[0] SUR LES MOYENS DE RÉPRIMER LA COLÈRE. PERSONNAGES DU DIALOGUE. SYLLA, FUNDANUS. [1] SYLLA. Bien judicieux me paraît, cher Fundanus, le procédé des peintres qui, avant de tenir leurs ouvrages pour achevés, mettent des intervalles de temps entre chacun des examens auxquels ils les soumettent. Ils savent, qu'éloigner leurs yeux de la toile c'est les raviver par une appréciation qui devient nouvelle, c'est les rendre plus aptes à saisir certaines différences imperceptibles que la continuité et l'habitude leur cacheraient. Or, comme il n'est pas possible de se ménager des intervalles de temps au bout desquels on ait la faculté de revenir à soi après s'en être séparé de manière à mettre une solution de continuité dans le sentiment que l'on a sur soi-même, et comme c'est surtout cette impossibilité qui rend chacun bien plus mauvais juge de sa propre moralité que toute autre personne, il y aurait lieu de recourir à un second procédé. Ce serait de revoir nos amis à certains intervalles de temps, et de nous présenter pareillement à leur examen. Il ne s'agirait pas de savoir d'eux si nous avons vieilli plus ou moins vite, si notre corps est plus ou moins solide qu'auparavant. Ce serait notre caractère et nos moeurs que nous leur soumettrions, afin de juger si le temps a fait naître en nous quelque vertu nouvelle, ou s'il nous a débarrassés de quelques imperfections. Ainsi moi, qui, revenu à Rome après deux ans, pratique votre intimité depuis cinq grands mois, je constate que les excellentes qualités dont vous portiez en vous le germe ont pris un développement considérable. Certes je suis loin de m'en étonner. Mais ce qui me frappe pourtant, c'est de voir combien votre nature emportée et bouillante, combien votre propension à la colère se sont calmées et adoucies par le raisonnement. De sorte que je suis tenté de dire à la passion: Grands dieux! que te voilà grandement radoucie ! Or cette mansuétude n'est rien moins que de l'indolence et de l'apathie. Vous avez travaillé le terrain. En même temps que vous en adoucissiez l'âpreté, vous le creusiez profondément; et à la fougue, à la véhémence vous avez fait succéder l'activité qui se produit par des actes. Il est évident que ce n'est point à un épuisement de l'âge ou à des circonstances fortuites qu'a cédé votre humeur irascible. Ce sont des préceptes salutaires qui ont opéré cette guérison. Pourtant, car je veux dire toute la vérité à un homme tel que vous, quand notre ami Eros m'annonça cette métamorphose, je le suspectai. Dans sa bienveillance, me disais- je, Eros affirme non pas ce qui est, mais ce qui devrait toujours se rencontrer chez les gens de bien et d'honneur; et toutefois cet ami n'est pas homme à se laisser persuader, pas plus qu'il ne trahirait ses convictions pour être agréable à qui que ce soit. Or aujourd'hui le voilà purgé à mes yeux de tout soupçon de faux témoignage; et puisque notre promenade nous en donne le loisir, contez-nous, je vous prie, cette espèce de cure. Dites-nous quels remèdes vous avez employés pour devenir ainsi maître de votre colère, pour la rendre si docile, si maniable, si douce, si obéissante à la voix de la raison. FUNDANUS. A votre tour prenez garde, Sylla, vous que j'aime de tout mon coeur, de vous abuser vous-même sur mon compte par trop de bienveillance et d'affection. Éros, tout le premier, est bien loin souvent de maîtriser sa colère et de la contenir dans les limites de cette modération dont parle Homère. Sa haine pour les méchants le met parfois en fureur; et il est naturel que je lui en paraisse plus doux. C'est ainsi que dans les changements de tons, en musique, certains sons de basse se trouvent devenir hauts en comparaison d'autres qui sont plus bas encore. SYLLA. Ni l'une ni l'autre de ces suppositions n'est exacte, ô Fundanus. Mais accordez-nous la grâce que je vous demande. [2] FUNDANUS. Eh bien, mon cher Sylla, une des plus belles maximes que nous ayons retenues de Musonius, est celle-ci : «qu'il faut soumettre sa conduite à un régime constant si l'on veut se sauver.» Il ne s'agit pas, selon moi, de voir dans la raison une sorte d'ellébore que l'on doive, après que l'on s'est soigné, rejeter au dehors comme on a rejeté son mal. Non : il faudra persister à la faire séjourner dans l'âme, dont elle contiendra, dont elle surveillera les décisions. Les puissants effets de la raison ressemblent non pas à ceux des drogues médicinales, mais à ceux d'une nourriture salutaire qui, avec la santé, garantit une bonne constitution à ceux qui en font un usage habituel. Mais les exhortations et les réprimandes que l'on oppose aux passions quand elles ont grandi et pris en quelque sorte leur développement, ne sont efficaces qu'avec peine et à la longue. Elles ne diffèrent en rien de ces odeurs fortes qui raniment les épileptiques à la suite d'un accès où ils sont tombés, mais qui ne font point disparaître le mal. Du reste les autres passions, lors même qu'elles sont le plus violentes, cèdent jusqu'à un certain point, et permettent que la raison vienne du dehors porter secours à l'âme. Mais il n'en est pas ainsi de la colère, qui, comme le dit Mélanthius, "Délogeant la raison, se livre à mille excès". Elle ne se contente pas de la déloger : elle la chasse, elle la bannit complétement. Comme ceux qui se brûlent avec leur propre maison, elle nous remplit à l'intérieur de trouble, de fumée, de bruit : en sorte que l'âme ne voit plus, n'entend plus rien de ce qui peut lui être profitable. C'est pour cela qu'un vaisseau abandonné au milieu de la tempête et en pleine mer recevrait plutôt un pilote du dehors, que n'acceptera une parole étrangère l'homme agité par les flots de la fureur et du courroux, si de longue main il n'a fait provision en soi-même des secours de la raison. De même que ceux qui s'attendent à être assiégés réunissent et disposent ce qui peut leur être utile, sans compter sur les ressources extérieures, de même c'est surtout contre la colère qu'il faut, longtemps d'avance, demander à la philosophie des secours dont on puisse fortifier son âme. Si l'on veut attendre le moment où l'on en aura besoin, il ne sera plus facile de pouvoir les y faire pénétrer. Le trouble intérieur de l'âme empêche qu'elle n'entende les voix du dehors, à moins qu'au dedans d'elle-même, en guise de commandant de manoeuvre, elle n'ait la raison, qui sache accueillir promptement chaque avis et le comprendre. Et même entendît-elle ces avis, elle méprise ceux qui lui sont adressés doucement et avec calme, comme elle s'irrite contre les réprimandes qui se dressent avec trop de liberté. C'est, en effet, une passion superbe et hautaine que la colère: elle ne se laisse pas facilement manier par autrui. Semblable à un tyran retranché dans une forteresse bien solide, il faut qu'elle emprunte d'elle-même, et que, par conséquent, elle