[0] CTÉSIAS, Histoire de l'Inde. EXTRAIT DONNÉ PAR PHOTIUS. [1] I. L'Histoire de l'Inde par Ctésias est en un livre; il y suit plus le dialecte ionien que dans celle de Perse. Il dit, au sujet du fleuve Indus, que dans les endroits où il est le plus étroit, il a quarante stades de largeur, et deux cents où il est le plus large. Quant à la population de l'Inde, il prétend qu'elle est à peu de chose près, plus considérable que celle du reste de la terre. Il parle aussi d'un ver de ce fleuve, qui est le seul animal qui s'y engendre ; et il prétend qu'au-delà de ce pays, il n'y a point d'hommes. Selon lui, il ne pleut pas dans l'Inde, et le pays n'est arrosé que par les eaux du fleuve. [2] II. Il dit au sujet de la Pantarbe, qui est une pierre sigillaire, que soixante et dix cachets de pierres précieuses, qui appartenaient à un marchand Bactrien, ayant été jetés dans le fleuve, cette pierre les attira du fond de l'eau, se tenant les uns les autres. [3] III. Il parle aussi d'éléphants qui renversent les murailles, de petits singes qui ont des queues de quatre coudées, et de très grands coqs. Il dit aussi que le perroquet parle comme un homme, qu'il est de la grosseur d'un épervier, que le devant de sa tête est de couleur pourpre, qu'il a la barbe noire, que son corps est jusqu'au col de couleur cyanée comme le cinabre; qu'il parle indien comme un homme, et que si on lui a appris le grec, il parle grec. [4] IV. Il fait ensuite mention d'une fontaine qui s'emplit tous les ans d'un or liquide. On y puise tous les ans de l'eau avec cent cruches. Ces cruches doivent être de terre, parce que l'or venant à se durcir, il est nécessaire de les briser pour l'en tirer. La fontaine est carrée ; elle a seize coudées de circonférence sur une orgie de profondeur. L'or que contient chaque cruche pèse un talent. On trouve du fer au fond de cette fontaine. Ctésias dit qu'il a eu deux couteaux de ce fer ; le Roi lui avait fait présent de l'un, et Parysatis, mère du roi, de l'autre. Si l'on fiche ce fer en terre, il détourne les nuages, la grêle et le tonnerre. Ctésias assure que le Roi en fit deux fois l'expérience, et que lui-même en fut témoin. [5] V. Les chiens indiens sont d'une très grande taille; ils se battent contre les lions. Il y a dans l'Inde de grandes montagnes, d'où l'on tire de la sardoine, de l'onyx et d'autres pierres précieuses. Le disque du soleil paraît dans l'Inde deux fois plus grand que dans les autres pays. Il y fait très chaud, et beaucoup de personnes y sont étouffées par la chaleur. Les vents n'y soulèvent pas moins les vagues qu'en Grèce. La mer y est si chaude à sa surface et à quatre doigts de profondeur, qu'aucun poisson ne peut s'en approcher sans cesser de vivre. Aussi séjournent-ils plus bas. [6] VI. Le fleuve Indus coule entre des montagnes et traverse des plaines. Le roseau que l'on appelle roseau indien croît dans ces montagnes. Il est si gros que deux hommes auraient de la peine à l'embrasser entre leurs bras; il est aussi haut que le mât d'un grand navire. Il y en a de plus grands et de plus petits, comme cela est naturel dans une montagne d'une vaste étendue. Parmi ces roseaux, les uns sont mâles, les autres femelles. Le mâle n'a point de moelle et est très fort ; la femelle en a. [7] VII. La martichore est un animal de l'Inde, qui a la face de l'homme, la grandeur du lion et la peau rouge comme le cinabre. Elle a trois rangées de dents, les oreilles semblables à celles de l'homme, et les yeux d'un bleu tirant sur le vert comme l'homme; sa queue ressemble à celle du scorpion de terre. Cette queue renferme un aiguillon qui