[1033] DES CONTRADICTIONS DES STOÏCIENS. (1033a) Je voudrais qu'on vît toujours un accord parfait entre les maximes des hommes et leur conduite ; il est encore moins nécessaire que l'orateur et la loi aient un même langage, comme (1033b) le dit Eschine, qu'il ne l'est que la vie d'un philosophe soit conforme à ses discours. La doctrine d'un philosophe est la loi particulière qu'il s'est volontairement imposée, si toutefois il est vrai, comme on n'en peut douter, que la philosophie soit, non un jeu et une subtilité d'esprit qui n'ait pour objet qu'une vaine gloire, mais une étude importante qui mérite toute notre application. Zénon lui-même, Cléanthe et Chrysippe, ont écrit plusieurs ouvrages de pure spéculation sur l'administration publique, sur le commandement et l'obéissance, sur les fonctions de juge et d'avocat. Mais, dans la pratique, on ne trouve pas un seul stoïcien qui ait administré une république ou établi des lois, qui ait paru dans le Sénat (1033c) ou au barreau, qui se soit armé pour la défense de sa patrie, qui ait été en ambassade ou fait quelque largesse au public. Ils ont passé tout le cours d'une vie très longue dans des pays étrangers, retenus par l'amour de la tranquillité, comme s'ils eussent goûté du lotus, uniquement occupés d'écrire, de disputer et de se promener. Ne résulte-t-il pas évidemment de cette conduite qu'ils ont vécu conformément à ce que les autres ont dit ou écrit, plutôt que d'après leurs propres principes, et qu'ils ont passé toute leur vie dans ce repos, si fort recommandé par Épicure et par Hiéronyme. Chrysippe lui-même, dans son quatrième livre des Vies, prétend que la vie des gens de lettres ne diffère point de celle des voluptueux. (1033d) Je vais rapporter ses propres paroles : « Ceux qui croient que le genre de vie qui convient le plus aux philosophes est celui qui les éloigne de l'administration des affaires publiques, sont dans l'erreur. Ils veulent qu'on ne s'applique à la philosophie que par amusement ou par quelque autre motif semblable, et qu'on traîne ainsi toute sa vie dans l'étude, c'est-à-dire, pour parler ouvertement, dans une douce oisiveté. Et l'on ne peut se méprendre sur leur opinion, puisque plusieurs s'en expliquent clairement, quoique beaucoup d'autres le fassent d'une manière plus obscure. » Mais quels hommes ont plus vieilli dans cette vie littéraire que Chrysippe, que Cléanthe, que Diogène, que Zénon et Antipater, qui tous abandonnèrent leurs patries, dont ils n'avaient pas à se plaindre, et seulement pour (1033e) aller mener ailleurs, loin des affaires, une vie plus douce, uniquement occupés à étudier et à disputer? Aristocréon, disciple et parent de Chrysippe, lui ayant érigé une statue de bronze, y fit graver cette inscription : « Ce bronze fut dressé par Aristocréon, Pour immortaliser la mémoire et le nom De Chrysippe, l'honneur des écoles stoïques, Et le glaive tranchant des nœuds académiques. » Tel fut Chrysippe, ce vieillard, ce philosophe, ce panégyriste de la vie des rois et des hommes d'État, qui croit que la vie des gens de lettres ne diffère point de celle des voluptueux. Ceux d'entre ces philosophes qui se mêlent des affaires publiques sont encore plus en contradiction (1033f) avec leurs principes. Ils exercent des magistratures, ils jugent, ils délibèrent, ils font des lois, ils punissent, ils récompensent, avec la persuasion qu'il n'y a de véritables républiques que celles où ils gouvernent eux-mêmes, de sénateurs et de juges intègres que ceux qui ont été nommés par le sort, de préteurs légitimes que ceux qui le sont par les suffrages des citoyens, de lois sages que celles de Clisthène (07), de Lycurgue et de Solon, tandis qu'ils regardent ces législateurs comme des insensés et des méchants. Lors donc que les stoïciens administrent les affaires publiques, ils sont en contradiction avec eux-mêmes. [1034] (1034a) Antipater, dans son ouvrage sur la dispute entre Cléanthe et Chrysippe, dit que Zénon et Cléanthe refusèrent d'être citoyens d'Athènes pour ne pas faire injure à leur patrie. Je n'observerai pas ici que, s'ils ont eu raison en cela, Chrysippe a eu tort de se faire inscrire sur le rôle des citoyens. Mais il me semble qu'il y a bien de l'inconséquence à transporter ainsi sa personne et sa vie dans une terre étrangère, et à ne laisser que son nom dans sa patrie. C'est imiter un homme qui abandonnerait sa femme légitime pour vivre avec une autre dont il aurait des enfants, et qui refuserait seulement de l'épouser pour ne point paraître outrager la première. (1034b) D'ailleurs Chrysippe, qui, dans son traité de Rhétorique, dit que le sage parlera en public, et se mêlera des affaires du gouvernement, parce qu'il regarde les richesses, la gloire et la santé comme de véritables biens, n'avoue-t-il pas que tous ses discours ne sont que de vaines paroles, que des préceptes contraires à toute politique, et que ses principes ne sauraient s'accorder avec les actions et les besoins de la vie humaine? Zénon, dans un de ses préceptes, défend de bâtir des temples aux dieux, parce qu'un temple n'est pas un édifice sacré et digne de nos respects, et qu'étant l'ouvrage d'artisans grossiers, il ne peut avoir un grand prix. Cependant ces mêmes philosophes, qui louent de telles maximes, se font initier à nos mystères, montent au temple de Minerve dans la citadelle, adorent les images des dieux, et (1034c) couronnent ces autels, qui sont l'ouvrage de vils artisans. Ils accusent les épicuriens de contredire leurs dogmes quand ils offrent des sacrifices aux dieux ; mais ils sont bien plus contraires à eux-mêmes lorsqu'ils sacrifient sur des autels et dans des temples qu'ils voudraient ne pas voir exister, et qu'il est, selon eux, indécent de construire. Zénon, à l'exemple de Platon, distingue plusieurs vertus à raison de leurs différences; telles que la prudence, la force, la tempérance et la justice. Il convient qu'elles sont inséparables, mais que cependant elles diffèrent entre elles. Quand ensuite il vient à les définir, il dit que la force est la prudence dans l'exécution, que la justice est la prudence dans la distribution, comme s'il n'y avait qu'une seule vertu qui n'eût que des rapports différents selon la diversité des actions. (1034d) Ce n'est pas seulement Zénon qui se contredit lui-même sur cette matière, mais encore Chrysippe, qui, après avoir blâmé Ariston de ce qu'il regarde les différentes vertus comme des modifications d'une seule, justifie les définitions que Zénon a données de chaque vertu. Cléanthe dit, dans ses Mémoires de Physique, « que le ressort de tous les êtres est l'effet de l'impression du feu, et que, s'il est assez actif dans l'âme, pour lui faire accomplir ses devoirs, on l'appelle alors force et puissance ; » après quoi il ajoute en propres termes : « Quand cette force et cette puissance s'exercent sur des choses d'éclat dans lesquelles il faille persévérer, elle se nomme continence ; si c'est à des choses qu'on doive supporter, elle s'appelle force; s'il faut l'appliquer aux divers degrés de mérite, c'est la justice; (1034e) s'il s'agit de ce qu'il faut poursuivre ou rejeter, c'est la tempérance. » On dit communément : « Il faut pour bien juger, ouïr les deux parties. » Zénon, pour contredire cette maxime, raisonne ainsi : « Ou le premier qui a parlé a prouvé son dire, et alors il ne faut pas écouter le second, puisque la question est décidée, ou bien il ne l'a pas prouvé, et alors c'est comme s'il n'avait pas comparu en justice ou qu'il n'eût dit que de vaines paroles. Soit donc qu'il ait prouvé son affaire ou qu'il ne l'ait pas prouvée, il est inutile de laisser parler le second. » Cependant, après avoir proposé ce dilemme, il a écrit contre la République de Platon, il a enseigné la méthode de résoudre les sophismes, et il a exhorté ses disciples à l'étude de la dialectique, (1034f) comme un art propre à leur apprendre ces solutions. Mais on peut lui dire : Ou Platon, dans sa République, a prouvé le sujet qu'il traitait, ou il ne l'a pas prouvé. Or, dans l'un et l'autre cas, vous n'aviez pas besoin d'écrire contre lui, et tout ce que vous avez écrit est inutile et superflu. On doit en dire autant par rapport aux sophismes. [1035] (1035a) Chrysippe veut que les jeunes gens apprennent d'abord la logique, ensuite la morale, puis la physique, et que dans celle-ci on réserve la question des dieux pour la dernière. Il l'a souvent dit dans ses ouvrages, mais il suffira de rapporter le passage suivant de son quatrième livre des Vies : « Il me semble, dit-il, que, d'après la division exacte des anciens, on distingue trois parties dans la philosophie spéculative, la logique, la morale, et la physique. Je crois qu'il faut commencer par la logique, passer ensuite à la morale, et finir par la physique, dans laquelle ce qui regarde les dieux doit être placé le dernier. (1035b) C'est pour cela que la partie où l'on en traite est dite télète. » Cependant cette instruction sur les dieux, qu'il prescrit de placer la dernière, il la met toujours lui-même à la tête de toutes les questions morales. Jamais vous ne le verrez traiter des fins de nos actions, de la justice, des biens et des maux, du mariage, de l'éducation des enfants, des lois, et de l'administration publique, qu'à l'exemple de ceux qui, dans les villes, commencent leurs décrets par des vœux pour la prospérité de l'État, il ne place à la tête de son traité les noms de Jupiter, du Destin et de la Providence ; qu'il ne dise que le monde est unique, qu'il est fini, et qu'une seule puissance le conserve. Or, on ne (1035c) peut être persuadé d'aucun de ces points qu'on n'ait pénétré dans les profondeurs de la philosophie naturelle. Écoutee ce qu'il dit lui-même dans son troisième livre des dieux : « On ne saurait imaginer aucune autre source de la justice que Jupiter et la nature universelle. C'est de ce principe qu'il faut que nous partions lorsque nous voulons traiter des biens et des maux. » Il dit encore, dans ses Questions naturelles : « La manière la plus convenable, ou plutôt la seule d'entrer dans les questions des biens et des maux, des vertus et du bonheur, est de commencer par la nature universelle et par le gouvernement de l'univers. » Il ajoute, un peu plus loin : (1035d) « C'est à ce principe qu'il faut lier les questions des biens et des maux, parce qu'il n'est point de meilleur commencement ni de meilleure relation, et que l'étude de la nature ne doit avoir d'autre but que de connaître la différence des biens et des maux. » Ainsi, selon Chrysippe, la physique est tout à la fois et avant et après la morale, ou plutôt c'est renverser tout ordre que de mettre à la dernière place des questions sans la connaissance desquelles les premières qu'on traite ne sauraient être comprises. Et c'est une contradiction manifeste de dire que la physique est le principe de l'enseignement sur les biens et les maux, et de vouloir cependant qu'on ne l'enseigne qu'après celle-ci. (1035e) Si quelqu'un m'oppose que Chrysippe, dans son traité sur l'usage du discours, dit qu'en commençant par apprendre la logique, on ne doit pas pour cela s'abstenir des autres sciences, mais s'en instruire, autant que possible, il dit vrai, mais aussi il confirmera le reproche que je lui fais. Car il se contredit lui-même en prescrivant tantôt qu'on n'apprenne qu'en dernier la science qui traite des dieux, et qui, pour cela, est appelée télète, et tantôt qu'on commence par s'instruire de celle-là. Il n'y a plus aucun ordre, s'il faut tout embrasser à la fois. Et, ce qui est bien plus fort encore, c'est qu'après avoir dit que l'instruction sur les biens (1035f) et sur les maux doit être précédée par celle qui traite des dieux, il ne veut pas que ceux qui s'appliquent à l'étude de la morale commencent par celle-ci; mais qu'en apprenant la morale, ils s'instruisent de l'autre autant qu'ils le pourront pour passer ensuite de la morale à la science des dieux, sans laquelle, de son aveu même, on ne peut entrer dans la morale ni y faire aucun progrès. Quant à la méthode de soutenir le pour et le contre sur une même matière, il ne la condamne pas absolument, mais il veut qu'on en use avec réserve, comme dans les tribunaux, où l'on ne soutient pas les raisons de la partie adverse, [1036] (1036a) et où l'on cherche seulement à en détruire la probabilité. « Ceux qui n'affirment jamais rien peuvent, dit-il, s'accommoder de cette méthode, parce qu'elle convient au but qu'ils se proposent. Mais ceux qui veulent acquérir une science véritable qui leur serve de règle de conduite doivent, dans toute la suite de leur ouvrage, établir des principes certains, et seulement, lorsque l'occasion s'en présente, faire mention des opinions contraires, comme dans les tribunaux on discute la probabilité des raisons de son adversaire. » Voilà ce qu'il dit en propres termes. J'ai prouvé