[0] PHOTIUS, Bibliotheca - Ctésias, Extrait de l'Histoire de Perse. [1] I. L’HISTOIRE de Perse de Ctésias de Cnide contient vingt-trois livres. Les six premiers traitent de l’Histoire d’Assyrie et de tout ce qui a précédé l’empire des Perses. Il commence au septième à raconter l’Histoire de ce peuple. Dans ce livre, dans les huitième, neuvième, dixième, onzième, douzième et treizième livres, il parcourt l’Histoire de Cyrus, de Cambyse, du Mage, de Darius et de Xerxès. Dans presque tous ces livres, non seulement il dit le contraire d’Hérodote, mais encore il l’appelle menteur en beaucoup de choses et inventeur de fables: car il a vécu après lui. Il dit qu’il a été lui-même témoin oculaire de la plupart des choses qu’il écrit, ou qu’il a appris des Perses, même celles dont il n’a pu être témoin, et qu’il n’a entrepris de composer son Histoire qu’après s’en être instruit de la sorte. Hérodote n’est pas le seul écrivain qu’il contredise; il est contraire aussi en quelque chose à Xénophon, fils de Gryllus. Il florissait du temps de Cyrus, fils de Darius et de Parysatis. Cyrus était frère d’Artaxerxès, qui fut dans la suite Roi de Perse. [2] II. Il parle d’abord d’Astyage, qu’il appelle Astyigas. Il dit que Cyrus ne le reconnaissait point pour son parent : qu’Astyigas s’enfuit à Ecbatane, et qu’Amytis sa fille et Spitamas son gendre le cachèrent dans les Criscranes du Palais-Royal. Cyrus étant venu à ce palais, commanda qu’on donnât la question non seulement à Spitamas et à Amytis, mais encore à Spitacès et à Mégabernes leurs enfants, pour les obliger à dire où était leur père. Astyigas voulant épargner la torture à ses enfants, se découvrit lui-même. On se saisit à l’instant, et Œbaras le fit mettre dans de fortes entraves; mais peu de temps après, Cyrus le mit en liberté, et l’honora comme son père. Il rendit d’abord à Amytis, fille d’Astyigas, les mêmes honneurs qu’à sa propre mère. Il la prit ensuite pour femme, après que Spitamas son mari eut été puni de mort pour avoir menti, en disant qu’il ne connaissait pas Astyigas, au sujet duquel on l’interrogeait. « Voilà ce que Ctésias raconte de Cyrus. Son récit, comme on le voit, diffère de celui d’Hérodote ». Ctésias ajoute que Cyrus fit la guerre aux Bactriens, et qu’il leur livra des combats où l’avantage fut égal de part et d’autre: mais que lorsque les Bactriens eurent appris qu’Astyigas était devenu le père de Cyrus, qu’Amytis était devenue sa mère, et qu’ensuite il l’avait épousée, ils se rendirent d’eux-mêmes à Amytis et à Cyrus. [3] III. Cyrus fit ensuite la guerre aux Saces, et fit prisonnier Amorgès leur Roi, époux de Sparéthra. Cette Princesse ayant appris la captivité de son mari, leva une armée de trois cent mille hommes et de deux cent mille femmes, et les ayant menés au combat, elle battit Cyrus, et le fit prisonnier avec beaucoup d’autres, parmi lesquels était Parmisès, frère d’Amytis, avec ses trois fils. Il se fit ensuite un échange des prisonniers, et lorsqu’on les eut rendus, Amorgès fut remis en liberté. [4] IV. Cyrus ayant fait alliance avec Amorgès, marcha contre Crésus et la ville de Sardes. Les Perses ayant mis par le conseil d’Œbaras des figures d’hommes de bois le long des murs de la ville, les habitants furent saisis d’une si grande frayeur, aussitôt qu’ils les eurent aperçus, que sur-le-champ ils se rendirent. Ce fut ainsi que la ville fut prise. Avant qu’elle le fut, Crésus, trompé par un spectre divin qui lui apparut, donna son fils en otage. Mais Crésus ayant usé de supercherie, son fils fut mis à mort sous ses yeux, et la mère du jeune Prince ne voulant pas survivre à un si triste spectacle, se précipita de dessus les murailles, et se tua. La ville ayant été prise, Crésus se réfugia dans le temple d’Apollon, et ne périt pas. Cyrus le fit lier trois fois dans ce temple, et trois fois il fut délié, sens qu’on pût ni voir ni savoir par quelle main il l’avait été, quoiqu’on eût mis le scellé sur la porte du temple et qu’on en eut confia la garde à Œbaras. On coupa la tête à ceux qui étaient dans les fers avec Crésus, parce qu’on les soupçonna de l’avoir délié. On fit conduire et enfermer ce Prince dans le Palais-Royal, et on le lia plus fort qu’auparavant. Mais le tonnerre ayant grondé et la foudre étant tombée, il se trouva encore délié. Cyrus prit alors, quoiqu’avec peine, le parti de le mettre en liberté. Mais depuis ce temps-là il le traita avec beaucoup d’humanité, et lui assigna pour son séjour Barène, ville considérable près d’Ecbatanes, dans laquelle il y avait une garnison de cinq mille hommes de cavalerie et de dix mille Peltastes armés d’arcs et de javelots. [5] V. Ctésias raconte que Cyrus envoya en Perse l’eunuque Pétisacas, qui avait beaucoup de crédit en cour, pour amener Astyigas de Barcanie, parce qu’Amytis avait grande envie de revoir son père, et qu’il ne le désirait pas moins. Œbaras conseilla à Pétisacas de conduire Astyigas dans un lieu désert, et de l’y laisser mourir de faim et de soif. L’eunuque suivit son conseil. Un songe découvrit son crime. Amytis demanda avec instance qu’on lui livrât le coupable. Enfin Cyrus le lui remit entre les mains, pour qu’elle le fit punir. Lorsqu’elle l’eut en son pouvoir, elle lui fit arracher les yeux, et par ses ordres, on l’écorcha vif, et on le mit en croix. Œbaras, craignant qu’on ne lui fit le même traitement, quoique Cyrus lui eut promis qu’il ne le permettrait jamais, fut dix jours sans manger, et se laissa mourir de faim. On fit de superbes funérailles à Astyigas. Son corps fut trouvé entier dans le désert, sans que les bêtes y eussent touché; il y fut gardé par des lions, jusqu’au moment que Pétisacas y retourna pour l’enlever. [6] VI. Cyrus marcha ensuite contre les Derbices; Amoræus était leur Roi. Les Derbices placèrent des éléphants dans une embuscade. Lorsqu’il en fut temps, ils les firent sortir à l’encontre de la cavalerie, qui, par ce moyen, fut mise en déroute. Cyrus étant tombé de cheval, aussitôt un Indien, qui le poursuivait, le frappa d’un coup de dard à la cuisse, au-dessous de la jointure; car les Indiens, alliés des Derbices, se trouvèrent à cette bataille, et ce furent eux qui leur fournirent des éléphants. Cyrus mourut peu de temps après de cette blessure. Les siens le relevèrent tandis qu’il respirait encore, et se retirèrent avec lui dans leur camp. Il périt dans ce combat un grand nombre de Perses, et la perte des Derbices ne fut pas moins considérable; puisqu’il