[945] DE LA CAUSE DU FROID. (945f) Existe-t-il, mon cher Favorinus, un premier principe, une première substance du froid, comme le feu est la substance de la chaleur, et dont la présence et la participation soient dans les autres corps la cause du froid? Ou bien le froid est-il seulement une privation de chaleur, comme on dit que les ténèbres et le repos sont des privations de lumière et de mouvement ? En effet, le repos semble appartenir au froid, et le mouvement à la chaleur, [946] (946a) et le refroidissement des corps chauds ne se fait point par la présence d'une faculté active, mais par l'évaporation de la chaleur dès qu'elle en est sortie avec abondance, ce qui reste est refroidi ; et la vapeur qui s'élève de l'eau bouillante tombe dès que la chaleur est dissipée. Voilà pourquoi le refroidissement des corps diminue leur volume, parce qu'il en chasse la chaleur sans rien mettre à la place. Mais ne peut-on pas suspecter de faux cette opinion, premièrement parce qu'elle anéantit plusieurs facultés manifestement sensibles, qui dès lors ne sont plus des qualités et des habitudes réelles, mais de simples privations d'habitudes et de qualités? Ainsi, la pesanteur sera là privation de la légèreté, la dureté de la mollesse, le (946b) noir du blanc, l'amertume de la douceur, et ainsi des autres substances qui sont opposées les unes aux autres par leurs qualités, et non comme des privations le sont à des habitudes. En second lieu, toute privation est inaction et inertie, comme la cécité, la surdité, le silence et la mort. En effet, les privations sont des anéantissements de formes et des destructions de substances, et non des natures réelles et des substances à part. Mais le froid ne produit pas dans les corps, par sa présence, de moindres affections et de moindres changements que le chaud; il les gèle, il les resserre et les condense. Son repos et son immobilité ne sont pas (946c) de l'inaction, c'est une pesanteur et une fermeté, accompagnées d'une force suffisante pour saisir les corps et pour les enchaîner. La privation est le défaut et l'absence de la qualité contraire ; or, plusieurs substances se refroidissent quoiqu'elles contiennent encore beaucoup de chaleur. Il en est quelques unes que le froid serre et condense d'autant plus qu'elles sont brûlantes quand il les saisit, comme le fer rouge qu'on trempe dans l'eau. Les stoïciens disent que les esprits contenus dans les corps des enfants qui viennent de naître, acérés par le froid de l'air ambiant, changent de nature et deviennent âme. Cette opinion peut être contestée ; mais il n'est pas raisonnable de croire que le froid, qui opère plusieurs autres effets sensibles, ne soit qu'une privation. D'ailleurs, aucune privation n'admet le plus (946d) ou le moins ; de deux hommes qui ne peuvent ni voir ni parler, on ne dit pas que l'un soit plus aveugle ou plus muet que l'autre, ni que de deux personnes privées de vie, l'une soit plus morte que l'autre. Mais entre les corps froids, les uns le sont beaucoup plus, les autres beaucoup moins: ceux-ci ont une froideur excessive, elle est modérée dans ceux-là ; en un mot le froid a, comme le chaud, ses degrés d'intensité et de relâchement. Suivant que la matière est affectée avec plus ou moins de force par des qualités contraires, elle produit des substances plus chaudes ou plus froides les unes que les autres ; car l'habitude ne peut s'unir avec la privation, et nulle substance n'admet une privation (946e) qui lui soit contraire, ou ne s'associe avec elle dans un même sujet : elle se retire à sa présence. Mais le froid reste mêlé avec le chaud jusqu'à un certain degré, comme le noir se combine avec le blanc, le grave avec l'aigu, le doux avec l'amer ; et cette association, cette harmonie de couleurs, de sons et de saveurs, produisent des compositions très agréables aux sens. Une habitude et une privation contraires sont essentiellement ennemies et ne souffrent aucune conciliation ; l'une est la destruction de l'autre. Mais l'opposition qui se trouve entre deux facultés contraires, lorsqu'on sait les combiner, est d'usage dans bien des arts, (946f) et la nature s'en sert encore plus souvent dans une multitude de ses productions, surtout dans les changements que l'air éprouve, et dans un grand nombre d'autres effets dont l'arrangement et la disposition font donner à Dieu le surnom d'harmonique, non parce qu'il fait accorder les sons graves avec les sons aigus, ou que, par une dégradation de nuances bien ménagée, il sait fondre ensemble le blanc et le noir; mais parce qu'il met dans l'univers une juste proportion entre l'harmonie et la discorde du froid et du chaud ; que par une compensation modérée il les unit, il les sépare, et, retranchant l'excès de l'un et de l'autre, il les réduit tous deux à une juste température. [947] (947a) J'ajoute que le froid se fait sentir aussi bien que le chaud ; mais une privation n'est sensible ni à la vue, ni à l'ouïe, ni au tact, ni à aucun autre de nos sens. Toute sensation ne peut être produite que par une substance ; et partout où il ne paraît point de substance, on ne conçoit plus que privation, c'est-à-dire négation de substance, comme la cécité, le silence et le vide sont des négations de