[0] PHOTIUS, Bibliotheca - Extraits de MEMNON, Histoire d'Héracléé. [1] J'ai lu, dit Photius, l’ouvrage historique de Memnon, depuis le cinquième livre jusqu'au seizième. Cet ouvrage contient l'Histoire des Tyrans d'Héraclée, ville de Pont ; l'Auteur y décrit leurs actions, leurs mœurs, leur vie, leur mort et y mêle une infinité de particularités qui ont rapport à cette histoire. [2] Cléarque, dit-il, fut le premier qui usurpa la souveraine puissance dans Héraclée. Il avait été disciple d'Isocrate pendant quatre ans et ensuite de Platon ; Ainsi il n’était pas sans quelque teinture de Lettres et de Philosophie, mais il ne s’en montra pas moins cruel, moins sanguinaire envers ses citoyens. Il portait l'orgueil et l'insolence jusqu'à se dire fils de Jupiter ; c’est dans cet esprit que dédaignant la couleur naturelle, il se peignait les joues de vermillon et qu'il employait toute sorte de fard pour se faire le teint plus vif et plus vermeil. Il s'habillait selon l'humeur où il se trouvait, paraissant tantôt terrible et tantôt paré comme une femme. [3] Mais son naturel pervers ne se bornait pas là, jamais homme ne fût plus ingrat, plus malfaisant, plus violent et plus audacieux. Encore malheureusement avait-il reçu de la nature une dextérité merveilleuse pour venir à bout de ses desseins, soit qu'il les tournât contre ses concitoyens, ou contre des étrangers. Cependant il fût le premier Tyran qui aima les livres et qui se fit une Bibliothèque nombreuse, en quoi du moins il se distingua d'eux tous. [4] Ses injustices, ses cruautés, ses meurtres lui suscitèrent beaucoup d'ennemis, qui attentèrent à sa vie plusieurs fois inutilement; mais il périt enfin dans une conspiration que Chion, homme d'un grand courage, avait tramée contre lui et dans laquelle Euxenon, Léon et un grand nombre d'autres étaient entrés. Ils prirent le temps que le Tyran sacrifiait pour célébrer une fête publique et l'ayant enveloppé, ils l'immolèrent lui-même à leur vengeance par la main de Chion, qui lui plongea son épée dans le ventre. Cléarque blessé mortellement, expira le lendemain dans les douleurs et dans des frayeurs qu'on ne peut exprimer, causées par le souvenir de ses crimes, ou plutôt par les fantômes de tant de malheureux qu'il avait fait mourir injustement. Il était âgé de cinquante-huit ans, dont il en avait passe douze dans la tyrannie. Il fut contemporain d'Artaxerxés, Roi de Perse et d’Ochus son fils et son successeur, avec lesquels il entretint une grande correspondance par de fréquentes ambassades. [5] Ceux qui avaient conspiré contre lui périrent presque tous ; les uns, dans le temps même qu'ils attaquaient le Tyran, furent massacrés par les gardes, non sans se défendre en braves gens; les autres furent pris dans la suite et condamnés aux plus cruels supplices. [6] Satyrus, frère du Tyran, comme tuteur de deux enfants qu'il laissait, Timothée et Denys, se mit aussitôt en possession de la souveraine autorité : il dépassa de beaucoup en cruauté, non seulement Cléarque, mais tout ce qu'il y avait eu de Tyrans jusqu'alors ; non content de poursuivre à outrance tous ceux qui avaient trempé dans la conjuration dont j'ai parlé, il étendit la vengeance jusque sur leurs enfants, qui ne savaient rien de ce qui s’était passé et confondit ainsi l'innocent avec le coupable. [7] C’était un homme sans lettres, sans principes, sans mœurs, qui n’avait rien de bon, ni de l'éducation, ni de la nature. Il n’avait de l'esprit que pour exercer des cruautés, aucun sentiment d'humanité, de bonté: méchant par habitude, autant que par son naturel pervers, il n’était pas encore las de verser le sang de ses concitoyens dans un âge où il semblait être glacé pour toute autre chose. [8] Ce qu'il y a de singulier, c’est qu'il porta l'amour fraternel plus loin que personne n’avait jamais fait avant lui; car quoiqu'il vécût bien avec sa femme et même qu'il l'aimât passionnément, il ne voulut jamais en avoir des enfants et se détermina de lui-même à une privation si affligeante, pour ne point laisser à ses neveux des rivaux qui pussent un jour leur disputer le trône. [9] Sur la fin de ses jours il remit volontairement toute l'autorité entre les mains de Timothée qui était l'aîné et peu de temps après il fut attaqué d'un mal également incurable et humiliant ; c’était un cancer dans l'aine qui gagna bientôt le bas ventre et les intestins, d'où s’ensuivit une pourriture et une infection qui rendaient le malade insupportable à tous ceux qui l'approchaient, Médecins et autres ; à quoi il et joignit des douleurs si vives et si continuelles, qu'il n’avait de relâche ni jour ni nuit, de sorte que consumé peu à peu par l'insomnie et par la force du mal qui pénétrait toujours plus avant; après avoir lutté longtemps contre la douleur, il rendit enfin le dernier soupir. [10] Sa fin et celle de Cléarque son frère, apprennent aux hommes que tôt ou tard le Ciel tire vengeance de ceux qui, contre toutes les lois divines et humaines, se font le fléau de leurs concitoyens ; car on dit que Satyrus accablé de souffrances, appela souvent la mort à son secours, mais il lui fallut subir la rigueur de son sort et toute la peine qu'il avait si justement méritée. Il mourut âgé de soixante-cinq ans, dont il en avait passé sept dans la tyrannie. Agésilas régnait pour lors à Sparte. [11] Timothée parvenu à la souveraineté d’Héraclée, se conduisit avec tant de douceur et de modération, que ramenant le gouvernement à une espèce de Démocratie, il fut regardé, non plus comme un Tyran, mais comme le bienfaiteur de ses citoyens et le libérateur de sa patrie. [12] Il paya de son propre bien les dettes de l’Etat ; il prêta de l'argent sans intérêt à ceux qui en avaient besoin, soit pour vivre, soit pour faire leur négoce ; il fit sortir de prison non seulement ceux qui y étaient détenus injustement, mais même plusieurs coupables dont il revit le procès en juge exact, appliqué, mais toujours porté à la clémence, à la bonté, particulièrement dans tout ce qui n'intéressait point la justice; fidèle à sa parole et à ses engagements, il eut bientôt rétabli la confiance publique. Il aima son frère comme son père aime son fils; il lui en donna des marques, en l’associant tout d'abord au gouvernement et, en le faisant dans la suite son successeur. [13] Quand il eut des guerres à soutenir, il sut également se faire estimer et redouter; car il était brave et joignait à une grande force de corps encore plus de courage, mais toujours prêt à terminer la querelle par les voies d'accommodement et ne se rendant jamais difficile. Capable de réflexion avant que d'entreprendre; il était aussi capable de résolution quand il fallait exécuter ; ferme et terrible dans l'action, hors de là, compatissant, doux et humain ; en un mot, redoutable à ses ennemis, avec le cœur le plus tendre, pour ses sujets. Aussi quand il mourut, fut-il universellement regretté et le deuil fut proportionné aux regrets. Son frère témoigna sa douleur par ses larmes, ses sanglots et ses cris ; il lui fit des funérailles magnifiques, accompagnées de toutes sortes de jeux, dont les uns se célébrèrent aussitôt et les autres quelque temps après, avec encore plus de somptuosité que les premiers. Voilà en abrégé ce que contiennent le neuvième et le dixième livres de Memnon. [14] Denys son frère ne fut pas plutôt sur le trône, qu'il pensa sérieusement à étendre sa domination et il y réussit. Alexandre venait de gagner la bataille du Granique ; c’était pour plusieurs petits Souverains une belle occasion de s'agrandir, la puissance des Perses qui les en avait toujours empêchés, étant pour lors abattue. Denys éprouva dans la suite bien des vicissitudes ; le plus grand obstacle qu'il eut à surmonter, fut de la part des bannis d'Héraclée, qui voyant Alexandre maître de l’Asie, députèrent vers lui, pour obtenir et leur rappel dans Héraclée et le rétablissement de l'ancienne forme de gouvernement, c’est-à-dire, de la Démocratie. Denys le voyait à la veille d'être détrôné et il l'aurait été infailliblement, si par sa prudence, par les bons offices de Cléopâtre, et par l’affection que lui témoignèrent ses propres sujets, il n’avait détourné la guerre dont il était menacé. Tantôt donc il désarmait le vainqueur de l’Asie par sa soumission, tantôt il éludait ses ordres, tantôt il se précautionnait et faisait bonne contenance, [15] jusqu'à ce qu'enfin Alexandre étant mort à Babylone, soit naturellement, ou, comme on l'a cru, de mort violente, ce grand événement changea tout-à-coup la face des affaires. A la première nouvelle que Denys en reçut, il fut si peu maître de son transport, qu'il consacra publiquement une statue à la Joie et ce bonheur inespéré fît sur lui le même effet que la tristesse et la consternation font sur les autres ; car il fut si ému, qu'il en paraissait tout chancelant et hors de lui. Cependant Perdiccas s'étant emparé de toute l'autorité après la mort d'Alexandre, les bannis d'Héraclée lui portèrent leurs remontrances et leurs plaintes. Denys, de son côté, qui se trouvait dans un extrême danger, employait les mêmes ruses, les mêmes délais. Sur ces entrefaites, Perdiccas, qui se conduisit fort mal, fût tué par ceux-mêmes qui s'étaient remis à lui ; par là toutes les espérances des bannis d'Héraclée s'évanouirent et Denys hors d'embarras, fut plus que jamais en état d'exécuter ses desseins. [16] Mais ce qui lui en facilita le plus les moyens, ce fut un second mariage qu'il fit avec Amastris fille d'Oxathrès. Cet Oxathrès était frère de Darius, sur qui Alexandre avait conquis la Perse et dont il avait épousé la fille Statira. Ainsi Amastris et Statira étaient cousines germaines; et comme elles avaient été élevées ensemble, elles avaient pris beaucoup d'amitié l'une pour l'autre. Alexandre, en épousant Statira, avait fait épouser Amastris à Crater l'un de les favoris; mais incontinent après la mort d'Alexandre, Crater tourna ses pensées vers Phila fille d'Antipater et n'eut pas de peine à consentir qu'Amastris s'unît avec Denys. Ce mariage lui procura de grandes richesses et encore plus d'appui ; il sut en profiter : comme il aimait la splendeur et la magnificence, il acheta les riches meubles d'un autre Denys, Tyran de Sicile, que les Syracusains venaient de chasser; [17] ensuite par son habileté et avec le secours de ses sujets, qui lui étaient fort affectionnés, il étendit considérablement sa domination. Il fût même assez heureux pour devenir utile à Antigonus, qui s’était rendu maître de l’Asie, il lui donna des troupes pour son expédition de Chypre; et Ptolémée, qu'Antigonus avait eût Gouverneur de l’Hellespont et qui était son neveu, fut si touché du zèle de Denys, qu'il voulut bien faire une alliance avec lui et devenir son gendre, en épousant une fille qu'il avait eue de sa première femme. Denys arrivé à ce haut point de gloire et de puissance, rejeta le nom de Tyran et prit celui de Roi ; mais quand il se vit libre de soins et d'inquiétudes, il se livra tellement à la bonne chère et à la mollesse, que devenu d'une grosseur et d'une graisse prodigieuses, non seulement il ne vaquait plus aux affaires de son royaume que par manière d'acquit, mais qu'il fallait lui enfoncer de longues aiguilles dans la chair, pour le tirer du sommeil léthargique où il était continuellement plongé, encore n'en venait-on pas à bout. [18] Il avait trois enfants d'Amastris sa seconde femme, deux fils, savoir, Cléarque et Oxathrès et une fille de même nom que sa mère. Sentant sa fin approcher, il fit la Reine maîtresse de tout et la déclara tutrice de ses enfants, qui étaient encore en bas âge, ayant seulement nommé quelques personnes de confiance pour lui servir de conseil. Après cette disposition, il mourut âgé de cinquante-cinq ans, dont il en avait passé trente sur le trône avec beaucoup de gloire. Ce fut, comme je l'ai dit, un Prince très doux et très humain, aussi fut-il surnommé le Bon; d'où l’on peut juger combien le deuil et les regrets qui suivirent sa perte furent sincères. [19] Après lui la ville d'Héraclée se maintint dans l'état florissait où il l’avait laissée : Antigonus veillait lui-même aux intérêts des