ailleurs, contre Chrysippe, combien il est absurde de prescrire à des philosophes de rapporter les opinions de leurs (1036b) adversaires, non avec toutes leurs preuves, mais en les affaiblissant à la manière des avocats, comme s'ils devaient disputer pour la gloire de vaincre, et non pour découvrir la vérité. Mais lui-même, dans plusieurs autres de ses ouvrages que ceux de controverse, il expose souvent des opinions contraires aux siennes d'une manière si sérieuse et si forte, qu'il n'est pas facile de distinguer ce qui lui plaît le plus. C'est ce que reconnaissent ceux mêmes qui admirent sa subtilité en ce genre. Ils disent que Carnéade, en disputant, ne tirait rien de son propre fonds, mais que, prenant les arguments dont Chrysippe s'était servi pour prouver l'opinion contraire à celle qu'il soutenait, il les faisait valoir contre lui, et que souvent il lui criait dans la dispute : « Malheureux ! ton courage amènera ta perte ; » (1036c) C'est qu'il fournissait lui-même des arguments à ceux qui voulaient attaquer et renverser ses opinions. Les partisans de Chrysippe triomphent si fort de ce qu'il a écrit contre la coutume, et ils le vantent avec tant d'emphase, qu'à les en croire, les ouvrages de tous les académiciens ensemble ne méritent pas d'entrer en parallèle avec ce que Chrysippe a écrit contre la séduction des sens. Mais cette prétention prouve de leur part ou une grande ignorance ou un grand amour-propre. Ce qu'il y a de vrai, c'est qu'ayant voulu depuis défendre la coutume et les sens, il a été bien inférieur à lui-même ; et ce dernier ouvrage est écrit d'un style plus lâche. Ainsi il se (1036d) contredit lui-même, puisque ayant prescrit de proposer les opinions des adversaires, non en les soutenant, mais en prouvant leur fausseté, il a montré plus de force pour combattre ses propres sentiments que pour les défendre. Après avoir conseillé aux autres de traiter avec réserve les opinions qui leur étaient contraires, parce qu'elles pouvaient empêcher que la leur ne fût bien saisie, il a lui-même apporté des raisons plus fortes pour affaiblir son opinion que pour la confirmer. On voit clairement qu'il le craignait lui-même, lorsqu'il dit, dans son quatrième livre des Vies : « Il ne faut pas proposer au hasard les preuves qui établissent l'opinion contraire (1036e) à celle qu'on soutient; mais user en cela de beaucoup de réserve, de peur que les auditeurs, préoccupés par ces raisons, ne saisissent pas celles qu'on veut leur faire adopter, et que, n'étant pas capables d'en bien comprendre la solution, ils ne se détachent des premières opinions qu'on leur avait exposées. Car ceux même qui, par un effet de l'habitude, comprennent aisément les choses sensibles et celles qui en dépendent, les abandonnent facilement, entraînés dans des opinions contraires par les subtilités mégariques et par d'autres arguments plus nombreux et plus forts. » Je demanderais volontiers aux stoïciens s'ils croient ces subtilités mégariques plus puissantes que celles que Chrysippe a proposées en six livres,(1036f) ou plutôt c'est à Chrysippe lui-même qu'il faut le demander. Voyez ce qu'il dit des subtilités mégariques dans son traité sur l'Usage du discours : « Il est arrivé, dit-il, quelque chose de semblable à Stilpon et à Ménédème. Ces philosophes, si célèbres par leur sagesse, ont été blâmés du genre d'arguments qu'ils employaient, et on trouve aujourd'hui les uns trop communs, les autres trop sophistiques. » [1037] (1037a) Mais, homme simple que vous êtes, dirai-je à Chrysippe, ces mêmes arguments, que vous tournez en ridicule, que vous dites être l'opprobre de leurs acteurs et contenir un vice manifeste, vous craignez, cependant qu'ils n'empêchent quelques uns de vos auditeurs de comprendre ce que vous leur enseignez. Et vous-même, qui avez écrit contre la coutume un si grand nombre d'ouvrages, où la vaine ambition de surpasser Arcésilas vous a fait ajouter à ce qu'il avait dit le peu que vous avez pu inventer, ne comptiez-vous pas ébranler quelques-uns de vos lecteurs ? En effet, il ne se contente pas d'alléguer contre la coutume de simples raisonnements ; mais, comme s'il composait un plaidoyer, il se passionne pour sa cause, il taxe de folie ses adversaires et leur reproche de se donner une peine inutile. Et afin de ne pas laisser à d'autres le soin (1037b) de l'accuser de contradiction, il dit lui-même, dans ses Propositions naturelles : « On peut, lors même qu'on a compris une chose, la combattre par quelques raisonnements et la défendre autant qu'il est possible; et quelquefois même, si on ne comprend aucune des deux opinions, discourir en faveur de l'une et de l'autre. » Dans son traité sur l'Usage du discours, après avoir dit que dans des choses qui ne le comportent pas il ne faut pas user de toute la force de la raison, comme on a soin de ménager ses armes pour le combat, il ajoute : « Il faut l'employer pour la recherche de la vérité, pour tout ce qui lui est analogue, et non pour ce qui lui est contraire, quoique plusieurs philosophes le fassent. » Lorsqu'il dit plusieurs, il entend peut-être (1037c) ceux qui suspendent leur jugement. Mais ces philosophes, ne comprenant aucune des deux opinions, allèguent, pour l'une et pour l'autre, les raisons qui leur paraissent plausibles, persuadés que c'est le seul, ou du moins le plus sûr moyen de découvrir la vérité, si toutefois il y a quelque chose qu'on puisse savoir véritablement. Mais vous, Chrysippe, qui les blâmez, tandis que vous écrivez, au sujet de l'habitude, le contraire de ce que vous croyez savoir, et qu'avec le zèle d'un défenseur, vous exhortez les autres à faire de même, ne convenez-vous pas que vous vous êtes livré à une vaine et puérile ambition, en employant votre éloquence à soutenir des choses inutiles et même nuisibles? Les stoïciens disent que la loi ordonne les bonnes actions et qu'elle défend les mauvaises ; que c'est pour cela que la loi fait beaucoup de défenses aux (1037d) méchants et ne leur commande rien, parce qu'ils sont incapables de faire le bien. Mais qui ne voit que celui qui ne peut pas faire le bien doit nécessairement commettre le mal ? Ils mettent donc la loi en contradiction avec elle-même, puisqu'ils supposent qu'elle commande à certains hommes ce qu'ils ne peuvent pas faire, et qu'elle leur défend ce dont ils ne sauraient s'abstenir. L'homme incapable d'être tempérant et sage ne peut être que fou et intempérant. Ils disent eux-mêmes que quand le magistrat fait une défense, il énonce une chose, il en défend une autre et en commande une troisième. Mais celui qui dit : Vous ne déroberez point, en même temps qu'il prononce ces paroles, défend bien de dérober, (1037e) mais il n'ordonne rien. La loi ne défendra donc rien aux méchants lorsqu'elle ne leur commandera rien. Ils disent aussi qu'un médecin commande à son élève de faire une amputation, d'appliquer un cautère et de suivre à propos et avec adresse les leçons qu'on lui a données. Un musicien ordonne de même à son disciple de jouer de la lyre et de chanter en mesure. Aussi punissent-ils ceux qui le font mal et contre les règles de l'art, parce que, ayant reçu l'ordre de le bien faire, ils l'ont mal exécuté. Le sage donc, lorsqu'il ordonne à son esclave de dire ou de faire quelque chose, et qu'il le punit pour l'avoir mal fait, lui avait sûrement commandé de faire une action parfaitement, et non pas médiocrement bonne. (1037f) Mais si les sages prescrivent aux méchants des actions médiocrement bonnes, qui empêche que celles que la loi impose ne soient de la même nature? Or, ce que les stoïciens appellent inclination n'est, suivant la définition qu'en donne Chrysippe lui-même, dans son traité de la Loi, que la raison qui ordonne à l'homme de faire quelque chose. L'aversion, au contraire, sera donc la raison qui défend d'agir ; et cette aversion est conforme à la raison. [1038] (1038a) La précaution est aussi la raison qui éloigne le sage de faire une chose; et cette vertu, qui est propre au sage, ne se trouve jamais dans les méchants. Si donc la raison du sage est autre chose que la raison de la loi, cette précaution, qui est naturelle aux sages, se trouve contraire à la loi ; mais si la loi n'est pas différente de la raison du sage, la loi défend donc aux sages ce qu'ils ont soin d'éviter. Chrysippe dit que rien n'est utile aux gens vicieux, et qu'ils n'ont proprement besoin de rien. Après avoir avancé cela dans son premier livre des Devoirs, il dit que là reconnaissance et l'action de grâce sont du genre des actions médiocrement bonnes ou indifférentes, (1038b) dont, suivant ces philosophes, aucune n'est utile. Il ajoute, au même endroit, que rien n'est propre et convenable au méchant, et, conséquemment, que rien n'est étranger au sage et que rien n'est bon au méchant, parce que ce qui est bon à l'un est mauvais à l'autre. Pourquoi donc nous répète-t-il sans cesse, dans tous ses ouvrages de physique et de morale, que, dès l'instant de notre naissance, nous sommes unis, par des rapports naturels, avec nous-mêmes et avec tout ce qui fait partie de nous ou qui en a été tiré ? Il ajoute, dans son premier livre de la Justice, que les bêtes brutes elles-mêmes, si l'on excepte les poissons, ont des liaisons naturelles avec leur progéniture. Car les petits se nourrissent de la substance de leurs mères. Mais il n'y a point de sentiment où il n'y a point de sensibilité, ni de rapport naturel où rien n'est selon la nature, (1038c) parce que ce rapport semble être le sentiment et l'appréhension de ce qui est naturel à une chose. Cette opinion est une conséquence de leurs dogmes principaux. Quoique Chrysippe ait, en plusieurs endroits de ses ouvrages, écrit le contraire, on voit cependant qu'il pense que les fautes et les vices ne sont pas plus grands les uns que les antres; il croit aussi qu'il n'y a point de vertu ou de bonne action qui soit plus parfaite qu'une autre. En effet, il dit, dans le troisième livre de la Nature : « Comme il convient à Jupiter de penser avantageusement de lui-même et de se glorifier de sa vie, (1038d) parce que sa conduite justifie de tels sentiments, tous les sages peuvent en faire autant, attendu que Jupiter ne les surpasse en rien.» Il dit encore, dans son troisième livre de la Justice, que ceux qui placent la dernière fin de l'homme dans la volupté détruisent la justice ; mais qu'il n'en est pas de même de ceux qui disent simplement que la volupté est un bien. Voici ses propres termes : « Peut-être qu'en laissant à la volupté la qualité de bien, et non celle de fin dernière, en la mettant au nombre des choses qui sont bonnes et désirables par elles-mêmes, nous trouverons le moyen de conserver la justice ; ce sera reconnaître que l'honnêteté et la justice sont des biens préférables à la volupté. » Mais s'il n'y a de bien que ce qui est honnête, celui qui veut que la volupté soit un bien est dans l'erreur, quoiqu'à la vérité il y soit moins que celui (1038e) qui en fait la dernière fin de l'homme. Celui-ci anéantit la justice, et l'autre du moins la conserve; l'un détruit toute société humaine, l'autre laisse encore subsister la bienfaisance et l'humanité. Je ne m'arrête point à relever ce qu'il dit dans son livre sur Jupiter, que les vertus sont susceptibles de progrès ; je craindrais de paraître m'attacher aux mots, quoiqu'en ce genre, il traite lui-même sans aucun ménagement Platon et d'autres philosophes. Mais quand il ne veut pas qu'on loue tout ce qui se fait de conforme à la vertu, il montre clairement qu'il y a de la différence entre les bonnes actions. Voici comme il s'exprime, (1038f) dans son traité sur Jupiter : « Les actions étant proportionnées aux vertus qui les produisent, il faut louer les premières au même degré que celles-ci. Par exemple, il serait froid et insipide de faire un mérite à quelqu'un d'avoir étendu son bras, comme s'il avait fait un trait de bravoure, de s'être abstenu d'une femme décrépite et d'avoir compris tout de suite que trois ne font pas quatre. » [1039] (1039a) Il dit la même chose dans son troisième livre des Dieux. « Il serait, je crois, ridicule de louer quelqu'un pour s'être abstenu d'une vieille femme ou pour avoir supporté courageusement la piqûre d'une mouche, quoiqu'au fond ce soient des actes de vertu. » Quel autre accusateur attend-il donc de ses opinions que lui-même? Si celui qui loue de telles actions est froid et insipide, combien plus doit l'être celui qui veut les faire passer pour des actes de la vertu la plus parfaite ! Si c'est être brave que de supporter courageusement la piqûre d'une mouche, et continent que de s'abstenir d'une vieille femme, il n'y a pas, je crois, de différence à louer un homme de bien sur l'une et sur l'autre de ces actions. (1039b) De plus, dans son second livre sur l'Amitié, où il enseigne qu'on ne doit pas rompre avec ses amis pour toutes sortes de