en coûta dix mille hommes aux uns et aux autres. [7] VII. Amorgès, Roi des Saces, ayant appris ce qui était arrivé à Cyrus, se mit promptement en marche à la tête de vingt mille Saces à cheval. Le combat recommença entre les Perses et les Derbices. Les premiers, renforcés par les Saces, se battirent avec tant de résolution, qu’ils remportèrent une victoire complète. Amoræus, Roi des Derbices, fut tué dans cette bataille avec ses deux fils; il y périt aussi trente mille de ses sujets. Les Perses n’y perdirent que neuf mille hommes, et Cyrus se rendit maître des terres de ses ennemis. [8] VIII. Cyrus voyant approcher l’heure de sa mort, nomma pour son successeur à la couronne Cambyse, l’aîné de ses fils. Quant à Tanyoxarcès le cadet, il l’établit Despote des Bactriens, des Choramniens, des Parthes et des Carmaniens, et ordonna qu’il gouvernerait toutes ces provinces, sans payer au Roi aucune redevance. Il donna à Spitacès, fils de Spitamas, la Satrapie des Derbices, et à Mégabernes, l’autre fils de Spitamas, celle des Barcaniens, et leur recommanda en même temps d’obéir en toutes choses à leur mère. Il voulut aussi qu’ils se liassent entre eux et avec Amorgès de la plus étroite amitié, et les obligea de se donner mutuellement la main, comme un gage de cette amitié. Il souhaita toutes sortes de prospérités à ceux qui la garderaient inviolablement, et fit des imprécations contre ceux qui la violeraient les premiers par quelque entreprise injuste. Ayant achevé ces paroles, il mourut le troisième jour de sa blessure, après un règne de trente ans. « C’est par là que finit l’onzième livre de Ctésias de Cnide. Le douzième commence par le règne de Cambyse ». [9] IX. Ce Prince étant parvenu à la couronne, envoya le corps de son père en Perse par l’eunuque Bagapates, avec ordre de lui faire rendre tous les honneurs funèbres. Il administra les affaires de l’empire de la manière que l’avait réglé Cyrus. Artasyras d’Hyrcanie jouissait auprès de Cambyse du plus grand crédit; les eunuques Ixabates, Aspadates et Bagapates n’en avaient pas moins. Celui-ci avait été en grande faveur sous le règne de Cyrus. Ce fut lui qui, après la mort de Pétisacas, marcha en Egypte contre Amyrtée, Roi des Egyptiens, et qui le vainquit par l’intelligence de l’eunuque Combaphée. Cet eunuque, qui avait beaucoup de pouvoir auprès du Roi d’Egypte, lui livra les ponts et trahit les intérêts des Egyptiens, à condition qu’on le ferait Hyparque des Egyptiens. Il le fut en effet. Cambyse le lui avait promis d’abord par l’entremise d’Ixabates, cousin de Combaphée, et ensuite il lui réitéra lui-même cette promesse de vive voix. Amyrtée ayant été fait prisonnier, Cambyse ne lui fit point d’autre mal que de le reléguer à Suse avec six mille Egyptiens, qu’il choisit lui-même pour l’y accompagner. Au reste il subjugua toute l’Egypte, et dans le combat qui décida de la liberté de ce pays, il périt cinquante mille Egyptiens et vingt mille Perses. [10] X. Un certain Mage, nommé Sphendadates, ayant commis quelque faute, Tanyoxarcès, le condamna au fouet. Le Mage vint trouver Cambyse. Il ne fut pas plutôt arrivé qu’il accusa Tanyoxarcès, frère du Roi, de lui dresser des embûches; et pour marque qu’il s’était révolté, il ajouta que si on le mandait en Cour, il n’y viendrait pas. Sur cette accusation, Cambyse manda son frère. Tanyoxarcès, retenu dans son gouvernement par des affaires importantes, différa quelque temps de se rendre auprès du Roi. Ce délai rendit le Mage plus hardi à l’accuser. Amytis, mère du Roi et de Tanyoxarcès ayant quelque soupçon des menées secrètes du Mage, avertit Cambyse, son fils, de ne pas ajouter foi à ses propos. Cambyse lui répondit qu’il ne le croyait pas, et cependant il en était fortement persuadé. Il manda son frère pour la troisième fois. Tanyoxarcès se rendit enfin à ses ordres. Le Roi l’embrassa, bien résolu cependant de le faire mourir; mais il voulait que ce fût à l’insu d’Amytis. Ce projet fut exécuté, et voici de quelle manière : il s’y prit par les conseils du Mage. Sphendadates ressemblait parfaitement à Tanyoxarcès. Il conseilla à Cambyse de le condamner publiquement à voir la tête tranchée pour avoir accusé faussement le frère du roi, de faire mourir cependant secrètement Tanyoarcès et de revêtir le Mage des habits de ce Prince, afin qu’on le prît à la vue de ces ornements pour Tanyoxarcès. Ce pernicieux conseil s’exécuta. On fit boire à Tanyozarcès du sang de taureau; il en mourut. Le Mage se revêtit des habits de ce Prince; on le prit pour Tanyoxarcès. La méprise dura longtemps; personne n’en eut connaissance, excepté Artasyras, Bagapates et Ixabates, les seuls à qui le Roi avait confié ce secret. [11] XI. Cambyse ayant mandé Labyze, le premier des eunuques de Tanyoxarcès et les autres eunuques de ce Prince, leur fit voir le Mage revêtu des habits de son frère, et assis: « Ne croyez-vous pas, leur dit-il, que c’est là Tanyoarcès. Labyze, surpris de cette question: « Oui, dit-il, nous le croyons, et pour quel autre pourrions nous le prendre, tant le Mage ressemblait à Tanyoxarcès, et tant il était difficile de ne s’y point tromper! Le Roi l’envoya dans la Bactriane, et il gouverna cette province, comme l’aurait pu faire Tanyoxarcès lui-même. Mais enfin cinq ans après, Amytis découvrit tout le mystère par l’eunuque Tibéthée, que le Mage avait maltraité de coups. Elle demanda Sphendadates à Cambyse; mais ce Prince n’ayant pas voulu le lui livrer, elle fut si irritée de ce refus, qu’après avoir fait contre lui plusieurs imprécations, elle s’empoisonna et mourut ainsi. [12] XII. Cambyse offrit ensuite des sacrifices; on égorgea des victimes : leur sang ne coula point: il en fut alarmé. Peu de temps après Roxane accoucha d’un enfant sans tête: Cambyse encore plus alarmé de ce nouveau prodige, consulta les Mages: ceux-ci lui répondirent que ces prodiges l’avertissaient qu’il ne laisserait pas d’héritier de sa couronne. Sa mère lui ayant apparu, lui annonça que son fratricide ne demeurerait pas impuni. Cette menace redoubla ses inquiétudes; il en fut de plus en plus abattu. Etant allé à Babylone, tandis qu’il s’amusait pour passer le temps à doler un morceau de bois avec un couteau, il se blessa le muscle de la cuisse. Il en mourut le onzième jour, après un règne de dix-huit ans. [13] XIII. Bagapates et Artasyras avaient résolu avant la mort de Cambyse de mettre le Mage sur le trône. Ils y réussirent, et le Mage régna après la mort de ce