a plus d'une coudée de longueur ; il est à l'extrémité de la queue, tel que celui du scorpion. Mais indépendamment de cet aiguillon, il en a encore d'autres de chaque côté de sa queue. Si on s'approche de la martichore, elle frappe de son aiguillon. Celui qui en est percé meurt sans pouvoir l'éviter. Si on l'attaque de loin, elle dresse en devant sa queue et lance son aiguillon, tel qu'une flèche qu'un arc fait partir. Si on l'attaque par derrière, elle lance son aiguillon en ligne directe environ à la distance d'un plèthre. Tout animal qu'elle frappe meurt, excepté l'éléphant. La longueur de ce trait est d'environ un pied ; sa grosseur celle du plus petit jonc. Le nom de martichore signifie en grec anthropophage. En effet, si elle dévore des animaux, elle dévore un plus grand nombre d'hommes. Elle combat avec ses ongles et avec ses aiguillons : ceux-ci renaissent, ajoute Ctésias, après avoir été lancés. Ces animaux sont en grand nombre dans l'Inde. On les chasse monté sur des éléphants, et du haut de ces éléphants on leur lance des dards, ou on leur tire des flèches. [8] VIII. Après avoir remarqué que les Indiens sont très justes, Ctésias parle de leurs mœurs et de leurs usages. Il fait aussi mention d'un territoire sacré qui est dans un lieu inhabité. Les Indiens donnent à ce lieu le nom de Soleil et de Lune, ils l'honorent sous cette dénomination. On y arrive de la montagne Sardo en quinze jours. Le soleil est toujours rafraîchissant en ces lieux pendant trente-cinq jours, afin que l'on puisse assister à la fête et s'en retourner sans être brûlé par ses ardeurs. Il n'y a dans l'Inde ni éclairs, ni tonnerre, ni pluies, mais des vents considérables, accompagnés de tourbillons qui emportent tout ce qui se rencontre sur leur passage. [9] IX. Dans la plus grande partie de l'Inde le soleil est froid à son lever et pendant la moitié du jour; mais le reste de la journée il est très chaud. Ce n'est pas l'ardeur du soleil qui rend noirs les Indiens; ils le sont naturellement. Il y a parmi eux des hommes et des femmes très blancs, quoique en petit nombre. Ctésias dit qu'il a vu deux femmes et cinq hommes blancs. [10] X. Ctésias, voulant appuyer ce qu'il avait dit : que le soleil dans l'Inde rafraîchit l'air pendant trente-cinq jours, ajoute que la matière enflammée qui coule de l'Etna n'endommage pas le milieu de ce pays qu'elle traverse, parce qu'il est habité par des hommes justes, quoiqu’elle détruise le reste du pays. Il y a dans l'île de Zacynthe des fontaines d'où l'on tire de la poix, et qui n'en sont pas moins abondantes en poissons. Il y a dans l'ile de Naxos une fontaine d'où il coule de temps en temps un vin très agréable. L'eau du Phase, si on la laisse passer une nuit entière dans une cruche, se change en un vin délicieux. Il y a dans la Phasélide en Lycie un feu qui brûle perpétuellement sur les rochers le jour comme la nuit. L’eau, loin de l’éteindre, ne sert qu’à l’enflammer davantage. On ne parvient à l’étouffer qu'avec de la terre. Le feu de l'Etna et de Pruse en Bithynie s'élève de même continuellement. [11] XI. Il y a au milieu de l'Inde des hommes noirs, qu'on appelle Pygmées. Ils parlent la même langue que les Indiens, et sont très petits. Les plus grands n'ont que deux coudées; la plupart n'en ont qu'une et demie. Leur chevelure est très longue; elle leur descend jusqu'aux gênons et même encore plus bas. Ils ont la barbe plus grande que tous les autres hommes ; quand elle a pris toute sa croissance, ils ne se servent plus de vêtements, leurs cheveux et leur barbe leur en tiennent lieu. Ils laissent descendre leurs cheveux