enfants de Denys et au bien commun des citoyens; et lorsque d'autres soins l'eurent appelé ailleurs, Lysimaque, porté de la même affection pour les uns et pour les autres tint aussi la même conduite. Amastris sut gagner son cœur; il prit tant d'inclination pour elle, qu'il l’épousa et l'aima passionnément. Mais bientôt après sa fortune venant à chanceler, des soins plus importants l'obligèrent de laisser Amastris à Héraclée et pour lui il se rendit à Sardes, où tout aussitôt qu'il fût possible il manda la Reine et lui témoigna la même tendresse qu'auparavant. Dans la suite néanmoins, toujours possédé de l'amour des femmes et toujours volage, il épousa Arsinoé sœur de Ptolémée-Philadelphe. Amastris piquée de ses mépris, l'abandonna à son tour et s'en retourna à Héraclée. Ce fut vers ce temps-là qu'elle bâtit une ville à qui elle donna son nom et qu'elle peupla en y envoyant des colonies. [20] Cependant Cléarque ayant atteint l'âge d'homme, prit en main les rênes du gouvernement. Il signala son courage dans plusieurs guerres, soit entreprises pour sa propre défense, soit auxiliaires, particulièrement dans une, où combattant avec Lysimaque contre les Gètes, il fut fait prisonnier avec lui. Peu après Lysimaque le racheta et, par ses soins, Cléarque fut aussi renvoyé. [21] Lui et son frère succédèrent donc à leur père dans la souveraineté d'Héraclée ; mais bien loin d'imiter sa bonté, ils se portèrent à un parricide qui fait horreur. Leur mère, qui leur avait donné quelque sujet de mécontentement assez léger, s'embarqua sur un vaisseau, sous promesse de sûreté et par la plus noire des trahisons, ils la firent jeter dans la mer. [22] Lysimaque, dont il est beaucoup parlé dans cette histoire, était pour lors en Macédoine et y donnait la loi. Quoique par son mariage avec Arsinoé, il eût mis Amastris dans la nécessité de le quitter, il conservait néanmoins un reste de tendresse pour elle; aussitôt qu'il eut appris ce qui s’était passé, il résolut de ne pas laisser impuni un crime si atroce. C'était l'homme de son temps qui savait le mieux l'art de feindre et de dissimuler; cachant donc son dessein, il s'approcha d'Héraclée avec toutes les apparences d'un homme plein d'amitié pour Cléarque et d'affection pour ses sujets. Sous ce masque il n’est suspect à personne ; il entre dans Héraclée, il y est bien reçu, Cléarque croit voir un père en lui. Mais Lysimaque, sans perdre de temps, fait arrêter les deux Princes et les immole tous deux aux mânes d'Amastris. Ensuite il s'empare des richesses immenses que quatre Tyrans consécutifs avaient amassées. Il prend Héraclée sous sa protection, rend aux citoyens la liberté après laquelle ils soupiraient et s'en retourne en Macédoine. Quand il y fût arrivé, l’esprit plein de sa nouvelle conquête, il ne cessait de vanter Héraclée à Arsinoé, il ne lui parlait qu'avec admiration d'Amastris, qui par sa prudence et son bon gouvernement, avait rendu cette ville florissante, sans compter, disait-il, deux autres villes, Amastris et Tios,qui lui faisaient un domaine considérable. Arsinoé, à force d'entendre parler d'Héraclée comme d'un puissant Etat, fut tentée de l’avoir en souveraineté. Elle la demanda à Lysimaque, qui ne se pressa pas de la satisfaire, disant qu'elle ne connaissait pas l'importance de la demande ; mais comme cette Princesse était extrêmement engageante et qu'elle avait sur Lysimaque tout l'empire qu'une jeune femme prend d'ordinaire sur un mari avancé en âge, elle obtint enfin ce qu'elle voulait. Dès qu'elle se vit maîtresse d'Héraclée, elle y envoya un homme de Cumes nommé Héraclite, homme dévoué à ses volontés, mais brouillon, capable de prendre de mauvais conseils et aussi capable de les exécuter. Cet homme ne fût pas plutôt à Héraclée, qu'en qualité de Gouverneur il voulut se mêler de tout ; supposant des crimes aux uns, infligeant des peines aux autres, il mit le trouble dans toute la ville, de sorte que le bonheur dont les habitants s'étaient flattés, s'évanouît au moment qu'ils commençaient à le goûter. [23] Arsinoé de son côté, abusant toujours de la faiblesse que Lysimaque avait pour elle, fit tant par ses artifices, qu'elle le brouilla avec Agathocle, son fils aîné d'un premier lit, Prince vertueux et digne d'un meilleur sort. Lysimaque trop crédule, le fit empoisonner secrètement. Le jeune Prince qui s’était précautionné, vomît le poison avant qu'il eût fait son effet; mais Lysimaque eut la barbarie de le faire enfermer et de le condamner à mort, sous le faux prétexte qu'il avait attenté à sa personne. Ptolémée frère d'Arsinoé, celui que l'on surnomma Céraunus, à cause de son naturel violent et emporté, fût lui-même l'exécuteur de l'arrêt. Lysimaque, par une action si barbare, s'attira la haine de ses sujets, les pays de la domination ne la souffraient plus qu'avec peine. Seleucus informé de ce tragique événement et de l’impression qu'il faisait sur les esprits, crut devoir en profiter. Il arma contre Lysimaque et vint lui donner bataille. Lysimaque combattit avec un courage ordinaire; mais, percé d'un coup de javelot, il tomba mort sur la place. Le coup lui fut porté par un Héracléen appelé Malacon, qui servait dans les troupes de Seleucus. Après sa mort ses Etats passèrent à Seleucus, qui les réunit aux siens propres. Voilà un abrégé du douzième livre de Memnon. [24] Le treizième contient ce qui suit. Les Héracléens n'eurent pas plutôt appris la mort de Lysimaque et qu'il avait été tué par un de leurs compatriotes, qu'ils conçurent de grandes espérances ; animés d'un nouveau courage, ils résolurent de faire les derniers efforts pour recouvrer la liberté que depuis soixante-quinze ans des Tyrans domestiques et après eux Lysimaque, leur avaient ravie. La première tentative qu'ils firent, fut auprès d'Héraclite, qu'ils tâchèrent d’engager à sortir de leur ville ; non seulement ils lui promirent toute sûreté, mais ils lui offrirent des présents considérables, s’il voulait seulement les laisser libres en partant. Ce fut inutilement ; bien loin de rien écouter, transporté de colère, il fît traîner sur le champ plusieurs citoyens au supplice. Dans cette extrémité, les habitants traitèrent avec les Commandants de la garnison, partagèrent l'autorité avec eux et leur assurèrent le paiement de leurs appointements, dont ils n'avaient rien touché depuis longtemps. Appuyés de ces chefs, ils mirent Héraclite en prison et l'y gardèrent quelques jours. Ensuite devenus plus hardis et ne ménageant plus rien, ils abattirent les murs de la citadelle, en rasèrent les fortifications jusqu'aux fondements, députèrent à Séleucus et en attendant ses ordres, donnèrent le commandement de leur ville à Phocrite. [25] Cependant Zipœtès Roi de Bithynie, qui n'aimait pas les Héracléens à cause de Lysimaque et de Seleucus, car il avait été ennemi de l'un et n’était pas plus ami de l'autre; Zipœtès, dis-je, à la tête d'un corps de troupes, s'avança et vint ravager tous les environs d'Héraclée : il y exerça toutes sortes d'hostilités, mais la représaille ne manqua point et l’on ne saurait dire qui des deux fit plus de mal à son ennemi, ou qui souffrit le plus. Tel était l'état d'Héraclée, lorsqu'Aphrodisius fut envoyé par Seleucus dans toutes les villes de Phrygie et dans celle qui étaient le long du Pont-Euxin, pour voir ce qui s'y passait et lui en rendre compte. Après s'être acquitté de sa commission, revenu à la Cour, il vanta beaucoup le zèle de plusieurs villes et parla au contraire des Héracléens comme de peuples mal affectionnés au Roy, ce qui le piqua extrêmement. Dans cette conjoncture arrivent les Députés d'Héraclée; Seleucus les reçut fort mal et les menaça de leur faire sentir les effets de sa colère. Sur quoi l'un d'eux nommé Chaméléon, sans se laisser intimider, lui dit qu'il était à la vérité fort puissant, mais qu'Hercule était encore plus puissant que lui. Il dit ces mots en langage Dorien, Seleucus ne les comprit pas et se contenta de lui tourner le dos ; cependant ces Députés se trouvèrent fort embarrassés, ils ne voyaient de sûreté, ni à s'en retourner chez eux, ni à demeurer. [26] Les Héracléens informés de ce qui se passait, crurent devoir se préparer à la guerre et députèrent à Mithridate Roi de Pont, aux Byzantins et aux Chalcédoniens, pour leur demander du secours. D'un autre coté, les bannis d'Héraclée, au moins ce qui en restait, concertèrent entre eux de rentrer dans leur ville. Nymphidius, l'un des principaux, leur persuada que cela serait aisé, s'ils voulaient se contenter d'une subsistance honnête et ne pas troubler la ville, en redemandant le bien de leurs pères, ils le crurent et s'en trouvèrent bien, car ils rentrèrent en effet dans le sein de leur patrie, à la grande satisfaction de leurs concitoyens, qui les reçurent avec amitié, et ne les laissèrent manquer de rien. C’est ainsi que ces fugitifs, après un long bannissement, furent enfin rétablis dans les droits et les prérogatives de leur naissance. [27] Pendant ce temps-là, Seleucus enflé de sa victoire qu'il avait remportée sur Lysimaque, méditait d'aller en Macédoine; il voulait revoir sa patrie, d'où il était sorti jeune pour servir sous Alexandre et devenu vieux, il se faisait un plaisir d'y passer le reste de ses jours. C’est dans ce dessein qu'il avait abandonné à son fils Antiochus le gouvernement de l'Asie. Ptolémée-Céraunus s’était retiré dans les Etats de Lysimaque et depuis qu'ils avaient changé de maître, il y vivait sous la domination de Seleucus, non point en captif, mais en Prince de son rang, particulièrement honoré du nouveau Souverain, qui même lui promettait de le mettre sur le trône d'Egypte après la mort de son père. Mais Céraunus fut insensible à toutes ces bontés ; entraîné par son mauvais naturel, il oublie ce qu'il devait à son bienfaiteur, le fait donner dans une embuscade et le massacre impitoyablement ; puis montant à cheval, il gagne au plus vite Lysimachie, où, par le moyen d'une troupe de satellites, gens déterminés qui l’accompagnaient, il ceint le diadème et va joindre les débris de l'armée de Lysimaque. Les soldats, plus par nécessité que par inclination, se soumettent à lui et le reconnaissent pour Roi, eux qui peu de temps auparavant avaient prêté serment de fidélité à Seleucus. [28] Antigonus fils de Démétrius, ayant appris ce qui venait d'arriver, ne s'oublia pas dans cette occasion. Aussitôt il forma le dessein de s'emparer de la Macédoine ; et pour prévenir Ptolémée, il augmenta ses forces en diligence, tant par terre que par mer. Ptolémée de son côté, avec la flotte de Lysimaque, va à la rencontre et se présente en bataille. A cette flotte il avait joint quelques bâtiments légers, et plusieurs galères tirées de divers endroits, surtout d'Héraclée, dont les unes étaient à cinq rangs de rameurs, les autres à six et une à huit, qui, par la grandeur et la beauté, causait de l'admiration à tout le monde. Elle avait nom la Lionne. Vous eussiez vu dans cette galère cent hommes à chaque rang, placés suivant l'ordre de leur Centurie, tous la main à la rame ; de sorte qu'il y avait huit cents rameurs d'un côté et huit cents de l'autre, ce qui faisait en tout seize cents, non compris douze cents hommes qui combattaient de dessus le pont et la galère avait deux Capitaines. Quand on fut aux prises, la victoire ne tarda guère à se déclarer. L'on remarqua que les galères d'Héraclée avaient beaucoup mieux combattu que les autres, mais surtout la Lionne, qui s’était distinguée entre toutes. Antigonus battu, prit la fuite et se retira dans un port de Béotie. Ptolémée n'ayant plus d'ennemis qui s'opposaient à son passage, fît voile en Macédoine, s'en rendit le maître et s'y fortifia. Il ne fut pas plutôt sur le trône, que, comme s'il avait voulu montrer toute sa perversité naturelle, il épousa aux yeux de tout le monde sa sœur Arsinoé, disant pour raison, que ces mariages étaient permis en Egypte. Ensuite il fit mourir les enfants qu'elle avait eus de Lysimaque et peu de temps après il la chassa elle-même honteusement de ses Etats. Il n'y a sorte de crimes que ce méchant Prince ne commît contre les Dieux et contre les hommes en moins de deux ans ; mais