Prince. Ixabates fit transporter le corps de Cambyse en Perse. Trouvant à son retour le Mage sur le trône sous le nom de Tanyoxarcès, il répandit cette nouvelle dans l’armée, et après l’avoir diffamé, il se réfugia dans le temple. On l’en arracha, et il eut la tête tranchée. [14] XIV. Sept Seigneurs des plus illustres d’entre les Perses, Onuphas, Idernes, Norondabates, Mardonius, Barissès, Artaphernes et Darius, fils d’Hystaspe, conspirèrent contre le Mage. Après s’être mutuellement donné la foi, ils prirent pour adjoints Artasyras même et Bagapates. Celui-ci avait en sa garde toutes les clefs du Palais-Royal. Il leur en ouvrit les portes. Etant entrés par son moyen, ils trouvèrent le Mage couché avec une courtisane de Babylone. Dès qu’il les aperçut, il sauta à bas du lit, et ne trouvant point d’armes sous ses mains, parce que Bagapates avait eu la précaution d’enlever secrètement tout ce qu’il y en avait dans les appartements, il brisa un siège d’or, en prit un pied, avec lequel il se défendit; sa résistance ne fut pas longue. Les sept conjurés le percèrent de plusieurs coups, sous lesquels il expira, après un règne de sept mois. [15] XV. Après la mort du Mage, Darius, l’un des sept conjurés, monta sur le trône, suivant la convention faite entre eux. Son cheval lui acquit la couronne, parce qu’il eut l’industrie de le faire hennir le premier au lever du soleil. Les Perses célèbrent encore aujourd’hui la fête de la Magophonie, le même jour que le Mage Sphendadates fut tué. Darius se fit faire un tombeau sur le mont à deux cimes. Lorsqu’on l’eut achevé, il lui prit envie de le voir: mais il en fut dissuadé par les Chaldéens, et par son père et par sa mère. Quant à ceux-ci, ils voulurent contenter leur curiosité. Il leur en coûta la vie. Les prêtres, qui les guindaient au haut de la montagne, ayant aperçu (46) des serpents, en furent si effrayés, qu’ils lâchèrent les cordes. Le Prince et la Princesse se tuèrent en tombant. Cet accident causa beaucoup de chagrin à Darius. Il fit couper la tête aux quarante personnes chargées de guider au haut de la montagne son père et sa mère. [16] XVI. Darius ordonna à Ariaramnès, Satrape de Cappadoce, de marcher contre les Scythes, et de les réduire en servitude, hommes et femmes. Ariaramnès passa en Scythie sur trente bâtiments à cinquante rames. Il fit les Scythes prisonniers, suivant les ordres qu’il en avait reçus, et même il se saisit de Marsagétès, frère du Roi des Scythes, que ce Prince avait fait mettre dans les fers, pour quelque sujet de mécontentement. [17] XVII. Scytharcès, Roi des Scythes, en fut fort irrité. Il écrivit à Darius en termes injurieux, et celui-ci lui fit réponse sur le même ton. Enfin Darius mit sur pied une armée de huit cent mille hommes; et ayant fait construire des ponts de bateaux sur le Bosphore et sur l’Ister, il passa dans le pays des Scythes, et marcha contre eux pendant quinze jours. Ces deux Rois s’envoyèrent réciproquement des arcs. Ceux des Scythes étaient les plus forts. Cette raison fit prendre la fuite à Darius. Il repassa sur les ponts de bateaux, et les fit rompre en diligence, avant même que toute son armée eut repassé; de sorte que Scytharcès fit égorger quatre-vingt mille hommes qu’il avait laissés en Europe. Darius ayant repassé le Bosphore, fit brûler les maisons et les temples des Chalcédoniens, parce qu’ils avoient tenté de rompre la partie du pont qui était de leur côté, et parce qu’ils avaient renversé l’autel qu’il avait fait élever à Jupiter Diabatérien, pendant qu’il était en route. [18] XVIII. Datis, commandant la flotte des Mèdes, passa du Pont dans les îles de la Grèce et sur le continent. Il porta le ravage partout; mais Miltiade étant allé à sa rencontre à Marathon, les Perses furent battus; Datis lui-même périt dans le combat, et l’on refusa de rendre son corps aux Perses qui le redemandèrent avec instance. [19] XIX. Darius étant retourné en Perse, et ayant offert des sacrifices aux Dieux, il fut attaqué d’une maladie, dont il mourut au bout de douze jours. Il avait douze ans lorsqu’il monta sur le trône, et il en régna trente et un; Artasyras mourut aussi. Quant à Bagapates, il vécut encore sept ans, pendant lesquels il demeura toujours auprès du tombeau de Darius. [20] XX. Xerxès succéda à Darius son père. Artapanus, fils d’Artasyras, n’eut pas moins de crédit auprès de ce Prince, que son père et Mardonius l’ancien n’en avaient eu auprès de Darius. Natacas fut le plus puissant de tous les Eunuques; il jouissait de la plus grande faveur. Xerxès épousa Amestris, fille d’Onophas. Il en eut d’abord un fils, nommé Dariæus; deux ans après, il en eut un second, qu’on appela Hystaspe; puis un troisième, qui fut nommé Artaxerxès. Il eut aussi deux filles, dont l’une s’appela Amylis du nom de sa grand’mère, et l’autre Rhodogune. [21] XXI. Xerxès entreprit une expédition contre les Grecs, parce que les Chalcédoniens, comme je l’ai dit plus haut, avaient tenté de rompre le pont du Bosphore, qu’ils avaient renversé l’autel que Darius avait élevé, et parce que les Athéniens, ayant tué Datis à la journée de Marathon, avaient refusé de rendre son corps aux Perses. Il alla d’abord à Babylone et voulut voir le tombeau de Bélitanas. Il le vit en effet par le moyen de Mardonius ; mais il ne put remplir le cercueil d’huile, comme l’exigeait l’inscription. [22] XXII. Il se rendit ensuite à Ecbatane, où li reçut la nouvelle de la révolte des Babyloniens et de la mort de Zopyre, son général, qu’ils avaient tué. « C’est ainsi que Ctésias raconte toutes ces choses; et en cela il s’éloigne d’Hérodote. Car, à l’exception du prodige de la mule, qui mit bas un poulain, ce que celui-ci dit de Zopyre, Ctésias l’attribue à Mégabyze, qui était gendre de Xerxès, dont il avait épousé la fille Amytis ». Babylone fut donc prise par Mégabyze; Xerxès lui fit plusieurs présents, et entre autres celui d’une meule d’or du poids de six talents ce qui est, chez les Perses, le don le plus précieux que le Roi puisse faire. [23] XXIII. Xerxès ayant levé une armée de huit cent mille combattants, sans compter les chars armés en guerre, et ayant équipé mille trirèmes, il passa en Grèce sur un pont de bateaux, qu’il avait fait construire à Abydos. Ce fut dans ce temps-là que Démarate, Roi de Lacédémone, vint le trouver pour la première fois, et il passa d’Asie en Europe avec ce Prince. Démarate le détourna par ses discours d’attaquer Lacédémone. Xerxès étant arrivé au pas des