fautes, il dit en propres termes : « Il est des fautes qu'il faut dissimuler; il en est qu'il faut reprendre légèrement ; il y en a qui exigent des réprimandes sévères, et d'autres méritent qu'on renonce totalement à l'amitié. » Et, ce qui est plus fort encore, il dit, dans ce même livre, qu'étant plus liés avec certaines personnes qu'avec d'autres, les uns seront plus nos amis et les autres moins ; que cette différence s'étend si loin, que, parmi nos amis même, il y en aura qui obtiendront de nous plus (1039c) d'attachement, de confiance et d'autres affections pareilles. Que fait-il autre chose dans tous ces passages, que de mettre de très grandes différences entre les divers sentiments qui accompagnent l'amitié? Cependant, pour prouver qu'il n'y a de bon que ce qui est honnête, voici comment il s'exprime dans son traité de l'Honnêteté : « Le bien est désirable par lui-même ; ce qui est désirable plaît ; ce qui plaît est louable; ce qui est louable est honnête. » Il dit ailleurs : « Ce qui est bon donne de la satisfaction ; ce qui cause ce sentiment est honorable ; et ce qui est honorable est honnête. » Toutes ces maximes combattent l'opinion de Chrysippe ; car si tout ce qui est bon est louable, il le sera aussi de s'abstenir d'une femme décrépite. Mais une telle action n'est ni bonne ni agréable. Ainsi tout ce qui est bien n'est pas honorable et ne donne point de plaisir. Sa raison donc tombe d'elle-même. (1039d) Car est-il possible que l'on soit insipide et froid pour louer de pareilles choses, et que celui qui s'en réjouit et en tire vanité ne le soit pas? Voilà quel est Chrysippe dans la plupart de ses ouvrages. Mais quand il dispute contre les autres, il s'embarrasse très peu d'être en contradiction avec lui-même. Dans son traité de l'Exhortation, en blâmant Platon d'avoir dit que celui qui ne sait pas bien user de la vie aurait de l'avantage à en être privé, il dit en propres termes : « Un tel discours est une contradiction palpable et n'est nullement propre à encourager. D'abord, en nous montrant qu'il ne nous est pas utile de vivre, et en nous conseillant en quelque sorte de mourir, il nous exhorte à toute autre chose (1039e) qu'à la culture de la philosophie; car il n'est pas possible de s'y appliquer si on n'est vivant, ni de devenir prudent, quelque temps que l'on vive, si l'on vit dans le mal et dans l'ignorance. » Il dit un peu plus loin qu'il convient aussi aux méchants de rester dans la vie ; après quoi il ajoute en termes exprès: « Premièrement, la vertu, considérée en elle-même, n'a rien qui puisse nous engager à vivre, ni le vice n'a rien qui doive nous déterminer à sortir de la vie. » Il n'est pas nécessaire de parcourir d'autres ouvrages de Chrysippe, pour prouver ses contradictions. Dans ceux que j'ai déjà cités, il rapporte avec éloge ce mot d'Antisthène, qu'il faut faire provision de bon sens ou d'un lacet pour se pendre, et cite ce vers du poète Tyrtée : « Renoncez à la vie, ou soyez vertueux. » (1039f) Mais que veulent dire ces maximes, sinon que, pour les méchants et les insensés, la mort est préférable à la vie? Ailleurs, il corrige Théognis, et prétend qu'il n'aurait pas dû dire : « Faites tout, cher Cyrnus, pour fuir la pauvreté, » mais plutôt, « Cher Cyrnus, croyez-moi, pour échapper au vice, Jetez-vous dans la mer ou dans un précipice. » [1040] (1040a) Que fait-il autre chose par là, que de transcrire dans ses propres ouvrages les maximes qu'il efface et qu'il condamne dans ceux des autres? Il blâme Platon d'avoir dit qu'il vaut mieux ne pas vivre que de rester dans le vice et dans l'ignorance, et il conseille à Théognis de dire que pour échapper au vice, il faut se jeter dans la mer ou dans un précipice. Il loue Antisthène de proposer un licol pour se pendre à ceux qui manquent de bon sens, et il condamne celui qui a dit que le vice n'est pas un motif suffisant pour abandonner la vie. En combattant ce que Platon a dit sur la justice, il commence par ce qui regarde les dieux, et il dit (1040b) que Céphalus a tort de détourner les hommes de l'injustice, par la considération de la crainte des dieux; que ce motif peut être facilement affaibli et produire même un effet tout contraire ; que ce qu'il dit de la vengeance divine est susceptible de plusieurs réponses très vraisemblables, et que ses raisonnements sur cette matière ne diffèrent pas des contes d'Acco et d'Alphito, dont les femmelettes effraient les petits enfants pour les détourner de mal faire. Après avoir ainsi déchiré Platon, il cite souvent avec éloge ces vers d'Euripide : « Vainement nous bravons la justice des dieux. Nos forfaits ne sauraient échapper à leurs yeux. » De même, dans son premier livre sur la Justice, après avoir rapporté ces vers d'Hésiode : « Le souverain des dieux, armé de son tonnerre, Fait pleuvoir les fléaux qui désolent la terre, La peste, la famine et la cruelle mort, » il dit que les dieux en agissent ainsi afin que la punition des méchants soit un exemple pour les autres, et qu'ils en soient moins hardis à commettre le mal. Dans ses livres sur la Justice, il dit que ceux qui regardent la volupté comme un bien, mais non comme la fin dernière de l'homme, conservent au moins la justice. Voici ses propres termes : « Peut-être qu'en laissant à la volupté la qualité de bien, et non celle de fin dernière en la mettant au nombre des choses qui sont bonnes et désirables par elles-mêmes, nous trouverons le moyen de conserver la justice; ce sera reconnaître (1040b) que l'honnêteté et la justice sont des biens préférables à la volupté.» Voilà comment, dans cet ouvrage, il parle de la volupté. Mais dans ce qu'il a écrit contre Platon, en blâmant ce philosophe d'avoir mis la santé au nombre des biens, il dit que non seulement la justice, mais encore la magnanimité, la tempérance et toutes les autres vertus sont anéanties si on donne la qualité de biens à la volupté, à la santé, ou généralement à tout ce qui n'est pas honnête. J'ai dit ailleurs, en combattant Chrysippe, ce qu'il y avait à alléguer pour la défense de Platon. Mais ici la contradiction est évidente de la part d'un homme qui, dans un endroit, dit qu'on conserve la justice en admettant que la volupté est un bien ainsi que l'honnêteté, et qui, dans un autre, accuse ceux qui reconnaissent d'autre bien que l'honnêteté, (1040e) de détruire toutes les vertus ; et pour ne laisser aucune excuse à ses contradictions, dans son traité de la Justice contre Aristote, il le blâme d'avoir dit que mettre la fin dernière de l'homme dans la volupté, c'est détruire la justice et avec elle toutes les autres vertus. Il prétend qu'à la vérité cette opinion anéantit la justice, mais que rien n'empêche que les autres vertus ne soient sinon désirables par elles-mêmes, du moins des vertus réelles et bonnes. Il les parcourt ensuite l'une après l'autre ; mais il vaut mieux rapporter ses propres termes : (1040f) « Encore que, dans cette opinion, la volupté semble être la fin dernière de l'homme, je ne crois pas pour cela que tous y soient compris. Il faudra donc dire qu'aucune vertu n'est désirable par elle-même, ni aucun vice n'est par lui-même à éviter, mais qu'il faut rapporter et les vertus et les vices à un but déterminé. Cependant rien n'empêchera, selon les défenseurs de cette opinion, que la prudence, la force, la continence, la patience et les autres vertus semblables ne soient des biens, et les qualités contraires des vices à fuir. » [1041] (1041a) Mais qui fut jamais plus inconsidéré dans ses paroles que Chrysippe, qui, en attaquant deux des plus grands philosophes, impute à l'un de détruire toute vertu en n'admettant pas qu'il n'y ait de bien que ce qui est honnête, et à l'autre de ne pas croire qu'en donnant à la volupté la qualité de fin dernière, toutes les vertus puissent subsister, la justice seule exceptée ? Quelle plus étonnante licence que d'établir sur une même matière ce qu'il blâme dans Aristote, pour le détruire ensuite quand il attaque Platon? Mais, dans ses Démonstrations sur la justice, il dit formellement que toute bonne action est conforme à la loi et à la justice. Or, (1041b) tout acte qui est l'effet de la continence, de la patience, de la prudence et de la force, est une bonne action ; elle est donc aussi conforme à la justice. Comment donc peut-il refuser la justice à ceux à qui il conserve la prudence, la continence et la force, puisque tous les actes qu'ils font de conformes à ces vertus sont des actions bonnes, et par conséquent justes ? Platon a dit que l'injustice est la corruption et la révolte de l'âme, et que, conservant une domination tyrannique sur ceux qui s'y livrent, elle trouble, elle agite l'homme méchant et le met en guerre contre lui-même. Chrysippe blâme cette maxime, et prétend qu'il est absurde de dire qu'un homme se fasse tort à lui-même ; que l'injustice a toujours rapport à autrui, et non à soi. Mais ensuite, oubliant ce principe, (1041c) il dit, dans ses Démonstrations sur la justice, que l'homme injuste se fait tort à lui-même ; que l'injustice dont il se rend coupable envers autrui retombe sur lui-même, puisqu'elle lui fait transgresser les lois, en quoi il se fait à lui-même une offense injuste. Dans son ouvrage contre Platon, il soutient que l'injustice n'a jamais rapport à soi, mais à autrui . « Les hommes injustes envers eux-mêmes devraient, pour ainsi dire, être composés de plusieurs individus qui seraient contraires les uns aux autres ; et en recevant une injustice, ils seraient affectés comme une seule personne peut l'être par plusieurs. Or, un seul homme ne peut éprouver rien de semblable en lui-même, mais seulement à l'égard des autres.» (1041d) Ensuite, dans ses Démonstrations sur la justice, voici comment il raisonne pour prouver que l'homme injuste se fait tort à lui-même: « La loi défend d'être la cause d'une transgression de la loi ; or, commettre une injustice, c'est transgresser la loi. Celui donc qui est cause qu'il commet lui-même une injustice se rend coupable d'une transgression de la loi ; mais celui qui viole la loi au préjudice de quelqu'un lui fait tort. De même, celui qui commet une injustice contre quelque homme que ce soit se fait tort à lui-même. » Il dit encore : « Une faute est une sorte de dommage : par conséquent, tout homme qui commet une faute se cause à lui-même du dommage ; sa faute est un tort qu'il se fait injustement ; il est donc injuste envers lui-même. Celui qui est blessé par un autre s'offense injustement lui-même, et c'est là commettre une injustice. Ainsi tout homme qui est offensé (1041e) par quelque personne que ce soit, est injuste envers lui-même. » Il prétend que la doctrine qu'il expose et qu'il approuve sur les biens et sur les maux s'accorde parfaitement avec la vie humaine, et qu'elle a le plus grand rapport avec les notions que nous avons en nous-mêmes : c'est ce qu'il établit dans le troisième livre des Exhortations. Et il avait dit au contraire dans le premier que cette doctrine détourne l'homme de tous les autres objets, comme n'ayant aucun rapport avec nous et ne contribuant en -rien à notre bonheur. Voyez comment il est d'accord avec lui-même, quand il dit qu'une doctrine qui nous rend indifférents à la vie, à la santé, au repos, à l'intégrité des sens, et qui nous fait regarder comme étrangers (1041f) pour nous les biens que nous demandons aux dieux, est très conforme à la vie humaine et aux notions communes que nous avons reçues de la nature. Et afin qu'on ne puisse pas nier cette contradiction, il s'exprime ainsi dans son troisième livre sur là Justice : « L'excellence et la beauté de nos maximes les font regarder comme des fables qui ne sauraient convenir à la nature humaine. » [1042] (1042a) Est-il possible de se reconnaître plus ouvertement en contradiction avec soi-même que ne le fait cet homme, qui prétend que l'excellence de ses opinions les fait regarder comme des fables qui sont au-dessus de la nature de l'homme, et que cependant elles s'accordent parfaitement avec la vie humaine, et ont le plus grand rapport avec les notions que la nature a mises en nous ? Il soutient que l'essence du malheur est dans le vice, et il assure, dans tous ses ouvrages de physique et de morale, que vivre dans le vice, c'est être malheureux. Mais, dans son troisième livre de la Nature, après avoir dit qu'il vaut mieux pour l'insensé de vivre que d'être privé de la vie, encore qu'il n'ait aucune espérance de devenir sage, (1042b) il ajoute : « Car il y a pour les hommes une sorte de biens qui font que les maux mêmes sont préférables pour eux aux choses indifférentes. » Je ne fais pas remarquer ici qu'ayant dit précédemment que rien ne profitait aux insensés, il soutient ensuite qu'il leur est utile de vivre. Mais dans l'opinion des stoïciens, les choses indifférentes n'étant ni bonnes ni mauvaises, dire que les mauvaises l'emportent