il trouva enfin la récompense due à sa cruauté, car un essaim de Gaulois chassés de leur pays par la faim, s’étant répandu jusqu'en Macédoine, Ptolémée, pour se garantir de l’invasion, marcha contre eux et engagea le combat. L'éléphant qu'il montait ayant été blessé, s'abattit; aussitôt le Roi fut pris vif et mis en pièces par les Barbares. Antigonus, qui avait succombé dans le combat naval dont j'ai parlé, défait de son ennemi, monta sur le trône de Macédoine. [29] Vers le même temps, Antiochus qui, après plusieurs guerres, n’avait encore pu reconquérir tous les Etats de son père Seleucus, envoya Patrocle avec un détachement dans ces pays qui sont situés aux environs du mont Taurus. Patrocle prit pour son Lieutenant un certain Hermogène originaire d'Aspende. Cet Hermogène entreprit de ravager la campagne autour de plusieurs villes qui s'étaient soustraites à la domination de Seleucus et particulièrement autour d'Héraclée; mais les Héracléens ayant député vers lui, il s'adoucit à leur égard, les laissa en paix et fit même alliance avec eux. Ensuite prenant son chemin par la Phrygie, il tourna ses desseins contre les Bithyniens. Eux avertis de sa marche, lui dressèrent une embuscade où il périt avec toute sa troupe, malgré les prodiges de valeur qu'il fit pour sortir d'un si mauvais pas. [30] Cet échec ayant déterminé Antiochus à marcher contre les Bithyniens, le Roi Nicomède envoya aussitôt demander du secours aux Héracléens, qui lui en donnèrent de bonne grâce et à qui il promit bien qu'il leur rendrait la pareille dans l'occasion. Ce fut durant cette guerre qu'ils se remirent en possession de Tios, de Ciéros et de tout le pays de Thyne. Ils les achetèrent à prix d'argent et il leur en coûta bon. [31] A l'égard de la ville d'Amastris qui leur avait aussi été enlevée, ils tentèrent d'y rentrer, soit de vive force, soit pour une somme d'argent ; mais ils y échouèrent par l'entêtement d'Eumenês, qui piqué contre eux, aima mieux la remettre gratuitement à Ariobarzane fils de Mithridate, que de la leur vendre. Ce mauvais succès fut bientôt suivi d'une guerre qu'ils eurent à soutenir contre Zipœtès Prince de Bithynie, qui régnait sur cette partie de la Thrace que l’on nomme Thynienne ; grand nombre d'Héracléens périrent dans cette guerre, sans que leur courage pût les sauver. Zipœtès supérieur en forces, fut vainqueur. Mais sitôt que les Héracléens eurent reçu le secours qu'ils attendaient de leurs alliés, la chance tourna; Zipœtès déshonora la victoire par sa fuite, les vaincus furent vainqueurs à leur tour et demeurèrent maîtres, non seulement du champ de bataille, mais des terres qui avaient fait le sujet de la querelle. Alors ils enlevèrent sans crainte leurs morts, les mirent sur le bûcher et en transportèrent les cendres à Héraclée, dans le tombeau de ces braves citoyens qui sacrifiaient généreusement leur vie pour la défense de la patrie. [32] Environ ce temps-là, Antiochus fils de Seleucus et Démétrius fils d'Antigonus, s'étant brouillés, firent l'un et l'autre de grands préparatifs de guerre qui traînèrent en longueur, chacun d'eux voulant mettre de nombreuses armées sur pied et se faire le plus d’alliés qu'il pourrait. Nicomède Roi de Bithynie tenait pour Démétrius, plusieurs autres suivaient le parti d'Antiochus ; mais Antiochus, quoiqu'il eût Démétrius sur les bras, tourna tout d'un coup les forces contre Nicomède. Celui-ci mit bon nombre d alliés dans ses intérêts et députa surtout aux Héracléens, pour les engager à entrer dans la ligue. Les Héracléens lui envoyèrent un renfort de treize galères. Nicomède aussitôt s’embarque et va chercher l'armée navale d'Antiochus. Les deux flottes sont longtemps en présence, ni l'une ni l'autre n'ose commencer le combat et contentes de ces bravades, toutes les deux se retirent sans en venir aux mains. [33] Cependant les Gaulois marchant toujours devant eux, s'étaient avancés jusqu'aux portes de Byzance et dévastaient tout le pays. Les Byzantins, qui ne pouvaient plus résister à ce torrent, imploraient le secours de leurs alliés ; chacun les aida selon son pouvoir et les Héracléens entre autres fournirent quatre mille pièces d'or, on leur en demandait tout autant. Mais peu de temps après, Nicomède voyant que les Gaulois aspiraient à passer en Asie et qu'ils l'avaient tenté plusieurs fois inutilement, parce qu'autant de fois les Byzantins les en avaient empêchés, au risque de voir devenir leurs terres la proie des Barbares ; Nicomède, dis-je, leur ménagea ce passage tant désiré, il traita avec eux et voici quelles furent les conditions du traité. » Que les Gaulois demeureraient toujours unis par les liens de l'amitié, avec Nicomède et sa postérité; » Qu'ils ne pourraient jamais, contre le gré et le consentement de Nicomède, se liguer avec qui que ce soit qui les en solliciterait ; mais qu'ils seraient toujours amis de ses amis et ennemis de ses ennemis : Qu'ils donneraient du secours aux Byzantins toutes les fois qu'il en serait besoin : » Qu'ils se porteraient aussi pour bons et fidèles alliés des villes de Tios, de Ciéros, de Chalcis, d'Héraclée et de quelques autres qui devaient être nommées. » [34] Ce fut à ces conditions que cette multitude de Barbares qui inondait le pays, passa enfin en Asie. Ces Gaulois, au reste, avaient dix-sept Chefs, dont les plus renommés étaient Léonorius et Lutarius. [35] On croyait pour lors que cette transmigration des Gaulois en Asie, serait funeste aux habitants de ce grand continent, mais il arriva au contraire qu'elle leur fut avantageuse; car dans ce temps où les Rois tiraient à eux toute l'autorité et faisaient leurs efforts pour abolir entièrement la Démocratie, les Gaulois, en s'opposant à leur dessein, rendirent la Démocratie beaucoup plus ferme et plus fiable qu'elle ne l'était. Cependant Nicomède aidé des Héracléens et avec le secours des Gaulois qui combattaient pour la première fois sous ses enseignes, vînt à bout de soumettre toute la Bithynie et mit les habitants hors d'état de remuer. Le butin, que l'on fit sur eux fut abandonné aux Gaulois, qui parcourant ensuite une grande étendue de pays et ravageant tout ce qui se trouvait sur leur chemin, altèrent s'établir dans une province que l’on a depuis nommée la Galatie; ils se partagèrent alors en trois peuples, dont les premiers furent appelés Trogmes, les seconds Tolistobogiens et les troisièmes Tectosages. Les Trogmes fondèrent Ancyre, les Tolistobogiens Tabie et les Tectosages Pessinonte. [36] Nicomède à qui tout réussissait, bâtit aussi vis-à-vis d'Astaque, une ville à laquelle il donna son nom. Astaque fut fondée au commencement de la XVIIe Olympiade, par une colonie de Mégaréens, qui, en conséquence d’un oracle, l'appelèrent ainsi, du nom d'Astacos, homme d'un courage extraordinaire et de la race de ceux qu'à Thèbes on appelait Spartes. Cette ville plus d'une fois assiégée, éprouva les malheurs de la guerre et fut misérable, jusqu'à ce qu'une colonie d'Athéniens étant venue la repeupler, elle se releva de ses pertes et devint très florissante, du temps que Dydalse gouvernait la Bithynie. [37] A Dydalse succéda Botiras, qui mourut âgé de soixante quinze ans. Il eut pour successeur son fils Bas, qui défît en bataille rangée Calas l'un des Généraux d'Alexandre, quoique celui-ci eût une belle armée et par là il empêcha les Macédoniens de pénétrer en Bithynie. Bas vécut soixante-onze ans, dont il en avait passé cinquante dans le gouvernement. Zipœtès son fils et son successeur, fut grand homme de guerre; il tua de la main l'un des Lieutenants de Lysimaque, repoussa l'autre bien loin de ses Etats, contint Lysimaque lui-même et remporta de grands avantages sur Antiochus, tout maître qu'il était de la Macédoine et de l’Asie. Enfin il bâtît une ville au pied du mont Hyperus et lui donna son nom. Après une vie si glorieuse, il mourut âgé de soixante-seize ans, dont il en avait passé sur le trône quarante-sept. Il laissa quatre fils ; Nicomède qui était l'aîné, régna après son père. Ses frères trouvèrent en lui un bourreau plutôt qu'un frère; mais il eut au moins la gloire d'affermir encore plus le royaume de Bithynie, surtout par la part qu'il eut à la transmigration des Gaulois en Asie et par la ville qu'il bâtit et qui devint la capitale de son Empire. [38] Peu de temps après les Byzantins eurent une guerre contre les Calathiens, c’était une colonie d'Héracléens et contre les Istriens, à l’occasion de Tomis, lieu de commerce sur les confins des Calathiens, qui voulaient y établir une douane, dans la vue de faire le monopole. Ces trois peuples députèrent aussitôt aux Héracléens pour leur demander du secours, mais ils n'en obtinrent ni les uns ni les autres ; on leur offrit seulement de s'entremettre pour les pacifier, à quoi on ne réussit pas. Les habitants de Calathis souffrirent beaucoup durant cette guerre et furent contraints d'accepter les conditions qu'on voulut leur imposer ; mais depuis cette malheureuse entreprise, à peine purent-ils sortir du misérable état où ils avaient été réduits. [39] A quelque temps de là Nicomède sentant sa fin approcher, songea à disposer de ses Etats. Il avait d'un premier lit un fils nommé Zéilas, qui persécuté par Erazera sa belle-mère, s'était réfugié auprès du Roi d'Arménie. Nicomède lui en faisant un crime, appela à sa succession ses enfants du second lit, quoique tous en bas âge. Il leur nomma pour tuteurs Ptolémée, Antigonus, les peuples de Byzance, d'Héraclée et de Ciéros. Mais dès qu'il fut mort, Zéilas rentra en Bithynie à la tête d'une armée composée en partie de Gaulois Tolistobogiens, qui inspiraient du courage et de la confiance à ses soldats. Les Bithyniens, pour conserver le royaume aux mineurs et leur donner un défenseur, marièrent leur mère au frère de Nicomède; ensuite avec leurs propres forces et le secours que les tuteurs de ces enfants envoyèrent, ils attendirent Zéilas de pied ferme. Les deux partis se livrèrent de fréquents combats, où ils éprouvèrent tour à tour la bonne et la mauvaise fortune ; enfin las d'une guerre qui ne décidait de rien, ils en vinrent à un accommodement. Les Héracléens signalèrent également leur courage dans le combat et leur prudence quand il fut question de négocier; c’est pourquoi les Gaulois regardant cette République comme un ennemi dangereux, tournèrent leur animosité contre elle, ils ravagèrent toutes les terres jusqu'au fleuve Callès et s'en retournèrent chez eux chargés de butin. Sur ces entrefaites, survient nouvelle brouillerie entre Antigonus et les Byzantins. Les Héracléens alliés de ceux-ci, joignirent quarante galères aux leurs et par là furent cause que cette rupture n’aboutit qu'à des menaces de part et d'autre. [40] Peu de temps après mourut Ariobarzane, laissant un fils fort jeune, Mithridate, qui eut des intérêts à démêler avec les Gaulois d'Asie, ou Galates. Ces peuples méprisant son jeune âge, crurent pouvoir impunément exercer leurs brigandages aux dépens de ses sujets, déjà affligés de la famine. Heureusement les Héracléens ne leur manquèrent pas au besoin ; ils leur envoyèrent une grande quantité de blé, qui arriva à Amise, d'où il était aisé de le transporter dans les villes du royaume de Pont. Les Gaulois piqués d'un service qui déconcertait leur dessein, se vengèrent des Héracléens, en recommençant leurs hostilités sur les terres de la République. Il fallut leur envoyer des Députés, dont le chef fut ce même Nymphis, qui a écrit l’histoire d'Héraclée; il distribua dans l'armée des Gaulois cinq mille pièces d'or et en donna deux cents aux Chefs qui la commandaient. Par ce moyen les Gaulois apaisés, cessèrent leurs hostilités et s’en retournèrent. Ptolémée Roi d'Egypte, était pour lors parvenu au plus haut degré de félicité ; il voulut s'attacher par ses largesses plusieurs peuples, dont les Héracléens furent du nombre : il leur envoya cinq cents mesures de blé et fît bâtir dans la citadelle d'Héraclée un temple à Hercule, tout de marbre de Proconnèse. [41] Là Memnon se jette dans une digression sur les Romains ; il traite de leur origine et de la manière dont ils s'établirent dans l'Italie; de ce qui précéda la fondation de