par derrière beaucoup au-dessous des genoux; leur barbe leur va aux pieds. Lorsqu'ils ont ainsi tout le corps couvert de poils ils se le ceignent d'une ceinture, et n'ont pas besoin par conséquent de vêtements. Ils ont le membre viril long et gros; il leur descend à la cheville des pieds. Ils sont camus et laids. Leurs moutons ne sont pas plus gros que des agneaux ; leurs bœufs et leurs ânes le sont presque autant que des béliers. Leurs chevaux, leurs mulets et toutes les autres bêtes de charge ne le sont pas plus que des béliers. Les pygmées accompagnent le Roi de l'Inde, il en a trois mille à sa suite. Ils sont habiles à tirer de l'arc. Ils sont très justes et se servent des mêmes lois que les Indiens, vont à la chasse du lièvre et du renard. Au lieu de chiens, ils se servent pour cette chasse de corbeaux, de milans, de corneilles et d’aigles. Les Indiens ont dans leur pays un lac qui a huit cents stades de circonférence. Lorsque ce lac n’est pas agité par le vent, il nage sur sa surface une huile semblable à la nôtre. Ils naviguent sur ce lac et puisent l’huile avec des vases et s’en servent aux mêmes usages que nous. Ils ont aussi de l’huile de sésame et de noix mais la meilleure est celle du lac. Ce lac est très poissonneux. [12] XII. Il y a beaucoup d'argent dans l'Inde; les mines de ce métal ne sont pas profondes. Elles le sont cependant davantage que dans la Bactriane. On y trouve aussi de l'or, non dans les fleuves, comme on en trouve dans le Pactole, mais dans beaucoup de grandes montagnes. Ces montagnes sont habitées par des Gryphons. Ce sont des oiseaux à quatre pieds, de la grandeur du loup, dont les jambes et les griffes ressemblent à celles du lion. Leurs plumes sont rouges sur la poitrine, et noires sur le reste du corps. Ces animaux sont cause qu'il est très difficile d'emporter l'or, quoiqu'il soit abondant dans les montagnes [13] XIII. Les brebis et les chèvres des Indes sont plus grandes que les ânes. Elles portent la plupart du temps quatre petits et même six. Elles ont la queue si grande qu'on est obligé de la leur couper, pour les faire saillir par le mâle. Il n'y a dans l'Inde ni cochon domestique, ni cochon sauvage (sanglier). Les palmiers sont, ainsi que les dattiers, trois fois plus gros que ceux de Babylone. Il y a chez eux un fleuve de miel au lieu d'eau ; il prend sa source dans un rocher. [14] XIV. Ctésias s'étend beaucoup sur la justice de ces peuples, sur leur amour pour leurs rois et sur le mépris qu'ils font de la mort. Il y a dans l'Inde une fontaine : si on met de l'eau de cette fontaine dans un vase, elle s'y coagule comme du fromage. Prenez trois oboles de cette eau coagulée ; broyez-les dans de l'eau. Celui à qui vous donnerez cette eau à boire divulguera tout ce qu'il aura fait, car pendant toute cette journée il a l'esprit aliéné. Le Roi se sert de cette eau pour convaincre ceux que l'on a accusés. S'il déclare les choses dont on l'accuse, on le force à se tuer ; s'il ne découvre rien, on le renvoie absous. [15] XV. Les Indiens ne sont sujets ni aux maux de tête, ni aux maladies des yeux, ni même aux maux de dents. Ils n'ont jamais d'ulcères à la bouche, ni aucun autre mal. Ils vivent cent vingt, cent trente, cent cinquante ans. Ceux qui poussent le plus loin leur carrière vivent deux cents ans. [16] XVI. Il y a dans l'Inde un serpent d'un spithame de long. Il est de la couleur d'un beau pourpre et très agréable à la vue. Sa tête est très blanche. Il n'a point de dents. On le prend sur ces montagnes brûlantes, d'où l'on tire la sardoine. Il ne mord pas ; mais il rend par la bouche une humeur qui