ait naturellement en elle ce qui peut maîtriser sa violence. [3] La continuité de l'emportement et l'habitude de souvent se choquer déterminent dans l'âme la situation mauvaise qu'on appelle colère, et qui dégénère en débordement de bile, en amertume, en aigreur intraitable. C'est alors que l'âme ulcérée s'irrite des plus petites choses, et cherche querelle à propos des premiers griefs venus. On dirait un fer mince et sans force, qui cède à la plus légère déchirure. Mais si dès le principe le jugement lutte contre la colère et la dompte, non seulement il remédiera au mal présent, mais il rendra l'âme désormais vigoureuse, et cette passion ne l'attaquera plus que difficilement. Pour me citer moi-même, il m'est arrivé, après avoir résisté à la colère en deux ou trois circonstances, d'éprouver ce qui arriva jadis aux Thébains. Une première fois que ceux-ci eurent repoussé les Spartiates, réputés invincibles, ils ne furent plus jamais vaincus par eux dans une seule rencontre. Pareillement, je pris la ferme résolution de croire que je pouvais triompher de la colère avec l'aide du raisonnement. Je voyais que non seulement elle cède, comme l'écrit Aristote, à une aspersion d'eau froide, mais qu'une crainte subite l'éteint, de même qu'aussi, en vérité, Homère nous apprend que chez plusieurs une joie imprévue l'avait dissipée et guérie. Il resta dès lors démontré à mes yeux que cette passion est loin d'être tout à fait rebelle aux secours, du moins quand on le veut. Ses commencements n'ont jamais d'importance et de gravité : une raillerie, un badinage, un sourire, un hochement de tête, voilà généralement ce qui met les gens en colère. Ainsi, Hélène disant à sa nièce : "Électre, si longtemps as-tu pu rester vierge"? pousse celle-ci à lui répondre : "Partie honteusement, êtes-vous sage enfin"? Pareillement Alexandre est irrité par Callisthène lorsque celui-ci, refusant d'accepter la coupe que le roi passe à la ronde, s'écrie : «Je ne veux pas boire à Alexandre pour avoir ensuite besoin d'Esculape". [4] De même donc que quand le feu prend à des poils de lièvre, à des mèches, à de la paille, il est facile de s'en rendre maître, tandis que s'il attaque des corps solides et de grande épaisseur, il a détruit et consumé en un instant "Par sa vivacité de nobles travaux d'hommes", pour parler avec Eschyle; de même, celui qui surveille sa colère verra qu'au début elle n'est rien, que c'est à l'occasion d'un bavardage, d'une plaisanterie qu'elle fume et prend feu comme paille. Il n'aura donc pas besoin de développer grands efforts. Souvent pour se calmer, il suffira qu'il oppose le silence et le dédain. On éteint le feu en ne lui donnant pas de matériaux; on se garde de la colère et on la dissipe en ne l'alimentant pas à sa naissance, en ne la laissant pas se gonfler. Je suis donc loin d'approuver Hiéronyme, bien que nous lui devions d'ailleurs beaucoup de pensées et de préceptes utiles, de l'approuver, dis-je, quand il avance, que la colère se produit si instantanément qu'on ne la sent pas naître et qu'on ne la reconnaît en soi que quand elle existe. Au contraire, parmi les passions qui se concentrent et se démènent en nous, il n'en est aucune dont la naissance et les progrès soient aussi évidents. Homère le démontre en homme bien expérimenté, quand il nous dépeint Achille frappé soudain d'une douleur imprévue à une nouvelle qu'on lui apporte : "Il dit : et le dépit, comme un sombre nuage, D'Achille en un instant a couvert le visage". Mais quand le héros s'irrite contre Agamemnon, il ne s'emporte que progressivement et après s'être enflammé lui-même par les nombreuses invectives qu'iI a prononcées. Or si quelqu'un avait empêché ces paroles d'éclater sur ses lèvres et en eût arrêté le cours, la querelle des deux souverains n'aurait pas pris un développement si exagéré. Aussi, que faisait Socrate quand il se sentait animé de quelque sentiment de colère contre un de ses amis? "... Comme avant un orage Le nautonier prudent regagne le rivage", de même il abaissait le ton, prenait un visage souriant, un regard plein de douceur. C'était en se portant en quelque sorte du côté opposé; en prenant une direction inverse, qu'il parvenait à ne pas succomber, à n'être pas vaincu par la colère. [5] Car il est, mon cher camarade, un premier moyen de s'affranchir de l'espèce de tyrannie qu'exerce une telle passion. C'est de lui résister, c'est de ne pas obéir quand elle veut nous contraindre à pousser de grands cris, à lancer des regards terribles, à nous frapper nous-mêmes. Loin de là, nous devons rester calmes et ne pas accroître, en gesticulant et en criant de toutes nos forces, l'intensite de la passion, ou plutôt de la maladie. Les distractions auxquelles se livrent les amoureux, à savoir les festins et les chants, leur empressement à couronner de guirlandes la porte d'une maîtresse, sont pour eux, jusqu'à un certain point, des allégements qui ne manquent ni de charme, ni d'élégance : "Arrivé, je n'ai pas crié : «Tel, fils d'un tel !» Mais j'ai baisé son seuil. Si ce crime est mortel, Je l'ai commis, c'est vrai ...". Les larmes et les sanglots dont on permet l'explosion chez ceux qui déplorent une perte, emportent avec eux une grande partie de la douleur. Mais le vertige de la colère s'augmente encore de ce que disent et ce que font ceux qu'elle possède. Le mieux est donc de ne pas bouger, ou bien de fuir, de se cacher, d'aller s'abriter dans une retraite paisible , comme en un port. C'est une épilepsie dont nous sentons les premières atteintes : gardons-nous d'y tomber, ou plutôt de tomber sur les autres. Car c'est sur nos amis de préférence et le plus souvent qu'il nous arrive de tomber. Tout le monde n'est pas indistinctement l'objet de notre amour, de notre envie, de notre crainte : mais il n'est personne que notre colère respecte et ménage. Nous nous irritons contre des ennemis, contre des amis, contre nos enfants, contre ceux à qui nous devons le jour. Les Dieux même, oui, les Dieux, les animaux, les objets inanimés, tout enfin excite notre colère. C'est ainsi que Thamyris "Brise son arc de ses doigts furieux, Brise sa lyre aux sons harmonieux". Pandarus jure, avec d'effroyables imprécations contre lui-même, qu'il anéantira ses flèches et les rompra de ses propres mains. Xerxès fait battre et fouetter la mer, et il envoie à une montagne une lettre ainsi conçue : "Superbe Athos, aussi élevé que le ciel, ne mets pas sous les mains de mes travailleurs des rochers trop énormes et trop difficiles à manoeuvrer; sinon, je t'abattrai et te précipiterai dans la mer." C'est qu'en effet, si la colère est souvent effrayante, souvent d'un autre côté elle est ridicule; et à cause de cela il n'y a point de passion qui soit plus haïe et plus méprisée. C'est une considération qu'il est utile de ne pas perdre de vue. [6] Pour moi, je ne