Rome, de les Rois, des guerres qu'ils eurent à soutenir, de l'extinction de la Monarchie et de la création des conflits en la place des Rois. Il raconte comment les Romains furent vaincus par les Gaulois, qui seraient demeurés maîtres de la ville, si Camille ne la leur eût comme arrachée des mains ; comment Alexandre passant en Asie, écrivit aux Romains qu'ils vainquirent donc s'ils savaient vaincre et se faire un Empire, qu'autrement ils abandonnaient la partie et se soumissent au plus fort, à quoi ils ne répondirent qu'en lui envoyant une couronne d'or du poids de plusieurs talents ; comment dans la guerre qu'ils eurent contre les Tarentins et contre Pyrrhus l’Epirote qui les secondait, tantôt vaincus, tantôt vainqueurs, ils vinrent enfin à bout par leur patience et leur courage, de dompter les Tarentins et de chasser Pyrrhus de l'Italie. Ensuite il raconte les guerres des Romains contre Annibal et les Carthaginois et celle qu'ils firent si heureusement en Espagne sous la conduite de plusieurs Généraux, mais surtout de Scipion, à qui les peuples d'Espagne, par un décret public, déférèrent le titre de Roy, qu'il ne voulut point accepter ; comment Annibal vaincu, fut obligé de fuir ; comment dans la suite les Romains ayant passé la mer Ionienne, allèrent combattre Persée Roi de Macédoine, qui en jeune homme, avait rompu le traité fait entre eux et Philippe son père ; comment sa défaite valut à Paul Emile les honneurs du triomphe ; comment enfin les Romains, après avoir défait en deux batailles rangées Antiochus Roi de Syrie, de la Commagène et de la Judée, le chassèrent de l'Europe. [42] Après cette digression, Memnon revient à son sujet et le continue ainsi. Les Héracléens sachant que l'armée Romaine avait passé en Asie, envoyèrent aussitôt à ses Chefs, des Ambassadeurs qui furent très bien reçus et qui rapportèrent une lettre fort gracieuse de Paul Emile ; il leur mandait qu'ils pouvaient compter sur l'amitié du Sénat et que dans l’occasion ils en recevraient toutes les marques qu'ils pourraient désirer. Dans la suite Cornélius Scipion, celui qui avait fait la conquête de l'Afrique, étant venu prendre le commandement de l'armée d'Asie, ils députèrent aussi vers lui, pour lui donner de nouvelles assurances de l'amitié qu'ils voulaient entretenir avec les Romains. [43] Quelque temps après ils lui envoyèrent des Ambassadeurs, pour le prier de réconcilier Antiochus avec le Sénat de Rome; et en même temps, autorisés d'un décret du Peuple, ils exhortaient Antiochus à ne plus faire la guerre contre les Romains. [44] Scipion leur répondit par une lettre dont la suscription était telle : Scipion Général de l'armée Romaine et Proconsul, au Sénat et au Peuple d'Héraclée, Salut. Par cette lettre il se faisait garant de l'amitié des Romains pour les Héracléens et les assura que dès ce moment il cessait tous actes d'hostilités contre Antiochus. Lucius Cornélius Scipion qui commandait la flotte Romaine, s’étant mis à la tête de l'armée, les Héracléens lui firent une pareille députation et en eurent une réponse aussi favorable. Mais peu de temps après Antiochus recommença la guerre, livra bataille aux Romains et taillé en pièces, il fut enfin contraint de recevoir la loi du vainqueur. Les conditions du traité furent, « Qu'il abandonnerait aux Romains tout ce qu'il possédait en Asie, de plus, sa flotte et les éléphants et qu'à l'avenir il ne régnerait plus que sur la Commagène, la Syrie et la Judée. » [45] De nouveaux Généraux ayant succédé à ceux dont j'ai parlé, les Héracléens députèrent encore vers eux et en reçurent les mêmes témoignages de bienveillance. Enfin il se fit un traité, par lequel il fut réglé « Que les Romains et les Héracléens, non seulement seraient amis entre eux, mais qu'ils s'aideraient mutuellement envers et contre quiconque ils en seraient requis les uns par les autres. » Ce traité fut gravé sur deux tables d'airain, dont l'une fut déposée dans le temple de Jupiter au Capitole et l'autre pareillement dans le temple de Jupiter à Héraclée. [46] Memnon, après tout ce détail, qui fait la matière de ses treizième et quatorzième livres, commence ainsi le quinzième. Prusias, dit-il, Roi de Bithynie, Prince adroit et entreprenant, après avoir fait plusieurs injustices aux Héracléens, leur enleva Ciéros et de son nom la fit appeler Prusiade; ensuite il les dépouilla encore de Tios, de sorte qu'ils ne possédaient plus rien au-delà de la mer. Non content de ces violences, il assiégea Héraclée même avec toutes ses forces. Les assiégés ayant perdu beaucoup de monde, étaient aux abois et songeaient à se rendre, lorsqu'un accident les sauva. Dans le temps que Prusias montait à l'assaut, une grosse pierre jetée de dessus le rempart lui fracassa la cuisse ; la douleur que lui causa sa blessure, lui fit abandonner cette entreprise. Il fallut le porter au camp, d'où il regagna ses Etats, non sans peine et sans combat. Depuis cet accident il eut le nom de Boiteux et le fut en effet, mais il mourut peu d'années après. [47] Quelque temps avant que les Romains passassent en Asie, ces Gaulois qui s'étaient établis vers le Pont-Euxin, voulant essayer ce qu'ils pourraient faire par mer, crurent qu'ils devaient auparavant se rendre maîtres d'Héraclée; ce qui leur paraissait d'autant plus facile, que cette République déchue de son ancienne puissance était presque tombée dans le mépris. Ils rassemblent donc toutes leurs troupes et viennent investir la place. Les Héracléens de leur côté ont recours à leurs alliés et se munissent de tout ce qui était nécessaire pour se bien défendre. Le siège traîne en longueur et cependant, la disette se fait sentir dans le camp des Gaulois; car le caractère de ces peuples est de faire la guerre plutôt par une impétuosité naturelle, qu'avec précaution et beaucoup de préparatifs. Pressés donc par la faim, ils dégarnirent leur camp pour aller chercher des vivres ; les Héracléens profitent du temps, font une sortie, poussent jusqu'au camp, le pillent, massacrent tout ce qu'ils rencontrent, puis tombant sur ceux qui s'étaient écartés, ils font un si grand nombre de prisonniers, que de cette grande armée de Gaulois il n'y en eut pas le tiers qui revint en Galatie. Cet heureux succès redonna du courage aux Héracléens et les mit en état de reprendre leur première splendeur. [48] C’est environ ce temps-là que les Romains ayant la guerre contre les Marses, les Pélignes et les Marruesniens, Héraclée les aida de deux sortes galères à trois rangs de rameurs, qui servirent onze ans durant les Romains et furent ensuite renvoyées dans leur pays avec les marques d'honneur et les récompenses dues à leurs services. [49] Les Romains, après ces différentes guerres, en eurent une des plus opiniâtres contre Mithridate Roi de Pont. La Cappadoce qu'il venait d'unir à ses Etats en fut le prétexte ; car sous ombre d'un accommodement à l'amiable et sur la foi des serments, Mithridate ayant attiré chez lui son neveu Ariathe, le tua de sa propre main et s'empara ensuite de la Cappadoce, par la seule raison du plus fort. Cet Ariathe était fils d'Ariathe et d'une des sœurs de Mithridate : ce n’était pas, au reste, la première marque de cruauté que l'oncle eût donnée, il était naturellement porté au meurtre. Devenu maître d'un assez grand royaume dès l'âge de treize ans, peu de temps après il fit enfermer sa mère, qui devait régner conjointement avec lui et fut cause de sa mort, par la longueur et la dureté d'un traitement si indigne; ensuite il fit mourir son frère. Alors se livrant à son ambition, il dépouilla de leurs Etats plusieurs petits Souverains qui régnaient aux environs du Phare et poussa les conquêtes jusqu’au-delà du Caucase. S’étant ainsi agrandi considérablement, fier de ces succès, il méditait d'autres conquêtes, lorsque les Romains crurent devoir s’opposer aux progrès d'un Prince de ce caractère. Ils firent donc un décret, par lequel ils l'obligeaient à restituer aux Rois Scythes les Etats qu'ils avaient hérités de leurs pères. [50] Mithridate fit mine de prendre le parti de la modération et de vouloir déférer au décret; mais cependant il pratiquait sourdement des alliances avec les Parthes et les Mèdes, avec Tigrane Roi d'Arménie, avec des Rois Scythes et avec les Ibériens: ainsi aux anciens griefs il en ajoutait de nouveaux, par conséquent nouvelle cause de guerre ; car le Sénat de Rome ayant déclaré Nicomède, fils de Nicomède et de Nysa, Roi de Bithynie, Mithridate lui opposa Socrate surnommé le Boa, frère de ce même Nicomède. Mais le choix du Sénat prévalut, en dépit de Mithridate. [51] Quelque temps après, les brigues de Marius et de Sylla allumèrent le feu de la sédition dans Rome et tout fut bientôt en combustion. Mithridate, pour profiter de la conjoncture, donna à Archélaüs l'un de ses Lieutenants, quarante mille hommes d'infanterie et dix mille chevaux, avec ordre d'entrer en Bithynie. Archélaüs part, va combattre Nicomède et remporte sur lui une si belle victoire, qu'il l'oblige à prendre la fuite avec le peu de monde qu'il pût rassembler. Mithridate campé sous Amasie, venait de recevoir un gros corps de troupes auxiliaires. A la nouvelle de la défaite de Nicomède, il décampe et marche en Paphlagonie à la tête d'une armée de cent cinquante mille hommes : cependant les débris de l'armée de Nicomède viennent joindre Marius ; mais c'étaient des troupes intimidées, qui tremblaient au seul nom de Mithridate. Marius avec une poignée de Romains fit bonne contenance et osa se défendre contre Ménophane, autre Lieutenant de Mithridate; mais accablé par le nombre, il fut entièrement défait. Mithridate n'ayant plus d'ennemis sur les bras, marcha sans crainte en Bithynie, soumettant à son obéissance et le plat pays et les villes. Celles du reste de l'Asie suivirent leur exemple, les unes furent prises par force, les autres ouvrirent leurs portes au vainqueur. Telle était la rapidité de ses conquêtes, quand une nouvelle entreprise l'arrêta dans sa course. Les Rhodiens seuls étaient demeurés fidèles aux Romains. Mithridate offensé de cette persévérance, tourna tout à coup ses forces contre eux et les assiégea par terre et par mer. Non seulement le courage des Rhodiens les rendit supérieurs, mais peu s'en fallut que dans un combat naval, Mithridate ne tombât entre leurs mains. Echappé de ce danger, il apprit que les Romains qui étaient dispersés dans l’Asie, soulevaient les villes contre lui; aussitôt il envoya ordre à toutes ces villes de faire main basse sur tous les Romains qui se trouveraient dans leur district. La plupart obéirent à cet ordre et il se fit un tel carnage de Romains, que dans un seul et même jour il en périt quatre vingt mille par le glaive. [52] Mais quand le Sénat vit qu'Erétrie, Chalcis et toute l’Eubée étaient en la puissance des Lieutenants de Mithridate, que les Lacédémoniens mêmes succombaient et que la plupart des Villes de la Grèce n'avaient pu résister, il envoya Sylla en Grèce avec une armée capable de tenir les campagnes. A son arrivée plusieurs villes se rendirent à lui, d'autres furent forcées ; il battit les ennemis en plusieurs rencontres, s'avança jusqu'à Athènes, la prit et l’aurait entièrement détruite, si le Sénat de Rome ne s’était pressé de s'y opposer. Après plusieurs petits combats, où les troupes du Roi eurent l’avantage à leur tour, la fortune balançant entre l'un et l'autre parti, la disette commença à se faire sentir dans l'armée de Mithridate: comme elle n’avait pas ménagé ses vivres, tout d'un coup elle en manqua et se serait trouvée dans la dernière nécessité, si Taxile, par la prise d'Amphipolis, ne se fut ouvert la Macédoine, qui fournit des provisions en abondance. Taxile ensuite vint joindre Archélaüs et par cette jonction, leur armée se trouvant forte de plus de soixante mille hommes, ils allèrent camper dans la Phocide, à dessein de marcher au-devant de Sylla et de le combattre. Pour lui, après avoir reçu un renfort de six mille hommes que Lucius Hortensius amenait d'Italie, il se posta à une distance raisonnable de l'ennemi. Au bout de quelques jours, ayant appris que les soldats d’Archélaüs, s'étaient débandés pour aller au