Thermopyles, envoya contre Léonidas, Général des Lacédémoniens, Artapane, qui commandait un corps de dix mille hommes. Ce corps de troupes fut complètement battu ; il périt beaucoup de monde du côté des Perses, et les Lacédémoniens ne perdirent du leur que deux ou trois hommes. Xerxès livra un second combat avec vingt mille hommes. Ces troupes furent encore vaincues. Pour les animer au combat, il les y fit ramener à grands coups de fouet. Elles n’en furent pas moins défaites. Le lendemain, il ordonna à cinquante mille hommes de recommencer le combat; cet effort fut aussi inutile que les précédents: il cessa pour lors les attaques. [24] XXIV. Thorax de Thessalie, Calliades et Timaphernes, les hommes les plus puissants qu’il y eut parmi, les Trachiniens, étaient alors au camp des Perses avec leurs troupes. Xerxès les manda près de lui avec Démarate et Hégas d’Ephèse, afin d’avoir leurs avis dans les circonstances présentes. Ils lui répondirent qu’on ne vaincrait jamais ce corps de troupes lacédémoniennes, à moins qu’on ne les enveloppât. Il fit donc marcher quarante mille Perses sous la conduite de ces deux Trachiniens. Ils pénétrèrent par des chemins très difficiles; et ayant tournés les Lacédémoniens, ils les prirent à dos. Ceux-ci, quoiqu’enveloppés de tous les côtés, ne s’en défendirent pas avec moins de courage. Ils périrent tous en combattant vaillamment. [25] XXV. Xerxès envoya ensuite contre les Pistéens cent vingt mille hommes, commandés par Mardonius, à la sollicitation et par le conseil des Thébains, qui l’avaient animé contre eux. Pausanias de Lacédémone vint à la rencontre de Mardonius avec trois cents Spartiates, mille Lacédémoniens des villes voisines de Sparte, et six mille hommes des autres parties de la Grèce. Les Perses furent battus; et Mardonius, ayant été blessé, prit la fuite. Xerxès envoya ensuite ce Général pour piller le temple de Delphes; mais il périt, accablé par une grêle d’une grosseur prodigieuse. Xerxès fut très affligé de sa mort. [26] XXVI. Le Roi marcha ensuite contre Athènes. Les Athéniens ne jugèrent pas à propos de l’attendre. Ils armèrent cent dix trirèmes, sur lesquelles ils embarquèrent ce qu’ils avaient de plus précieux, et se retirèrent à Salamine. Xerxès ayant trouvé la ville sans habitants, la prit et la brûla, excepté la citadelle, qui tint quelque temps. Elle fut défendue par un petit nombre de citoyens qu’on y avait laissés. Mais ceux-ci ayant pris la fuite pendant la nuit, la citadelle fut enfin prise, et les Perses y mirent aussi le feu. Xerxès partit d’Athènes, et se rendit au temple d’Hercules, l’endroit le plus étroit de l’Attique. Il essaya d’y faire une chaussée, et de la pousser jusqu’à Salamine, dans le dessein de passer par terre dans cette île. Mais, par le conseil de Thémistocle et d’Aristides d’Athènes, on fit venir de Crète des archers. Il y eut ensuite un combat naval entre les Perses et les Grecs. Les Perses avaient plus de mille vaisseaux commandés par Onophas, et les Grecs n’en avaient que sept cents. Ceux-ci néanmoins remportèrent la victoire, et les Perses perdirent cinq cents vaisseaux. Xerxès prit la fuite par les conseils artificieux d’Aristides et de Thémistocle. Dans tous les autres combats, il périt du côté des Perses cent vingt mille hommes. [27] XXVII. Xerxès était repassé en Asie, et déjà en route pour se rendre à Sardes, lorsqu’il commanda à Mégabyze d’aller piller le temple de Delphes. Sur le refus de Mégabyze, Xerxès chargea l’eunuque Matacas de cette expédition, avec ordre d’insulter Apollon et de mettre tout au pillage. Celui-ci exécuta les ordres du Roi, et bientôt après il revint le trouver, après voir tout pillé. [28] XXVIII. Xerxès s’étant rendu en Perse au sortir de Babylone, Mégabyze accusa d’adultère Amytis sa femme, qui était fille du Roi, comme on l’a déjà dit. Son père lui ayant fait une sévère réprimande, elle promit de se conduire avec plus de sagesse. [29] XXIX. Artapanus, qui jouissait d’un grand crédit auprès de Xerxès, conspira contre la personne du Roi, de concert avec l’eunuque Spamitrès, qui n’en avait pas moins. Ils tuèrent ce Prince, et persuadèrent ensuite à Artaxerxès qu’il avait été mis à mort par son frère Dariæus. Artapanus arrêta ce jeune Prince par les ordres d’Artaxerxès, et le conduisit au palais du Roi. Dariæus ne cessait de crier en chemin qu’il était innocent du crime qu’on lui imputait. Arrivé au palais, on le fit mourir malgré ses protestations. [30] XXX. Artaxerxès prit possession de la couronne par les intrigues d’Artapanus. Mais peu de temps après, celui-ci chercha à attenter à la vie du Roi, et communiqua son projet à Mégabyze, qui était déjà mécontent, et qui se plaignait d’Amytis sa femme, qu’il soupçonnait d’adultère. Ils s’engagèrent mutuellement à se garder le secret, et se lièrent par des serments réciproques. Mais Mégabyze, violant le sien, dénonça son complice. Artapanus fut arrêté, et puni du même genre de mort dont il avait voulu faire périr Artaxerxès. On découvrit en même temps toute la trame d’Artapanus contre Xerxès et Darius. Aspamitrès, qui était complice de la mort de Xerxès et de Darius, fut condamné à un supplice très cruel, celui des auges. Après la mort d’Artapanus, il se livra un rude combat entre les conjurés et le reste des troupes fidèles au Roi. Les trois fils d’Artapanus furent tués. Mégabyze lui-même fut blessé dangereusement. Artaxerxès en fut très affligé, ainsi qu’Amylis, Rhodogune et Amistris, mère de ces deux Princesses. Il fut enfin guéri, quoiqu’avec bien de la peine, par les soins assidus d’Apollonides, Médecin de Cos. [31] XXXI. Les Bactriens se révoltèrent contre les Perses, ayant à leur tête Artapanus, leur satrape, différent du précédent. Dans un premier combat, l’avantage fut égal de part et d’autre. Il y en eut un second. Le vent, qui soufflait en face des Bactriens, les incommodant beaucoup, les partisans d’Artaxerxès en profitèrent. La victoire se déclara pour eux, et la Bactriane entière rentra dans le devoir. [32] XXXII. L’Egypte se souleva : Inaros, Roi de Libye, excita ce soulèvement de concert avec un autre Egyptien. On se disposa à la guerre. Inaros demanda des vaisseaux aux Athéniens; ils lui en envoyèrent quarante. Artaxerxès voulait marcher en personne contre les Egyptiens; mais ses amis l’en ayant dissuadé, il y envoya Achæménides, son frère, avec une armée de terre de quatre cent mille hommes et une flotte de quatre-vingts vaisseaux. Inaros lui présenta la