pourrit tout ce qu'elle touche. Si on le suspend par la queue, il rend deux sortes de venin ; l'un jaune comme l'ambre, l'autre noir ; le premier, tandis que l'animal est en vie ; le second, lorsqu'il est mort. Si quelqu'un boit environ de la grosseur d'un grain de sésame du venin qui coule de l'animal vivant, la cervelle lui sort par le nez et il meurt à l'instant. Si on donne de l'autre, celui qui le prend tombe en phtisie, et meurt en un an, et même avec peine. [17] XVII. Il y a dans l'Inde un oiseau que les naturels du pays nomment en leur langue "dicairos", ce qui signifie en grec g-dikaios, juste. Il n'est pas plus gros qu'un œuf de perdrix. Il enfouit en terre ses ordures, afin qu'on ne puisse les trouver. Si quelqu'un les découvre, et qu'il en prenne seulement de la grosseur d'un grain de sésame, il s'endort de grand matin, perd toute espèce de sentiment, et meurt au coucher du soleil. [18] XVIII. Il y a aussi dans ce pays un arbre qu'on appelle Parébon. Il est de la grosseur d'un olivier ; on n'en trouve que dans les jardins du roi. Il ne porte ni fleurs, ni fruits. Il ne pousse en terre que quinze racines fort épaisses. A l'endroit où elles le sont moins, elles sont de la grosseur du bras. Si on en prend de la grandeur d'un spithame, et qu'on l'approche de quelque corps, elle l'attire à elle, soit que ce soit de l'or, de l'argent, de l'airain, des pierres, ou toute autre substance, excepté l'ambre. Si on en prend de la longueur d'une coudée, elle attire des oiseaux, des agneaux. Si on jette de cette racine gros comme une obole dans un choa d'eau, cette eau se coagule. Si on en met dans du vin, il se coagule également, et l'on peut le manier avec la main comme de la cire. Le lendemain il devient liquide comme auparavant. Il guérit ceux qui sont attaqués d'un dévoiement. [19] XIX. Il y a aussi un fleuve qui traverse l'Inde; il n'est pas grand, mais il a deux stades de largeur. Les Indiens l'appellent dans leur langue Hyparchos, c'est-à-dire, qui donne toutes sortes de biens. Il en coule tous les ans, pendant trente jours, de l'ambre. Car l'on dit que dans les montagnes il y a des arbres sur les bords de ce fleuve, et que ces arbres répandent des larmes un certain temps de l'année, comme l'amandier, le pin, ou tout autre arbre, et cela surtout pendant trente jours. Ces larmes se durcissent en tombant dans le fleuve. Cet arbre se nomme en langue indienne siptachoras, ce qui signifie doux. C'est de là que les Indiens recueillent l'ambre. Ces arbres portent un fruit tel qu'une grappe de raisin, dont les grains sont gros comme les avelines. [20] XX. Dans ces montagnes il y a des hommes qui ont une tête de chien, dont les vêtements sont de peaux de bêtes sauvages. Ils n'ont point de langage ; ils aboient comme les chiens et s'entendent entre eux. Leurs dents sont plus longues que celles des chiens. Leurs ongles ressemblent à ceux de ces animaux ; mais ils les ont plus longs et plus ronds. Ils sont noirs et très justes, de même que le reste des Indiens avec qui ils sont en commerce; ils entendent la langue indienne, mais ils ne peuvent répondre que par leurs aboiements, ou par des signes qu'ils font avec les mains et les doigts, comme les sourds et muets. Les Indiens les appellent dans leur langue Calystriens, ce qui signifie Cynocéphales. Ils se nourrissent de chair crue. Cette nation peut monter à cent vingt mille individus. [21] XXI. Près des sources de ce fleuve, il croît une fleur couleur de pourpre. Elle sert à teindre en pourpre. Cette pourpre n'est pas d'une moindre qualité que celle de Grèce, et même elle est plus brillante. Il