fourrage, il saisit l'occasion et vint brusquement attaquer le camp, qui dénué de combattants, ne fit pas grande résistance; tout ce qu'il y était resté de bonnes troupes fut passé au fil de l'épée, les autres, dont il n'y avait rien à craindre, il les fit entourer par son armée et leur commanda d'allumer le soir des feux à l'ordinaire, afin que les fourrageurs revinssent au camp sans se défier de rien : ils y revinrent en effet et à mesure qu'ils arrivaient, ils étaient ou tués ou faits prisonniers; de sorte que Sylla, sans presqu’aucune perte, remporta une très belle victoire. [53] Mithridate pendant ce temps-là, faisait le siège de Chio, sous la conduite de Dorylas ; car il ne pouvait pardonner à cette ville d'avoir secouru les Rhodiens dans la guerre qu'ils avaient soutenue contre lui. Dorylas prit donc Chio, qui, pourtant se défendit bien; ensuite il distribua à ses soldats les terres des assiégés et fit embarquer les habitants sur des bâtiments de transport, pour être conduits dans le Pont. Les Héracléens, qui avaient toujours entretenu amitié avec ces Insulaires, se mirent aussitôt en mer; et dès qu'ils virent la petite flotte, qui n’était nullement en état de leur résister, ils fondirent sur elle, la prirent et l’amenèrent à Héraclée. Les captifs insulaires y furent bien reçus et on leur fournit généreusement toutes les choses dont ils avaient besoin et quelque temps après comblés de bienfaits, ils furent rétablis dans leur patrie. [54] Cependant le Sénat de Rome nomma Valérius Flaccus et Fimbria, pour aller continuer la guerre contre Mithridate: ils avaient ordre d'agir de concert avec Sylla, s'ils le trouvaient bien intentionné pour le Sénat; mais s'il était dans une disposition contraire, de le combattre lui-même. Car Sylla eut d'abord ses peines et ses traverses, il éprouva la famine, l'inconstance du sort à la guerre et plus d'un échec, quoique pour l'ordinaire il fut heureux. À l'arrivée des nouveaux Chefs, prenant son chemin par le pays des Byzantins, il passa en Bithynie et de là à Nicée, où il établit son camp, Fimbria le suivit avec les troupes. A l'égard de Flaccus, comme il souffrait impatiemment que Fimbria s'attirât toute l’affection des soldats par la douceur de son commandement, il ne put s'empêcher de parler mal de lui et de son armée ; sur quoi deux soldats perdant patience, lui passèrent leur épée au travers du corps et le tuèrent. Le Sénat conçut beaucoup d'indignation contre Fimbria; mais jugeant à propos de dissimuler, il ne laissa pas de ratifier son élection à la dignité de Proconsul; Fimbria donc à ce titre, prit le commandement de l'armée en chef. Sa première expédition fut de soumettre aux Romains plusieurs villes qui tenaient pour Mithridate. Les unes furent assiégées, les autres se rendirent de leur propre mouvement. Le fils de Mithridate qui commandait une belle armée et qui avait sous lui trois bons Lieutenants généraux, Taxile, Diophante et Ménandre, voulut arrêter des progrès si rapides, il marche au-devant de Fimbria et vient lui donner bataille. La partie n'était pas égale, aussi Fimbria fut-il battu ; mais il se retira en bon ordre et mit une rivière entre les ennemis et lui. Alors pour avoir sa revanche malgré la supériorité du nombre qui était du côté des Barbares, il imagina une ruse de guerre qui lui réussit, car dès le lendemain à la pointe du jour, favorisé d'un épais brouillard, il passa la rivière; et tomba à l’improviste sur le camp des Barbares; tous étaient plongés dans un profond sommeil, il en fit une si horrible boucherie, que très peu même d'officiers et de cavaliers échappèrent. De ce nombre fut le fils de Mithridate, qui avec une poignée de gens prit le chemin de Pergame et alla porter lui-même la nouvelle de sa défaite à son père. Après ce désastre, qui ne laissait plus d'espérance au parti de Mithridate, la plupart des villes se déclarèrent pour les Romains, [55] Cependant Marius sorti de sa retraite, était rentré dans Rome et Sylla craignait avec raison qu'un si puissant ennemi ne le fit bannir à son tour. Dans cette appréhension, il députa à Mithridate, pour lui laisser entrevoir que les Romains ne s'éloignaient pas d'un accommodement. Mithridate, qui dans le temps présent de ses affaires, ne souhaitait rien tant que sa paix, manda à Sylla qu'il passait pour venir conférer avec lui et Sylla de son côté fit une partie du chemin. Quand ils furent à une certaine distance l'un de l’autre, ils firent signe à leur escorte de s'éloigner et tous deux allèrent à Dardanne, ville de la Troade. Là furent signés les articles de paix, dont voici la teneur. [56] « Que Mithridate céderait toute l’Asie aux Romains : Que les peuples de Cappadoce et de Bithynie, seraient gouvernés par des Rois de leur nation : Que Mithridate serait confirmé dans la possession du royaume de Pont : Qu'il donnerait à Sylla quatre-vingts galères et trois mille talents, pour le mettre en état de retourner à Rome : Qu'enfin, les villes avaient embrassé le parti de Mithridate, ne seraient en aucune manière inquiétées pour ce sujet par les Romains. » [57] Cette dernière clause demeura sans exécution, car les Romains appesantirent leur joug sur toutes ces villes. Après la conclusion du traité, Sylla revint glorieusement à Rome et Marius, en sortit une seconde fois. Pour Mithridate, il s'en retourna dans ses Etats et chemin faisant, rangea sous son obéissance plusieurs peuples qui s'en étaient soustraits durant sa mauvaise fortune. [58] Le Sénat confia ensuite à Muréna le soin de la guerre contre Mithridate. Ce Prince, dès qu'il le sut parti, lui envoya aussitôt des Ambassadeurs, pour lui représenter qu'il y avait eu un traité de paix entre Sylla et lui et pour en demander la confirmation; mais ces Ambassadeurs ne firent pas grande impression sur l’esprit de Muréna; c'étaient des Grecs et des Grecs philosophes, qui dans l’audience qu'ils eurent, justifièrent moins Mithridate qu'ils ne le blâmèrent, ainsi Muréna résolut de d’aller combattre. En même temps il reconnut Ariobarzane pour Roi de Cappadoce et quand il eut mis le pied dans le royaume de Pont, il commença par bâtir une ville sur la frontière, pour lui servir ou de place d'armes ou de retraite. Mithridate et lui, chacun de son côté, ne manquèrent pas de députer à Héraclée, pour tâcher de mettre cette république dans leurs intérêts et pour lui demander du secours ; mais ils n'en obtinrent ni l'un ni l'autre. Les Héracléens, voyaient que la puissance des Romains était formidable et n’ayant pas moins à craindre du voisinage de Mithridate, ils répondirent que dans un temps où tout retentissait du bruit des armes autour d'eux, ils ne pouvaient qu'à peine se défendre eux-mêmes, bien loin d'être en état de secourir les autres. Plusieurs conseillaient à Muréna d'assiéger Sinope, parce que, disaient-ils, la prise de la capitale entraînerait tout le reste du royaume. Mithridate le sentait bien, c'est pourquoi il mit une forte garnison dans Sinope et la pourvût abondamment de tout ce qui 'était nécessaire après quoi il marcha droit à l’ennemi. Il y eut les premiers jours plusieurs escarmouches, où les troupes du Roi eurent l'avantage : ensuite la fortune devînt plus égale ; mais les Barbares lassés de ces petits combats qui ne décidaient de rien, tombèrent bientôt dans le découragement. Mithridate qui s'en aperçut, gagna les extrémités de son royaume vers le Phase et le Caucase. Alors Muréna ramena ses troupes en Asie et chacun ne songea plus qu'à se fortifier. [59] Peu de temps après Sylla mourut à Rome. Le Sénat envoya Aurélius Cotta en Bithynie et Lucius Lucullus en Asie ; tous les deux avaient ordre de faire vivement la guerre à Mithridate. Mais ce Prince par des levées extraordinaires, s’était fait une puissante armée et avait sur mer quatre cents galères, avec un grand nombre de petits bâtiments. Il donna un gros détachement à Diophante avec ordre de marcher en Cappadoce, de renforcer les garnisons de toutes les places et au cas que Lucullus entrât dans le royaume de Pont, d'aller à sa rencontre et de l’empêcher de passer plus avant. Pour lui, il se mit à la tête d’une armée de cent cinquante mille hommes d’infanterie et de douze mille chevaux, suivis de six-vingts chariots armés de faux et d'une prodigieuse quantité de machines de guerre de toute espèce. Avec cette suite et cet attirail, marchant à grandes journées par la Timonitide, la Cappadoce et la Galatie, il arriva le neuvième jour en Bithynie : l’armée navale des Romains commandée par Cotta eut ordre de se tenir dans le port de Chalcédoine. Celle de Mithridate ayant passé tout devant Héraclée, ne fut point reçue dans le port, on permit seulement à l'équipage de venir acheter au marché les choses dont il avait besoin. Mais pendant que les soldats de Mithridate et les Héracléens commerçaient ensemble, Archélaüs qui commandait la flotte du Roi, se saisit de Silénus et de Satyrus; il les retint sur son bord et ne voulut jamais les relâcher qu'auparavant les Héracléens n'eussent consenti à lui donner cinq galères pour joindre aux siennes et pour combattre contre les Romains. Une conduite si contraire aux traités ne pouvait pas manquer de brouiller les Héracléens avec Rome, Archélaüs l’avait bien prévu et c'était tout son but. Aussi depuis cette infraction les Romains regardèrent Héraclée comme ville ennemie et la traitèrent avec la dernière rigueur. Ils mirent les citoyens à l'encan et envoyèrent des commis pour les vendre, ou pour les obliger à se racheter. Cette dureté à laquelle ils n'étaient pas accoutumés, les jeta dans la consternation. Ils crurent qu'il fallait au plutôt députer à Rome pour tâcher d'obtenir grâce du Sénat ; mais un d'eux plus hardi que les autres, persuada à ses compatriotes que le plus court était de se défaire de ces cruels exacteurs. En effet, aussitôt après ils disparurent et leur mort fut si bien cachée, que personne n'en eut connaissance. [60] Il y eut ensuite près de Chalcédoine un sanglant combat entre les deux flottes, pendant que les deux années combattaient sur terre. Mithridate en personne commandait la sienne, Cotta celle des Romains. Les Basternes tombant avec furie sur son infanterie, l'enfoncèrent et en firent un grand carnage. La fortune ne fut pas plus favorable aux Romains sur mer. Ainsi dans le même jour la terre et l'eau furent teintes de leur sang et couvertes de leurs morts. Dans le combat naval ils eurent six mille hommes de tués et quatre mille cinq cents de faits prisonniers. Dans le combat d'infanterie contre infanterie, ils perdirent quatre mille trois cents hommes. Du coté de Mithridate il n'y eut que trente Basternes de tués et sept cents hommes de ses autres troupes. Mithridate, par cet étonnant succès, jeta la terreur dans tous les esprits. Lucullus était campé sur les bords du fleuve Sangar; dès qu'il eut nouvelle de cette malheureuse journée, il harangua les soldats et alla au-devant de l'impression qu'elle pouvait faire sur eux. [61] Mithridate en homme supérieur et enflé de sa victoire, marcha droit à Cyzique pour en faire le siège. Lucullus le laissa s'y embarquer, puis il le suivit, tomba sur son arrière-garde et la tailla en pièces. Plus de dix mille Barbares demeurèrent sur la place et treize mille furent faits prisonniers. Les soldats qui avaient servi sous Fimbria, sentant qu'ils étaient suspects à leurs Chefs à cause de l'attentat dont j'ai parlé, commis contre la personne de Flaccus, imaginèrent de regagner leur confiance aux dépens de Mithridate. Dans cette pensée, ils feignent de vouloir déferler pour se livrer au Roi de Pont; ils l'en informent et traitent avec lui. Mithridate qui les croit de bonne foi, donne le commandement de son infanterie à Herméus et envoie Archélaüs pour recevoir ces troupes, qui marquaient tant d'envie de combattre sous ses étendards et pour exécuter les engagements pris avec elles. Dès qu'Archélaüs se fut approché, les soldats de Fimbria se saisissent de lui et font main basse sur la nombreuse escorte qu'il avait amenée. Pour surcroît de malheur, Mithridate eut à combattre contre la faim ; les vivres manquèrent totalement dans son armée et l'extrême disette