sais si j'ai procédé convenablement : mais dans le premier traitement que j'essayai pour guérir cette maladie, j'imitai les Lacédémoniens, qui s'apprenaient sur les ilotes à reconnaître combien il est honteux de s'enivrer. J'étudiai d'après les autres les effets de la colère. Un symptôme me frappa d'abord. Hippocrate dit qu'une maladie est très dangereuse lorsque le visage du malade se décompose entièrement. Or, voyant combien sous l'empire de la colère la physionomie, le teint, la démarche, la voix, tout enfin est changé, je me traçai intérieurement un tel portrait de ma propre personne pour me faire honte à moi-même. Devrai-je jamais, me dis je, me montrer si effrayant et agité de semblables convulsions devant mes amis, devant ma femme, devant mes jeunes filles? Faudra-t-il que je leur présente en moi une bête féroce, un monstre comme ils n'ont pas l'habitude d'en voir, qui, de plus, poussera des cris sauvages et inarticulés? Tels, en effet, j'avais surpris souvent quelques-uns de mes compagnons. Moeurs, extérieur, parole agréable, persuasion et douceur de commerce, ils ne pouvaient rien conserver quand la colère les dominait. L'orateur Caïus Gracchus, dont les manières étaient dures et qui parlait avec trop de véhémence, réglait sa voix par une de ces petites flûtes au moyen desquelles les musiciens observent la gradation dans les tons différents. Lorsqu'il parlait, un de ses domestiques se tenait derrière lui avec cette flûte, jouant un air doux et modéré afin de ramener la voix trop criarde de son maître et de lui faire prendre un ton qui n'eût point d'âpreté et de colère. C'était comme dans les pastorales, où "... De légers pipeaux Par leur note paisible invitent au repos". De même cette flûte calmait et adoucissait l'emportement de l'orateur. Pour moi, si j'avais un esclave soigneux et intelligent, je ne trouverais pas mauvais que dans mes accès de colère il me présentât un miroir, comme on en présente quelquefois à ceux qui sortent du bain. Or pour ceux-ci le miroir n'est d'aucune utilité, tandis que se voir soi-même dans une situation si contraire à la nature et si troublée, ne contribue pas peu à faire prendre en horreur une telle passion. On a raconté, par manière de plaisanterie, que Minerve jouant de la flûte n'avait pas fait attention au conseil que lui donnait un satyre : «Laissez cet instrument qui ne vous convient pas, Et vous fait grimacer : il vous faut des combats.» Mais s'étant regardée et vue dans un fleuve, elle conçut du dépit et jeta l'instrument. Or remarquons que l'artiste trouve dans la douceur de la flûte un dédommagement à la difformité. On prétend même que Marsyas, au moyen d'une certaine courroie et d'une espèce de muselière, interceptait forcément la violence du son, et corrigeait ou dissimulait les grimaces auxquelles le contraignait son jeu. "A son rictus velu s'ajuste une lanière D'or brodée, et qu'un noeud rattache par derrière". Mais la colère, qui gonfle et distend d'une façon si disgracieuse les muscles du visage, rend la voix encore plus désagréable et plus odieuse, parce qu'elle met en mouvement "Maintes cordes du coeur, non faites pour vibrer". La mer, dit-on, se purifie lorsqu'agitée par les vents elle rejette de la mousse et de l'algue. Mais ce que la colère vomit quand l'âme est bouleversée, ces mots obscènes, amers et ridicules, souillent tout le premier celui qui les profère, et le remplissent de honte. On suppose qu'il n'a rien autre chose dans l'esprit, qu'il est plein de ces turpitudes, et qu'elles sont décelées par la colère. C'est ainsi, pour parler avec Platon, que l'on est puni lourdement à l'occasion de la chose la plus légère, à savoir de la parole, et que l'on passe pour être hostile, médisant et jaloux. [7] A la suite de ces remarques et de ces observations je fus amené à poser en principe et à reconnaître fort judicieusement, qu'il est bon dans la fièvre, mais encore meilleur dans la colère, que la langue reste amollie et sans aspérités. Si quand on a la fièvre la langue n'est pas dans son état naturel, c'est un mauvais signe; mais ce symptôme ne suffit pas à lui seul pour donner le mal. Dans la colère, au contraire, quand la langue devient rude et sale, quand elle se laisse aller à des propos déplacés, alors elle répand des injures qui causent des haines implacables et qui dénotent une malveillance profonde. Le vin ne pousse pas autant aux propos désordonnés et odieux que ne le fait la colère. Dans l'ivresse il n'est rien qui ne puisse se mettre sur le compte du rire et de la plaisanterie, tandis que dans la colère le fiel envenime tout. Celui qui garde le silence quand on boit est odieux et insupportable aux autres buveurs; mais dans la colère rien n'est plus convenable que le silence, comme le recommande Sapho : "Lorsque dans votre sein bouillonne la colère, Sur votre langue veillez". [8] Ces raisons ne sont pas les seules qui doivent nous déterminer à faire attention à nous-mêmes quand nous sommes en proie à la colère. Il faut encore étudier ce qu'est d'ailleurs la nature de cette passion. Elle n'est ni noble, ni courageuse, ni raisonnable, ni magnanime. Aux yeux du vulgaire ses élans désordonnés passent pour de l'énergie, ses menaces, pour une légitime assurance, son indocilité, pour de la vigueur ; quelques-uns même veulent que sa cruauté soit grandeur, son inflexibilité, constance, son humeur chagrine, haine contre le vice. Mais c'est là une opinion erronée. Tous les actes, tous les mouvements, toutes les attitudes de la colère accusent, au rebours, une impuissance et une faiblesse extrême. Je ne parle pas seulement ici de ceux qui mutilent des petits enfants, qui s'emportent contre de faibles femmes, qui se croient obligés de châtier des chiens, des chevaux, des mulets : comme le pancratiaste Ctésiphon se jugeait intéressé d'honneur à rendre ruades pour ruades à sa mule. Je parle encore de ces despotes dont la férocité aime à se souiller de sang. La bassesse de leur âme se révèle dans la colère, et leurs actions dévoilent d'affreux sentiments. Ils ressemblent à ces reptiles, dont les morsures brûlantes et horriblement douloureuses le deviennent encore davantage par la fureur des animaux qui les ont faites. De même qu'il survient une enflure dans les chairs à la suite d'une forte contusion, de même les âmes les plus molles sont celles en qui la propension à blesser provoque une colère d'autant plus grande qu'il y a plus de faiblesse dans leur caractère. Aussi les femmes sont-elles plus irascibles que les hommes; les malades, que les gens bien portants; les vieillards, que les hommes dans la force de l'âge; les malheureux, que les heureux. Quelle violence dans la colère d'un avare contre son intendant, d'un gourmand contre son cuisinier, d'un jaloux contre sa maîtresse, d'un vaniteux contre un médisant! Les plus