bataille, et remporta une victoire complète. Achæménides fut blessé de la main même d’Inaros, et mourut, peu de temps après, de sa blessure. Son corps fut renvoyé à Artaxerxès. Inaros remporta aussi sur mer une victoire éclatante. Charitimidès, qui commandait les quarante vaisseaux Athéniens, se distingua beaucoup dans ce combat. Les Perses eurent vingt vaisseaux de pris avec les troupes qui les montaient; les trente autres furent brisés, ou coulés à fond. [33] XXXIII. Mégabyze fut ensuite envoyé contre Inaros avec une armée de deux cent mille hommes, sans compter les troupes qui restaient de la première. On équipa aussi trois cents vaisseaux commandés par Oriscus. Ainsi, sans y comprendre la flotte, l’armée était en tout de cinq cent mille hommes : car de quatre cent mille hommes qu’Achéménides avait menés en Egypte, cent mille avaient été taillés en pièces avec lui. Le combat fut de plus sanglant; la perte fut considérable des deux côtés; mais de celui des Egyptiens, elle fut plus forte. Mégabyze blessa Inaros à la cuisse, et le mit en fuite; les Perses remportèrent une victoire complète. Inaros se sauva à Byblos, ville forte en Egypte. Tous les Grecs qui n’avaient pas péri dans le combat, s’y retirèrent aussi avec le général Charitimidès. [34] XXXIV. L’Egypte se soumit à Mégabyze, excepté Byblos. Comme cette place paraissait imprenable, le Général Perse traita avec Inaros et avec les Grecs, qui étaient encore plus de six mille hommes. Il promit à Inaros le pardon de la part du Roi, et qu’il ne lui serait fait aucun mal, et il permit aux Grecs de retourner dans leur patrie quand ils le voudraient. [35] XXXV. Il établit Sarsamas Satrape d’Egypte, et prenant avec lui Inaros et les Grecs, il s’en retourna vers Artaxerxès. Il trouva ce Prince extrêmement irrité contre Inaros, à cause de la mort d’Achæménides, son frère, qu’il avait tué. Mégabyze lui raconta toutes les particularités de cette expédition; et ayant ajouté qu’il ne s’était rendu maître de Byblos qu’après avoir engagé sa foi à Inaros et aux Grecs, il le pria instamment de leur accorder la vie. Il l’obtint, et la nouvelle en fut sur le champ portée à l’armée. [36] XXXVI. Amytis, inconsolable de la mort de son fils Achæménides, ne cessait de solliciter la mort d’Inaros et des Grecs que l’on avait fait prisonniers avec lui. Sur le refus du Roi, elle le pria de lui abandonner Mégabyze. Elle ne fut pas plus redoutée qu’auparavant. Ces refus ne l’ayant pas rebutée, elle obtint enfin au bout de cinq ans, à force d’importunités, qu’on lui abandonnerait Inaros avec les Grecs. Elle fit attacher Inaros à trois croix, et trancher la tête à cinquante Grecs, n’ayant pu en trouver davantage. [37] XXXVII. Mégabyze, outré de ce manque de foi, demanda au Roi la permission de se retirer en Syrie, dont il était gouverneur, et où il avait fait passer secrètement les Grecs qui avaient échappé à la vengeance d’Amytis. Il s’y rendit ensuite lui-même; et dès qu’il fut arrivé, il leva une armée de cent cinquante mille hommes, tant infanterie que cavalerie, et se révolta contre le Roi. Artaxerxès envoya contre lui Ousiris avec une armée de deux cent mille hommes. Il y eut un combat sanglant: les deux Généraux se blessèrent mutuellement. Ousiris porta à Mégabyze un coup de dard dans la cuisse, et le lui enfonça de deux doigts. Mégabyze blessa aussi Ousiris d’un coup de dard à la cuisse et ensuite à l’épaule. Ousiris tomba de cheval; Mégabyze l’ayant saisi, le fit relever, et ordonna de le garder avec soin sans lui faire aucun mal. Il périt dans cette bataille un grand nombre de Perses. Zopyre et Artyphius, tous deux fils de Mégabyze, s’y distinguèrent; la victoire de leur père fut complète. Mégabyze prit grand soin d’Ousiris; et lorsqu’il fut guéri, il le renvoya à Artaxerxès, qui le lui avait fait demander. [38] XXXVIII. Le Roi envoya contre Mégabyze une autre armée sous la conduite de Ménostanès, fils d’Artarius, Satrape de Babylone, et frère d’Artaxerxès. Les deux armées ne furent pas plutôt en présence, qu’il se donna un furieux combat. Les Perses furent encore battus: Ménostanès, d’abord blessé à l’épaule par Mégabyze, le fut encore par le même d’un coup de flèche à la tête; mais la blessure ne fut pas mortelle. Il prit la fuite; ses troupes suivirent son exemple: la victoire de Mégabyze fut des plus éclatantes. [39] XXXIX. Artarius lui envoya un homme de confiance pour l’engager à faire sa paix avec le Roi. Mégabyze répondit qu’il y était disposé; mais que ce serait à condition qu’il ne se rendrait pas auprès du Roi, et qu’il resterait dans son gouvernement. Ces conditions ayant été portées à Artaxerxès, l’eunuque Artoxarès de Paphlagonie, et Amistris, appuyèrent avec vivacité ces demandes, et conseillèrent au Prince de les accepter. On lui envoya Amytis sa femme, Artarius, Artoxarès, qui avait déjà vingt ans, Pétisas, fils d’Ousiris et père de Spitamas. Enfin, après beaucoup de pourparlers et un grand nombre de serments, ils parvinrent, quoiqu’avec peine, à le persuader de se rendre auprès du Roi. Mégabyze se mit en route. Il ne fut pas plutôt arrivé, qu’Artaxerxès l’envoya assurer de son pardon. [40] XL. Quelque temps après, Artaxerxès étant à la chasse, un lion vint à lui; et dans le temps que cet animal, s’étant dressé sur ses jambes de derrière, s’élançait sur ce Prince, Mégabyze le perça d’un coup de dard et le renversa mort sur la place. Le Roi, irrité de ce que Mégabyze avait frappé la bête avant lui, ordonna qu’on lui tranchât la tête. Mais Amytis et Amistris ayant joint leurs prières à celles de plusieurs personnes de distinction, la peine de mort fut commuée en un exil. On le relégua en la ville de Cyrtes sur la mer Rouge. L’eunuque Artoxarès fut exilé en Arménie, parce qu’il avait souvent parlé un peu trop librement en faveur de ce Seigneur. [41] XLI. Après avoir passé cinq ans dans le lieu de son exil, Mégabyze s’enfuit déguisé en pisague. C’est ainsi que les Perses nomment les lépreux en leur langue, et personne n’ose en approcher. S’étant donc sauvé par ce stratagème, il revint chez lui; Amytis, sa femme, eut de la peine à le reconnaître. Quand elle se fut assurée que c’était son mari, elle alla trouver sa mère Amistris. Elles intercédèrent toutes deux pour lui avec tant de chaleur auprès du Roi, que ce Prince lui rendit ses bonnes grâces, et même qu’il l’admit à sa table comme auparavant. Mégabyze mourut âgé de soixante et seize ans. Lorsque le Roi apprit sa mort, il en