où elle se trouva, en fît périr encore une partie. Malgré toutes ces disgrâces, il s'opiniâtrait toujours au siège de Cyzique ; mais après avoir beaucoup souffert et tenté inutilement bien des moyens, il fut enfin contraint de le lever : alors il remit toute son infanterie entre les mains d'Herméus et de Marius, qui commandaient déjà un corps de plus de trente mille hommes et pour lui il prit la résolution de gagner ses Etats par mer. [62] En s'embarquant il fut accueilli de nouveaux malheurs; son monde se jeta avec tant de précipitation dans les barques et dans les galères, que se trouvant tout à coup surchargées, les unes coulèrent à fond, les autres tournèrent sens dessus dessous, d'où s'ensuivit une perte considérable et d'hommes et de bâtiments. Les habitants de Cyzique spectateurs de cet accident, n'ayant plus rien à craindre, allèrent attaquer l'ancien camp de Mithridate, massacrèrent impitoyablement tout ce qu'on y avait laissé de malades et pillèrent le peu de bagage qui y était resté. Lucullus de son côté se mit aux trousses de l'infanterie commandée par Marius, l'atteignit sur les bords de l'Esope et donnant brusquement, la tailla en pièces. Mithridate revenu dans le Pont, mit une armée sur pied comme il put, vint assiéger Périnthe, manqua son entreprise, et aussitôt après passa en Bithynie. [63] Sur ces entrefaites arrive Barba, qui amenait à Lucullus de nombreuses recrues tirées de l'Italie. Triarius, l'un des Chefs de l'armée Romaine, eut en même temps ordre d’aller faire le siège d'Apamée, qui, après une médiocre résistance, ouvrit ses portes ; ensuite il prit la ville de Pruse, située au pied du mont Olympe en Asie et de là il marcha à Prusiade, qui est sur le bord de la mer. Cette ville s'appelait anciennement Cios; c’est-là, dit-on, que les Argonautes ayant débarqué, Hylas disparut tout d'un coup et qu'Hercule le chercha si longtemps en vain. Dès que Triarius se fut approché, les Prusiens changèrent la garnison de Mithridate et reçurent les Romains. Il en fut de même à Nicée, où le Roi de Pont avait aussi mis garnison. Ses troupes voyant que les habitants penchaient pour les Romains, sortirent la nuit et allèrent joindre Mithridate à Nicomédie, Ainsi Triarius fit encore cette conquête sans aucune peine. La ville de Nicée tire son nom d'une Naïade Ainsi appelée; c’est un monument de ces Nicéens qui suivirent Alexandre et qui, après sa mort, cherchant une retraite, bâtirent cette ville et s'y établirent. On dit que la Naïade était fille de Sangar qui régnait dans ce pays et de Cybèle. Comme elle faisait plus de cas de sa virginité que du commerce des hommes, elle n'aimait que les montagnes et les bois, la chasse était toute la passion. Cependant Bacchus devint amoureux d'elle et ne pouvant s'en faire aimer, il eut recours à l'artifice. La Nymphe, au retour de la chasse, venait se reposer et le désaltérer au bord d'une fontaine. Bacchus changea l'eau de cette fontaine en vin ; la Nymphe qui ne se défiait de rien, but avidement de la liqueur qu'elle avait puisée, c’était du vin, qui lui monta à la tête : le sommeil suivit de près. Ainsi elle se trouva malgré elle à la merci de Bacchus, qui abusant de son état, eut d'elle un Satyre et dans la suite d'autres enfants. Voilà ce que l'on raconte dans le pays. [64] A l'égard des Nicéens dont j'ai parlé, c'étaient originairement des peuples voisins de la Phocide, mais si inquiets et si remuants, que les Phocéens furent obligés de les châtier et de détruire leur ville. Nicée donc, ainsi nommée par la raison que j'ai dite et bâtie par des Phocéens, tomba enfin en la puissance des Romains. [65] Cependant Mithridate se tenait retranché sous Nicomédie et Cotta sous Chalcis, où il avait été battu. Celui-ci dans l'envie d'effacer sa honte par quelque action plus heureuse, s'approcha de Nicomédie et vint camper à cent cinquante stades de cette place, tâtant le terrain et sans se presser d'en venir aux mains. Triarius par pur zèle et de son propre mouvement, vint aussitôt le joindre; alors Mithridate jugea à propos de se retirer dans la place et par là laissa aux deux armées Romaines le champ libre pour en faire le siège, à quoi en effet elles se préparèrent. Le Roi n’y fut pas longtemps sans apprendre que Lucullus avait remporté deux grandes victoires sur sa flotte, l'une à Ténédos, l'autre dans la mer Egée : n'étant donc plus en état de résister aux armes des Romains, il prit le parti de s'embarquer et de retourner par mer dans ses Etats. Quand il fut en mer une violente tempête fit périr une partie de ses galères, tout ce qu'il put faire fut d'entrer avec les autres dans le fleuve Hypius, à dessein de le remonter; mais le mauvais temps interrompit sa navigation et le contraignit de s'arrêter non loin d'Héraclée. Là il apprit que Lamachus l'un des citoyens et qui lui était attaché depuis longtemps, gouvernait cette république ; aussitôt il lui écrit, lui demande en grâce de s'employer à le faire recevoir dans la ville et pour donner plus de poids à sa prière, il l'accompagne de magnifiques promesses et d'une bonne somme d'argent. Lamachus promet tout et tient parole, car à quelques jours de là il donne une fête au peuple hors de la ville, avec un grand souper qui se prolonge bien avant dans la nuit, le vin n'y est pas épargné ; pendant ce temps-là les portes demeurent ouvertes, Mithridate qui en est averti, arrive, entre dans Héraclée bien escorté et s’en trouve le maître, sans que personne en eût eu le moindre soupçon. Le lendemain, il convoque le peuple, lui demande son amitié, lui tient un discours flatteur, qu'il n'était venu que pour les défendre contre les Romains et pour la conservation de leur ville ; ensuite il met quatre mille hommes de bonnes troupes dans Héraclée, en donne le commandement à Counacoria, fait de grandes largesses au peuple, surtout aux citoyens qui étaient en charge, se rembarque et continue sa route vers Sinope. [66] Cependant les chefs des armées Romaines, Lucullus, Cotta et Triarius, avaient joint toutes leurs forces ensemble à Nicomédie et tous trois méditaient de faire une irruption dans le royaume de Pont. Mais quand ils eurent appris qu’Héraclée était au pouvoir de Mithridate, ne sachant pas encore que c’était seulement l'ouvrage de quelques traîtres et pensant au contraire que c’était par une défection générale de toute la ville, ils conclurent tous trois à cet avis; que Lucullus avec la principale armée marcherait par la terre ferme et la Cappadoce pour aller combattre le Roi; que Cotta ferait le siège d'Héraclée et que Triarius avec la flotte irait attendue les vaisseaux de Mithridate, pour les combattre quand ils reviendraient de Crète et d'Espagne et qu'ils entreraient dans l'Hellespont ou dans la Propontide. Mithridate informé de leur dessein, dépêche en diligence des courriers aux Rois Scythes, aux Parthes et à Tigrane Roi d'Arménie son gendre, pour leur demander du secours; les premiers refusent de se mêler dans la querelle. Tigrane longtemps incertain, cède enfin aux importunités de sa femme, qui était fille du Roi et promet de joindre ses armes aux siennes. Cependant Mithridate, pour faire diversion, envoyait contre Lucullus détachements sur détachement, qui donnaient lieu à plusieurs combats, les uns heureux, les autres malheureux ; en sorte néanmoins que l'avantage demeurait pour l’ordinaire aux troupes de Lucullus et que le Roi de Pont désespéré ne savait plus comment faire tête aux Romains. Il parvint pourtant à mettre sur pied une armée de quarante mille hommes et de six mille chevaux ; tout aussitôt il détache Taxile et Diophante pour aller renforcer les corps qu'il avait déjà envoyés. Les deux armées grossies de part et d'autre, éprouvaient tous les jours leurs forces par de continuelles escarmouches, qui se tournèrent en deux combats de cavalerie; les Romains furent vainqueurs dans l'un et les Romains dans l'autre. Comme la guerre traînait en longueur, Lucullus fut obligé de tirer des vivres de la Cappadoce. Taxile et Diophante qui le surent, détachèrent en même temps quatre mille hommes d'infanterie et deux mille chevaux, pour s'embusquer sur le chemin et enlever le convoi. L'escorte fût donc attaquée, mais elle se défendit bien ; de nouvelles troupes que Lucullus envoyait à son secours étant arrivées, les Barbares prirent aussitôt la fuite. Alors toute l'armée de Lucullus se mit à leurs trousses et les poussa jusqu'au camp de Taxile et de Diophante, où le combat recommença et devint général, mais il ne dura pas longtemps ; les Barbares firent peu de résistance, leurs Chefs plièrent les premiers, après quoi ce ne fut plus qu'une déroute et ces Chefs allèrent eux-mêmes annoncer leur malheur à Mithridate, qui perdit en cette occasion la plus grande partie de ses troupes. [67] Ce Prince voyant les affaires dans une telle décadence, prit la résolution de faire mourir ses femmes, et de se jeter dans Cabires. Après y avoir demeuré quelque temps caché, il prit la fuite. Les Gaulois le poursuivirent, sans savoir que ce fût lui et ils l'auraient pris infailliblement, s'ils n'avaient mieux aimé piller son trésor, dont une mule était chargée. Pendant qu'ils étaient tout occupés de leur proie, Mithridate se sauva en Arménie. Lucullus donna ordre à Pompée de le poursuivre et lui il marcha avec toutes les troupes droit à Cabires pour l'assiéger. Mais les Barbares ne se virent pas plutôt avertis, qu'ils demandèrent à capituler et livrèrent cette forteresse au Général Romain, qui ensuite s'approcha d'Amise; il voulut persuader à la garnison de se rendre, comme avait fait celle de Cabires, mais il n'y réussit pas, c'est pourquoi laissant Amise, il alla assiéger Eupatorie. D'abord il affecta de conduire le siège très lentement, afin que les assiégés proportionnant la défense à l'attaque, tombaient dans une sécurité qu'il prévoyait leur devoir être funeste, ce qui ne manqua pas d'arriver; car ayant tout à coup commandé à ses soldats de prendre des échelles et de monter à l'assaut, la garnison qui ne s'attendait à rien moins, se trouva si surprise et si intimidée, qu'elle n'eut pas la force de se défendre ; par ce stratagème Lucullus prit Eupatorie et la fit aussitôt raser. Ensuite retournant à Amise, il la prit aussi par escalade et l'abandonna au pillage ; il s'y fit un grand massacre des habitants, Lucullus l'arrêta et usant de clémence envers ceux qui avaient échappé à la fureur du soldat, non seulement il leur rendit leur ville, mais il leur donna encore tout le pays d'alentour. [68] Cependant Mithridate arrivé en Arménie souhaitait fort d'avoir une entrevue avec son gendre, mais il ne put l'obtenir. Tigrane se contenta de remplir tous les devoirs de l'hospitalité, en lui donnant des gardes pour la sûreté de sa personne et en ne le laissant manquer de rien. Lucullus informé de cette réception, députa aussitôt Appius Clodius à Tigrane, pour lui redemander Mithridate ; à quoi Tigrane répondit qu'il ne pouvait livrer son beau-père, sans se rendre méprisable aux yeux de tous les hommes et qu'il ne le livrerait point ; qu'il n'ignorait pas que Mithridate était un méchant Prince, mais qu'après tout c’était le père de sa femme et qu'un gendre devait respecter en lui cette qualité. Il écrivit donc à Lucullus une lettre qui contenait ces raisons et qui, au lieu d'adoucir le Général Romain, devait l'irriter encore, parce que dans la suscription il ne lui donnait que le titre d'Imperator, disant que Lucullus ne lui avait pas donné non plus le titre de Roi des Rois. C’est par là que finit le quinzième livre de Memnon, [69] Voyons maintenant un abrégé du seizième. Cotta ayant décampé, il marcha pour s'approcher d'Héraclée, à dessein d'en faire le siège; mais auparavant il voulut aller à Prusiade ville autrefois dite Ciéros, du nom d'un fleuve qui passe auprès et pour lors appelée Prusiade, du nom de Prusias Roi de Bithynie qui l’enleva aux Héracléens. De là, prenant son chemin vers le Pont-Euxin, après en avoir côtoyé le rivage, il vint camper devant les murs d'Héraclée, qui est sur une hauteur: les habitants pleins de confiance en l'assiette de la place et soutenus d'une forte garnison se