vue, de son et de corps. Le vide ne peut être l'objet du tact, et partout où on ne sent point de corps, on conçoit le vide. Nous n'entendons pas le silence; mais dès que notre ouïe n'est frappée d'aucun son, nous avons l'idée du silence. De même nous n'avons aucune sensation de la cécité, de la nudité, du dépouillement d'armes; ce ne sont que des négations. (947b) Si donc le froid n'était qu'une privation de chaleur, il ne produirait sur nous aucune sensation, et nous n'aurions d'autre idée du froid que l'absence de la chaleur. Mais si la propriété du froid est de serrer et de condenser la peau, comme l'effet du chaud est de l'attiédir et de la dilater, il est évident que le froid a, comme le chaud, son principe et sa source particulière. Disons encore que dans chaque espèce la privation est une et simple, mais que les substances ont plusieurs différences et plusieurs facultés. Le silence n'a qu'une seule et même forme, la voix est très variée ; elle est tantôt agréable et tantôt déplaisante ; les figures et les couleurs ont aussi des variétés semblables (947c) qui nous affectent diversement ; mais ce qui généralement n'a aucune qualité ne peut se varier, il est toujours semblable à lui-même. Or, le froid ressemble-t-il à ces privations, en sorte qu'il n'y ait aucune différence dans les impressions qu'il nous cause, ou au contraire ne fait-il pas éprouver aux corps tantôt des plaisirs aussi vifs qu'ils sont utiles, tantôt des accidents nuisibles, des douleurs, des pesanteurs ? et loin que la chaleur les abandonne pour cela, souvent renfermée dans le corps, elle résiste et lutte contre le froid ; et ce combat de deux facultés ennemies s'appelle horreur et frissonnement. Lorsque la chaleur a le dessous, le corps se gèle et s'engourdit; si le chaud l'emporte, (947d) il se dilate et éprouve cette tiédeur agréable qu'Homère appelle épanouissement. Cela est évident pour tout le monde, et il résulte de ces affections que le froid est opposé au chaud comme une substance ou une passion l'est à une autre, et non comme une négation ou une privation ; qu'il n'est pas simplement la cessation ou l'absence de la chaleur, mais une nature, une faculté qui a le pouvoir de la détruire. Autrement il faudrait retrancher l'hiver du nombre des saisons, et l'aquilon du nombre des vents, parce qu'ils seraient l'un la privation de l'été, l'autre celle des vents du midi, et qu'ils n'auraient aucun principe, aucune cause particulière. Puisqu'il y a dans l'univers quatre premiers corps que leur nombre, leur simplicité et leur puissance (947e) font assez généralement regarder comme les éléments et les principes de tous les autres, et qui sont le feu, l'eau, l'air et la terre, il faut aussi qu'il existe quatre premières qualités simples. Et qui sont-elles, si ce n'est le chaud, le froid, le sec et l'humide, par le moyen desquels les éléments reçoivent toutes leurs affections et opèrent toutes choses? On distingue dans la grammaire des syllabes longues et des brèves, dans la musique des tons graves et des tons aigus, et les uns ne sont pas des privations des autres ; de même, dans les substances physiques, on doit admettre pour éléments les qualités contraires du froid et du chaud, du sec et de l'humide, si nous voulons juger d'après la raison et d'après (947f) le rapport de nos sens, à moins que, comme l'ancien Anaximène, nous ne disions qu'il n'y a en substance réelle ni froid ni chaud, mais que ce sont des affections passives de la matière qui suivent les altérations qu'elle éprouve. Ce philosophe veut que le froid soit la contraction et la condensation des corps, et que la chaleur en soit le relâchement et la raréfaction ; qu'ainsi on a raison de dire que l'homme souffle de sa bouche le froid et le chaud. [948] (948a) En effet, son haleine se refroidit quand il la serre et la presse entre ses lèvres, et s'il la pousse au dehors la bouche bien ouverte, elle s'échauffe par sa raréfaction. Mais Aristote prétend qu'Anaximène s'est trompé; que lorsque nous respirons en ouvrant la bouche nous faisons sortir l'air chaud qui est dans notre corps, et que lorsque nous soufflons les lèvres serrées, nous ne poussons pas au dehors l'air intérieur, mais celui qui est devant notre bouche, et qui va le premier frapper les corps extérieurs. Puis donc qu'on ne peut se dispenser d'admettre que le froid est, comme le chaud, une substance séparée et distincte, revenons à notre sujet, et recherchons quelle est la substance, le principe et la nature du froid. Ceux qui disent que le frissonnement, (948b) l'horreur, le tremblement et toutes les affections semblables sont occasionnées par les aspérités des figures triangulaires à côtés inégaux qui sont dans nos corps, quoiqu'ils se trompent sur certains points particuliers, remontent cependant au véritable principe. Car il faut commencer cette recherche par la nature de l'univers, comme en tout on commence par la déesse Vesta. C'est cette manière de procéder qui distingue principalement le philosophe du médecin, du laboureur et du joueur de flûte. Ceux-ci se contentent de considérer les dernières causes des effets. Pourvu que le médecin sache quelle est la cause la plus prochaine de la maladie, par exemple que la fièvre est