y a dans le même lieu un animal de la grandeur d'un scarabée, rouge comme le cinabre. Il a les pieds très longs, le corps mou comme celui d'un ver. Il croit sur les arbres qui portent l'ambre, se nourrit du fruit de ces arbres et fait périr l'arbre, de même qu'en Grèce il y a un insecte qui ronge la vigne et la fait périr. Les Indiens écrasent ces insectes et s'en servent pour teindre en pourpre leurs étoffes, et généralement tout ce qu'ils veulent. Cette teinture est supérieure à celle de Perse. [22] XXII. Ces Cynocéphales habitent les montagnes ; ils vivent de leur chasse et n'exercent aucun métier. Lorsqu'ils ont tué quelque animal, ils le font cuire au soleil. Ils élèvent aussi des troupeaux de brebis, de chèvres et d'ânesses, dont ils boivent le lait. Ils font aussi du lait acide ou petit-lait. Ils se nourrissent du fruit du siptachoras, d'où provient l'ambre. Ce fruit est doux. Lorsqu'ils l'ont fait sécher, ils le conservent dans des corbeilles, de même que les Grecs conservent les raisins séchés au soleil. Les Cynocéphales font un radeau sur lequel ils mettent une charge de ce fruit ; ils y joignent de la fleur de pourpre bien nettoyée avec deux cent soixante talents d'ambre qu'ils exportent tous les ans. Ils font aussi tous les ans présent au Roi d'une égale quantité de teinture rouge et de mille talents d'ambre. Ils vendent le reste aux Indiens, et tirent en échange du pain, de la farine et des étoffes de coton. Ils achètent aussi des Indiens des épées, dont ils se servent pour la chasse des bêtes sauvages, ainsi que des arcs et des javelots ; car ils sont très habiles à tirer de l'arc et à lancer le javelot. Ils sont invincibles, parce qu’ils habitent des montagnes élevées et escarpées. Le Roi leur envoie tous les cinq ans en présent trois cent mille arcs, autant de javelots, cent vingt mille peltes, et cinquante mille épées. [23] XXIII. Les Cynocéphales n'habitent pas dans des maisons, mais dans des cavernes. Ils vont à la chasse des animaux sauvages, armés d'arcs et de javelots, et comme ils sont très agiles, ils les prennent aussi à la course. Les femmes se baignent une fois tous les mois, après les maladies de leur sexe. Les hommes ne se baignent point; ils se contentent de se laver les mains. Ils se frottent trois fois par mois d’une huile qui provient du lait. Ils s’essuient ensuite avec des peaux. Leurs habits ne sont pas de peaux garnies de poil, mais de peaux tannées et très minces. L'habillement des femmes est le même. Les plus riches portent des habits de lin ; ils sont en petit nombre. Ils ne font point usage de lits ; des feuilles d'arbres leur en tiennent lieu. Celui qui possède un plus grand nombre de brebis passe pour le plus riche. Quant au reste de leurs biens, ils en sont tous également partagés. Ils ont tous, hommes et femmes, une queue au-dessus des fesses, comme les chiens; mais elle est plus longue et plus velue. Ils voient leurs femmes à la manière des chiens ; les voir autrement, ce serait chez eux une infamie. Ils sont justes, et ce sont de tous les hommes ceux qui vivent le plus longtemps. Ils poussent leur carrière jusqu'à cent soixante-dix ans, et quelques-uns jusqu'à deux cents. [24] XXIV. Au-delà des Cynocéphales et au-dessus des sources du fleuve, il y a des hommes noirs, comme le reste des Indiens. Ils ne s'adonnent à aucune sorte de travail ; ils ne se nourrissent pas de blé et ne boivent pas d'eau. Ils ne prennent pour toute nourriture que du lait de brebis ou de chèvre, dont ils ont de grands troupeaux. Leurs enfants naissent sans avoir le fondement percé, et ils ne rendent aucune matière. Il