sur les indifférentes, c'est dire que les choses mauvaises valent mieux que celles qui ne le sont pas, et qu'être malheureux est un état meilleur que de ne l'être pas. S'il n'est pas, selon lui, plus avantageux de n'être pas malheureux, il croit donc aussi que cette exemption de malheurs est plus nuisible. Il est vrai que, pour adoucir un peu cette étrange doctrine, il dit en parlant des maux : (1042c) « Ce ne sont pas les maux qui valent mieux, mais la raison, qui fait que la vie est préférable, même avec la certitude de n'être jamais sage. » Premièrement, il donne le nom de maux au vice et à ce qui tient de la nature du vice, et à rien autre chose. Or le vice est uni à la raison, ou plutôt c'est une raison dépravée. Vivre donc même avec la raison lorsqu'on manque de sagesse, c'est vivre dans le vice. D'ailleurs, vivre sans sagesse, c'est être malheureux. En quoi donc les maux sont-ils préférables aux choses indifférentes? Sans doute il n'a pas voulu dire que ces choses indifférentes fissent le bonheur ou le malheur; car Chrysippe (1042d) au dire des stoïciens, n'a jamais cru qu'il fallût mettre au rang des biens de demeurer dans la vie, ni au nombre des maux d'en sortir; mais il a pensé que c'étaient des choses indifférentes de leur nature, et par conséquent qu'il convient quelquefois aux gens heureux de sortir de la vie, et aux malheureux d'y rester. Mais dans quelle plus grande contradiction peut-on tomber, par rapport aux choses à rechercher et à fuir, que de vouloir que ceux qui sont parfaitement heureux renoncent, pour l'absence d'une chose indifférente, à tous les biens présents, tandis que les stoïciens soutiennent que rien de ce qui est indifférent n'est par soi-même à rechercher ou à fuir, mais que le bien seul est désirable, et que le mal seul doit être évité? Il suit de là, disent-ils, que quand on délibère sur le parti qu'on prendra, (1042e) il ne faut avoir égard ni aux biens ni aux maux, mais qu'en se proposant d'autres choses, qui ne sont ni à rechercher ni à fuir, on décidera d'après ces sortes de choses si l'on doit vivre ou mourir. Chrysippe convient que les biens diffèrent essentiellement des maux, et il faut bien que cela soit, puisque les uns rendent l'homme très malheureux, et que les autres sont pour lui le souverain bonheur. Dans son premier livre sur la Fin de nos actions, il dit que les biens et les maux sont du nombre des choses sensibles. Voici ses expressions : «Les raisons suivantes nous obligent de convenir que les biens et les maux sont dans la classe des choses sensibles, car non seulement les passions et leurs différentes (1042f) espèces, comme la tristesse, la crainte et les autres affections semblables, sont de ce nombre, mais encore le larcin, l'adultère et les autres crimes de cette nature, et même en général la folie, la lâcheté, et tous les vices pareils. Il faut y comprendre aussi non seulement la joie, la bienfaisance et plusieurs autres bonnes actions, mais la prudence, la force et les autres vertus. » Je ne relève pas tout ce ce qu'il y a d'absurde dans ces paroles. Il n'est personne qui ne sente combien elles sont en contradiction avec ce qu'ils avancent ailleurs, qu'un homme devient sage sans qu'il s'en aperçoive; car si le bien est sensible, s'il a une si grande différence avec le mal, [1043] (1043a) n'est-il pas de la dernière absurdité de dire qu'on peut de méchant devenir homme de bien sans le savoir, sans sentir la présence de la vertu, et en se croyant toujours plongé dans le vice? Peut-on ignorer qu'on a toutes les vertus, lorsqu'on les possède réellement? peut-on même en douter? Si cela était, il faudrait dire qu'il y a une différence très peu sensible et difficile à discerner entre le vice et la vertu, entre la misère et le bonheur, entre la vie la plus vicieuse et la conduite la plus honnête, puisqu'on ne s'apercevrait pas du passage de l'un de ces états à l'autre. Son ouvrage sur les Vies est divisé en quatre livres. Il dit dans le quatrième que le sage fuit les affaires publiques ou qu'il s'en mêle peu, et ne s'occupe guère que des siennes. (1043b) Voici ses propres termes : « Je crois que l'homme prudent évite les affaires publiques, qu'il se mêle de peu de chose, et ne s'occupe guère que des siennes ; car c'est assez le caractère des gens de mérite de ne se mêler en général que de ce qui les regarde. » Il répète à peu près la même chose dans son traité des Biens qui sont désirables par eux-mêmes : « La vie tranquille et éloignée des affaires est, dit-il, la moins exposée et la plus sûre, quoique peu de personnes puissent comprendre cette vérité. » On voit clairement qu'il approche bien de l'erreur d'Épicure, qui détruit la Providence en livrant les dieux à une entière oisiveté. Mais Chrysippe lui-même, dans son premier livre des Vies, dit que le sage acceptera volontiers (1043c) la royauté, pour en retirer le plus d'avantages qu'il pourra, et que s'il ne peut régner lui-même, il ira du moins à la cour et suivra le prince à l'armée, fût-il tel qu'Indathyrse, roi des Scythes, ou Leucon, roi du Pont. Je rapporterai ses propres paroles, afin qu'on juge si, comme de la nète et de l'hypate on fait un accord d'octave, de même il peut y avoir de l'accord dans la conduite d'un homme qui préfère, dit-il, de vivre sans rien ou presque rien faire, et qui ensuite va courir à cheval avec les Scythes, et, pour la plus légère nécessité, se charge des affaires du roi du Bosphore. « Nous examinerons de nouveau, dit-il, si le sage ira à la guerre avec les princes et s'il vivra à leur cour, (1043b) d'autant que quelques personnes ne soupçonnent pas même qu'il doive le faire, entraînées par des raisonnements de cette nature, que nous leur abandonnons aussi, pour des raisons à peu près pareilles. » Il ajoute bientôt après : « Il ira même chez d'autres que ceux qui ont fait des progrès dans la science des mœurs et dans la vertu, tels qu'Indathyrse et Leucon. » Il y en a qui blâment Callisthène d'avoir passé la mer dans l'espérance d'obtenir d'Alexandre le rétablissement d'Olynthe comme Aristote avait obtenu celui de Stagyre. Au contraire, ils louent Éphore de Cumes, Xénocrate et Ménedème d'avoir refusé de vivre auprès d'Alexandre. Mais Chrysippe envoie son sage, au risque de se rompre le cou, jusqu'à la ville de Panticapée et dans les déserts de la Scythie, (1043e) par l'espoir seul du gain. Il a déclaré d'avance qu'il ne le faisait agir que par ce motif quand il a proposé au sage trois moyens de gagner de l'argent. Le premier, la libéralité des rois; le second, les bienfaits de ses amis; et le troisième, lu profession de sophiste. Cependant il loue jusqu'à la satiété ces vers d'Euripide : « Que faut-il aux mortels pour vivre exempt de peines, Que les dons de Cérès et l'eau de nos fontaines? » Il dit, dans son traité de la Nature, que le sage qui se verrait enlever la plus grande fortune, croirait avoir à peine perdu une drachme. Mais après l'avoir ainsi élevé et enflé d'orgueil, il le rabaisse ici jusqu'à en faire un mercenaire et un sophiste qui tient une école publique ; car il veut qu'il exige son salaire, (1043f) et qu'il le reçoive même d'avance de ses disciples, ou du moins en partie, lorsqu'ils entrent dans son école, et le reste après que leur temps sera fini. Il avoue qu'il serait plus honnête de ne l'exiger qu'alors; mais il dit que l'autre parti est le plus sûr, parce qu'il prévient les fraudes auxquelles on est exposé. Voici comment il s'exprime : « Les maîtres bien avisés n'exigent pas tous leur salaire de leurs disciples de la même manière, mais suivant ce que leur dictent les circonstances. Ils ne s'engagent pas à les instruire dans l'espace d'un an, mais seulement ils promettent de le faire autant qu'il sera en eux dans un certain temps déterminé. » Il ajoute un peu plus loin : [1044] (1044a) « Le sage saura distinguer quand il faudra recevoir son salaire au moment où ses disciples entreront dans son école, comme le font un grand nombre de maîtres, et quand il sera à propos de leur fixer un terme, manière plus honnête à la vérité, mais aussi plus sujette à inconvénient. » Comment donc le sage pourra-t-il avoir du mépris pour l'argent, s'il contracte l'engagement d'enseigner à prix fait la vertu, et s'il reçoit son salaire, lors même qu'il ne l'a pas enseignée, comme s'il avait déjà rempli son but? Ou comment sera-t-il au-dessus des dommages qu'on peut lui causer, s'il prend tant de précautions pour n'être pas frustré de son salaire? Quand on ne souffre pas d'injustice, on ne reçoit pas de dommage. Cependant, après avoir dit ailleurs (1044b) que le sage n'éprouvait jamais d'injustice, il dit ici que la profession d'enseigner l'expose à souffrir du dommage. Dans ses livres de la République, il enseigne que les citoyens ne doivent rien faire ni rien rechercher par l'amour de la volupté, et il loue singulièrement les vers d'Euripide que je viens de citer. Bientôt après il approuve Diogène, qui, commettant en public une action infâme, disait aux spectateurs : Plût aux dieux que je pusse chasser ainsi la faim de mon ventre! Quelle inconséquence de louer dans un même ouvrage, et celui qui rejette toute volupté, et celui que la volupté (1044c) porte à commettre publiquement une infamie de cette espèce ! Dans son traité de la Nature, il dit que la nature a produit un grand nombre d'animaux, seulement à cause de leur beauté, parce qu'elle aime à varier ses productions; et il ajoute à cette occasion ce propos si singulier, que le paon n'a été créé que pour la beauté de sa queue. Mais dans sa République il blâme avec aigreur ceux qui élèvent des paons et des rossignols. Il contrarie ainsi les lois du souverain législateur de l'univers, et semble insulter à la nature, qui se plaît à produire de ces animaux que le sage n'admettrait pas dans sa République. N'est-il pas absurde de blâmer ceux qui en élèvent, tandis qu'il loue la Providence de les avoir produits? Après avoir dit, dans son (1044d) cinquième livre de la Nature, que les punaises sont utiles en ce qu'elles nous tirent du sommeil, et les souris parce qu'elles nous rendent soigneux et nous font tout mettre à sa place, et que la nature se plaît avarier ses ouvrages, il ajoute en propres termes : « C'est ce qu'on voit sensiblement dans la queue du paon; il paraît que cet animal n'a été créé que pour sa queue, et non la queue pour l'animal, car sa femelle n'est pas à beaucoup près aussi belle que lui. » Dans son traité de la République, après avoir dit que peu s'en faut que nous ne fassions peindre des étables à fumier, il ajoute que bien des gens embellissent leurs campagnes de ceps de vignes mariés à des ormeaux, et de plantations de myrtes, qu'ils nourrissent des paons, des pigeons, des perdrix et des rossignols, pour avoir le plaisir d'entendre leurs cris ou leurs chants. (1044e) Je voudrais bien savoir ce qu'il pense des abeilles et du miel; car, après avoir dit que les punaises étaient utiles, il était conséquent de dire que les abeilles n'étaient d'aucune utilité ; et s'il souffre ces derniers animaux dans sa République, pourquoi défend-il à ses citoyens ceux dont le plumage ou le chant flattent les oreilles ou les yeux? Il serait absurde de blâmer des convives qui mangeraient de la pâtisserie, des mets délicats et boiraient d'excellent vin, et de louer celui qui les ayant invités, leur servirait ces choses agréables. De même le philosophe qui loue (1044f) la Providence d'avoir produit des poissons, du gibier, du miel et du vin, et qui en même temps blâme ceux qui en font usage, et qui ne savent pas se contenter « Des trésors de Cérès, et de l'eau des fontaines, » choses qui suffisent à nos besoins et que nous avons toujours sous la main ; celui-là ne paraît nullement craindre d'être en contradiction avec lui-même. Dans son traité des Exhortations, il dit qu'on a eu tort de défendre d'avoir commerce avec sa mère, sa fille ou sa sœur, d'interdire l'usage de certaines viandes, [1045] et l'entrée des temples au sortir du lit (1045a) ou d'auprès d'un cadavre ; et pour cela, il nous renvoie à l'exemple des brutes, dont la conduite nous prouve, dit-il, qu'il n'y a dans tout cela rien d'absurde et de contraire à la nature, et qu'on peut très bien s'autoriser de leur exemple, puisque ni leur accouplement, ni leur enfantement, ni leur mort, ne souillent les temples. Mais dans son cinquième livre de la Nature, il dit qu'Hésiode a eu raison de nous avertir de ne pas répandre notre urine dans les rivières ou dans les fontaines, et à plus forte raison au pied d'un autel ou devant la statue d'une divinité; qu'il ne faut pas s'y croire autorisé par l'exemple des chiens, des ânes et des enfants, qui ne sont pas capables de discerner ce qu'ils font, et qui n'y pensent même pas. (1045b) Il est donc absurde de proposer, pour justifier les autres crimes, l'exemple des brutes, et de ne vouloir