intraitables, toutefois, sont ceux qui aspirent aux honneurs du gouvernement, ou qui veulent devenir chefs de partis, "Lutte pleine de trouble, et tourments glorieux!" comme dit Pindare. C'est surtout à la suite d'un mécompte éprouvé, que la colère éclate dans les esprits faibles. Et loin que cette passion semble être, comme l'a dit quelqu'un, le nerf de l'âme, ce sont bien plutôt des convulsions, des spasmes excités par un désir immodéré de vengeance. [9] Ces odieux exemples ne devaient pas présenter un spectacle bien agréable, mais il était pourtant nécessaire de les produire. Contemplons maintenant les hommes qui dans la colère se conduisent avec douceur et modération. Rien ne saurait être plus beau à entendre, plus beau à voir. Je commence d'abord par mépriser ceux qui disent : "zQuand un homme de cœur par toi fut insulté Un tel affront par lui sera-t-il supporté?" ou bien : "Mets le pied sur sa gorge, écrase-le par terre." Ces paroles, et d'autres semblables, ne sont propres qu'à irriter davantage. Il semble que de l'appartement des femmes on veuille, très mal à propos, faire passer la colère dans celui des hommes. Mais le vrai courage, qui dans tout le reste s'accorde si bien avec la justice, ne me semble lutter contre elle que pour lui disputer le prix de la douceur comme lui convenant mieux à lui-même. On a vu des hommes moins forts triompher d'hommes qu'ils ne valaient pas. Mais s'ériger en son âme un trophée pour avoir vaincu la colère, (et il est très difficile de la vaincre, dit Héraclite, parce que quand elle veut se satisfaire, elle sacrifierait, s'il le faut, sa vie), c'est là un acte de force puissante et victorieuse, de force luttant contre la passion non pas avec des nerfs et des muscles, mais avec l'énergie de la volonté. C'est pourquoi je m'étudie constamment à recueillir et à étudier non seulement les exemples laissés par ces philosophes que les gens sensés disent n'avoir point de fiel, mais encore, et plus volontiers, ceux des monarques et des tyrans. Citons quelques-uns de ces traits. Des soldats d'Antigone, installés près de sa tente, parlaient mal de lui sans se douter qu'il les entendait. Il se contenta de faire passer son bâton hors du rideau en disant : «Eh bien ! ne pouvez-vous donc aller vous camper plus loin d'ici, pour dire du mal de moi?" Un Achéen nommé Arcadion ne cessait de médire sur le compte de Philippe, et conseillait de fuir "En des lieux où Philippe à tous fût inconnu". Il eut occasion lui-même de se rendre en Macédoine. Les courtisans du prince pensaient que l'occasion était propice pour châtier un tel homme et ne pas le laisser impuni. Mais Philippe, usant envers lui d'une bonté excessive, lui envoya, comme à un hôte, des présents d'hospitalité avec d'autres cadeaux. Il ordonna que l'on s'enquît des discours par lui tenus sur le compte de Philippe depuis qu'il était retourné en Grèce; et quand on lui eut appris, d'un témoignage commun, qu'Arcadion était devenu un fervent admirateur de sa personne : «Eh bien! dit-il, je suis meilleur médecin que vous autres.» Une autre fois, aux jeux olympiques, le même prince avait été l'objet d'imputations calomnieuses, et quelques-uns disaient que ce serait justice s'il arrivait malheur aux Grecs, puisqu'ils disaient ainsi du mal de Philippe leur bienfaiteur. «Que feront-ils donc, s'écria le monarque, s'ils ont à se plaindre de moi!» Il y a également beaucoup de magnanimité dans la conduite de Pisistrate envers Thrasybule, de Porsenna envers Mucius, de Magas envers Philémon. Ce dernier avait joué Magas en plein théâtre, en faisant dire à un de ses personnages : "On t'apporte, ô Magas, un message royal. Mais tu ne sais pas lire : oh ! contre-temps fatal!" Plus tard une tempête jeta le poète sur les côtes de Parétonium, et l'on s'empara de lui. Par ordre de Magas un soldat se contenta de lui toucher le cou avec la lame d'une épée nue, et on le congédia ensuite poliment après lui avoir remis de la part du prince, qui le laissait partir, des osselets et une balle, comme à un petit enfant qui ne comprend pas la portée de ses actes. Ptolémée, fils de Lagus, pour se moquer de l'ignorance d'un grammairien lui demanda «Quel est le père de Pélée ?» — «Je vous le dirai, répondit l'autre, quand vous m'aurez nommé d'abord le père de Lagus.» Cette raillerie sur l'obscurité de sa naissance allait droit au monarque, et tous s'indignèrent de sa modération à tolérer pareille inconvenance. «Si un prince, dit-il, ne sait pas supporter une raillerie, à son tour il ne doit pas railler.» Il est bien vrai qu'Alexandre démentit sa douceur habituelle dans sa conduite contre Callisthène et contre Clitus. Mais d'autre part, lorsque Porus, devenu son prisonnier, lui eut demandé d'être par lui traité en roi, Alexandre lui dit «N'as-tu rien à ajouter?» — «Ces deux mots, «en roi» comprennent tout», répondit Porus. Voilà pourquoi, encore, par les Athéniens le roi des Dieux est appelé Milichius (doux comme miel), et Mars, sanguinaire. Mais le pouvoir qui châtie est dévolu aux Furies infernales, aux Démons on ne veut rien y voir qui convienne à des Dieux, à des habitants de l'Olympe. [10] De même que quand Philippe eut détruit Olynthe quelqu'un s'avisa de dire : "Il ne serait pas capable d'en construire une pareille" ; de même on a droit de dire à la colère : "Tu peux bien bouleverser, anéantir et abattre ; mais rétablir et sauver, être miséricordieux et patient, n'ap- partient qu'à la douceur, à l'indulgence, à la modération." C'est le rôle des Camille, des Metellus, des Aristide et des Socrate. Il n'y a que les fourmis et les rats qui s'attachent à leur proie et la mordent. Du reste, même au point de vue de la vengeance, je trouve que les procédés de la colère restent le plus souvent sans effet. Elle s'épuise à se mordre les lèvres, à grincer des dents, à s'élancer en pure perte, à prodiguer des injures et des menaces insensées. Puis, comme les petits enfants, qui faute de se soutenir tombent avant d'atteindre leur but, elle aboutit à une conclusion ridicule. Aussi je ne trouve pas dénuées de sens les paroles du Rhodien à un licteur qui, dans l'enceinte où siégeait le préteur romain, vociférait et faisait l'insolent : «Je ne m'inquiète pas de ce que tu dis, mais du silence de celui-ci.» Quand Sophocle a revêtu de leurs armes Néoptolème et Eurypyle, il leur met dans la bouche des paroles pleines de fierté, mais ils ne s'injurient plus lorsqu'ils se précipitent l'un sur l'autre en faisant tournoyer l'acier de leur glaive. Quelques peuplades barbares empoisonnent le fer de leurs armes ; mais la vaillance n'a pas besoin de fiel : elle trempe les siennes dans la raison. Toutes celles que manie la colère et la fureur se brisent le plus facilement du monde : c'est comme du bois vermoulu. Aussi les Lacédémoniens calment-ils au son de la flûte la fureur des combattants ; et avant la guerre ils sacrifient aux Muses pour que la raison reste aux soldats. S'ils ont mis leurs adversaires en fuite, ils ne les poursuivent point, mais ils retiennent leur propre ardeur dont ils disposent avec la plus grande facilité comme de ces poignards commodes à manier. Il est des milliers de héros que la colère a perdus avant qu'ils se fussent vengés. Cyrus, entre autres, et le Thébain Pélopidas en sont des exemples. Agathocle, au contraire, supporta doucement les insultes que lui lançaient des assiégés. Comme un d'eux lui criait : "Potier, avec quoi payeras-tu la solde de tes auxiliaires?" — «Que je prenne seulement la ville!» répondit Agathocle en riant. Une autre fois, du haut des remparts quelques-uns raillaient Antigone sur sa laideur : «Je croyais, pourtant, leur dit-il, être le plus beau qui fût au monde.» Puis, une fois maître de la ville il fit vendre les railleurs, en déclarant qu'il s'en prendrait à leurs maîtres si l'on se moquait de lui à l'avenir. Je vois que les chasseurs éprouvent de grands mécomptes aussi pour s'être laissés aller à la colère, et les orateurs pareillement. Aristote nous apprend que Satyrus ayant un jour à répondre à une accusation, ses amis lui bouchèrent les oreilles avec de la cire, afin qu'il ne compromît pas sa cause en s'irritant des injures lancées par ses ennemis. Et nous-mêmes, souvent, ne voyons-nous pas nous échapper l'occasion de châtier un esclave fautif, attendu qu'il prend la fuite effrayé de nos menaces et de nos paroles? Ce que les nourrices répètent aux petits enfants : "Ne pleure pas, et tu l'auras" pourrait se dire, non sans profit, à la colère : «Point de précipitation, de cris, de violence, et ce que tu veux se réalisera plus complétement et d'une manière plus satisfaisante." Un père, quand il voit que son enfant tâche de fendre ou de couper quelque chose avec un couteau, prend lui-même l'instrument, et c'est lui qui tranche. De même ôtez les moyens de vengeance à la colère, et la raison saura, sans danger, sans dommage, et d'une manière utile, punir celui qui le mérite tout en ne se châtiant pas elle-même. Or, cette dernière interversion des rôles arrive dans la colère. [11] Toutes les passions ayant besoin d'être domptées, et en quelque sorte terrassées, par l'habitude, afin que l'exercice triomphe de leur irréflexion et de leur indocilité, il n'en est pas une contre laquelle nos domestiques nous donnent plus d'occasion de nous fortifier que la colère. En effet nous n'avons ni jalousie, ni crainte, ni rivalité à déployer à leur égard, mais nous nous irritons à chaque instant contre eux. C'est là un écueil où continuellement nous venons échouer, à cause de notre pouvoir sans bornes. C'est, si on le veut encore, un terrain glissant. A chaque pas nous tombons, parce que rien ne nous arrête, rien ne nous retient. Comment en effet se défendre des excès fâcheux d'une passion qui n'a de compte à rendre à personne? Il faut, pour se garantir, que l'on entoure son absolu pouvoir d'une douceur sans égale, et que l'on ne s'inquiète pas des observations répétées, ou d'une épouse ou d'amis, qui vous reprocheront votre mollesse et votre indolence. Ce sont le plus souvent de semblables suggestions qui m'ont rendu moi-même plus sévère contre mes domestiques. Je croyais qu'en ne les punissant pas je les gâterais. Plus tard, seulement, je reconnaissais mon erreur. D'abord il vaut mieux les rendre pires en tolérant leurs méfaits, que se déformer soi-même par l'aigreur et la colère en prétendant redresser les autres. Ensuite, j'ai vu souvent que les esclaves qu'on ne châtiait pas avaient honte de se mal conduire. Ils commençaient à s'amender quand on leur pardonnait, bien plutôt que quand on les avait punis; et, par Jupiter, ils obéissaient sur le moindre signe, sans dire un seul mot, avec plus d'ardeur que d'autres qu'on accablait de coups et de meurtrissures. J'en vins à me persuader qu'on se fait mieux obéir par la raison que par la colère. Car il ne serait pas vrai de dire avec le poète "Où règne la terreur se trouve aussi la honte." Bien au contraire, la honte est toujours suivie d'une crainte salutaire, tandis que les coups répétés constamment et d'une manière inflexible n'inspirent jamais le regret d'avoir mal agi. Seulement on redouble de prévoyance pour n'être pas découvert. Il est une troisième considération que j'ai toujours présente à l'esprit et à la mémoire. Lorsqu'on nous apprend à tirer de l'arc on nous défend, non pas de lancer des flèches, mais de manquer le but. De même ce n'est pas s'opposer à une punition que d'enseigner à l'infliger avec opportunité, dans des proportions raisonnables, utilement, convenablement. C'est pourquoi mon principal moyen de réprimer ma colère, c'est de ne pas enlever à ceux que je châtie le droit de justification, c'est de leur donner audience. Je laisse ainsi à ma passion le temps de se calmer. C'est un retard qui en amortit la violence : de sorte que le jugement sait trouver le mode qui convient et la grandeur proportionnelle du châtiment. Autre avantage encore : on n'enlève pas à celui qui est puni un prétexte pour protester contre la punition, si elle est chez celui qui l'inflige non pas l'effet d'un mouvement de colère mais celui d'une conviction éclairée. Enfin on évite, ce qu'il y a de souverainement honteux, de donner à l'esclave l'occasion de montrer dans son langage plus de justice que n'en montre son maître. De même donc, que Phocion après la mort d'Alexandre ne voulait pas que les Athéniens se laissassent aller à des transports de joie et qu'ils fussent trop prompts à y ajouter foi : "Athéniens, leur disait-il, si Alexandre est mort aujourd'hui, il sera aussi bien mort demain et après-demain" ; de même, je crois que celui que la colère rend impatient de se venger doit se dire tout bas en lui-même : «Si l'homme que je veux châtier a été coupable aujourd'hui, il sera encore coupable demain et après demain.» Il n'y a aucun mal à ce qu'il soit puni plus tard, et il y en aurait à ce que le châtiment fût précipité, si son innocence devait être ultérieurement reconnue. C'est là ce qui est souvent arrivé. Qui de nous, en effet, serait assez cruel pour punir et faire battre un esclave cinq ou dix jours après un ragoût brûlé, après une table renversée, après un ordre exécuté trop lentement? Et pourtant voilà les crimes qui à l'instant où ils viennent d'être commis, où ils sont tout récents, nous transportent de colère et nous trouvent féroces et inflexibles. Car comme les corps à travers un brouillard, ainsi les actes à travers la colère grossissent d'une façon démesurée. Il faut donc se remettre tout aussitôt en mémoire des faits analogues et se dégager de la passion, de manière à ne plus être sous l'empire d'aucune prévention. Si la raison pure, la raison calme nous démontre qu'il y a