[0] Comparaison Demetrius - Antoine. [1] I. D'après les vicissitudes que Démétrius et Antoine ont éprouvées dans leur fortune, considérons-les d'abord dans ce haut degré de puissance et de gloire auquel ils se sont élevés. Démétrius le trouva tout acquis par son père Antigonus, le plus puissant des successeurs d'Alexandre, qui avait parcouru et soumis la plus grande partie de l'Asie lorsque Démétrius était à peine sorti de l'enfance. Antoine, né d'un père honnête d'ailleurs, mais qui, n'ayant jamais fait la guerre, ne lui avait laissé aucun moyen de s'illustrer, osa cependant aspirer à la puissance de César, à laquelle sa naissance ne lui donnait aucun droit : il succéda aux travaux et aux exploits du dictateur, et par ses seules ressources il parvint à un si haut point de grandeur, que l'empire romain ayant été divisé en deux parties, il prit la plus considérable ; que souvent, quoique absent de l'armée, il vainquit les Parthes par ses lieutenants, et repoussa jusqu'à la mer Caspienne les nations barbares répandues autour du mont Caucase. Les reproches même qu'on lui fait sont des témoignages de sa grandeur. Antigonus avait regardé comme un grand avantage pour Démétrius de lui faire épouser, malgré la disproportion de l'âge, Phila, fille d'Antipater : ce fût une tache pour Antoine que d'épouser Cléopâtre, qui par sa puissance et sa splendeur surpassait tous les rois de son temps, Arsace seul excepté ; mais il était devenu si grand, qu'on le jugeait d'une plus haute fortune que celle où il aspirait lui-même. [2] II. Si on les juge sur les motifs qui les élevèrent tous deux à l'empire, Démétrius sera sur ce point à l'abri de tout reproche; il régna sur des peuples accoutumés à la monarchie et qui demandaient eux-mêmes des rois : mais on ne peut disculper Antoine du reproche de violence et de tyrannie pour avoir réduit en servitude le peuple romain, qui venait depuis peu de s'affranchir du gouvernement monarchique de César. Ainsi le plus grand, le plus éclatant des exploits d'Antoine, sa guerre contre Brutus et Cassius, eut pour objet de priver de la liberté sa patrie et ses concitoyens. Démétrius, avant les revers funestes qu'il éprouva, s'était sans cesse occupé de rendre libres les villes de la Grèce et d'en chasser les garnisons étrangères : bien différent d'Antoine, qui se faisait honneur d'avoir tué dans la Macédoine ceux qui avaient affranchi Rome de la servitude. Il est, dans Antoine, une qualité digne d'éloges, c'est sa libéralité et sa magnificence dans les dons qu'il faisait : mais, sous ce rapport même, Démétrius est si fort au-dessus de lui, qu'il donna encore plus à ses ennemis que les amis d'Antoine ne reçurent de lui. La manière généreuse dont Brutus fut enterré fit honneur à Antoine ; mais Démétrius accorda les honneurs de la sépulture à tous ceux de ses ennemis qui étaient restés sur le champ de bataille, et il renvoya à Ptolémée tous ses prisonniers comblés de présents. [3] III. Abusant l'un et l'autre de leur fortune, ils se plongèrent dans le luxe et dans les plaisirs ; mais on ne saurait reprocher à Démétrios que, dans le sein même des débauches et des voluptés, il ait laissé échapper aucune occasion de se signaler par de grands exploits ; les plaisirs n'étaient pour lui que les ressources de son loisir; et la courtisane Lamia ne servait, comme celle de la fable, qu'à l'amuser ou à l'endormir. Lorsqu'il faisait ses préparatifs pour la guerre, sa pique n'était pas entourée de lierre ; son casque n'exhalait pas l'odeur des parfums ; il ne sortait pas de l'appartement des femmes pour aller aux combats, respirant la joie et tout brillant de volupté : mais, laissant se reposer les choeurs de danse, et renonçant à tous les divertissements bachiques, il devenait, pour me servir de l'expression d'Euripide, "Le disciple zélé de l'homicide Mars". Jamais ni les plaisirs, ni la paresse, n'ont causé ses revers. Antoine, au contraire, imitant Hercule, tel que les peintres nous le représentent, dépouillé par Omphale de sa massue et de sa peau