pas qu'on s'en autorise dans ces derniers objets. Certains philosophes, pour expliquer les inclinations qui semblent produites forcément par des causes extérieures, placent dans la faculté principale de l'âme un mouvement accidentel qui est surtout sensible dans les choses entre lesquelles il faut faire un choix. Lorsque, de deux objets semblables et d'une égale importance, il est nécessaire d'en choisir un, sans qu'aucun motif nous détermine vers l'un plutôt que vers l'autre, parce qu'on ne voit entre eux aucune différence, alors cette faculté accidentelle agit sur la volonté et détermine son choix. Chrysippe, qui accuse ces philosophes (1045c) de faire violence à la nature, en supposant des effets sans cause, allègue souvent l'osselet et la balance, et plusieurs autres corps semblables, qui ne peuvent tomber ou pencher d'un côté ou de l'autre sans quelque cause, sans quelque différence qui leur soit intrinsèque ou accidentelle. Il croit qu'un effet sans cause n'existe pas plus que le pur hasard, et que dans ces mouvements spontanés, admis par quelques philosophes, il y a toujours des causes secrètes, qui, sans être senties, nous déterminent vers l'un des deux objets. Cette doctrine a été le plus souvent et le plus ouvertement enseignée par Chrysippe ; (1045b) mais ce qu'il a dit de contraire étant moins connu, je citerai ses propres termes. Dans son traité des Jugements, il suppose deux athlètes qui arrivent au même instant au bout de la carrière, et il demande ce que le juge doit faire en pareil cas : « Le juge est-il libre de donner la palme à qui il lui plaît, quoique les deux athlètes soient tellement ses amis, qu'il serait bien plus disposé à leur donner du sien qu'à les priver de quelque chose qui leur appartienne ? Ou la palme étant commune aux deux, peut-il, (1045e) comme s'il les faisait tirer au sort, suivre au hasard son inclination ? je dis au hasard, comme, quand on nous présente deux drachmes absolument semblables, nous prenons l'une plutôt que l'autre. » Dans son sixième livre des Offices, après avoir dit qu'il y a des choses qui ne méritent pas beaucoup de soin et d'attention, il croit qu'il faut en abandonner le choix à l'inclination fortuite de la pensée, comme à une espèce de sort : « Par exemple, dit-il, si l'on fait l'essai de deux drachmes, et que quelqu'un dise que l'une est meilleure que l'autre, (1045f) comme la différence ne peut jamais être bien grande, alors, sans faire un plus long examen de leur valeur respective, on prendra indifféremment l'une ou l'autre, quoiqu'en abandonnant ainsi le choix au hasard, il puisse arriver que nous prenions la moins bonne. » Dans ce passage, en supposant le choix un effet du hasard ou d'un mouvement réfléchi de l'âme, n'introduit-il pas entre des choses indifférentes un choix qui n'est déterminé par aucune cause ? Dans son troisième livre de la Dialectique, après avoir dit que Platon, Aristote et leurs disciples, jusqu'à Polémon et Straton, [1046] (1046a) mais principalement Socrate, s'étaient fort appliqués à la dialectique, il ajoute avec emphase qu'il n'aurait pas honte de se tromper avec tant et de si grands hommes. Ensuite il dit en propres termes : « Si ces philosophes n'eussent traité cette matière qu'en passant, peut-être pourrait-on les soupçonner d'erreur; mais comme ils s'en sont occupés avec tout le soin qu'exigeait une science des plus importantes et des plus nécessaires, il n'est pas vraisemblable que des hommes que nous voyons si instruits dans toutes les parties de la philosophie, se soient si fort trompés. » Eh quoi! pourrait-on lui dire, ne cesserez-vous pas de combattre des philosophes si illustres, (1046b) et de les accuser d'avoir donné dans l'erreur sur les objets les plus importants? Est-il vraisemblable qu'ils aient mis à la dialectique tant de soins et d'application, et qu'ils n'aient traité que légèrement et comme un jeu des principes et des dernières fins de l'homme, de la justice et des dieux, tous sujets où vous prétendez que leur raison est aveugle, qu'ils sont en contradiction avec eux-mêmes, et qu'ils sont tombés dans une foule d'erreurs ? Il soutient que la joie du mal d'autrui n'existe pas, que jamais un homme bien né ne se réjouira de voir quelqu'un dans la peine. Mais dans le second livre de son traité sur le Bien, après avoir dit que l'envie est une douleur du bien d'autrui, causée par le désir de rabaisser ses voisins pour s'élever au-dessus d'eux, (1046c) il joint à cette passion la joie du mal d'autrui : « Cette joie, dit-il, suit toujours l'envie, parce que les hommes désirent, pour des motifs semblables, de rabaisser leurs voisins ; mais rappelés ensuite à d'autres mouvements plus conformes à la nature, ils se sentent portés à la compassion. » Il est clair par ce passage qu'il regarde la joie du bien d' autrui comme une passion réelle, aussi bien que l'envie et la pitié, quoiqu'il eût dit ailleurs qu'elle n'existait pas, non plus que la haine des méchants et le désir d'un gain honteux. Après avoir dit en plusieurs endroits que les hommes qui ont été longtemps heureux ne le sont pas plus que ceux qui n'ont joui que d'un instant de bonheur, il répète souvent qu'il ne faut pas se donner la moindre peine (1046d) pour acquérir une sagesse momentanée, qui passe comme un éclair. Mais il suffira de rapporter ce qu'il a écrit sur ce sujet dans le sixième livre de ses Questions morales. Il commence par établir que toute espèce de bien ne cause pas une égale joie, et que toute bonne action ne donne pas un égal sujet de gloire, et il ajoute ensuite : « Celui qui ne devra avoir la prudence que pour un moment, ou au dernier instant de sa vie, ne se donnera pas le moindre mouvement pour une sagesse éphémère, puisque, pour être longtemps heureux, les hommes n'ont pas une plus grande somme de bonheur, et qu'une félicité éternelle n'est pas plus désirable qu'un bonheur d'un instant. » (1046e) S'il croyait que la prudence est un bien qui produit le bonheur, comme le pensait Épicure, il n'y aurait à reprendre dans ce .passage que ce qu'il a d'absurde et de paradoxal ; mais puisque, suivant Chrysippe lui-même, la prudence ne diffère pas du bonheur, ou plutôt n'est que le bonheur même, n'est-ce pas une contradiction manifeste que de dire qu'un bonheur éternel n'est pas plus désirable qu'une félicité passagère, et que celle-ci n'est d'aucun prix? Il avance que toutes les vertus se suivent l'une et l'autre, non seulement en ce sens que celui qui en a une les a toutes, mais aussi parce que celui qui agit d'après une seule agit d'après toutes. Un homme, (1046f) selon lui, n'est parfait autant qu'il possède toutes les vertus, comme une action n'est parfaite que lorsqu'elle est produite par toutes les vertus. Cependant il dit dans le sixième livre de ses Questions morales, qu'un homme de cœur manque quelquefois de courage, et qu'un lâche ne se conduit pas toujours lâchement, parce que certains objets qui viennent frapper leur imagination font que l'un persiste dans ses jugements et que l'autre s'en écarte. [1047] (1047a) Il ajoute qu'il n'est pas vraisemblable qu'un homme intempérant le soit toujours. Si donc être brave ou lâche, c'est agir avec courage ou avec lâcheté, les stoïciens se contredisent lorsqu'ils soutiennent que tous les vices se trouvent réunis dans un homme vicieux, et toutes les vertus dans un homme vertueux ; qu'un homme de cœur n'est pas toujours brave, ni un homme timide toujours lâche. Il définit la rhétorique un art qui a pour objet l'ornement et la disposition du discours. Voici ce qu'il dit à ce sujet dans le premier livre : « Il ne faut pas seulement orner ses discours avec élégance et simplicité, mais encore conformer ses gestes, le son de sa (1047b) voix, l'air de son visage et tous les mouvements de ses mains à la nature du sujet qu'on traite. » Après s'être montré en cet endroit si recherché et si subtil, écoutons comment, dans ce même livre, il parle de la rencontre des voyelles : « Il faut peu s'embarrasser de ces sortes de négligences, et s'occuper d'objets plus importants ; on peut même se permettre quelques obscurités, quelques phrases défectueuses, et jusqu'à des solécismes, quoique la plupart des orateurs en aient honte. » Un homme qui tantôt veut qu'on s'observe en parlant en public jusqu'à prendre une contenance décente, et qui tantôt permet de n'avoir aucun égard à des obscurités, à des phrases défectueuses, et même à des solécismes, prouve qu'il dit sans réflexion tout ce qui lui vient en pensée. (1047c) Dans ses Questions de physique, après avoir recommandé de suspendre son jugement sur les choses qu'on ne peut apprendre que par sa propre expérience, ou par l'instruction des autres, il ajoute: « Ainsi nous ne croirons pas avec Platon que les aliments liquides entrent dans les poumons et les nourritures solides dans l'estomac ; nous n'approuverons pas plusieurs autres erreurs semblables ». Pour moi, je ne vois pas de plus grande contradiction, ni d'erreur plus honteuse, que de faire ce qu'on reproche aux autres. Or il a dit lui-même, que dix propositions sont susceptibles de plus d'un million de combinaisons, (1047d) quoiqu'il n'ait pas fait, à cet égard, toutes les recherches qu'il fallait et qu'il ne se soit pas fait instruire de la vérité, par des savants versés dans ces matières. Mais Platon a pour lui le suffrage des médecins les plus célèbres, tels qu'Hippocrate, Philistion, Dioxippe, disciple d'Hippocrate: et, parmi les poètes, Euripide, Alcée, Eupolis et Ératosthène, qui tous disent que la boisson va dans les poumons. Pour Chrysippe, son assertion est contredite par tous les mathématiciens, et entre autres par Hipparque, qui démontre qu'il y a dans son raisonnement une grande erreur de calcul, puisque, dans ces dix propositions, les affirmatives ne donnent que cent trois mille quarante-neuf (1047e) combinaisons, et les négatives que trois cent dix mille neuf cent cinquante deux. Quelques anciens philosophes ont dit qu'il était arrivé à Zénon, comme à ce marchand dont le vin commençait à s'aigrir, et qui ne pouvait plus le vendre ni comme vin ni comme vinaigre. De même Zénon n'a pu débiter ce qu'il appelle les biens préalables, ni comme bons ni comme indifférents. Mais Chrysippe les a rendus encore d'une défaite moins aisée. Car il dit quelque part, qu'il faut être fou pour ne faire aucun cas de la richesse, de la santé, du repos, de l'intégrité du corps, et pour négliger de se les procurer ; il cite ce vers d'Hésiode : (1047f) Persès, chéri des dieux, travaillez sans relâche : et il dit qu'il n'y aurait qu'un fou qui pût dire au contraire : Persès, chéri des dieux, renoncez au travail. Dans son traité des Vies, il dit que le sage fera sa cour aux rois par intérêt, qu'il exercera la profession de sophiste pour de l'argent, qu'il se fera payer d'avance par quelques-uns de ses disciples et par d'autres à un terme convenu. Il ajoute même, dans son septième livre des Offices, qu'il ira jusqu'à faire, s'il le faut trois, fois la culbute, pour gagner un talent. [1048] (1048a) Dans le premier livre des Biens, il permet, en quelque sorte, de donner à ces avantages préalables le nom de biens, et d'appeler maux, leurs contraires. Voici ses termes : « Si quelqu'un, d'après ces changements de termes, veut appeler bien et mal ce qui l'est par rapport à lui-même, et les rechercher, sans se détourner vers d'autres objets, il peut, pourvu qu'il ne se trompe pas sur le vrai sens des termes, suivre les dénominations communes ». Après avoir ainsi mis ces préalables si près des biens, et les y avoir, pour ainsi dire, mêlés, (1048b) il dit au contraire, dans son troisième livre des Exhortations, que rien de tout cela ne nous intéresse et que la raison nous en éloigne. Dans le troisième livre de la Nature, il prétend que quelques-uns regardent comme heureux les rois et les gens libres, principalement, parce qu'ils ont des bassins et des franges d'or; mais que l'homme de bien n'est pas plus affecté de la perte de toute la fortune, que de celle d'une drachme, et d'une maladie grave que d'une légère contusion au pied. Il a soumis à ces sortes de contradictions, non seulement la vertu, mais encore la providence. Car la vertu fera bien stupide et bien méprisable, si elle s'occupe de choses de cette espèce, et que, pour les acquérir, elle oblige le sage d'aller jusqu'au Bosphore et de faire la culbute. (1048c) Jupiter est ridicule lorsqu'il se plaît à être nommé le dieu qui donne les richesses, qui prodigue les fruits et qui fait naître la joie dans le cœur des mortels, puisqu'il ne donne aux méchants que des bassins et des franges d'or, et que les richesses que sa providence procure aux gens de bien valent à peine une drachme. Apollon est encore plus digne de risée, de s'amuser à rendre des oracles sur des bassins et des franges d'or, ou sur des faibles contusions au pied. La