sort seulement par les urines une substance trouble, semblable à du fromage, mais pas tout à fait si épaisse. Il y a dans leur pays une racine, dont la saveur est douce. Cette racine empêche le lait qu'ils boivent le matin et vers le milieu du jour, de se cailler dans l'estomac. Elle les provoque vers le soir au vomissement. [25] XXV. Il y a dans l'Inde des ânes sauvages de la grandeur des chevaux, et même de plus grands encore. Ils ont le corps blanc, la tête couleur de pourpre, les yeux bleuâtres, une corne au front longue d'une coudée. La partie inférieure de cette corne, en partant du front et en remontant jusqu'à deux palmes, est entièrement blanche ; celle du milieu est noire ; la supérieure est pourpre, d'un beau rouge, et se termine en pointe. On en fait des vases à boire. Ceux qui s'en servent ne sont sujets ni aux convulsions, ni à l'épilepsie, ni à être empoisonnés, pourvu qu'avant de prendre du poison, ou qu'après en avoir pris, ils boivent dans ces vases de l'eau, du vin, ou d'une autre liqueur quelconque. Les ânes domestiques ou sauvages des autres pays n'ont, de même que tous les solipèdes, ni l'osselet, ni la vésicule du fiel. L'âne d'Inde est le seul qui les ait. Leur osselet est le plus beau que j'aie vu ; il ressemble pour la figure et la grandeur à celui du bœuf. Il est pesant comme du plomb et rouge jusqu'au fond comme du cinabre. Cet animal est très fort et très vite à la course. Le cheval, ni aucun autre animal, ne peut l'atteindre. [26] XXVI. D'abord il court lentement, il s'anime ensuite merveilleusement, enfin sa course devient plus rapide et subsiste très longtemps. On ne peut pas les prendre à la chasse. Lorsqu'ils mènent paître leurs petits, s'ils se voient enfermés par un grand nombre de cavaliers, ne voulant pas les abandonner pour fuir, ils se défendent avec leur corne, ils ruent, ils mordent et font périr beaucoup de cavaliers et de chevaux. On les prend aussi eux-mêmes après les avoir percés de flèches et de traits ; car il n'est pas possible de les prendre vivants. On ne peut en manger la chair à cause de son amertume, et on ne les chasse que pour en avoir la corne et l'osselet. [27] XXVII. Il y a dans le fleuve Indus un ver qui ressemble à celui que l'on trouve communément sur les figuiers. Il a sept coudées de long, quelques-uns plus, quelques autres moins. Il est si gros qu'un enfant de dix ans pourrait à peine l'enfermer dans ses bras. Ces vers n'ont que deux dents, l'une à la mâchoire supérieure, l'autre à l'inférieure. Tout ce qu'ils peuvent saisir avec ces dents, ils le dévorent. Le jour, ils se tiennent dans la vase du fleuve ; la nuit, ils en sortent, et tout ce qu'ils rencontrent sur leur route, bœuf ou chameau, ils le saisissent avec ces dents, l'entraînent dans le fleuve, et le dévorent en entier, excepté les intestins. On les prend avec un grand hameçon recouvert d'un agneau ou d'un chevreau. Cet hameçon tient à une chaîne de fer. Lorsqu'on a pris ce ver, on le tient suspendu pendant trente jours sur des vases de terre. Il s'en distille environ dix cotyles attiques d'une huile épaisse. Les trente jours passés, on jette l'animal; on scelle ensuite les vases d'huile, et on les porte au Roi de l'Inde. Il n'est permis à nul autre d'avoir de cette huile. Toutes les choses sur lesquelles on la verse, bois ou animal, s'enflamment. Ce feu ne s'éteint qu'en l'étouffant avec une grande quantité de boue épaisse. [28] XXVIII. Il y a dans l'Inde des arbres dont la hauteur égale celle des cèdres et des cyprès; leurs feuilles ressemblent à celles du palmier, excepté qu'elles sont un peu plus larges, et