produite par la présence d'une humeur étrangère ; le laboureur, que les rayons ardents du soleil qui dardent sur les blés après la pluie y causent la nielle; le musicien, que son instrument sera trop bas si les trous sont inclinés (948c) et trop rapprochés les uns des autres, cela suffit à chacun d'eux pour le but qu'il se propose. Pour le philosophe, dont l'objet est de découvrir la vérité, la connaissance des dernières causes, loin d'être la fin de ses recherches, n'est que le premier pas pour s'élever aux causes premières. Aussi Platon et Démocrite, en recherchant les causes de la chaleur et de la gravité, ont-ils eu raison de ne pas borner leur examen à la terre et au feu. Ils ont rapproché les objets sensibles des principes purement intelligibles, et sont remontés jusqu'aux plus petits éléments, comme aux semences de toutes choses. Mais il vaut mieux considérer d'abord les objets sensibles, dans lesquels Empédocle, Straton et les stoïciens mettent les substances de toutes les facultés. Les stoïciens (948d) attribuent à l'air la cause du froid : Empédocle et Straton veulent que ce soit l'eau ; un autre peut-être lui donnera la terre pour substance. Mais examinons d'abord les deux premières opinions. Puisque la nature du feu est d'être à la fois chaud et lumineux, il faut que la substance qui lui est contraire soit froide et ténébreuse ; car le froid est opposé à la chaleur, comme les ténèbres à la lumière ; l'obscurité arrête la vue, comme la froideur engourdit le tact. La chaleur, au contraire, dilate l'organe qu'elle affecte, comme la clarté épanouit la vue. Il suit de là que le corps qui est le principe des ténèbres (948e) est aussi la cause du froid. Or, l'air est la première substance ténébreuse ; et les poètes eux-mêmes ne l'ont pas ignoré, puisqu'ils donnent à l'air le nom de ténèbres: "L'air couvrait les vaisseaux de son obscurité; La lune au haut îles cieux nous cachait sa clarté"; et ailleurs, "Il dissipa des airs les brouillards ténébreux, Et Phébus éclaira ie combat de ses feux". Le nom qu'ils donnent à l'obscurité de l'air signifie qu'il est dénué de toute lumière. Le terme par lequel ils expriment une nuée, qui n'est qu'un air épais et condensé, veut dire aussi privation de lumière. Les autres noms sous lesquels on le désigne, tels que ceux de brouillard, de vapeur épaisse, et en général de tout ce qui s'oppose à la sensation de la lumière, expriment autant de différences de l'air. (948f) Les noms d'Adès et d'Achéron marquent qu'il est invisible et sans couleur. Ainsi, comme l'air devient ténébreux quand la lumière lui est ôtée, de même, lorsqu'il est privé de chaleur, ce qui reste n'est autre chose que l'air froid; et c'est sa froideur qui lui fait donner le surnom de Tartare, comme on le voit dans Hésiode. On dit d'un homme gelé et transi de froid, qu'il est comme dans le Tartare. Voilà ce qu'on peut dire sur cet objet. [949] Mais puisque la corruption d'une substance est son changement dans la substance qui lui est contraire, (949a) examinons s'il est vrai que le feu, lorsqu'il meurt, donne naissance à l'air. Car le feu meurt aussi bien que l'animal, soit qu'on le détruise par violence, soit qu'il s'éteigne de lui-même. Quand il s'éteint, on voit sensiblement qu'il se change en air ; car la fumée est une espèce d'air, ou, selon Pindare, une exhalaison, Une vapeur de l'air contraire à la fumée. On voit, d'ailleurs, quand la flamme tombe faute d'aliment, comme dans les lampes, que son extrémité se dissipe en un air obscur et ténébreux. On en a une autre preuve dans la vapeur qui s'élève du corps quand après avoir pris un bain chaud, ou après s'être étuvé, on se fait arroser d'eau froide ; la chaleur qui se dissipe est changée (949b) en air, parce que c'est la substance qui par sa nature est contraire au feu ; d'où il résulte que l'air est le principe des ténèbres et du froid. La plus forte impression que le froid fasse éprouver aux corps, c'est la congélation, qui n'est autre chose que l'action de l'air sur l'eau. Car l'eau est de sa nature très expansible, très mobile et très fluide ; mais quand le froid la saisit, elle se serre et se condense. De là ce proverbe si connu : "Quand le froid aquilon remplace les autans, La neige fait sentir ses aiguillons piquants". Le vent du midi prépare la matière de la neige, en amenant l'humidité, que l'air du nord saisit et congèle. Les neiges (949c) en sont une preuve sensible ; dès qu'il en est sorti un air froid et léger, elles commencent à fondre. Aristote dit que la violence du froid fait fondre le plomb, pour peu qu'on verse de l'eau dessus. L'air qui par sa froideur condense et comprime les corps, les fait éclater et rompre. L'eau tirée d'une fontaine se gèle plus vite que dans la source même, parce que l'air a une action plus forte sur un moindre volume. Si on met de l'eau froide d'un puits dans un vase, et qu'on descende le vase dans le puits de manière qu'il ne touche pas à l'eau, et qu'il soit suspendu dans l'air, en peu (949d) de temps l'eau du vase est beaucoup plus froide que celle du puits ; ce qui prouve évidemment que la première cause du froid n'est pas dans l'eau, mais dans l'air. Les grandes rivières ne gèlent jamais jusqu'au fond, parce que l'air