démonstration dont ils font usage rend encore la contradiction plus sensible. Les choses, disent-ils, dont on peut bien ou mal user, ne sont ni des biens ni des maux. Or, tous les gens vicieux usent mal de la richesse, de la santé, de la force du corps ; (1048b) ainsi aucun de ces avantages ne peut s'appeler un bien. Si donc Dieu ne donne pas la vertu aux hommes, et que le bien mérite par lui-même notre choix, ou si Dieu donne la richesse et la santé sans la vertu, il les donnera à des hommes qui en useront mal, c'est-à-dire pour leur honte et pour leur perte. Mais si les dieux peuvent donner la vertu et qu'ils ne le fassent pas, ils ne sont pas bons, et s'ils ne peuvent pas rendre les hommes vertueux, ils ne peuvent pas non plus leur être utiles, puisque, sans la vertu, rien n'est bon ni utile. Il ne sert de rien de dire que les dieux jugent d'après leur force et leur vertu ceux qui sont devenus bons sans leur secours. Les gens de bien jugent aussi les méchants sur leur force et sur leur vertu. (1048e) Ainsi les dieux ne feront pas plus d'avantage aux hommes qu'ils n'en recevront d'eux. Mais Chrysippe ne se croit bon ni lui-même ni aucun de ses amis ou de ses maîtres. Que doivent-ils donc penser des autres, si ce qu'ils disent est vrai, que tous les hommes sont des insensés, des furieux, des impies, des transgresseurs des lois, qu'ils sont plongés dans la misère, dans un abîme de malheurs? Ils disent cependant que, quoique malheureux à ce point, nous sommes gouvernés par la Providence ; mais si les dieux, venant à changer de nature, voulaient nous affliger, nous tourmenter et nous accabler de maux, ils ne pourraient pas nous réduire dans un pire état que celui où nous sommes, puisque, selon Chrysippe, (1048f) notre vie ne saurait être ni plus dépravée ni plus malheureuse, au point que, si elle pouvait parler, elle dirait avec Hercule : « De malheurs accablée, en ai-je encore à craindre? » Quelles maximes donc plus contradictoires que celles que Chrysippe avance sur les dieux et sur les hommes? [1049] Il dit des premiers, (1049a) qu'ils disposent tout avec la plus grande sagesse, et des autres, qu'ils ne peuvent être dans un état plus malheureux. Quelques pythagoriciens le blâment d'avoir dit dans son traité de la Justice que les coqs ont été produits pour une fin utile, parce qu'ils nous réveillent, qu'ils font la chasse aux scorpions et qu'ils nous animent aux combats par l'exemple de leur force et de leur courage ; que cependant il faut les manger, de peur que leur trop grande multiplication ne nuise aux services qu'ils nous rendent. Mais Chrysippe se moque de ceux qui le blâment, au point que dans son troisième livre des Dieux, il s'exprime ainsi sur le compte de Jupiter, de ce dieu sauveur et créateur, père de la justice, des lois et de la paix : (1049b) « Comme les villes dont la population devient trop nombreuse, envoient au loin des colonies ou entreprennent quelque guerre, de même Dieu ménage des causes de destruction. » Et il cite en témoignage Euripide et d'autres poètes qui disent que les dieux suscitèrent la guerre de Troie pour diminuer le trop grand nombre d'hommes. Je passe bien d'autres absurdités, car je ne me suis proposé que de relever les contradictions des stoïciens, et non toutes leurs erreurs. Mais ce qui est digne de remarque, c'est qu'en donnant toujours à Dieu les dénominations les plus belles et qui supposent le plus d'amour pour les hommes, il lui attribue en même temps des actions cruelles et dignes des peuples barbares de la Galatie. En effet, ces terribles destructions d'hommes, (1049c) causées par des guerres sanglantes, comme celles de Troie, de Perse ou du Péloponnèse, ne ressemblent point du tout à des envois de colonies, à moins que ces philosophes n'aient été informés qu'il s'est établi quelques villes sous terre et dans les enfers. Mais Chrysippe fait de Dieu un autre Déjotarus, lequel ayant plusieurs enfants, et voulant laisser à un seul son royaume de Galatie et toutes ses richesses, fit périr tous les autres comme on coupe les branches d'un cep de vigne, afin que celle qu'on conserve devienne plus belle et plus vigoureuse. Encore le vigneron ne fait-il ce retranchement que sur les branches faibles et petites. De même, afin de ménager une chienne, nous lui ôtons plusieurs de ses petits lorsqu'ils viennent de naître et qu'ils n'ont pas encore les yeux ouverts. (1049d) Au contraire Jupiter, qui a lui-même formé les hommes, qui les fait croître et avancer en âge, se plaît ensuite à les tourmenter, à leur préparer des causes de destruction, tandis qu'il était bien plus simple de ne pas les faire naître. Mais c'est peu de chose auprès de ce que je vais dire. Il ne s'élève jamais de guerre parmi les hommes, qu'elle ne soit causée par quelque passion vicieuse. L'une a pour cause la volupté, l'autre l'avarice, celle-ci l'amour de la gloire, celle-là l'ambition. Si donc Dieu est l'auteur des guerres, il l'est aussi des vices, et c'est lui qui irrite les passions des hommes et qui déprave leur cœur. Cependant Chrysippe, dans son traité des Jugements et dans son second livre des Dieux, dit (1049e) qu'il est contre toute raison de supposer que Dieu soit l'auteur d'aucune action vicieuse; que comme les lois ne sont jamais cause des transgressions qui les font violer, de même les dieux ne sont auteurs d'aucune impiété. Il est également conforme à la raison de croire que les dieux soient jamais cause d'aucune action honteuse. Mais quoi de plus honteux pour les hommes que de se détruire les uns les autres ? C'est cependant, selon Chrysippe, ce dont Dieu leur suscite les occasions. Mais, dira quelqu'un, ne loue-t-il pas au contraire Euripide d'avoir dit: "Si les dieux font le mal, ils cessent d'être dieux"? Et ailleurs : "Oui, d'accuser les dieux, il est toujours facile". Mais que faisons-nous autre chose que de rapporter les maximes et les paroles de ce philosophe, qui sont contradictoires les unes aux autres? Car ce vers d'Euripide, que nous venons de citer, peut être allégué contre Chrysippe lui-même, non pas une, ni deux, ni trois fois, mais mille; et c'est de lui qu'on peut dire : Oui, d'accuser les dieux, il vous est bien facile. D'abord, dans le premier livre de la Nature, il compare la cause du mouvement à une coupe qui contient un breuvage composé de sucs différents, et dans laquelle tous les êtres sont agités chacun à leur manière. Après quoi il ajoute : [1050] (1050a) « Puisque telle est l'administration de l'univers, il est nécessaire que nous nous y conformions, soit que les maladies nous affectent, soit que nous soyons mutilés, soit enfin que nous soyons grammairiens ou musiciens. » Il dit encore : « En conséquence, nous dirons la même chose de nos vertus et de nos vices, et en général de la connaissance et de l'ignorance des arts, comme je l'ai déjà observé. » Bientôt après, ôtant toute espèce d'équivoque, il ajoute : « Les choses particulières, même les plus petites, ne peuvent arriver que conformément à la raison de la nature universelle. » Or, que la nature universelle (1050b) et sa raison soient la même chose que le Destin, la Providence et Jupiter, c'est, je crois, ce qui n'est pas ignoré, même aux antipodes ; car ils le répètent à tout propos, et ils disent qu'Homère a parlé très exactement quand il a dit : « Ainsi de Jupiter l'ordre s'exécutait; » ce qu'il entendait, disent-ils, du Destin et de la nature universelle par qui tout est gouverné. Maintenant comment ces deux choses sont-elles vraies, et que Dieu n'est la cause d'aucune action honteuse, et que rien, jusqu'aux plus petites choses, ne peut se faire que conformément à la nature universelle et à sa raison ? Car certainement, dans toutes les choses qui se font, sont comprises les actions honteuses. Épicure se met l'esprit à la torture et imagine toutes sortes de subtilités (1050c) pour affranchir notre libre arbitre du mouvement éternel, afin de laisser au vice tout le blâme qu'il mérite. Chrysippe le met à cet égard en pleine liberté. En effet, selon lui, le vice est produit non seulement par la nécessité et la destinée, mais encore par la raison même de Dieu, et conformément à la nature la plus parfaite. Voici ses propres expressions : « La nature universelle s'étendant à tout, il faut que tout ce qui se fait par la raison ou par quelqu'une de ses parties se fasse suivant cette nature et conformément à sa raison, et que tout se suive sans obstacle, puisque rien au dehors ne peut arrêter (1050d) son opération, et qu'aucune de ses parties ne peut avoir de mouvement ou d'affection qui ne soit conforme à cette nature universelle.» Mais quelles sont ces affections, et ces mouvements des parties de la nature ? Il est clair que les affections sont les vices et les maladies de l'âme, comme l'avarice, la volupté, l'ambition, la lâcheté et l'injustice. Les mouvements sont les actions qui naissent de ces vices : les adultères, les vols, les trahisons, les meurtres, les parricides. Chrysippe croit qu'aucun de ces crimes ne se fait que conformément à la raison de Jupiter, à la loi, à la justice et à la Providence, de manière que les prévarications de la loi ne sont pas contraires à la loi, que les torts qu'on fait à autrui et les crimes que l'on commet ne blessent ni la justice ni la Providence. (1050e) Il dit cependant que Dieu châtie le vice et qu'il fait bien des choses pour la punition des méchants. Voici comme il s'exprime dans le second livre des Dieux : « Les gens de bien éprouvent quelquefois des accidents fâcheux, non, il est vrai, par punition, comme les méchants, mais par une autre sorte de dispensation divine, ainsi qu'on le voit dans les républiques. » Il dit encore dans ce même ouvrage : « Premièrement, il faut entendre ce qui regarde les maux dans le sens que nous avons déjà expliqué; en second lieu, il faut savoir qu'ils sont distribués d'après la raison de Jupiter, soit par punition, soit par une autre dispensation qui intéresse tout l'univers. » N'est-ce pas déjà une chose bien indigne que le vice se fasse d'après la raison de Jupiter, et que cependant ce Dieu le punisse? Mais il rend cette contradiction encore plus choquante, lorsqu'il dit dans le second livre de la Nature : (1050f) « Le vice, considéré même dans les actions les plus atroces, a une raison qui lui est particulière, car il se fait conformément à la raison de la nature, et on peut presque dire qu'il n'est pas sans quelque utilité par rapport à l'univers; car autrement il n'y aurait pas de biens. » Et après cela il reprend ceux qui disputent pour et contre, [1051] (1051a) lui qui, par l'envie de toujours parler et de dire quelque chose de singulier et d'extraordinaire, prétend qu'il n'est pas sans quelque utilité qu'il y ait des coupeurs de bourse, des délateurs, des voluptueux; que ce n'est pas inutilement qu'il y a des gens inutiles, pernicieux et misérables. Qu'est-ce donc que ce Jupiter? j'entends celui de Chrysippe, pour punir ainsi des actions qui ne sont ni volontaires ni inutiles ? Car d'après le raisonnement de ce philosophe, le vice est absolument irrépréhensible, et Jupiter, au contraire, très blâmable, soit qu'il ait produit le vice sans aucune utilité, soit qu'il le punisse après l'avoir produit pour une fin utile. Dans son premier livre sur la Justice, après avoir dit des dieux qu'ils s'opposent à quelques injustices, il ajoute qu'il n'est pas possible de détruire (1015b) entièrement le vice, et que quand même cela se pourrait, il ne serait pas expédient de le faire. Il n'est pas de mon sujet d'examiner s'il ne serait pas expédient de détruire les transgressions des lois, les injustices et toutes les folies humaines; mais Chrysippe, qui, par ses préceptes philosophiques, s'efforce autant qu'il peut d'extirper tous les vices, ce qu'il n'est pas, selon lui, expédient de faire, contredit en cela et Dieu et la raison. D'ailleurs, en disant qu'il y a des injustices auxquelles Dieu s'oppose, il prouve qu'il y a des actions impies et criminelles. Après avoir dit en plusieurs endroits qu'il n'y a rien de répréhensible et de blâmable dans ce monde, parce que tout y est réglé conformément à la plus parfaite nature, il admet ailleurs des négligences répréhensibles, et sur des choses qui ne sont ni petites ni légères. Il dit, dans (1015c) son troisième livre de la Substance, que des fautes de cette nature peuvent arriver même aux gens de bien ; après quoi il ajoute : « Cela vient-il de ce qu'on néglige les moindres objets, comme dans une grande maison il se perd des grains de blé ou un peu de son, quoique tout le reste y soit dans le plus grand ordre? Ou bien y a-t-il quelques mauvais génies qui président à ces sortes de détails dans lesquels il se glisse des négligences répréhensibles? » Il dit aussi que la nécessité y entre pour beaucoup. Je ne m'arrêterai pas à relever ici la légèreté avec