défendirent avec courage : les Romains en blessaient un bon nombre à coups de trait ; mais ils perdaient eux-mêmes beaucoup plus de monde. C’est pourquoi Cotta jugea à propos de porter son camp un peu plus loin et faisant cesser toute attaque, il ne pensa plus qu'à affamer les assiégés, en fermant tous les passages par où il leur pouvait venir des convois. Bientôt en effet, ils manquèrent des choses les plus nécessaires et n'eurent d'autre ressource que de députer à toutes leurs colonies, les priant de leur envoyer des vivres pour de l'argent, ce qu'elles firent toutes avec zèle. [70] Quelque temps auparavant, Triarius s'étant embarqué à Nicomédie sur la flotte Romaine, pour aller chercher les galères de Mithridate, qui, comme je l'ai dit, étaient attendues d'Espagne et de l’île de Crète, fut assez heureux pour les rencontrer. Plusieurs de ces galères avaient péri, soit par la tempête, soit en divers petits combats, soit même dans les ports où elles avaient été obligées de relâcher, les autres revenaient en Asie et déjà elles étaient entrées dans l'Hellespont, lorsque Triarius en fut averti. Aussitôt il force de voiles et les joint proche de Ténédos au nombre de quatre-vingts ou peu s'en fallait. Quoiqu'il n'en eût lui que soixante-dix, il ne balança pas à les combattre. Du commencement elles se défendirent assez bien, mais bientôt après elles prirent la fuite et vivement poursuivies, une partie fut coulée à fond et l'autre prise par Triarius ; de sorte que cette nombreuse flotte avec laquelle Mithridate était passé en Asie, fut entièrement détruite. [71] Cotta de son côté continuait de bloquer Héraclée, il ne l’attaquait point encore avec toutes ses forces, mais seulement par des détachements où il y avait toujours beaucoup plus de Bithyniens que de soldats Romains. Cependant comme il vit que la plupart revenaient blessés et qu'il ne laissait pas de perdre beaucoup de monde, il résolut de faire avancer ses machines et entre autres, une tortue qui semblait devoir être redoutable aux assiégés. Marchant donc avec toutes ses troupes, il fit dresser la tortue contre une tour qui lui paraissait n'être pas de grande résistance ; mais il y fut trompé: le bélier ayant été lancé deux fois, non seulement la tour résista, contre l'attente des assiégeants, mais à sa troisième fois, la machine elle-même fut ébranlée et le bélier, qui en était la principale pièce, se rompit. Cet accident donna un nouveau courage aux Héracléens, en même-temps qu'il décourageait Cotta, qui désespérait presque de prendre la place. Toutefois le lendemain il voulut redoubler les efforts et faire encore usage de la tortue; mais ce fut avec tout aussi peu de succès. Alors de dépit il ordonna que l'on mit le feu à cette machine de guerre, fit trancher la tête aux charpentiers qui l'avaient construite, laissa un corps de troupes devant la place, pour la tenir toujours bloquée et alla avec le reste camper au Lycée, lieu peu distant, mais abondant et fertile, d'où ravageant le pays d'alentour, il augmenta beaucoup la misère qui se faisait déjà sentir dans Héraclée. Les habitants réduits à ce fâcheux état, députèrent une seconde fois aux Scythes, aux peuples de la Chersonèse, aux Théodosiens et à plusieurs Princes du Bosphore, pour leur demander du recours. Les Députés, à leur retour, donnèrent de grandes espérances, mais le mal était pressant; car pendant que les ennemis attaquaient la ville au dehors, les habitants avaient beaucoup à souffrir au dedans. Les soldats de la garnison voulurent être nourris autrement que le peuple; ils maltraitaient les citoyens, exigeant d'eux l'impossible. Pour comble de malheur, Connacorix leur Commandant, bien loin de les réprimer, semblait les autoriser. [72] Cotta, après avoir ruiné tous les lieux d'où les assiégés eussent pu tirer quelque subsistance, se rapprocha de la place, bien résolu de l'attaquer plus vivement qu'il n’avait encore fait ; mais il ne fut pas longtemps sans s'apercevoir que ses troupes étaient rebutées, c’est pourquoi il prit le parti d'envoyer l’ordre à Triarius de venir avec ses galères, pour empêcher que rien n'entrât par mer dans Héraclée. [73] Triarius, après avoir joint vingt navires de Rhodes à ceux qu'il avait, passe aussitôt dans le Pont avec sa flotte, forte de quarante-trois voiles. En même temps il donne avis à Cotta et de son départ et du jour qu'il arriverait. Cotta, sur cet avis, s'approche de la ville avec toutes ses troupes, de sorte que dans un même jour elle se trouve bloquée par terre et par mer. Les Héracléens concernés d'un projet si bien concerté, arment en diligence trente galères, mais ils ne les garnirent pas de monde suffisamment, parce qu'ils en avaient besoin pour défendre leurs remparts. Pendant que ces trente galères sortent de la rade et s'avancent en pleine mer pour aller combattre la flotte Romaine, l'escadre de Rhodes, comme plus forte et plus expérimentée, se détache, va fondre sur les galères d'Héraclée et du premier choc en coule cinq à fond ; mais elle en perd trois des siennes, qui sont aussi coulées bas. [74] Triarius vient au secours des Rhodiens ; le combat s'échauffe, les Romains sont fort maltraités, mais ils font encore plus de mal à l'ennemi. Enfin les galères d'Héraclée réduites au nombre de seize, sont obligées de fuir vers la ville ; Triarius les poursuit et entre victorieux dans le grand port. Cotta sûr alors de prendre la ville par famine, jugea à propos de retirer son infanterie et laissa faire le reste à Triarius, qui, maître de la mer, envoyait tous les jours des vaisseaux pour donner la chasse à tous bâtiments qui apporteraient des vivres aux assiégés. Bientôt la disette fut extrême dans Héraclée, le septier de blé y coûtait quatre-vingts dragmes Attiques. Pour comble de malheur, les maladies, la peste même, causée ou par l'intempérie de l'air, ou par la mauvaise nourriture, désolaient cette misérable ville et emportaient chaque jour nombre d'habitants. Lamachus lui-même, après avoir langui longtemps, mourut dans les douleurs. La peste n'épargnait pas plus les soldats de la garnison ; de trois mille qu'ils étaient au commencement du siège, à peine en restait-il deux mille; et Triarius n'ignorait rien de tout cela. [75] Dans cette extrémité, Connacorix résolut de livrer la ville aux Romains et de faire sa condition meilleure aux dépens des citoyens, il mit dans la confidence un Héracléen nommé Damophile, qui avait toujours été le rival de Lamachus et qui, par la mort, était devenu Préteur de la ville. Mais comme il connaissait Cotta pour un homme dur et sans foi, il voulait traiter à son insu avec Triarius, en quoi Damophile le secondait de tout son pouvoir. Tous deux donc s'ouvrent à Triarius, ils en obtiennent des conditions avantageuses pour leur personne et pleins de l’espérance d'une meilleure fortune, ils prenaient déjà des mesures pour exécuter leur trahison, lorsqu'un bruit lourd s'en répandit dans Héraclée. Aussitôt il se fait une assemblée du peuple et le Commandant de la garnison est prié d'y venir prendre séance. Quand il fût arrivé, Brithagoras, homme distingué parmi les Héracléens, lui adressant la parole, expose le mauvais état de la ville, la nécessité de songer à l'intérêt commun des habitants et de faire des propositions d'accommodement à Triarius ; il finit par l'en prier, l’en conjurer. Alors Connacorix se lève et ouvrant un avis tout contraire, il dit que pour lui il ne voit aucun sujet de désespérer, ni du salut, ni de la liberté ; que la fortune pouvait changer et qu'il n’était pas encore temps de se rendre ; qu'en effet il avait reçu des lettres de Mithridate, par lesquelles il paraissait que ce Prince était fort bien avec son gendre et qu'incessamment il obtiendrait un puissant secours qui le mettrait en état de rétablir ses affaires. C’est ainsi que le perfide Connacorix jouait l’assemblée; cependant comme on croit volontiers ce que l'on souhaite, le peuple sortit, persuadé que l’on pouvait encore attendre. Quand le traître vit que son discours avait eu l'effet qu'il en espérait, profitant du silence de la nuit, il embarque tous les soldats de la garnison sur des galères et se sauve avec eux ; car tel était son traité, qu'ils pourraient en toute sûreté se retirer où ils voudraient et emporter avec eux ce qu'ils auraient pu gagner par leur service. Pendant ce temps-là Damophile ouvre les portes à Triarius; les Romains entrent en foule, quelques-uns escaladent les murs qu'ils trouvent sans défense, en un moment la ville est pleine de soldats, ou plutôt d'horreur et de carnage. Alors, mais trop tard, les Héracléens connaissent qu'ils se sont laissés tromper; les uns s'abandonnent à la merci des soldats, les autres sont impitoyablement massacrés; leurs maisons, leur argent, leurs meubles, tout est pillé, tout devient la proie de l'ennemi, qui se rappelant avec quel acharnement les galères d'Héraclée avaient combattu contre lui et les peines qu'il a essuyées durant un si long siège, en prend droit d'exercer toutes sortes de cruautés contre ces malheureux citoyens : rien ne peut le retenir, il égorge jusqu’au pied des autels, ceux qui pensaient y trouver un asile. Cependant plusieurs s'étant échappés, pour éviter une mort certaine, passent par-dessus les murs et se répandent dans la campagne ; quelques-uns même vont implorer la clémence de Cotta, qui apprend par eux et la prise et le sac d'Héraclée. A cette nouvelle, Cotta furieux s'avance vers la ville avec ses troupes, indignées de ce que leurs camarades les comptent pour rien, les frustrent de la gloire due à leur valeur et s'approprient tout le fruit d'une entreprise qui leur était commune avec eux. Dans cette disposition, ils étaient prêts à tourner leurs armes contre les soldats de Triarius et l'auraient fait immanquablement, si ce Général n'eût apaisé Cotta et son armée par des paroles pleines de douceur et ne se fut engagé à rapporter tout le butin, pour être partagé entre tous. Par cette sage conduite, il calma les esprits et mit fin à la sédition. [76] Cotta ensuite ayant appris que Connacorix s’était emparé de Tios et d'Amastris, donna ordre à Triarius d'aller l'en chasser. Pour lui, demeuré maître d'Héraclée, après s'être assuré de tous les prisonniers de guerre et de ceux qui voulaient se rendre, il traita la ville avec la dernière rigueur, fouillant partout dans les maisons, même dans les temples, d'où il enleva grand nombre de belles statues et de riches ornements. Il y avait dans le marché un Hercule adossé contre une pyramide, c’était une statue admirable, qui pour sa grandeur, pour la richesse de la matière et la beauté de l'ouvrage, ne le cédait à pas une autre des plus renommées; la statue d'Hercule était d'or massif, la peau du lion qui lui couvrait les épaules, son carquois, son arc et ses flèches étaient aussi d'or. Cotta la fit enlever, avec une infinité de choses précieuses qu'il avait tirées, soit des places publiques, soit des maisons particulières ; il en chargea ses vaisseaux, après quoi il fit mettre par les soldats, le feu aux quatre coins de la ville. C'est ainsi qu'Héraclée fut prise, saccagée et détruite, après deux ans de siège. Cependant Triarius exécutait ses ordres, en le rendant maître d'Amastris et de Tios; il les prit toutes deux par capitulation et Connacorix, qui avait prétendu couvrir sa trahison du prétexte de les aller défendre, eut la liberté de se retirer où il voudrait. Cotta ayant ainsi disposé de tout à sa volonté, envoya son infanterie et sa cavalerie à Lucullus, licencia ses troupes auxiliaires; et ne voyant plus rien qui le retînt, il s'embarqua sur la flotte, avec les riches dépouilles des malheureux Héracléens. Mais à peine fut-il un peu éloigné du rivage, que plusieurs de ses vaisseaux étant trop chargés, les uns s'entrouvrirent, les autres poussés par un vent de Nord sur des bancs de sable, jetèrent à la mer la plus grande partie des effets qu'ils transportaient. [77] Peu de temps après son départ, Léonippe, que Mithridate avait fait Gouverneur de Sinope conjointement avec Cleocharès, désespérant de pouvoir conserver cette place, par une perfidie semblable à celle de Connacorix, résolut