faute, sévissons. Ne mettons ni retard ni délai dans le châtiment : car ce serait comme quand on mange trop tard et que l'on n'a plus d'appétit. Quelle est la cause pour laquelle on châtie sous l'empire de la colère? C'est surtout parce que quand elle est passée on ne châtie pas, on oublie. On imite ces rameurs fainéants qui restent à l'ancre pendant le calme, et qui ensuite naviguent avec péril au milieu du vent. Eh bien! lorsque nous condamnons comme indolence et mollesse les délais que la réflexion oppose au châtiment, nous nous hâtons d'obéir à la présence de la colère comme à un vent impétueux. Que l'on mange quand on a faim, rien de plus naturel. Mais quand il est question de se venger, il faut n'en avoir ni faim ni soif. La colère ne doit pas devenir une sorte d'assaisonnement par lequel nous soyons excités à punir. C'est quand on a le plus possible éloigné ce désir, que l'on doit recourir par nécessité à la raison. Toutefois il ne faut pas, comme Aristote raconte que de son temps les esclaves en Tyrrhénie étaient fouettés au son de la flûte, il ne faut pas que le châtiment devienne un plaisir et une jouissance, il ne faut pas que l'on trouve du bonheur à punir, pour avoir à se le reprocher ensuite. Ce serait se montrer tour à tour cruel comme une bête féroce, et faible comme une femme. Non : sans peine comme sans plaisir, dans les délais que la raison aura prescrits, on infligera le châtiment, et l'on ne laissera pas le moindre prétexte à la colère. [12] Peut-être dans ces recommandations quelqu'un verra-t-il un traitement moins propre à guérir cette passion qu'à éloigner et éviter les fautes causées par elle. II est vrai : mais je réponds que le gonflement de la rate n'est pas non plus une cause efficiente de la fièvre. Il en est simplement l'accessoire; et toutefois quand il est adouci, la fièvre en est grandement allégée, ainsi que dit Hiéronyme. J'ai attentivement examiné de quelle façon se produit la colère, et j'ai reconnu que si les uns y succombent pour une cause, les autres pour une autre, il y a vraisemblablement chez tous une opinion commune : c'est qu'ils ont été ou méprisés ou négligés. Conséquemment, pour venir en aide à ceux qui désirent résister à cette passion, il faut éloigner de leur esprit tout soupçon de dédain et d'insolence, et leur laisser croire que l'acte dont ils se plaignent est échappé à la folie, a été commandé par la nécessité, motivé par la passion ou par le malheur. Comme quand Sophocle dit : "Prince, ils ont mal agi; mais en cette injustice De leur libre raison ils n'ont plus l'exercice." Lorsque Agamennon met sur le compte de la déesse Até l'enlèvement de Briséis, il dit de même "A la paix disposé, j'apporte des présents". C'est qu'en effet les prières ne sont pas une preuve de mépris, et quand on s'humilie après avoir fait mal on ne laisse plus supposer qu'on ait voulu être dédaigneux. L'offensé ne doit même pas attendre qu'on en soit venu là. Il doit imiter Diogène : «Diogène ces gens se moquent de toi», lui disait-on. — «Eh bien, moi je ne me sens pas moqué», répondit le Cynique. Il faut s'approprier ce mot. Au lieu de se croire méprisé des autres, on devra les mépriser soi-même en attribuant leur faute à la faiblesse, à la négligence, à la précipitation, à l'indolence, à la bassesse, au grand âge, à une étourderie de jeune homme. Envers nos domestiques et nos amis il faut absolument professer une semblable indulgence. Disons-nous intérieurement : «Ce n'est pas qu'ils nous refusent le pouvoir ou la volonté d'agir : mais c'est qu'ils connaissent les uns notre douceur, les autres, notre bienveillance. Les premiers ne s'inquiètent point, parce qu'ils comptent sur notre indulgence, les seconds, parce qu'ils connaissent notre amitié pour eux." Et pourtant ce n'est pas seulement contre notre femme, contre nos esclaves, que nous nous irritons, convaincus qu'ils nous ont traités avec dédain. C'est contre des cabaretiers, des matelots, des palefreniers ivres qu'éclate le plus souvent notre humeur rude. Nous nous figurons être l'objet de leur mépris. Des chiens qui aboient, des ânes qui se ruent excitent aussi notre fureur. Cela me rappelle un homme qui voulait battre un ânier. L'ânier criait de toutes ses forces : "Je suis Athénien". «Eh bien, toi, tu n'es pas Athénien», dit le furieux en s'adressant à l'âne; et il se mit à accabler de coups le pauvre animal. [13] Parlons maintenant des colères fréquentes, répétées, qui s'élèvent à chaque instant dans l'âme, comme un essaim d'abeilles ou de guêpes. C'est surtout au sein du luxe et de la mollesse qu'elles éclatent, provoquées par l'amour-propre et par la bizarrerie du caractère. Aussi rien ne conduit-il plus sûrement à la douceur envers ses domestiques, envers sa femme, envers ses amis, que l'égalité d'humeur, que la simplicité, que l'habitude de se contenter de son lot, de rester étranger à tout besoin d'abondance et de superflu. "Peu cuit, brûlé, bien cuit, servez-lui ce qu'il mange : Insuffisance, excès, juste point, tout l'arrange." Supposez au contraire un homme qui ne saurait boire s'il n'a pas de neige à sa disposition, qui ne veut pas d'un pain acheté au marché, qui ne goûte à rien dans des assiettes unies ou dans de la vaisselle de terre, qui veut pour se coucher des matelas aussi gonflés que la mer quand elle est soulevée dans ses profondeurs : c'est à force de bâtons et de coups qu'un tel homme active les esclaves qui servent sa table. Il court sans cesse, il crie, il sue : on dirait qu'il s'agit d'adoucissants à appliquer sur une inflammation. Il est lui-même esclave de ce régime, qui le rend faible, grondeur et chagrin. C'est comme s'il avait une toux continuelle ou de fréquentes convulsions. Sans le savoir, il met au service de sa colère des dispositions que je comparerai à un ulcère ou à un flux désordonné d'humeurs. Oui, je le répète, il faut par la simplicité rendre le corps toujours dispos en l'accoutumant à se suffire à lui-même. Les gens qui ont peu de besoins ont peu de mécomptes. Or il n'est pas bien pénible, en commençant par la nourriture, de se trouver, sans rien dire, satisfait de ce qu'on rencontre. Pourquoi s'emporter et s'irriter à chaque instant? C'est un triste plat à servir à soi-même et à ses amis que la colère. "Je ne sache aucun mets qui soit moins attrayant." Faudra-t-il, parce qu'un ragoût sentira le brûlé, la fumée, qu'il y manquera du sel, ou parce que le pain sera trop dur, que l'on aille battre ses domestiques et injurier sa femme! Arcésilas traitait un jour ses amis et quelques étrangers. On servit le repas. Le pain manquait, parce que les esclaves avaient oublié d'en acheter. En pareil cas qui d'entre nous aurait manqué à faire éclater les murailles en poussant des cris affreux? Arcésilas se contenta de sourire : «Ce que c'est, dit-il, qu'un sage qui a la manie de vouloir