laquelle il compare à du son qui se perd les malheurs qu'ont éprouvés les hommes les plus vertueux, comme la condamnation de Socrate, la mort de Pythagore, brûlé vif par les Cyloniens, les tourments affreux dans lesquels les tyrans Démylus et (1051d) Denys firent expirer Zenon et Antiphon; mais dire qu'il y a de mauvais génies que la Providence divine a préposés à ces sortes d'événements, n'est-ce pas calomnier Dieu, et le représenter comme un roi qui confie le gouvernement de ses provinces à des satrapes et à des ministres pervers, et qui les laisse avec indifférence outrager et tourmenter les meilleurs de ses sujets ? Mais s'il est vrai que la nécessité entre pour beaucoup dans les événements humains, Dieu ne tient pas tout sous sa puissance, et tout n'est pas gouverné conformément à sa raison. Chrysippe combat vivement Épicure et ceux (1051e) qui détruisent la Providence ; et pour les réfuter, il fait valoir l'idée naturelle que nous avons des dieux, et qui nous les fait regarder comme les amis et les bienfaiteurs des hommes. Cette doctrine est si souvent répétée dans les ouvrages des stoïciens, qu'il est inutile de citer ici leurs propres paroles. Cependant tous les hommes ne croient pas que les dieux soient bons. Voyez, par exemple, ce que les Syriens et les Juifs pensent de la Divinité. Voyez de combien de superstitions sont remplis les écrits des poètes. Presque personne, parmi les stoïciens, ne croit que Dieu ait été engendré et qu'il soit corruptible. Pour ne pas les citer tous, je me bornerai au seul Antipater de Tarse, qui dit dans son ouvrage sur les dieux : « Afin de jeter plus de jour sur cette matière, j'exposerai en peu de mots l'opinion que j'ai des dieux. (1051f) Je crois donc que Dieu est un animal heureux, incorruptible et bienfaiteur des hommes. » Ensuite, en expliquant chacun de ces termes, il ajoute : « En effet, tous les hommes croient les dieux incorruptibles. » Mais Chrysippe n'est point de l'opinion qu'Antipater attribue à tous les hommes. Il croit que de tous les dieux Jupiter seul est incorruptible, [1052] (1052a) que tous les autres, sans exception, ont été engendrés, et qu'ils doivent tous périr. Il le répète presque dans tous ses ouvrages ; je ne citerai qu'un passage de son troisième livre des Dieux : « Il en est, dit-il, autrement des dieux, car les uns ont été engendrés et sont corruptibles, les autres n'ont pas été produits. La démonstration de cette doctrine est un des premiers objets de la philosophie naturelle. Le soleil, la lune et les autres dieux de même nature ont été engendrés; Jupiter seul est éternel. » Il dit un peu plus loin : « Nous dirons la même chose de Jupiter et des autres dieux quant à leur origine et à leur corruptibilité ; car ceux-ci sont sujets à périr, et les parties de l'autre sont incorruptibles. » Je rapprocherai de cette doctrine de Chrysippe un passage d'Antipater : (1052b) « Tous ceux, dit ce philosophe, qui citent aux dieux leur bienfaisance, affaiblissent en partie les notions premières que nous avons de la Divinité. Il faut en dire autant de ceux qui les croient sujets à la génération et à la corruption. » Si donc celui qui croit les dieux périssables tombe dans la même absurdité que celui qui nie leur providence et leur amour pour les hommes, Chrysippe n'est pas moins dans l'erreur qu'Épicure, puisque l'un ôte aux dieux leur immortalité, et l'autre leur bienfaisance. Dans son troisième livre des Dieux, Chrysippe, en parlant de la manière dont ils se nourrissent, s'exprime ainsi : « Les autres divinités usent de nourriture à peu près comme nous, et c'est par ce moyen qu'ils entretiennent leur vie ; mais (1052c) Jupiter et le monde se nourrissent d'une autre manière que les dieux engendrés et qui doivent périr par le feu. » Il soutient ici que tous les dieux, excepté Jupiter et le monde, prennent de la nourriture ; et dans son premier livre de la Providence, il dit que Jupiter prend de l'accroissement, jusqu'à ce que toutes choses soient consommées en lui, parce que la mort étant la séparation de l'âme d'avec le corps, et l'âme du monde ne se séparant jamais d'avec lui, mais prenant des accroissements successifs, jusqu'à ce qu'elle ait consumé en elle-même l'universalité de la matière, on ne peut pas dire que le monde doive mourir. Quelle plus grande contradiction que d'avancer qu'un même dieu se nourrit et ne se nourrit point? Il n'est pas besoin de raisonnements pour prouver cette inconséquence ; car il le dit ouvertement au même endroit : (1052d) « Le monde se suffit à lui-même, parce qu'il contient tout ce qui lui est nécessaire; il se nourrit de lui-même et prend de l'accroissement, parce que ses parties se changent les unes dans les autres. » Non seulement donc il se contredit quand il avance dans un endroit, que tous les dieux prennent de la nourriture, excepté Jupiter et le monde, et dans un autre que le monde se nourrit aussi ; mais il le fait bien davantage, lorsqu'il assure que le monde s'accroît en se nourrissant de lui-même. Au contraire, il fallait plutôt dire que le monde seul ne prend pas d'accroissement, puisqu'il ne se nourrit que de sa propre destruction, et que les autres dieux en prennent, puisqu'ils tirent du dehors leur nourriture ; et par conséquent que c'est le monde qui se consume en eux, s'il est vrai qu'il tire de (1052e) lui-même sa nourriture, et que les dieux la reçoivent de lui. En second lieu, une autre idée que renferme naturellement la notion des dieux, est celle de leur bonheur et de leur perfection. Aussi les stoïciens louent-ils Euripide d'avoir dit : « Au-dessus des besoins, Dieu, par son rang suprême, Parfaitement heureux se suffit à lui-même. » Mais Chrysippe, dans les passages que je viens de citer, prétend que le monde seul se suffit à lui-même, parce que seul il contient en soi tout ce dont il a besoin. Que suit-il de cette assertion? Que ni le soleil, ni la lune, ni aucun des autres dieux ne se suffisent à eux-mêmes, et par conséquent qu'ils ne sont pas heureux. (1052f) Il croit que le fœtus est nourri par la nature, dans le sein de la mère, comme une plante dans la terre ; qu'aussitôt qu'il est né, il est refroidi et fortifié par l'air, ses esprits changent de nature, et il devient un animal; qu'ainsi c'est avec raison que le nom qu'on donne à l'âme vient du mot qui signifie rafraîchissement. Mais bientôt, en contradiction avec lui-même, il dit que l'âme est un esprit d'une nature plus subtile, et composé de parties très déliées. [1053] (1053a) Car comment est-il possible qu'un corps naturellement épais devienne subtil et délié par le refroidissement et la condensation ? Et ce qui est encore plus fort, comment, après avoir affirmé que c'est le refroidissement qui fait que le corps devient animé, peut-il croire que le soleil, qui est d'une nature ignée, soit animé, et qu'il ait été produit par une exhalaison convertie en feu? Voici ce qu'il dit dans son troisième livre de la Nature : « Le changement du feu se fait de la manière suivante : par l'air il est changé en eau ; de cette eau à laquelle la terre sert de soutien, l'air se résout en vapeur, et quand l'air est atténué, l'éther prend une forme circulaire, et les étoiles sont enflammées par la mer ainsi que le soleil. » Quoi de plus contraire à l'embrasement que le refroidissement, à la raréfaction, que la condensation, (1053b) dont l'une de l'air et du feu produit l'eau et la terre, et l'autre change en feu et en air les substances humides et terreuses? Cependant Chrysippe donne pour principe de l'animalité, tantôt l'embrasement, tantôt le refroidissement. Il dit que lorsque l'inflammation est complète, l'être vit et est animé ; mais quand il vient à s'éteindre et à s'épaissir, il se tourne en eau, en terre et en substance purement corporelle. Voici comment il s'en explique dans son premier livre sur la Providence : « Dès que le monde est tout entier en nature de feu, il a aussitôt son âme et sa faculté dominante; mais lorsqu'il se change en une substance humide, dans laquelle l'âme est comme contenue, alors il prend une nature qui est une sorte de composé d'âme et de corps, et il acquiert des rapports différents. » (1053c) Dans ce passage, il dit clairement que les parties inanimées du monde sont elles-mêmes, par leur inflammation, changées en des êtres animés, et qu'au contraire, par leur extinction, l'âme s'affaiblit, devient humide, et retourne à la nature corporelle. C'est donc une absurdité de sa part, tantôt d'animer par le refroidissement les choses insensibles, et tantôt de réduire en substances inanimées et insensibles la plus grande partie de l'âme du monde. Mais, outre cela, le raisonnement qu'il fait sur la génération de l'âme a pour base des preuves qui détruisent son opinion. Il prétend que l'âme se forme dans un enfant dès qu'il est sorti du sein de sa mère, parce que (1053d) ses esprits changent de nature, et se fortifient par le refroidissement comme le fer se durcit parla trempe. Et pour prouver que l'âme n'est produite qu'après la naissance de l'enfant, son plus fort argument est que les enfants ont des mœurs el des inclinations semblables à celles de leurs pères. Mais ici la contradiction saute aux yeux; car est-il possible que l'âme, qui n'est produite qu'après l'enfantement, ait ses inclinations et ses mœurs formées avant l'enfantement? ou bien il faudra dire qu'une âme est semblable à une autre, avant qu'elle soit produite, c'est-à-dire qu'elle est par similitude et qu'elle n'est pas, puisqu'elle n'existe pas encore. Et si quelqu'un prétend que c'est par l'organisation des corps que cette ressemblance s'imprime, et qu'ainsi les âmes, après être formées, changent d'inclination, alors il détruit sa preuve de l'origine de l'âme ; car il suit de là que (1053e) quand même l'âme ne serait pas engendrée, une fois entrée dans le corps, elle prouverait un changement, et prendrait cette ressemblance qui serait l'effet de l'organisation. Tantôt il avance que l'air est léger, et qu'il a la propriété de s'élever ; tantôt, qu'il n'est ni grave ni léger. Dans son second livre du Mouvement, il dit que le feu n'ayant aucune pesanteur, gagne toujours le haut, et qu'il en est de même de l'air ; que l'eau tient plus de la nature de la terre, et l'air de celle du feu. Dans ses Préceptes physiques, il penche vers l'opinion contraire, et il dit que l'air par lui-même n'a ni pesanteur ni légèreté, qu'il est ténébreux de sa nature, et la preuve qu'il en donne, c'est qu'il est le principe du froid ; que son obscurité est opposée à la clarté, et son froid à la chaleur du feu. (1053f) Après avoir exposé ses principes dans le premier livre de ces Questions naturelles, il dit dans son traité des Habitudes, que les habitudes ne sont que des modifications de l'air, qu'elles seules donnent aux corps leur consistance; que c'est l'air qui fait qu'un corps, contenu par une habitude, a une certaine qualité, parce qu'il lui donne cette consistance qu'on appelle dureté dans le fer, densité dans la pierre et blancheur dans l'argent. [1054] (1054a) On sent tout ce que cette opinion a d'absurde et de contradictoire ; car si l'air conserve toujours sa nature, comment, dans ce qui n'est pas blanc, la noirceur se changera-t-elle en blancheur, la mollesse en dureté dans ce qui n'est pas dur, et la rarité en densité dans ce qui n'est pas dense? Ou si l'air, en se mêlant dans ces corps, s'assimile à eux et subit des changements, comment est-il une habitude, ou une faculté, ou la cause de ces effets, auxquels il est lui-même assujetti ? Car un changement qui lui fait perdre ses qualités, prouve qu'il est passif plutôt qu'agent, et qu'il est plus affaibli par les autres corps qu'il ne leur donne leur consistance. D'ailleurs les stoïciens soutiennent hautement que la matière, qui par elle-même n'a ni action ni mouvement, est susceptible de toutes sortes de qualités; (1054b) que ces qualités sont des esprits qu'ils appellent des tensions de l'air, et qu'elles donnent la forme et la figure aux parties de la matière auxquelles elles s'attachent. Mais cela ne saurait s'accorder avec la nature qu'ils ont attribuée à l'air; car, s'il est une habitude et une tension, il doit assimiler à lui tous les corps qui par leur mollesse sont susceptibles de changement. Si, au contraire, par son mélange avec les corps, il prend des formes contraires à celles qu'il a naturellement, il s'ensuit qu'il est en quelque sorte le sujet de la matière et non pas sa faculté. Chrysippe dit souvent que hors du monde il y a un vide infini, et que l'infini n'a ni commencement, ni milieu, ni fin. C'est le principal argument dont se servent les stoïciens pour réfuter l'opinion d'Épicure, qui attribue aux atomes un mouvement naturel (1054c) vers le bas, parce que dans l'infini, disent-ils, il n'y a point de différence locale qui fasse que certains corps soient en haut et