fut très affligé. [42] XLII. Amytis fréquenta, après la perte de son mari, les sociétés où se trouvaient des hommes, sa mère Amistris lui en avait donné l’exemple. Apollonides de Cos exerçait alors la médecine en Perse. Amytis étant tombée malade, elle l’envoya chercher, quoique ce fût plutôt une indisposition qu’une véritable maladie. Comme il se sentait de l’inclination pour elle, il lui dit qu’elle était attaquée d’une maladie hystérique, et qu’elle n’en pourrait guérir qu’en ayant commerce avec des hommes. Ce stratagème lui réussit. Mais s’étant aperçu que la maladie dégénérait en marasme, il s’abstint de la voir. Cependant le mal ayant fait des progrès, Amytis, se voyant prête à mourir, découvrit le tout à sa mère, et la pria de la venger d’Apollonides. Amistris raconta à Artaxerxès tout ce qui s’était passée que ce Médecin avait trompé Amytis; qu’il avait eu commerce avec sa fille; qu’il ne l’avait quittée qu’après cet outrage; enfin, que sa fille lui avait recommandé de l’en venger. Artaxerxès l’ayant laissée la maîtresse de traiter ce Médecin comme elle le voudrait, il fut arrêté par son ordre, chargé de chaînes ; et après qu’on lui eut fait souffrir mille tourments pendant deux mois consécutifs, il fut enterré vif, dans le même temps qu’Amytis mourut. [43] XLIII. Zopyre, fils de Mégabyze et d’Amytis, ayant perdu son père et sa mère, se révolta contre le Roi. Il alla à Athènes, où il fut bien reçu en considération des services importants que sa mère avait rendus aux Athéniens. De là il fit voile à Caune avec des troupes qu’ils lui donnèrent, et somma la ville de se rendre. Les Cauniens répondirent qu’ils la lui remettraient volontiers, à condition que les Athéniens, dont il était accompagné, n’y entreraient pas. Tandis que Zopyre escaladait le mur, un Caunien, nommé Alcides, lui lança une pierre; la pierre l’atteignit à la tête et le tua. Amistris, sa grand’mère, fit mettre en croix ce Caunien. Quelque temps après, elle mourut fort âgée. Artaxerxès mourut aussi, après avoir régné quarante-deux ans. « Ainsi finit le dix-septième livre de l’histoire de Ctésias. Le dix-huitième commence ainsi »: [44] XLIV. Artaxerxès étant mort, Xerxès, son fils, lui succéda. C’était le seul enfant légitime qu’il eut. Il l’avait eu de Damaspie, qui mourut le jour même de son décès. Bagoraze fut chargé de faire transporter en Perse le corps du Roi et celui de la Reine. Artaxerxès avait dix-sept enfants naturels, au nombre desquels étaient Sécyndianus qu’il avait eu d’Alogune de Babylone. Ochus et Arsitès étaient deux autres de ses enfants naturels. Le dernier avait pour mère Cosmartidène, qui était aussi de Babylone. Ochus fut Roi dans la suite. Outre ces trois fils, dont je viens de parler, il eut encore Bagapus et Parysatis d’une Babylonienne nommée Andia. Parysatis fut mère d’Artaxerxès et de Cyrus le jeune. Ochus fut fait, du vivant de son père, satrape d’Hyrcanie, et le Roi lui fit épouser une princesse, appelée aussi Parysatis, qui était fille de Xerxès et sa sœur. [45] XLV. L’eunuque Pharnacyse occupait le premier rang après Bagoraze, Ménostanes et quelques autres. Sécyndianus se les étant attachés, ils entrèrent un certain jour de fête dans l’appartement du palais où reposait Xerxès après une débauche de table et le tuèrent quarante-cinq jours après la mort de son père. Le corps du fils et celui du père furent transportés ensemble en Perse par un événement bien singulier. Les mules, attachées au char où l’on avait mis le corps du père, ne voulurent point le traîner, comme si elles eussent attendu aussi celui du fils. Lorsqu’on l’eut apporté, elles marchèrent avec beaucoup d’ardeur. [46] XLVI. Sécyndianus, étant monté sur le trône, créa Ménostanes Azabarites. Il couvait depuis longtemps dans le fond du cœur de la haine contre Bagoraze. Celui-ci étant revenu à la cour sans sa permission, il lui fit un crime d’avoir quitté le corps de son père, et sous ce prétexte il le fit lapider. Les troupes furent très affligées du supplice de Bagoraze, et quoique Sécyndianus leur eût fait distribuer des sommes considérables, ce meurtre et celui de son frère Xerxès le leur rendirent très odieux. [47] XLVII. Ce crime commis, il manda Ochus. Ce Prince promit de se rendre incessamment à la cour ; cependant il ne se pressa pas de venir. Sécyndianus lui réitéra plusieurs fois les mêmes ordres; mais il n’en tint aucun compte. Enfin Ochus leva des troupes nombreuses, et l’on ne douta plus qu’il n’eût intention de s’emparer du trône. Arbarius, Général de la cavalerie, s’étant révolté, contre Sécyndianus, vint le trouver. Bientôt après, Arxanès, satrape d’Egypte, passa aussi de côté, ainsi qu’Artoxarès, qui vint exprès d’Arménie. Ils ne furent pas plutôt arrivés, qu’ils lui mirent, malgré lui, la cidare sur la tête. [48] XLVIII. Ochus monta donc sur le trône, et changeant de nom, il se fit appeler Dariæus. Il tâcha d’attirer Sécyndianus auprès de lui, et par les conseils de Parysatis, il se servit, pour parvenir à ses fins, de toutes sortes d’artifices, et même il y employa les serments. Ménostanes faisait, de son côté, tout ce qu’il pouvait pour empêcher Sécyndianus d’ajouter foi à ces serments, et pour le détourner de traiter avec des gens qui cherchaient à le tromper. Malgré de si sages avis, Sécyndianus se laissa persuader. Il fut arrêté et jeté dans de la cendre, où il périt, après un règne de six mois et quinze jours. [49] XLIX. Sécyndianus étant mort, Ochus, qu’on appelait aussi Dariæus, régna seul. Trois eunuques jouirent auprès de lui du plus grand crédit. Artoxarès tenait le premier rang, Artibazanès le second, Athoüs le troisième; il consultait principalement sa femme sur toutes les affaires. Il en avait eu deux enfants avant que de monter sur le trône: une fille nommée Amistris et un fils appelé Arsacas, qui, dans la suite changea de nom et prit celui d’Artaxerxès. Quand elle fut reine, elle lui donna un autre fils, qu’elle appela Cyrus du nom du Soleil. Elle nomma le troisième Artostès; celui-ci fut suivi de plusieurs autres, jusqu’au nombre de treize. « Notre historien ajoute qu’il tenait ces particularités de Parysatis elle-même ». La plupart de ces enfants ne vécurent pas longtemps. Il ne resta en vie que ceux dont nous venons de parler, auxquels il faut ajouter un quatrième, nommé Oxendras. [50] L. Arsitès, frère de père et de mère d’Ochus, se révolta avec Artyphius, fils de Mégabyze. Artasyras fut envoyé contre eux. Il livra deux batailles