traiter!" Socrate, au sortir des exercices de la palestre, s'était emparé d'Euthydème et l'avait emmené dîner chez lui. Xanthippe survient. La voilà qui, dans sa fureur, les accable d'injures et finit par renverser le couvert. Euthydème se lève, et fort mécontent se dispose à partir. Mais Socrate : «Est-ce qu'hier chez vous, dit-il à son ami, une poule en sautant sur la table n'a pas fait la même chose? Pourtant nous-ne nous sommes pas indignés." C'est qu'en effet il faut recevoir ses amis avec bonne grâce, d'un air riant et affectueux, sans froncer les sourcils, sans faire par avance frissonner et trembler ses domestiques. Il faut prendre aussi l'habitude de s'accommoder également bien de tous les meubles, et de ne pas employer celui-ci ou celui-là de préférence. N'imitons pas certaines gens : ils ont beau avoir sous la main plusieurs gobelets, ils n'en prendront qu'un seul et ne sauraient boire dans un autre, comme on raconte de Marius et de son rhyton. Il y en a qui ont la même manie pour des vases à parfums, pour des étrilles. Ils s'arrêtent à un choix exclusif, et si l'objet vient à être cassé ou perdu ils sont furieux et sèment autour d'eux les châtiments. Aussi, quand on est incapable de maîtriser sa colère doit-on s'abstenir de ces meubles rares ou précieux, tels que coupes, cachets, pierreries de grande valeur, parce que quand on vient à en être privé, on est moins raisonnable que si c'étaient des objets faciles à se procurer et d'un usage commun. Néron avait fait construire un pavillon octogone d'une beauté et d'une richesse merveilleuses. «Vous venez de vous convaincre de pauvreté, lui dit Sénèque : car si vous le perdez vous ne pourrez pas vous en procurer un semblable.» En effet il advint que le navire sur lequel était ce pavillon fit naufrage; et Néron, se souvenant de ce que lui avait dit Sénèque, en supporta la perte avec plus de patience. L'habitude de bien s'accommoder des choses fait que l'on s'accommode aussi des esclaves et qu'on les traite avec douceur. Or quand on est doux envers ses esclaves, il est clair qu'on le sera envers ses amis et envers ceux sur qui l'on a autorité. Nous voyons des esclaves qui viennent d'être achetés s'enquérir, non pas si leur maître est superstitieux ou envieux, mais s'il est irascible. Et en général la colère déplaît tellement, qu'elle empêche les maris d'apprécier la sagesse de leurs femmes, les femmes d'aimer leurs maris, les amis de vivre ensemble : tout mariage, toute amitié est insupportable avec la colère. Et pourtant, on tolérera même l'ivresse quand elle sera exempte da colère. Car la férule du Dieu suffit pour réprimer le buveur qui est ivre, si la colère ne vient pas rendre cruel et furieux le vin, cette liqueur destinée à dissiper les soucis et à inspirer de joyeux ébats. La folie même se peut guérir avec l'ellébore seul; mais quand elle se complique de colère, dès lors elle donne lieu à des tragédies et à des catastrophes fabuleuses. [14] Il ne faut pas qu'à la colère on donne occasion de se produire même en jouant : car elle ferait succéder la haine à la bienveillance. Bannissons-la également des réunions studieuses, où elle changerait en querelles les questions littéraires; des tribunaux, où elle mettrait l'insulte dans la bouche de celui qui est revêtu du pouvoir; de l'éducation, où elle produirait le découragement et la haine de l'étude. Ne l'autorisons pas chez les heureux, car on leur portera encore plus envie ; ni chez les malheureux, car elle empêchera qu'on ne les plaigne, si on les voit répondre par de la mauvaise humeur et de l'hostilité à ceux qui s'affligent avec eux, comme fait Priam s'écriant : "Détalez, importuns ! Vous qui venez des autres Épier les douleurs, n'avez-vous pas les vôtres"? L'égalité d'humeur, au contraire, est un secours dans certaines situations ; dans d'autres, elle est un ornement ; dans d'autres, un bonheur de plus. Par sa douce influence elle triomphe de la colère et de toute aigreur. Le frère d'Euclide, à la suite d'un différend, venait de lui dire : «Que je périsse si je ne me venge pas de toi!» — «Et moi, répondit Euclide, que je périsse si je ne te calme pas"! Il n'en fallut pas davantage pour détourner la colère de ce frère et changer son mauvais vouloir. Polémon était insulté par un homme qui était passionné pour les pierreries et qui avait la maladie des cachets coûteux. Sans lui répondre un mot il se mit à regarder attentivement un des anneaux de cet homme, et il étudiait le bijou. L'autre fut enchanté. "Non, pas dans ce sens, Polémon", lui dit-il. "Regarde-le au grand jour : il te paraîtra beaucoup plus beau." Aristippe s'était laissé emporter à une colère très-vive contre Eschine, et quelqu'un lui dit : "O Aristippe, où est l'amitié qui vous unissait?» —"Elle dort", répondit-il, "mais je vais la réveiller". Et se rendant auprès d'Eschine : «Te semblé-je, lui dit-il, tellement malheureux et incurable que je ne puisse même être digne de tes reproches?» Eschine lui répondit : "Il n'est pas étonnant que supérieur en tout à moi par l'excellence de ta nature, tu aies, dans cette circonstance aussi, vu le premier ce qu'il était convenable de faire." "Qu'un sanglier farouche, au crin qui se hérisse, Par les doigts d'une femme ou par la main novice D'un enfant soit gratté sur le dos mollement, Il s'incline et s'abat, vaincu plus aisément Que par le bras puissant d'un vigoureux athlète." Nous apprivoisons, nous adoucissons des animaux féroces, nous portons dans nos bras des louveteaux et des lionceaux; et lorsque nous sommes en colère nous repoussons nos enfants, nos amis, et ceux avec qui nous vivons d'habitude ! Contre nos domestiques, contre nos concitoyens nous lâchons notre colère comme une bête furieuse. Par un détour qui n'est pas honorable, nous prétextons la haine que nous portons aux méchants. Nous en agissons, ce me semble, ainsi qu'avec les autres passions, les autres maladies de notre âme, comme quand nous appelons tel vice prévoyance, tel autre libéralité, tel autre pitié, de sorte que nous ne pouvons nous débarrasser d'aucun d'eux. [15] Eh bien ! de même que Zénon disait que le sperme humain est un composé et un mélange formé de toutes les puissances de l'âme, de même il semble que la colère soit un mélange composé de toutes les passions. En effet elle est tirée, elle est extraite du chagrin, du plaisir et de l'insolence. Elle tient de l'envie par la satisfaction qu'elle éprouve à voir les autres malheureux. Elle est pire que l'homicide même : car elle combat moins pour ne pas souffrir que pour écraser autrui, sauf à souffrir elle-même. Enfin, de la convoitise elle a ce que celle-ci présente de plus odieux, puisqu'elle est un désir d'affliger les autres. Aussi, entrez dans la maison des gens dissolus. Vous entendrez dès le matin une joueuse de flûte; vous verrez, comme l'a