de lion, fut souvent aussi dépouillé de ses armes par Cléopâtre, dont les caresses séduisantes lui firent plusieurs fois abandonner les expéditions les plus nécessaires et les plus belles occasions d'acquérir de la gloire, pour aller s'amuser avec elle et perdre un temps précieux sur les rivages de Canope et de Taphosiris. Enfin, comme un autre Paris, il quittait le champ de bataille pour aller se jeter dans ses bras ; surpassant en lâcheté Pâris, qui ne se réfugia dans l'appartement d'Hélène qu'après avoir été vaincu, Antoine, pour suivre Cléopâtre, prit honteusement, la fuite, et abandonna une victoire assurée. [4] IV. Démétrius épousa plusieurs femmes, par un usage que la loi ne défendait pas, et que Philippe et Alexandre avaient introduit parmi les rois de Macédoine. Lysimachus et Ptolémée le suivirent aussi, mais du moins il traita toujours avec beaucoup d'égards les femmes qu'il avait épousées. Antoine eut deux femmes à la fois, ce qu'aucun Romain n'avait osé faire avant lui ; il chassa la femme romaine qu'il avait épousée légitimement, pour s'attacher uniquement à une étrangère avec laquelle il s'était uni, au mépris des lois. Aussi n'arriva-t-il aucun malheur à Démétrius de ses divers mariages : celui de Cléopâtre fut pour Antoine la source des plus grands maux. A la vérité, dans toute la vie d'Antoine, on ne voit pas d'impiété pareille à celle dont Démétrius se rendit coupable dans ses débauches. Les historiens disent qu'on ne laissait entrer aucun chien dans la citadelle d'Athènes, parce que cet animal s'accouple publiquement ; mais ce fut dans le temple de Minerve que Démétrius s'unit à des prostituées et qu'il corrompit des femmes d'une condition honnête. D'ailleurs, le vice qu'on croirait le moins alliable avec le luxe et les voluptés, je veux dire la cruauté, s'associait aux plaisirs de Démétrius. Il n'empêcha pas, ou plutôt il causa la perte du plus beau et du plus sage des jeunes gens d'Athènes, qui préféra à l'infamie la mort la plus cruelle. En un mot, si Antoine se nuisit à lui-même par son intempérance, celle de Démétrius fut funeste à bien d'autres. [5] V. Démétrius se montra toujours irréprochable envers ses parents. Antoine, pour obtenir la mort de Cicéron, sacrifia le frère même de sa mère : action si cruelle et si détestable, qu'à peine pourrait-on la pardonner à Antoine, quand même la mort de Cicéron aurait été le prix de la vie de son oncle. Ils violèrent l'un et l'autre la foi qu'ils avaient jurée, l'un en arrêtant Artabaze prisonnier, l'autre en faisant massacrer Alexandre : mais du moins Antoine en avait un prétexte plausible dans la trahison d'Artabaze, qui l'avait abandonné dans la Médie : au contraire, Démétrius, s'il faut en croire plusieurs historiens, supposa de fausses accusations pour justifier ce meurtre; il calomnia un prince innocent, et se vengea, non des torts qu'il avait reçus, mais de ceux qu'il avait eus lui-même. [6] VI. Démétrius ne dut qu'à lui seul ses grands exploits : Antoine n'eut des succès que lorsqu'il n'était pas à la tête de ses armées, et ce fut par ses lieutenants qu'il remporta ses plus illustres victoires. Tous deux détruisirent eux-mêmes leur fortune, mais par des causes différentes : l'un fut abandonné par les Macédoniens ; l'autre abandonna son armée, prit la fuite, et trahit ceux qui s'exposaient pour lui aux plus grands dangers. Ainsi la faute de Démétrius est de s'être fait des ennemis de ses propres soldats ; celle d'Antoine, d'avoir trahi l'affection et la fidélité singulière que les siens avaient pour lui. [7] VII On ne peut louer la mort de l'un ni de l'autre, mais celle de Démétrius est la plus blâmable : il souffrit d'être fait prisonnier, et ne rougit pas de gagner trois ans de vie pour les consumer dans les débauches de la table, et de s'apprivoiser à la servitude, comme les animaux qu'on enferme dans les loges. Antoine mourut avec lâcheté ; ses derniers moments sont misérables et honteux, mais du moins il sortit de la vie avant que son ennemi devint le maître de son corps.