n'en pénètre pas toute la profondeur, et qu'il ne resserre par sa froideur que les parties qu'il touche et qu'il environne. Voilà pourquoi certains peuples barbares, quand ils veulent traverser des rivières glacées, font marcher devant eux des renards. Si la glace n'est pas épaisse, et que l'eau ne soit prise qu'à la surface, ces animaux, avertis par le bruit de l'eau qui coule sous la glace, retournent sur leurs pas. Les pêcheurs font fondre la glace avec de l'eau chaude, et jettent la ligne, parce que alors les poissons mordent à l'hameçon. Ainsi le froid n'agit pas (949e) au fond de l'eau, quoique le dessus éprouve une telle impression de la gelée que l'eau, à force d'être comprimée en elle-même, brise les vaisseaux, comme l'attestent ceux qui viennent de passer l'hiver avec l'empereur auprès du Danube. Ce que nous éprouvons nous-mêmes en est une preuve suffisante. Après que nous nous sommes baignés dans l'eau chaude, et que nous avons beaucoup sué, nous sommes bien plus sensibles au froid, parce que nos pores, relâchés et ouverts par la chaleur, donnent plus d'entrée au froid et à l'air qui les pénètre. Il en est de même pour l'eau : elle refroidit davantage si elle a été chauffée, parce que l'air l'altère plus facilement. Ainsi ceux qui portent en dehors de l'eau bouillante et (949f) qui la font tomber de très haut, n'ont d'autre objet que de la mêler avec un grand volume d'air, afin de la rafraîchir plus vite. Telles sont, mon cher Favorinus, les probabilités sur lesquelles se fondent les philosophes qui attribuent à l'air la première cause du froid. Ceux qui la placent dans l'eau s'appuient à peu près sur les mêmes raisonnements, d'après ce que dit Empédocle : "Le soleil fait sentir sa chaleur lumineuse, La pluie est toujours froide et toujours ténébreuse". Ce philosophe, en opposant le froid à la chaleur comme les ténèbres à la lumière, leur donne lieu de conclure que la noirceur et le froid appartiennent à une même substance, [950] (950a) comme la lumière et la chaleur sont unies dans une autre. Or, nos sens nous attestent que la noirceur est le partage de l'eau et non pas de l'air, puisque l'air ne noircit rien, et que l'eau rend noirs tous les corps qu'elle touche. Si vous plongez dans l'eau de la laine ou du drap très blancs, vous les en retirerez tout noircis, et ils resteront noirs jusqu'à ce que la chaleur les ait sèches, ou qu'on en ait exprimé l'eau avec une presse ou quelque fardeau pesant. Lorsqu'on arrose la terre, les endroits sur lesquels l'eau tombe deviennent noirs, tandis que ceux qui ne sont pas mouillés conservent leur couleur ordinaire. L'eau la plus profonde paraît la plus noire, parce qu'elle est en plus grande quantité ; les parties plus voisines de l'air (950b) sont éclairées, et offrent un aspect riant. Entre les autres liquides, l'huile a le plus de transparence parce qu'elle contient plus d'air, comme le prouve sa légèreté, qui fait qu'elle surnage sur toutes les autres liqueurs.; et c'est l'air qui la soutient. Bien plus, si on en répand sur les flots agités, elle y rétablit le calme, non comme le veut Aristote, parce que la ténuité de ses parties fait que les vents glissent par-dessus, mais parce que les vagues battues par quelque liquide que ce soit s'aplanissent aussitôt. Une propriété particulière à l'huile, c'est qu'elle produit de la clarté et de la transparence au fond de l'eau, parce que l'air qu'elle contient divise les parties liquides. Non seulement elle éclaire à la surface, mais encore, dans les endroits les plus profonds, les plongeurs qui vont la nuit pêcher les éponges de mer, et qui souillent de l'huile qu'ils tiennent (950c) dans leur bouche. L'air n'est donc pas plus noir que l'eau, mais il est moins froid ; car l'huile, celui de tous les liquides qui contient plus d'air, est le moins froid, et ne gèle que mollement, parce que l'air qu'elle renferme empêche que sa surface ne se durcisse. Les ouvriers trempent, non pas dans l'eau, mais dans l'huile, les aiguilles, les agrafes, et les autres ouvrages en fer, parce qu'ils craignent que le trop grand froid de l'eau ne les tortue. C'est par ces sortes d'effets, plutôt que par les couleurs, qu'il faut décider la question : car la neige, la grêle et la glace sont à la fois et très brillantes (950d) et très froides ; au contraire, la poix est beaucoup plus chaude et plus opaque que le miel. Mais je m'étonne que ceux qui veulent que l'air soit froid parce qu'il est ténébreux ne fassent pas attention que d'autres le croient chaud parce qu'il est léger; car l'obscurité n'est pas aussi analogue et aussi propre au froid que la pesanteur et la stabilité. Il est plusieurs substances qui sont lumineuses quoiqu'elles n'aient pas de chaleur; mais il n'est pas de corps froid qui soit léger et agile et qui s'élève naturellement. Les nuages restent suspendus tant que leur substance tient de la nature de l'air; lorsqu'ils sont convertis en eau, ils tombent en pluie, et le froid les ayant pénétrés, ils ne perdent pas moins leur légèreté que leur chaleur. (950e) Au contraire, quand la chaleur est unie à l'eau, ce liquide prend un mouvement tout opposé, et changé en air, il acquiert de nouveau la propriété de s'élever. La preuve qu'on tire de