dit quelqu'un, une boue de vin, des débris de guirlandes, et des esclaves ivres couchés à la porte. Mais savez-vous à quels signes vous reconnaîtrez les hommes cruels et colères? Au visage de leurs domestiques, aux meurtrissures dont ceux-ci portent les empreintes, aux fers qu'ils ont aux pieds. " ... Sous le toit de l'homme colère On n'entend que les cris d'une douleur amère." Ce sont à l'intérieur des intendants fouettés, des servantes appliquées à la torture. De telle sorte que vous aurez compassion à voir les douleurs que souffre la colère dans ce qu'elle convoite et là où elle prend son plaisir. [16] Il arrive pourtant que parfois la haine du vice inspire véritablement des transports de courroux. Le moyen de diminuer l'excès et la violence d'une semblable colère, c'est de rabattre en même temps de la trop bonne opinion que l'on a des gens dont on est entouré : car ce dernier sentiment contribue plus que tout à augmenter l'indignation excitée par les fautes. On supposait que cet homme était vertueux, et l'on découvre que c'est un pervers. Cet autre semblait nous aimer, et il nous cherche querelle, il nous accable de reproches. Vous connaissez mon caractère, si je ne me trompe, et vous savez combien facilement il me porte à la bienveillance et à la crédulité. Eh bien, à l'exemple de ceux qui marchent sur un sol creusé en dessous, plus j'aime à m'assurer sur l'amitié de quelqu'un, plus, quand je suis trompé, la douleur de ma déception est pénible pour moi. Tarir en moi-même la source de cette tendresse excessive et en quelque sorte passionnée, ne me serait plus possible maintenant; mais pour me tenir en garde contre une trop grande confiance je pourrais bien user, comme d'une bride, de la prudence et de la retenue que montre Platon. Quand il loue Hélicon le mathématicien il fait cette réserve, qu'Hélicon est par lui loué "en tant que personnage essentiellement changeant." Des enfants élevés à la ville le même Platon dit, qu'il a une peur extrême qu'étant des créatures humaines nées d'autres créatures humaines, ils ne révèlent un jour les misères de leur nature. Quand Sophocle s'écrie : "A pénétrer au fond des choses de ce monde On y voit dominer le hideux et l'immonde," il semble nous insulter, nous déprécier. Et pourtant l'amertume et la sévérité de ce jugement doit nous rendre plus doux dans nos colères : car toute chose soudaine et imprévue nous transporte promptement hors de nous-mêmes. Il faut mettre à profit l'exemple que nous donne Anaxagore et que Panétius a rapporté quelque part. Son fils venant de mourir, il s'écria : «Je savais bien que je l'avais engendré mortel.» Pareillement, toutes les fois qu'une faute commise peut nous mettre en colère, nous devons nous écrier : «Je savais que je n'avais pas acheté un esclave qui fût un sage ; je savais que je n'avais pas acquis l'amitié d'un homme exempt de toutes passions; je savais que la femme épousée par moi était femme." Mais que l'on se répète souvent aussi le mot de Platon : "Ne suis-je pas par hasard comme un tel?" En outre, que l'on ramène son examen et son attention du dehors au dedans. C'est alors que l'on deviendra circonspect en matière de réprimandes. On sera moins impitoyable à l'égard des autres, parce qu'on verra combien on a besoin soi-même d'indulgence. A l'opposé de cela chacun de nous, quand il assouvit sa colère et qu'il inflige un châtiment, prononce des sentences à l'Aristide ou à la Caton : «Ne vole plus. Ne mens plus : Pourquoi es-tu paresseux?» Et, chose honteuse par-dessus toutes, c'est avec colère que nous réprimandons ceux qui sont en colère, avec emportement que nous châtions les fautes commises par emportement; et cela, non pas avec le succès des médecins "Qui par des sucs amers chassent l'amère bile", mais en augmentant les passions et en portant le trouble dans les âmes. Toutes les fois donc que je me livre à ces réflexions, je tâche en même temps de diminuer quelque chose de ma curiosité. La manie d'exercer constamment une scrupuleuse investigation, de tirer à clair tout ce qu'il y a dans la conduite d'un esclave, dans les actes d'un ami, dans les occupations d'un fils, dans les babillages d'une épouse, cette manie provoque des colères fréquentes et continuelles, qui en résumé nous rendent intolérants et moroses. Dieu, a dit Euripide, "Se réserve le soin des choses d'importance, Et des petites laisse au hasard l'intendance." Pour moi, sans croire qu'un homme raisonnable doive rien abandonner à la fortune et négliger quoi que ce soit, j'estime qu'il faut en certaines circonstances se fier et s'en rapporter pleinement à sa femme, à ses domestiques, à ses amis : ainsi que fait un souverain, qui emploie des intendants, des vérificateurs, des administrateurs, et qui réserve à son propre examen les affaires capitales et importantes. Car, comme les petites lettres fatiguent la vue, de même les affaires minimes, par cela même qu'elles tendent trop l'esprit, provoquent et animent les désordres de la colère. C'est une mauvaise habitude que l'on transporte de là aux affaires de grande conséquence. Par-dessus tout je regarde comme une maxime admirable et toute divine ce précepte d'Empédocle : "Ne soyez point méchants : imposez-vous ce jeûne". J'ai toujours loué, comme ne manquant ni de grâce ni de sagesse, certains voeux que l'on s'impose dans ses prières : de renoncer durant toute une année aux femmes et au vin pour honorer Dieu par sa continence; de s'abstenir de tout mensonge durant un certain espace de temps, pour s'observer soi-même et pour voir si l'on peut parvenir à respecter la vérité aussi bien dans les choses légères que dans les circonstances sérieuses. J'ai fait moi-même un voeu, que je ne crains pas de rapprocher de ceux-là, le trouvant aussi pieux et aussi saint : c'est de passer d'abord quelques jours sans me mettre en colère, comme on en passe d'autres sans boire et s'enivrer. C'était là une sorte de jeûne que je m'imposais, une sorte de libations au miel. Puis ce fut durant un un mois, durant deux mois que je tentai insensiblement cette expérience sur moi-même. Ainsi, avec le temps, je fis de notables progrès dans la patience. J'étais devenu maître de moi. Je me maintenais, avec une grande douceur de langage, dans un état de mansuétude et de calme complet. J'étais pur de tous propos méchants, de toute action inconvenante. Je dominais cette passion de la colère, qui pour une satisfaction si courte et si peu agréable laisse tant de troubles et un si amer repentir. Grâce à cette résolution mienne, et Dieu aussi m'aidant, l'expérience m'a démontré combien est vraie cette maxime : «que notre indulgence, notre douceur, notre humanité ne sont pas pour ceux qui nous entourent la source d'une satisfaction, d'une amitié, d'un bonheur plus vifs, qu'elles ne le sont pour nous-mêmes qui possédons ces qualités."