de la livrer à Lucullus et il l'en informât. Mais Cléocharès et Seleucus autre Lieutenant de Mithridate, que ce Prince avait associé aux premiers, ayant tous les deux pénétré le dessein de Léonippe, convoquèrent le peuple aussitôt et accusèrent le Gouverneur de trahison. Ce fut inutilement, le peuple persuadé de sa probité, ne put le croire capable d'une telle noirceur. La faction de Cleocharès redoutant le crédit de l’accusé, le surprit la nuit suivante et l’assassina. Le peuple cria beaucoup, mais Cleocharès et ses partisans, devenus les plus forts par un coup si hardi, se rendirent maîtres de toutes les affaires ; et pour assurer l'impunité de leur crime, ils s'érigèrent en autant de petits Tyrans. Sur ces entrefaites arrive près de Sinope Censorin, commandant une flotte Romaine de quinze galères, qui apportaient du Bosphore des vivres et des munitions au camp de Lucullus. Cléochares et Seleucus furent d'avis de l'aller combattre avec les galères, de Sinope; Séleucus se chargea de l'expédition et défit entièrement la flotte Romaine, après quoi tout le butin fut partagé entre son collègue et lui. Un exploit si heureux les rendit encore plus insolents et augmenta de beaucoup leur tyrannie. Non seulement ils condamnaient les citoyens sans les entendre, mais ils les faisaient traîner au supplice et il n'y avait sorte de cruautés qu'ils n’exerçassent contre eux. Cependant ils n'étaient pas toujours d'accord; Cleocharès voulait continuer de faire la guerre, Seleucus disait au contraire qu'il fallait passer au fil de l'épée tous les habitants de Sinope et livrer la ville aux Romains, sous l’espoir d'une récompense proportionnée à un si grand service. Ni l'un ni l'autre avis n'ayant prévalu, ils convinrent au moins de mettre leurs effets en sûreté, en les envoyant par mer à Macharès, fils de Mithridate, qui était pour lors dans, la Colchide. [78] Ce fut en ce temps-là même que le Général des Romains; Lucullus vint mettre le siège devant Sinope. A peine y fût-il arrivé, que Macharès lui envoya demander son alliance et son amitié. Lucullus répondit qu'il l’accorderait volontiers, à condition que Macharès n'aiderait en rien les assiégés. Non seulement ce Prince le lui promit, mais dans la suite il envoya à Lucullus des provisions qui étaient destinées pour les troupes de Mithridate. Cléocharès et Seleucus déchus de leurs espérances, donnent la ville au pillage à leurs soldats, chargent plusieurs vaisseaux d'immenses richesses, s'embarquent eux-mêmes durant la nuit et vont gagner les lieux les plus reculés du royaume de Pont. Avant que de partir, ils mettent le feu aux vaisseaux qu'ils ne peuvent emmener. La flamme venant à s'élever, avertit Lucullus de ce qui était arrivé; aussitôt il fait prendre des échelles à ses soldats et leur commande de monter à l'assaut. En un moment ils sont dans la ville, font main basse sur les habitants, déjà le sang coule de tous côtés ; Lucullus touché de pitié fait cesser le carnage, content de s'être rendu le maître de cette importante place, qui tomba ainsi en la puissance des Romains. Amasée tenait encore pour Mithridate, mais peu de temps après elle se rendit. [79] Mithridate, au reste, depuis un an et huit mois qu'il se tenait dans un coin de l'Arménie, n'avait encore pu parvenir à voir son gendre. Enfin Tigrane, honteux de l'avoir tant fait attendre, alla au-devant de lui en grand cortège et le reçut avec une magnificence vraiment royale. Ils passèrent ensemble trois jours en des conversations sécrètes; après quoi Tigrane le régala splendidement, lui témoigna beaucoup d'amitié et le renvoya dans son royaume avec un corps de dix mille chevaux. [80] Pendant ce temps-là Lucullus était entré en Cappadoce, où régnait Ariobarzane, Prince ami du Peuple Romain. Aidé de son secours, il avait brusquement fait passer l'Euphrate à son infanterie et s’était approché d'une forteresse, où il savait qu'étaient les femmes de Tigrane avec une partie de ses richesses. Lucullus laissa là un détachement considérable, qui eut ordre d'investir Tigranocerte et de donner de l'inquiétude à plusieurs places à la fois ; pour lui, il continua sa marche à la tête d'un camp volant. Tigrane se voyant attaqué de plusieurs côtés, rappela Mithridate en diligence et cependant il envoya une armée pour secourir la place où il tenait ses femmes. Les Romains auraient bien voulu attaquer cette armée, mais les Barbares, par une grêle de traits et de flèches, les empêchèrent de déboucher de leur camp : d'ailleurs il était nuit, de sorte que les troupes de Tigrane allèrent enlever ses femmes et les envoyèrent au Roi sous bonne garde, avec les meubles les plus précieux. Le lendemain dès qu'il fut jour, les Thraces et les Romains tombèrent sur les Arméniens, les enfoncèrent, firent un grand nombre de prisonniers et en tuèrent encore un plus grand nombre ; mais l’escorte qui avait pris les devants, arriva heureusement. [81] Enfin Tigrane ayant mis sur pied une armée de quatre-vingt mille hommes, résolut d'aller en personne faire lever le siège de Tigranocerte. Quand il fût à portée du camp des Romains, considérant la petitesse de son enceinte, il ne put s'empêcher d'en faire des railleries : Si ces gens-là, dit-il viennent comme Ambassadeurs, ils sont trop; mais s'ils viennent comme ennemis, ils ne sont pas assez. Après leur avoir ainsi insulté, il campa. Mais Lucullus rabattit bientôt son orgueil, car, en Général expérimenté, il rangea si bien ses troupes en bataille et par une courte harangue sut si bien les piquer d'honneur, que fondant tout à coup sur l'aile droite des Arméniens, il la culbuta; le corps d'infanterie qu'elle couvrait, prit aussitôt l'épouvante, ce ne fut plus qu'une déroute, tous fuirent et furent longtemps poursuivis par les Romains, qui en firent un horrible carnage. Tigrane abattu par son malheur, céda le diadème et les autres marques de la royauté à son fils et pour lui il ne cessa de fuir, jusqu'à ce qu'il eut gagné une place forte où il se crut en sûreté. Lucullus, après cette expédition, revint devant Tigranocerte, dont il poussa le siège si vivement, que les Lieutenants de Mithridate qui commandaient dans la place, n'ayant plus de secours à espérer, traitèrent avec le Général Romain, firent leur condition la meilleure qu'ils purent et se rendirent. Mithridate de son côté, revenu auprès de son gendre, n'oublia rien pour lui relever le courage. Premièrement il l'engagea à reprendre le diadème et tout l'appareil qui convient à un Roi ; ensuite il voulut lui persuader de lever de nouvelles troupes, de les joindre aux siennes, qui n'étaient pas à mépriser et de tenter une seconde fois le hasard d'une bataille. Mais Tigrane qui se fiait plus en la valeur et en la prudence de son beau-père qu'en la sienne et qui le croyait aussi beaucoup plus capable de disputer le terrain aux Romains, lui laissa faire tout ce qu'il voulut. Pour lui, il envoya une ambassade à Phradate Roi des Parthes, pour lui offrir la Mésopotamie, l’Adiabene, et ce qu'on appelle les Grandes-vallées. Mais Lucullus députa pareillement vers ce Prince, pour traverser les desseins de Tigrane. Le Parthe donna audience aux Ambassadeurs d'Arménie séparément et de même aux Députés de Lucullus; il promit tout aux uns et aux autres et les trompa tous également. [82] Cependant Cotta arrivé à Rome, avait été fort bien reçu du Sénat ; et parce qu'il avait pris Héraclée, on ne l'appelait point autrement que Cotta le Pontique. Mais quand on sut qu'il avait sacrifié cette grande ville à son intérêt particulier, alors il devint l'objet de la haine publique et les richesses regardées comme le fruit de ses rapines, soulevèrent tout Rome contre lui. Pour faire cesser le murmure, il porta au trésor de la République la plus grande partie des dépouilles dont il revenait chargé ; mais il n'y gagna rien, on demeura persuadé que ce qu'il s’était réservé, valait bien ce qu'il avait donné. Le Sénat indigné rendit un décret, par lequel il ordonnait que les captifs d'Héraclée seraient incessamment remis en liberté et renvoyés en leur pays. Mais l'affaire alla plus loin, car Thrasymède, l'un des Héracléens les plus distingués, accusa Cotta en plein Sénat. Il exposa les services que la ville d’Héraclée avait rendus aux Romains, l'alliance et la bonne amitié qu'elle avait toujours entretenues avec eux ; que si elle s'en était écartée, ce n’avait jamais été par une délibération publique, ou par la mauvaise volonté des habitants, mais par la perfidie de leurs Magistrats, ou par la violence de ceux qui commandaient dans la place. Il peignit aux yeux du Sénat, Cotta dépouillant les temples, enlevant les statues des Dieux, regardant comme la proie toutes les richesses des particuliers, exerçant contre eux mille cruautés, chargeant les vaisseaux d'une quantité prodigieuse d'or et d'argent et mettant le feu à tout ce qu'il ne pouvait pas emporter. Par les larmes, encore plus que par la force de son discours, il excita la pitié des principaux Sénateurs, pendant qu'une foule de captifs, hommes, femmes et enfants tous en posture de suppliants, une branche d'olivier à la main, attendrissaient les Juges par leurs cris et leurs gémissements. Quand Thrasymède eut cessé de parler, Cotta se leva pour lui répondre; il sle défendit en sa langue et dit brièvement ce qu'il put pour sa justification, après quoi il se remit à sa place. Alors Carbon s'étant levé, Cotta, lui dit-il, nous vous avions donné ordre de prendre Héraclée, mais non pas de la saccager. Tous les autres le condamnèrent de même; la plupart étaient d'avis de l'exil, cependant ils prirent un parti plus modéré, ce fut de le déclarer déchu du droit de porter le Laticlave. A l'égard des captifs d'Héraclée, non seulement le Sénat les déclara libres, mais il leur rendit leurs terres, leur ville et leurs ports, avec le libre exercice de leur commerce et défenses furent faites de retenir aucun d'eux dans l'esclavage. [83] Thrasymède ayant ainsi obtenu ce qu'il souhaitait, fit embarquer les captifs et les renvoya en leur pays. Pour lui, afin d'être plus à portée de rendre service à ses compatriotes, il demeura un temps à Rome avec Brithagoras et Propylus qui était fils de ce dernier. Après y avoir passé quelques années, il équipa une petite flotte et s'en retourna à Héraclée, où il employa tous ses soins à réparer les malheurs de sa patrie, à la repeupler et pour ainsi dire, à la ranimer; mais quelque peine qu'il prît, il ne put jamais y rassembler plus de huit mille habitants, même en y comprenant les esclaves. [84] Brithagoras dans la suite voyant ce nombre considérablement augmenté, fit espérer à ces peuples qu'on les rendrait parfaitement libres, en leur permettant de se gouverner par leurs propres lois comme auparavant. Et en effet, plusieurs années après, lorsque Jules César fut devenu le maître de la République Romaine, Brithagoras se rendit auprès de lui avec quelques autres Héracléens de distinction et entre autres Propylus son fils. Dans cette ambassade il sut gagner l'amitié de César, qui lui donna de bonnes paroles et n'en différa l'effet que parce qu'il n’était point à Rome ; car tout occupé de les grands desseins, il faisait la guerre tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, Brithagoras le suivit partout avec son fils. On voyait bien qu'il obtiendrait infailliblement ce qu'il demandait ; mais après douze ans d'assiduité, cet illustre Héracléen cassé de vieillerie et de travaux, tomba malade et finit ses jours, au grand regret de sa patrie, justement dans le temps que César était sur le point de revenir à Rome. [85] Là finit aussi le seizième livre de Memnon. Cet ouvrage, au reste, est judicieusement écrit. L'Auteur s'y est attaché à un genre de style qui est aisé, simple et léger; il s'exprime toujours clairement, il est en garde contre les digressions, ne se permettant que celles qui se présentent naturellement ; et quand il est obligé de s'écarter de son sujet, il y revient toujours le plutôt qu'il peut. Sa diction est simple, rarement il use de termes figurés. Je ne dis rien de ses huit derniers livres, parce qu'ils ne me sont jamais tombés entre les mains.