la corruption n'est pas solide. Toute substance qui périt ne se change pas en une substance opposée, mais elle est détruite par son contraire. Ainsi le feu est éteint par l'eau, et se change en air. Aussi Eschyle, quoiqu'il parle en poète tragique, dit-il avec vérité : "Feu, châtiment de l'eau, réprime tes fureurs". Quand Homère, dans l'es combats, oppose Vulcain au fleuve Scamandre, et Apollon à Neptune, il suit moins la Fable qu'il ne parle en physicien. Archiloque dit, avec beaucoup de justesse, d'une femme dont les pensées n'étaient pas d'accord avec ses discours : "Toujours prête à tromper, l'insidieuse femme (950f) Tenait l'eau d'une main, et de l'autre la flamme". En Perse, la prière la plus pressante, et qui n'essuyait jamais de refus, c'était de prendre du feu et d'entrer dans une rivière en menaçant, si on était refusé, de précipiter le feu dans l'eau. Celui qui avait employé cette prière obtenait ce qu'il avait demandé, mais ensuite il était puni, pour avoir usé d'une menace également contraire aux lois et à la nature. Cette expression familière, dont on se sert envers ceux qui tentent des choses impossibles : il veut mêler le feu et l'eau, ne prouve-t-elle pas que l'eau est ennemie du feu, qu'elle le combat et le punit, pour ainsi dire, en l'éteignant, [951] (951a) tandis que l'air au contraire, après l'extinction du feu, en recueille la substance ? Si un corps qui périt se change en la substance qui lui est contraire, le feu n'est pas plus contraire à l'air que l'eau ; car l'air, quand il se condense, se change en eau, et il devient feu, lorsqu'il se raréfie, de même que l'eau, par sa raréfaction, est changée en air et en terre, par sa condensation : non, à ce que je pense, qu'elle soit contraire et ennemie de ces deux éléments, mais plutôt à cause de l'analogie et de l'affinité qu'elle a avec l'un et l'autre. Pour ces philosophes, de quelque manière qu'ils l'entendent, leur raisonnement n'a aucune force. Prétendre que c'est l'air qui fait geler l'eau, (951b) c'est aller contre l'évidence, puisque nous voyons que l'air lui-même ne gèle jamais. Les nuages, les brouillards et les frimas ne sont point des congélations, mais des condensations, des épaississements d'un air humide et chargé de vapeurs. L'air le plus sec et qui contient le moins de vapeurs n'est jamais refroidi au point d'éprouver une telle altération. Il y a des montagnes qui n'ont jamais ni nuages, ni brouillards, ni rosée, parce que leurs sommets sont dans un air pur et exempt de toute humidité. C'est une preuve évidente que la condensation qu'éprouvent les couches inférieures de l'air est causée par le froid et par l'humidité dont elles sont chargées. Quant au fond des grandes rivières, il est naturel qu'il ne gèle point. Le dessus étant glacé, il ne donne aucun (951c) passage aux exhalaisons, qui, retenues et repoussées vers le fond, y conservent la chaleur. Une preuve de cette assertion, c'est que lorsqu'on rompt la glace, il sort de l'eau une grande quantité de vapeurs. Voilà pourquoi les corps des animaux sont intérieurement plus chauds en hiver, parce que la chaleur repoussée par le froid extérieur se conserve au dedans. L'eau qu'on porte au dehors et qu'on verse de très haut perd non seulement sa chaleur quand elle a été chauffée, mais encore sa fraîcheur quand elle est froide. Aussi ceux qui veulent boire très frais ne remuent jamais la neige ni l'eau qui en a été exprimée, parce que le mouvement lui ôte sa fraîcheur. (951d) Que cette propriété (d'être le principe du froid) appartienne à l'eau plutôt qu'à l'air, c'est ce qu'on peut prouver encore par ce raisonnement. D'abord, il n'est pas vraisemblable que l'air, qui avoisine la région de l'éther, et qui, touchant à sa surface ignée, en est lui-même touché, ait une faculté contraire à celle de l'éther. Cela n'est pas même possible, puisque ces deux substances se joignent par leurs extrémités, et qu'il est d'ailleurs contre toute raison que la nature ait placé la substance qui détruit immédiatement auprès de celle qui est détruite. Elle a bien plus pour objet d'établir entre elles de l'harmonie et de la concorde, que de les livrer à un état d'inimitié et de combat. Elle n'a pas accoutumé de joindre ainsi sans aucun mélange les substances diamétralement opposées : elle met entre elles un certain ordre alternatif, qui, loin de tendre à leur destruction, est fait pour associer les contraires, en les unissant par des substances moyennes. (951e) Telle est la nature de l'air, qui, disséminé entre le feu et l'eau, et contigu à l'un et à l'autre, n'est par lui-même ni froid ni chaud, mais est un mélange et un tempérament de ces deux qualités, qui sert à unir sans inconvénient et sans danger ces facultés contraires. L'air est partout d'une même température ; mais l'hiver n'est pas également froid partout. Il y a dans l'univers des contrées froides et humides, il y en a de sèches et de chaudes, et cette différence n'est pas l'effet du hasard; elle vient de ce qu'une même substance est susceptible de froid et de chaud. (951f) La plus grande partie de l'Afrique est aride et brûlante; ceux qui ont parcouru la Scythie, la Thrace et le Pont nous disent que ces pays sont couverts de grands lacs et coupés