle reçoit ; elle unit et elle sépare, suivant ses différentes facultés. Lorsqu'elle unit, on l'appelle Ilythie, et Diane quand elle sépare. Des trois Parques, Atropos, placée dans le soleil, (945d) donne le principe de la naissance ; Clotho, qui suit la lune dans sa révolution, joint et unit ; Lachésis, qui est la dernière, et qui réside sur la terre, seconde Clotho, et partage son pouvoir avec la Fortune. Toute substance qui n'a point d'âme ne jouit d'aucun droit, et est exposée à souffrir de tout ce qui l'environne. L'entendement, qui n'est soumis lui-même à aucun pouvoir étranger, exerce sur tout le reste un empire souverain. L'âme est un composé des deux, comme Dieu a formé la lune du mélange des substances supérieures avec les inférieures, et lui a donné avec le soleil la même proportion que la terre a avec la lune. «Voilà, nous dit Sylla en finissant, ce que j'ai entendu raconter à cet étranger. Il disait le tenir des génies qui étaient attachés à Saturne, (945e) et qui la servaient. Pour vous, Lamprias, prenez de ce récit telle idée qu'il vous plaira. »