d'autres en bas. Mais dans son quatrième livre des Possibles, il suppose un milieu dans lequel le monde est placé. Voici ses expressions : « Il faut dire que le monde est incorruptible : cette assertion aurait peut-être besoin de preuve ; mais je la crois certaine, et ce qui doit contribuer beaucoup à l'incorruptibilité du monde, c'est qu'il occupe le milieu; car si on le supposait placé ailleurs, alors il serait absolument corruptible. » Il ajoute bientôt après : (1054d) « Ainsi sa substance a éternellement occupé le milieu, et, par cette situation qu'il a eue dès son origine, par plusieurs causes différentes, et aussi par un heureux hasard, il n'est pas susceptible de corruption, et par conséquent il est éternel. » Ce passage offre d'abord une première contradiction manifeste, puisqu'il suppose un milieu à l'infini ; mais il en contient une seconde, qui est moins frappante et plus absurde. Puisqu'il croit que le monde, s'il occupait une autre place que le milieu dans le vide infini, ne se conserverait pas incorruptible, on voit clairement qu'il a craint que les parties qui forment sa substance, (1054e) en se portant alors vers le milieu, n'entraînassent la dissolution et la destruction du monde. Mais il n'aurait pas eu cette crainte s'il n'eût pensé que les corps tendent naturellement de tous les côtés vers le milieu, non de la substance elle-même, mais de l'espace qu'elle occupe. Et c'est ce qu'il a souvent dit être impossible et contre nature, parce qu'il n'y a dans le vide aucune différence qui fasse que les corps se portent d'un côté plutôt que d'un autre, et que c'est la composition même du monde qui est la cause du mouvement que les corps ont vers le centre, et qui les fait s'y porter de tous les côtés. Il suffit de citer ici un passage de son second livre du Mouvement. Après avoir dit (1054f) que le monde est un corps parfait, mais que ses parties ne le sont point, parce qu'elles existent moins pour elles-mêmes que par rapport à l'univers, il parle ensuite de son mouvement, dont telle était la nature, que toutes ses parties tendaient à l'affermir, à le conserver, et non à le dissoudre et à le rompre ; après quoi, il ajoute : « Ainsi l'univers ayant un mouvement et une tendance vers un même point, et ses parties, à raison de leur nature corporelle, ayant aussi ce même mouvement, [1055] il est vraisemblable que (1055a) tous les corps ont, par leur nature, ce premier mouvement vers le centre du monde, que l'univers se meut ainsi vers lui-même, et ses parties aussi, comme étant des portions de lui-même. » Mais, mon ami, pourrait-on lui dire, par quel accident avez-vous donc oublié ces paroles, pour affirmer ensuite que si, par un hasard heureux, le monde n'eût pas occupé le milieu, il aurait été sujet à la dissolution et à la mort ? Si son mouvement naturel est de tendre toujours vers son centre, et que ses parties s'y portent aussi de tous les côtés, dans quelque partie du vide qu'il eût été placé, comme il se serait toujours contenu et resserré lui-même, il serait toujours resté indissoluble et (1055b) incorruptible. Car les corps qui se brisent et se divisent n'éprouvent cette dissolution que par la séparation de chacune de leurs parties, qui, abandonnant le lieu qu'elles occupaient contre leur nature, vont prendre la place qui leur convient. Mais vous qui croyez que si le monde occupait une autre place dans le vide, il serait sujet à une destruction totale, qui le déclarez même, et qui, pour cela, mettez un milieu dans un infini qui ne peut en avoir, vous avez donc abandonné ces tensions, ces adhérences, ces inclinaisons, comme de faibles garants de sa conservation; vous n'avez attribué qu'à la place qu'il occupe la cause de sa durée, et, comme si vous preniez plaisir à vous réfuter vous-même, vous ajoutez encore : « Il est naturel que chaque partie du monde soit mue par elle-même, (1055d) de la même manière qu'elle se meut dans sa liaison avec les autres parties, quand même, par une simple supposition, nous la concevrions placée dans quelque espace vide du monde. Comme alors, contenue de toutes parts, elle se porterait vers le centre, elle persévérerait dans le même mouvement, en supposant même qu'il se ferait subitement du vide autour d'elle ; d'ailleurs, une partie quelconque environnée par le vide ne perd point sa tendance naturelle vers le centre du monde; et le monde lui-même, si le hasard ne lui eût pas donné la place qu'il occupe dans le milieu, eût perdu cette tension qui le contient et le conserve, parce que les différentes parties de sa substance se seraient portées de différents côtés. » Il y a dans ce passage des contradictions (1055d) bien choquantes contre la physique ; mais il est encore plus opposé à Dieu et à la Providence, à qui il ôte la principale et la plus importante influence, pour ne leur laisser que les plus légères. En effet, la cause qui contribue le plus à la conservation du monde, c'est que sa substance étant intimement liée à ses parties, elle est contenue par elle-même. Mais, suivant Chrysippe, cette disposition est l'effet du hasard ; car si c'est le lieu que le monde occupe qui le rend incorruptible, et que ce soit le hasard qui l'y ait placé, il est évident que l'univers doit sa conservation au hasard, et non au Destin ni à la Providence. Mais quelle contradiction entre la doctrine que Chrysippe enseigne sur le possible et celle qu'il établit sur la destinée ! Car si le possible (1055e) n'est point ce qui est ou qui sera vrai, comme le prétend Diodore, mais tout ce qui peut être, quand même il ne devrait jamais exister, il y aura beaucoup de choses possibles qui ne seront pas produites par le Destin immuable, lequel soumet tout à son inévitable pouvoir. Ainsi le Destin perd sa puissance ; ou, s'il est tel que Chrysippe se le figure, ce qui pourrait être deviendra souvent impossible ; tout ce qui est vrai sera nécessaire, parce qu'il sera compris dans la plus absolue de toutes les nécessités, et tout ce qui est faux sera impossible, parce que la plus puissante des causes s'opposera à ce qu'il soit jamais vrai. Car comment est-il possiblé (1055f) qu'un homme meure sur terre, quand le Destin a déterminé qu'il mourrait sur mer? ou comment un homme qui est à Mégare peut-il aller à Athènes, si le Destin s'y oppose? Ce qu'il avance avec tant de légèreté sur les objets qui frappent notre imagination est encore contraire au pouvoir du Destin. Pour montrer que ces objets ne sont pas par eux-mêmes des causes parfaites de consentement, il dit que les sages nous feraient un tort réel en excitant en nous de fausses imaginations, s'il était vrai qu'elles déterminassent entièrement notre volonté. [1056] Car souvent les sages emploient le mensonge (1056a) à l'égard des méchants, et ils offrent à leur imagination des motifs vraisemblables, mais qui ne sont pas la cause de leur consentement ; autrement ils le seraient aussi d'une opinion fausse et de l'erreur. On pourra donc transporter ce raisonnement du sage au Destin, et dire que le Destin ne détermine pas le consentement ; car autrement il serait la cause de consentements faux, d'erreurs et d'opinions nuisibles. Ainsi la raison, qui fait que le sage ne nuit à personne, nous montre aussi que le Destin n'est pas la cause de tout. Car si le Destin ne produit pas les opinions des hommes, et s'il ne leur cause aucun dommage, ce ne sera pas lui non plus qui les fera agir (1056b) avec droiture et avec prudence, qui les rendra fermes dans leurs opinions et qui leur procurera des avantages, ce qui détruit cette assertion des stoïciens, que le Destin est la cause de tout. Si quelqu'un m'objecte que Chrysippe ne dit pas que le Destin soit la cause absolue de tout, mais seulement la cause antécédente, il prouvera encore que ce philosophe est en contradiction avec lui-même, puisqu'il loue singulièrement ce qu'Homère dit de Jupiter : "Et des biens et des maux Jupiter est l'arbitre". Et ce vers d'Euripide : "Jupiter, l'homme tient de ta seule puissance Sa raison, ses talents et toute sa prudence". (1056b) Chrysippe, après avoir écrit beaucoup de choses analogues à ces maximes, finit par dire que rien n'est en repos et que rien ne se meut, même ce qu'il y a de plus petit, que conformément à la raison de Jupiter, qu'il dit être une même chose avec le Destin. Mais une cause antécédente est plus faible qu'une cause absolue, et, forcée de céder à des obstacles qui lui résistent, elle ne parvient pas à produire son effet. Or Chrysippe, pour montrer que le Destin est une cause invincible que rien ne peut arrêter ni changer, lui donne les noms d'Atropos, d'Adrastée, de Nécessité, de Fin déterminante, parce qu'il donne à toutes choses leur fin et leur terme. Dirons-nous donc que ni les consentements, (1056d) ni les vertus, ni les vices, ni les bonnes, ni les mauvaises actions ne sont en notre pouvoir? Ou croirons-nous que le Destin n'atteint pas à son but, qu'une faculté faite pour donner à toutes choses leur terme ne les termine point, et que les mouvements et les habitudes de Jupiter n'ont pas leur accomplissement? L'une de ces conséquences suit de l'opinion qui veut que le Destin soit une cause absolue, et l'autre de celle qui n'en fait qu'une cause antécédente : s'il est une cause absolue, il détruit notre libre arbitre et le choix de notre volonté; s'il n'est qu'une cause antécédente, il n'aura plus le pouvoir d'arriver sans obstacle aux fins qu'il se propose. Or, dans tous ses ouvrages, et principalement dans ceux de physique, (1056e) Chrysippe ne cesse de répéter que les natures particulières et leurs mouvements éprouvent beaucoup d'obstacles et d'empêchements, au lieu que le mouvement de l'univers n'en connaît aucun. Mais si les mouvements des êtres particuliers rencontrent des obstacles, comment est-il possible que le mouvement de l'univers, qui renferme celui des êtres particuliers, n'en éprouve point? La nature de l'homme ne trouvera-t-elle pas de l'empêchement dans ses fonctions, si le pied et la main n'ont pas toute leur liberté? ou le mouvement d'un vaisseau peut-il être libre, quand il y a de l'embarras dans les voiles ou dans les rames? Et sans cela, si les imaginations ne sont pas produites par le Destin, elles n'opèrent pas les consentements. Ou si Chrysippe prétend que lorsque les imaginations conduisent aux consentements, ceux-ci sont déterminés par le Destin, comment le Destin pourrait-il n'être pas (1056f) contraire à lui-même, puisque dans les choses les plus importantes il nous imprime des imaginations opposées et qui tirent nos pensées en sens contraire ? Ils disent cependant que ceux qui se déterminent d'après l'une ou l'autre de ces imaginations, et qui ne retiennent pas leur consentement, se rendent coupables; que s'ils cèdent à des imaginations obscures, ils se heurtent à chaque pas ; si elles sont fausses, ils donnent dans l'erreur ; si elles sortent de l'appréhension commune, ils n'ont que des opinions vagues et incertaines. Il faut donc de trois choses l'une, ou que toute imagination ne soit pas l'effet du Destin, ou que tout consentement à une imagination soit exempte de blâme, ou enfin que le Destin lui-même ne soit pas irrépréhensible ; [1057] (1057a) car je ne vois pas comment il serait excusable de produire des imaginations qu'il faut combattre et réprimer, et auxquelles on ne peut céder sans être coupable. Enfin, dans les disputes contre les académiciens, Chrysippe et Antipater se donnent beaucoup de peine pour prouver que nous ne faisons et n'entreprenons rien sans y donner notre consentement, et que ceux-là avancent des fables et de vaines suppositions, qui prétendent que dès qu'il s'offre à nous une imagination convenable, nous nous déterminons à agir sans céder ni consentir. Chrysippe dit encore que Dieu et le sage (1057b) impriment en nous des imaginations fausses, non qu'ils veuillent que nous y cédions ou que nous y donnions notre consentement, mais seulement afin de nous faire agir et de nous porter vers l'objet qui nous est présenté ; et que c'est par un effet de notre corruption naturelle et de notre faiblesse que nous consentons à ces sortes d'imaginations. Le désordre et la contradiction de ces principes sautent aux yeux ; car celui qui n'a pas besoin que nous donnions notre consentement aux imaginations qu'il imprime en nous, mais seulement que nous agissions d'après les objets qui nous sont présentes, que ce soit Dieu ou le sage, sait très bien que ces sortes d'imaginations suffisent pour nous faire agir, et que notre consentement en est une suite nécessaire. Si donc, sachant que l'imagination nous détermine à agir sans avoir besoin de notre consentement, il nous envoie des imaginations fausses on simplement probables, il est la cause volontaire des erreurs dans lesquelles nous tombons en donnant notre consentement (1057c) à des choses que nous ne saurions comprendre.