par plusieurs rivières profondes, et que les contrées du milieu qui avoisinent ces lacs et ces étangs sont les plus froides à cause des exhalaisons qui s'élèvent des eaux. Posidonius, qui donne pour cause de ce grand froid la fraîcheur et l'humidité de l'air qui environne les marais, loin d'affaiblir la probabilité de cette opinion, la rend encore plus vraisemblable. L'air le plus frais ne serait pas toujours le plus froid si l'humidité n'était pas le principe du froid ; [952] et Homère nous indique très bien ce principe, (952a) lorsqu'il dit : "Un vent frais s'élevait des bords de la rivière". D'ailleurs nos sensations nous trompent souvent, comme par exemple, lorsque nous touchons de la laine ou du drap froids, et qu'ils nous paraissent humides, par la raison que ces deux qualités ont une substance commune, et que leurs natures ont de l'affinité l'une avec l'autre. Dans les climats où l'hiver est très rude, le froid fait éclater les vaisseaux de cuivre et de terre, et jamais quand ils sont vides, mais seulement lorsqu'ils sont pleins, parce que alors le froid donne à l'eau une très grande force. Théophraste dit que l'air brise les vaisseaux, en se servant de l'humidité comme d'un coin. (952b) Mais peut-être y a-t-il dans cette pensée plus d'agrément que de vérité ; car à ce compte les vaisseaux remplis de poix ou de lait devraient se rompre plus aisément que d'autres. Il est donc plus vraisemblable que l'eau est la première cause du froid ; elle est, par sa froideur naturelle, opposée à la chaleur du feu, comme par son humidité et sa pesanteur elle est contraire à la sécheresse et à la légèreté de cet élément. En général, la propriété du feu est de diviser et de dissiper; celle de l'eau est d'unir et de coller, parce que son humidité la rend stiptique et coagulante. C'est sans doute ce qui a fait dire à Empédocle que le feu est une discorde pernicieuse, et l'eau une amitié véhémente. (952c) Le feu s'alimente de la substance qui se convertit en feu, et qui, par conséquent, lui est analogue ; mais ce qui lui est contraire ne se change point en sa substance, ou ne le fait que très difficilement, comme l'eau, qui, s'il est permis de parler ainsi, est incombustible; d'où vient que l'herbe et les bois mouillés ont tant de peine à brûler, et lors même qu'ils prennent feu, comme ils sont verts, la flamme est faible et terne, parce que le froid y combat contre le chaud, dont il est l'ennemi naturel. Examinez ces preuves et comparez-les avec les leurs. Chrysippe, qui croit que l'air est le principe du froid parce qu'il est obscur, ne fait mention que de ceux qui soutiennent que le feu élémentaire diffère plus de l'eau que l'air, et en voulant les combattre, il prétend que, par la même raison, on pourrait dire aussi (952d) que la terre est le principe du froid, puisqu'elle est très éloignée de la nature du feu élémentaire. Il rejette donc cette raison comme absolument fausse. Pour moi, je pense qu'on ne manque pas d'arguments plausibles pour prouver que la terre est la première cause du froid. Je commencerai par celui que Chrysippe lui-même emploie pour prouver que c'est l'air. Et quel est-il? C'est que l'air est la première des substances obscures. Si, prenant ainsi deux facultés contraires, il pense que l'une suit nécessairement de l'autre, les contrariétés et les oppositions sans nombre qui sont entre la terre et l'air feront conclure que celle dont nous parlons en est une suite nécessaire ; car la terre n'est pas seulement opposée à l'air, comme la pesanteur l'est en général à la légèreté, (952e) comme la tendance vers le bas l'est à la direction vers le haut, comme la densité l'est à la rarité, comme la lenteur et la stabilité le sont au mouvement et à l'activité, mais comme ce qu'il y a de plus pesant et de plus dense l'est à ce qu'il y a de plus léger et de plus rare, comme un corps naturellement immobile et fixé au centre du monde l'est à une substance qui se meut de soi-même et qui suit toujours un mouvement circulaire. Après tant et de si grandes oppositions entre ces deux éléments, est-il donc absurde d'y admettre encore celle du froid et du chaud? Non, sans doute. Mais, dira-t-on, le feu est lumineux et la terre n'est point obscure? C'est, au contraire, la substance la plus obscure et la plus dépourvue de lumière. L'air est le premier corps qui participe à la lumière et qui en soit le plus promptement altéré. Lorsqu'il en est tout rempli, (952f) il la dissémine de tous côtés, et semble être lui-même la substance de la lumière ; car, suivant l'expression d'un poète dithyrambique, le soleil, quand il se lève, "Remplit de sa clarté la région des vents". Et à mesure qu'il s'avance, il envoie une partie de ses rayons sur les lacs et sur la mer; les eaux même des fleuves semblent sourire partout où l'air les pénètre. La terre est le seul corps qui ne soit jamais éclairé et qui soit impénétrable aux rayons du soleil et de la lune. [953] A la vérité, elle est échauffée par ces astres, et elle présente une petite portion de son globe à leur douce chaleur (953a) qui s'y insinue ; mais sa solidité empêche que leur clarté ne la pénètre, et sa surface seule est éclairée; ses parties intérieures s'appellent le chaos, les