à Artyphius et fut vaincu dans ces deux actions. Il en donna ensuite une troisième, où il remporta une victoire complète. Il avait auparavant attiré par ses libéralités tous les Grecs qui accompagnaient le rebelle, de sorte qu’il ne lui en était resté que trois, qui étaient de Milet. Enfin Artyphius, se voyant abandonné de tout le monde et qu’Arsitès ne paraissait pas, se rendit au Roi, après qu’Artasyras lui eut engagé sa parole et qu’il lui eut promis avec serment qu’il ne serait pas recherché, pour sa révolte. [51] LI. Le roi voulait faire mourir Artyphius; mais Parysatis lui conseilla de patienter. Elle lui représenta que l’indulgence, dont il userait à son égard, serait une amorce pour attirer Arsitès; que celui-ci, trompé par cet appât, ne tarderait pas à se rendre lui-même, et que lorsqu’il les aurait tous les deux en sa puissance, il faudrait alors les faire mourir. Ce conseil réussit parfaitement selon les vues de Parysatis. Arsitès se rendit. À peine fut-il arrivé, qu’on le jeta dans la cendre avec Artyphius. Le Roi désirait lui faire grâce, et ce ne fut pas sans se faire une grande violence qu’il consentit à la mort de son frère. Parysatis l’y détermina par ses sollicitations, ses prières et ses vives importunités. On fit lapider Pharnacyas, qui avait tué Xerxès de concert avec Sécyndianus. Ménostanes fut aussi arrêté ; mais il se tua lui-même et prévint par sa mort le supplice qu’on lui destinait. [52] LII. Pisouthnès se révolta aussi contre le Roi. On envoya contre lui Tissapherne avec Spithradates et Permisès pour le réduire. Pisouthnès marcha à leur rencontre avec Lycon et les Grecs que commandait cet Athénien. Ces généraux débauchèrent à force d’argent Lycon et les Grecs qu’il avait à ses ordres et parvinrent à les détacher du parti de Pisouthnès. Celui-ci se voyant sans ressource traita avec eux, et après qu’ils lui eurent engagé leur foi, ils le menèrent au Roi, qui le fit jeter dans la cendre. Son gouvernement fut donné à Tissapherne, et Lycon eut pour prix de sa trahison des villes avec leur territoire. [53] LIII. Artoxarès, enivré de la faveur du Roi, se mit en tête de se faire souverain, et forma le dessein de se défaire de Darius. Comme il était eunuque, il ordonna à sa femme de lui faire une barbe et des moustaches postiches. Il fut arrêté sur la dénonciation de sa femme, et ayant été remis entre les mains de Parysatis, cette Princesse le fit mourir. Arsacès, fils du Roi, qui dans la suite fut appelé Artaxerxès, épousa Statira, fille d’Idernès, et Téritouchmès, fils d’Idernès, épousa Amistris, fille du Roi. Idernès étant mort, Darius donna au fils le gouvernement dont avait joui le père. [54] LIV. Téritouchmès avait du côté de son père une sœur, nommée Roxane, d’une grande beauté, qui excellait à tirer de l’arc et à lancer le javelot. Epris de ses charmes, il conçut pour elle une passion criminelle, et prenant Amistris sa femme en aversion, il résolut de l’enfermer dans un sac et de la faire percer de traits par trois cents hommes, avec lesquels il songeait à se révolter. Mais un certain Oudiastès, qui avait un grand crédit auprès de Téritouchmès, ayant reçu des lettres du Roi, par lesquelles ce Prince lui promettait de grandes récompenses s’il pouvait réussir à sauver sa fille, attaqua ce traître, le vainquit et le tua. Cette victoire lui coûta cher: Téritouchmès se défendit courageusement contre ceux qui l’attaquaient, et l’on dit même qu’il en tua jusqu’à trente-sept de sa main. [55] LV. Mitradates, fils d’Oudiastès, et écuyer de Téritouchmès, ne s’était pas trouvé à cette action. Quand il l’eut apprise, il fit mille imprécations contre son père, et s’étant emparé de la ville de Zaris, il la garda pour la remettre au fils de Téritouchmès. Cependant Parysatis fit enterrer toute vive la mère de Téritouchmès, ses deux frères Métrostès et Hélicos et deux sœurs qu’il avait, outre Statira. Quant à Roxane, elle la fit couper par morceaux, cet ordre barbare fut exécuté. [56] LVI. Le roi ordonna à Parysatis de faire souffrir le même supplice à Statira, femme d’Arsacès son fils. Mais Arsacès, se frappant la poitrine et poussant d’affreux gémissements, fléchit la colère de son père et de sa mère. Parysatis étant apaisée, Darius lui accorde la vie de Statira, mais en même temps il lui dit qu’elle aurait un jour à s’en repentir. C’est ainsi que finit le dix-huitième livre de l’histoire de Ctésias. Dans le dix-neuvième il raconte que Darius mourut de maladie à Babylone, après avoir régné trente-cinq ans. [57] LVII. Arsacès, étant monté sur le trône, changea de nom et se fit appeler Artaxerxès. On coupa la langue à Oudiastès, en la lui tirant, non pas en devant, mais en arrière; il en mourut. Son fils Mitradates fut établi satrape en sa place. Cela se fit à l’instigation de Statira; Parysatis en conçut beaucoup de chagrin. Cyrus, accusé par Tissapherne auprès d’Artaxerxès, eut recours à sa mère, et par ce moyen il parvint à se faire absoudre. Déshonoré, il se retira dans son gouvernement, pour se disposer à la révolte. Satibarzanès accusa Orontes de privauté criminelle avec Parysatis, quoique la conduite de cette princesse fût irréprochable. Il en coûta la vie à Orontes. La reine mère, indignée contre le roi, fit empoisonner le fils de Téritouchmès. « Ctésias fait ici mention de celui qui, contre la loi, ensevelit le corps de son père par le feu, et de là il conclut qu’Hellanicus et Hérodote sont convaincus de mensonges. » [58] LVIII. Cyrus s’étant révolté contre son frère, il leva des troupes chez les Grecs et parmi les barbares. Cléarque commandait les Grecs; Syennésis, roi de Cilicie, donna des secours à Cyrus et à Artaxerxès. Ctésias passe ensuite aux harangues que firent à leurs propres troupes ces deux princes pour les animer à faire leur devoir. Ménon de Thessalie était toujours en différend avec Cléarque de Lacédémone, qui commandait les troupes grecques, parce que Cyrus suivait en tout les conseils de Cléarque, et qu’il ne faisait aucun cas de ceux de Ménon. On voyait tous les jours arriver au camp de Cyrus beaucoup de transfuges, qui abandonnaient le parti d’Artaxerxès, et du côté de Cyrus, il n’en passait point dans le camp du Roi. Ce fut pour empêcher cette désertion que le Roi fit jeter dans la cendre un barbare qui songeait à passer du côté de son frère. Ctésias raconte ensuite comment Cyrus attaqua l’armée du Roi, la victoire qu’il remporta, et comment il périt, pour n’avoir pu suivi les conseils