ténèbres, l'enfer, et l'Érèbe n'est autre chose que l'obscurité qui est dans le sein de la terre. Les poètes ont feint que la Nuit était fille de la Terre ; les mathématiciens prouvent qu'elle est l'ombre de la terre, placée entre le soleil et nous. L'air est rempli de ténèbres par la terre, comme il est rempli de clarté par le soleil; et toute la portion d'air qui n'est pas éclairée forme l'étendue de la nuit, qui est égale à l'espace qu'occupe l'ombre de la terre. Aussi les hommes et les animaux marchent-ils pendant la nuit à la faveur de l'air extérieur, (953b) qui, malgré les ténèbres, conserve toujours quelques restes de lumières. Mais l'homme enfermé dans sa maison, étant environné de tous côtés par la terre, est absolument privé de clarté et comme aveugle. Les cuirs et les cornes des animaux, tant qu'ils sont entiers, ont une solidité qui les rend impénétrables à la lumière ; mais quand ils ont été sciés ou polis, ils deviennent transparents par l'effet de l'air qui s'y mêle. Sans doute c'est à raison de son obscurité et de sa privation totale de lumière, que les poètes donnent à la terre l'épithète de noire ; en sorte que cette opposition si frappante entre les ténèbres et la lumière est bien plus sensible dans la terre que dans l'air. Mais cette preuve ne fait rien à la question présente ; car nous avons déjà remarqué que plusieurs (953c) substances froides ont de la clarté, comme il y a des corps chauds qui sont obscurs et ténébreux ; mais les qualités les plus analogues au froid sont la pesanteur, la stabilité, la densité, l'immutabilité. Or, l'air n'a aucune de ces différentes qualités, et la terre les a toutes bien plus que l'eau. D'ailleurs, à en juger par les sens, le froid est ce qu'il y a de plus dur : il communique la dureté aux autres corps et les rend capables de résistance. Théophraste dit que si on jette par terre des poissons que le froid a gelés, ils se brisent en morceaux comme des vases de verre ou d'argile. Vous avez vous-même entendu dire à Delphes que ceux qui allèrent au secours des Bacchantes, que la neige et un vent violent avaient surprises sur le sommet du Parnasse, (953d) eurent leurs manteaux tellement gelés par la rigueur du froid, qu'ils devinrent roides comme du bois, et qu'ils se déchiraient quand on voulait les étendre. Un froid excessif engourdit les nerfs et les prive de mouvement ; il suspend l'usage de la langue, et par sa dureté il glace les parties molles et humides du corps. L'expérience démontre tous ces effets, tirons-en les conséquences. Toute faculté qui a plus de force qu'une autre et qui la surmonte la change naturellement en sa substance ; ainsi un corps dompté par le feu s'embrase ; s'il l'est par le vent, il devient air : (953e) s'il tombe dans l'eau et qu'il ne puisse pas s'en retirer, il finit par se dissoudre et se fondre en eau. Il faut donc nécessairement que les substances qui sont vivement affectées par le froid se changent en ce qui est le principe du froid. Or, l'excès du froid produit la congélation, qui finit par changer les corps en pierre, lorsque le froid les ayant saisis partout, l'humidité se glace et toute la chaleur en est chassée. Voilà pourquoi la terre à une grande profondeur est en quelque sorte gelée, et, pour ainsi dire, toute de glace ; le froid excessif, qui ne s'adoucit jamais, contenu à la plus grande distance du feu élémentaire, y réside constamment. Quant aux pierres, aux rochers et aux croupes des montagnes qu'on voit à sa surface, Empédocle dit que ce sont des productions du feu qui brûle dans le sein de la terre et qui les y soutient. Mais il est plus vraisemblable (953f) que tous ces corps, dont la chaleur s'est entièrement dissipée, ont été gelés par le froid ; c'est ce qu'indique le nom qu'on leur donne et qui signifie glace. Plusieurs même paraissent noirs à leur cime dans les endroits par où la chaleur s'est évaporée; il semble que le feu les ait calcinés. Le froid congèle certains corps plus que d'autres, mais surtout ceux auxquels il est inhérent comme premier principe; car si le propre de la chaleur est de rendre les corps légers, si l'effet de l'humidité est de les amollir, les corps les plus chauds seront les plus légers, et les plus humides seront les plus mous ; [954] (954a) de même si la faculté du froid est de resserrer, il s'ensuivra nécessairement que le corps le plus dense, tel qu'est la terre, sera le plus froid ; et la substance la plus froide doit être naturellement le principe du froid. Il faut conclure de ces raisonnements que la terre est par sa nature la première cause du froid, et nos propres sensations nous le démontrent. La boue est plus froide que l'eau, et rien n'éteint plus tôt le feu que la terre. Quand le fer est enflammé et déjà en fusion, on y jette de la sciure de marbre ou de pierre, afin de le refroidir et, d'empêcher qu'il ne devienne trop fluide. (954b) La poussière dont on couvre le corps des athlètes arrête leur sueur et les rafraîchit. D'où vient d'ailleurs cet usage qui tous les ans nous fait changer d'habitation? Pourquoi l'hiver nous réfugions-nous dans des appartements hauts et éloignés de la terre? qu'au contraire, pendant l'été, nous cherchons dans des rez-de-chaussée des asiles commodes, et que nous choisirions volontiers une retraite dans le sein de la terre? Ne sommes-nous pas conduits par le sentiment naturel qui nous fait alors chercher la fraîcheur, et reconnaître la terre pour la première cause du froid? Quand l'hiver nous préférons les séjours voisins de la mer, c'est une manière de fuir la terre, autant qu'il est possible, à cause de sa froidure; (954c) nous nous environnons de l'air de la mer, qui est doux et chaud ; l'été, nous avons recours contre la chaleur à l'air qui s'élève de la terre, non qu'il soit froid par lui-même ; mais étant, pour ainsi dire, une production de la substance qui est le principe du froid, il est en quelque sorte imprégné de la faculté propre à la terre, comme le fer qu'on trempe prend la vertu que l'eau contient. Entre les eaux courantes, celles qui sortent des rochers et des montagnes sont les plus froides, et parmi les eaux de puits, ce sont celles dont les puits sont les plus profonds. Dans ces dernières, leur profondeur fait que l'air extérieur ne s'y mêle plus; les autres coulent à travers une terre franche et sans mélange, telle qu'est auprès du Ténare (954d) l'eau du Styx, qui sourd d'un rocher en légers bouillons. Elle est si froide, que les vaisseaux faits de corne de pied d'âne peuvent seuls la conserver; elle brise et fait éclater tous les autres. Les médecins nous disent qu'en général toute terre a la propriété de resserrer et de rafraîchir; ils comptent plusieurs sortes de métaux et de fossiles, dont ils font usage comme d'astringents. Aussi l'élément de la terre n'est ni incisif, ni propre à émouvoir, ni atténuant, ni pénétrant, ni émollient, ni expansif ; au contraire, il est ferme et stable comme le cube. Voilà pourquoi la terre est naturellement froide et pesante ; comme elle a la propriété (954e) de condenser, de comprimer les corps et d'en chasser l'humidité, .elle y produit par son inégalité des frissonnements et des tremblements ; et lorsqu'elle y domine, elle en chasse toute la chaleur, elle l'éteint, et y fixe l'habitude de la glace, et, pour ainsi dire, de la mort. Aussi la terre n'est-elle pas- combustible, ou du moins elle ne brûle que lentement et avec peine ; au lieu que l'air s'enflamme souvent de lui-même, et quand il est enflammé, il devient comme fluide et jette des éclairs. L'humidité sert d'aliment à la chaleur ; car dans le bois ce ne sont pas les parties solides qui sont propres à brûler, mais les parties humides; et lorsqu'elles sont entièrement consumées, il ne reste que les parties solides, qui se changent en cendres. Vainement ceux qui prétendent que ce résidu peut être consumé en l'arrosant souvent d'huile (954f) ou en le mêlant avec de la graisse le remettent au feu ; dès que ces matières grasses sont brûlées, il reste toujours les parties grossières et terrestres. Ce n'est pas seulement parce que la terre est immobile dans la place qu'elle occupe, mais encore parce que sa substance est inaltérable et qu'elle demeure toujours dans le domicile des dieux, que les anciens lui ont donné le nom de Vesta. Ils ont voulu désigner sa stabilité et sa masse compacte, dont le froid est le lien , suivant le physicien Archélaüs, attendu que rien ne la relâche et ne l'amollit, qu'elle n'est pas susceptible de chaleur, ni même de tiédeur. [955] (955a) Ceux qui disent qu'ils sentent bien le froid de l'air et de l'eau, et non celui de la terre, ne font attention qu'à cette terre qui est près d'eux, qui n'est qu'un mélange, qu'un composé d'air, d'eau, de soleil et de chaleur. C'est comme s'ils disaient que le feu élémentaire n'est pas le principe naturel de la chaleur, mais l'eau bouillante ou le fer rouge, parce qu'ils peuvent voir et toucher ces derniers objets, et que le feu élémentaire, le feu pur et céleste n'est accessible à aucun de nos sens. Mais ils ne voient pas non plus la terre qui est à une très grande profondeur, et que nous devons regarder comme la véritable terre, séparée et distincte de toutes les autres. (955b) Nous avons cependant des preuves de son existence dans les rochers, qui, de la profondeur où ils sont, nous envoient un froid piquant et presque insupportable. Ceux qui veulent boire très frais jettent dans l'eau de petits cailloux qui la condensent et lui donnent plus de vivacité par la fraîcheur pure et active qu'ils lui communiquent. Lors donc que les anciens philosophes ont dit que les matières terrestres ne se mêlaient point avec les substances célestes, ils n'ont pas eu égard aux espaces supérieurs et inférieurs, comme aux bassins d'une balance qui se baissent et s'élèvent successivement, mais à la différence des facultés. Ils ont attribué à la nature immortelle et éternelle la chaleur, la lumière, la vitesse, la légèreté, et ils ont assigné aux régions souterraines des enfers, séjour affreux des morts, (955c) le froid, les ténèbres et la pesanteur. Le corps même d'un animal, tant qu'il respire et que, selon l'expression des poètes, il est à la fleur de l'âge, conserve de la chaleur et de la vie ; mais dès qu'il est privé de ces deux facultés, et qu'il n'y reste plus que la matière terrestre, aussitôt le froid et la glace s'en emparent, parce que la chaleur est plus naturelle à toute autre substance qu'à un corps terrestre.