de Cléarque. Il ajoute ensuite les traitements indignes que fit le Roi au corps de son frère, qu’il lui coupa lui-même la tête et la main dont il l’avait frappé, et les porta comme en triomphe. Cléarque de Lacédémone se retira la nuit avec les Grecs qu’il commandait, et s’étant emparé de l’une des villes qui appartenaient à Parysatis, le Roi traita avec lui. [59] LIX. Parysatis partit pour Babylone, pleurant la mort de Cyrus, et ayant recouvré, quoiqu’avec bien de la peine, la tête et la main de ce Prince, elle les envoya à Suse, où elle leur fit donner la sépulture. Bagapates avait coupé, par l’ordre du Roi, la tête de Cyrus. Ce Prince jouait un jour aux dés avec sa mère à de certaines conditions, elle gagna et reçut Bagapates. Lorsqu’elle l’eut en son pouvoir, elle le fit écorcher et mettre en croix. Enfin, cédant aux prières d’Artaxerxès, elle cessa de pleurer la mort de son fils. Le Roi récompensa celui qui lui avait apporté la tiare de son frère, et traita avec distinction le Carien qui prétendait l’avoir blessé. Parysatis le fit mourir dans les tourments. Mitradates s’étant vanté à table d’avoir tué Cyrus, la mère de ce Prince le demanda au Roi, et l’ayant obtenu, elle le fit aussi expirer dans les supplices. « Tels sont les sujets des dix-neuvième et vingtième livres ». [60] LX. « Les vingt-unième, vingt-deuxième et vingt-troisième livres terminent cette histoire, et renferment ces faits » : Tissapherne tend des embûches aux Grecs par l’entremise de Ménon de Thessalie qu’il s’était attaché. Il se rendit, par son moyen, maître de Cléarque et des autres chefs, quoiqu’ils se tinssent sur leurs gardes. Mais il usa de tant d’artifices et de serments, que les troupes, trompées par Ménon, forcèrent Cléarque d’aller trouver Tissapherne. Proxène de Béotie, qui avait été abusé comme les autres: l’exhortait aussi. Cléarque fut envoyé, avec les autres chefs, à Artaxerxès à Babylone, les fers aux pieds. A son arrivée, toute la ville accourut pour le voir : Ctésias, lui-même, qui était Médecin de Parysatis, lui rendit tous les services qu’il put et tâcha de lui adoucir la rigueur de sa prison. Parysatis lui aurait rendu la liberté, et lui aurait même permis de retourner en son pays, si la Reine Statira n’eût déterminé le Roi à lui ôter la vie. Cléarque fut mis à mort et il parut à cette occasion un prodige autour de son corps. Un vent violent s’étant élevé, porta sur le corps de Cléarque une grande quantité de terre, dont il lui fit un tombeau. On fit périr aussi les autres Grec qui avaient été envoyés avec lui à Babylone, excepté Ménon. [61] LXI. Ctésias raconte ensuite les insultes que fit Parysatis à Statira, l’empoisonnement de cette dernière Princesse qui se fit de cette manière, quoiqu’elle fût continuellement sur ses gardes contre ce genre de mort. Parysatis étant à table avec elle, se servit d’un couteau dont la lame était d’un côté frottée de poison, et de l’autre ne l’était pas. Elle partagea en deux avec ce couteau un de ces petits oiseaux que les Perses nomment Rhindaces, et qui ne sont pas plus gros qu’un œuf. Parysatis prend pour elle la partie de l’oiseau qui n’avait pas touché au poison, la mange, et présente en même temps à Statira l’autre moitié, qui était empoisonnée. Statira voyant la Reine mère manger la moitié de cet oiseau, mangea l’autre moitié sans se défier de rien ; mais le poison fit son effet, et elle en mourut. Le Roi irrité, fit mettre à la torture les eunuques de sa mère, et les fit mourir. Gingé, qui avait toute sa confiance, fut aussi arrêtée. Traduite en justice, elle fut absoute ; mais le Roi la condamna à expirer dans les tourments: ce qui acheva de rendre la mère et le fils irréconciliables. [62] LXII. Ctésias raconte ensuite que le tombeau de terres amoncelées que Parysatis avait fait élever secrètement à Cléarque par ses eunuques, parut pendant huit ans tout couvert de palmiers. [63] LXIII. Ctésias parle ensuite de la cause qui brouilla Artaxerxès avec Evagoras, Roi de Salamine; des envoyés que celui-ci lui dépêcha à lui, Ctésias, afin que par son moyen ils eussent des lettres d’Abulitès; de la lettre de Ctésias à Evagoras, où il lui parle de sa réconciliation avec Anaxagoras, Roi de Cypre; et des autres lettres que ce même Ctésias écrivit à ce Prince, et qui lui furent rendues. Il rapporte ensuite la harangue de Conon à Evagoras, dans laquelle il persuade à ce Prince d’aller trouver le Roi ; la lettre d’Evagoras, sur les honneurs qu’il avait reçu du Roi ; celle de Conon à Ctésias, et la soumission d’Evagoras, qui consent à payer un tribut au Roi; plusieurs dépêches du Roi de Salamine à Ctésias; le discours de Ctésias au Roi, au sujet de Conon, et la lettre qu’il lui écrivit; les présents que fit Evagoras à Satibarzanès, et l’arrivée de ses envoyés en Cypre; une lettre de Conon au Roi de Perse, et une autre du même à Ctésias; la détention des députés de Lacédémone; une lettre du Roi à Conon et aux Lacédémoniens, que Ctésias reçut ordre de leur porter lui même; le commandement de la flotte du Roi donné à Conon, et dans lequel il fut installé par Pharnabaze. [64] LXIV. Ctésias raconte ensuite son arrivée à Cnide, sa patrie. De là il pousse à Lacédémone, et de cette ville à Rhodes, où il a une dispute avec les envoyés de Lacédémone. Il part d’Ephèse pour Bactres, et se rend dans l’Inde, où il marque le nombre des sathmes ou mansions, des journées, des parasanges. Enfin, il termine son ouvrage par le catalogue des Rois, depuis Ninus et Sémiramis jusqu’à Artaxerxès. « Le style de Ctésias est clair et simple, ce qui lui donne beaucoup d’agrément. Il emploie le dialecte ionien, non pas perpétuellement comme Hérodote, mais seulement en quelques expressions; et il ne s’écarte pas de son sujet par des digressions à contretemps, comme cet historien. Quoiqu’il reproche à Hérodote beaucoup de fables, il n’est pas exempt lui-même de ce défaut, surtout dans son Histoire de l’Inde. Le principal agrément de son histoire consiste dans la manière dont il raconte les événements, tantôt en surprenant le lecteur par des récits auxquels en ne s’attendait pas; tantôt en émouvant les passions, et beaucoup plus encore en se servant du fabuleux pour l’embellir. Quant à sa diction, elle est le plus souvent décousue et il se sert fréquemment d’expressions basses, bien éloigné en cela d’Hérodote, dont la narration claire, vive et variée, se soutient également partout, et sert de règle et de modèle du dialecte ionien ».