qu'elles n'ont pas d'aisselle. Ils fleurissent comme le laurier mâle, et ne portent point de fruit. Les Indiens nomment en leur langue cet arbre Carpion, et les Grecs dans la leur, Myrorhodon. Cet arbre n'est pas commun. Il en distille des gouttes d'huile qu'on recueille avec de la laine, dont on frotte le tronc. On l'exprime ensuite de cette laine dans des vases d'albâtre. Cette liqueur est un peu épaisse ; elle tire sur le rouge, son odeur est très agréable, et même si forte qu'elle parfume l'air à la distance de cinq stades. Il n'est permis qu'au. Roi et à ses parents d'en avoir. Le Roi de l'Inde a coutume d'en envoyer en présent à celui de Perse. Ctésias assure en avoir vu, et il dit qu'on ne peut assimiler cette odeur à aucune autre, et que le langage ne peut en donner aucune idée. [29] XXIX. Les Indiens ont aussi des vins exquis et des fromages excellents : quant à ce dernier article, Ctésias assure qu'il le sait par expérience. [30] XXX. Il y a dans l'Inde une fontaine quarrée, qui a environ cinq orgyies de circonférence. Cette eau est dans un rocher. Les bords de cette fontaine ont jusqu'à l'eau trois coudées. La profondeur de l'eau est de trois orgyies. Les gens de qualité dans l'Inde s'y baignent, hommes, femmes et enfants, non seulement pour la propreté, mais encore parce qu'elle a la vertu de garantir de toutes sortes de maladies. On plonge dans la fontaine, en s'y jetant les pieds les premiers. L'eau rejette en haut ceux qui s'y sont précipités, et ce ne sont pas les hommes seulement qu'elle rejette ainsi, mais encore tout animal vivant ou mort, en un mot tout ce qu'on y jette, excepté l'or, l'argent, le fer et l'airain, qui se précipitent au fond. L'eau en est très froide et agréable à boire. Elle fait beaucoup de bruit, comme celle qui bout dans un chaudron. Elle guérit les dartres et la galle. Son nom Indien est Ballade, ce qui signifie en Grec g-ohphelimeh, utile. [31] XXXI. Dans ces montagnes de l'Inde où croissent les roseaux, il y a une nation d'environ trente mille âmes, dont les femmes n'enfantent qu'une fois en leur vie. Leurs enfants naissent avec de très belles dents dans les deux mâchoires. Les mâles et les femelles ont dès leur naissance les cheveux blancs, ainsi que les sourcils. Jusqu'à l'âge de trente ans ils ont le poil blanc par tout le corps ; mais à cet âge il commence à noircir, et lorsque ces hommes sont parvenus à soixante ans, leurs cheveux sont entièrement noirs. Les mêmes ont, hommes et femmes, huit doigts à chaque main et autant à chaque pied. Ils sont très belliqueux, et il y en a toujours cinq mille, tant archers que lanceurs de javelots, qui accompagnent le Roi des Indiens dans ses expéditions militaires. Ils ont les oreilles si longues, qu'elles se touchent l'une l'autre, et qu'ils s'en enveloppent le dos, et les bras jusqu'aux coudes. [32] XXXII. Il y a en Ethiopie un animal que l'on nomme Crocottas, et en langue commune Cynolychus (Chien-loup). Il est d'une force étonnante. On prétend qu'il imite la voix humaine, que la nuit il appelle les hommes par leur nom, et qu'il dévore ceux qui vont à lui. Il a le courage du lion, la vitesse du cheval, la force du taureau : le fer ne peut le dompter. [33] XXXIII. Dans le territoire de Chalcis en Eubée, il y a des brebis qui n'ont pas la vésicule du fiel, et dont la chair est si amère, que les chiens même ne veulent pas en manger. On dit aussi qu'au-delà des portes de la Mauritanie, les pluies sont abondantes en été, et que l'hiver y est brûlant. Dans le pays des Cyoniens, il y a, selon Ctésias, une fontaine qui donne de l'huile au lieu d'eau. Aussi les Cyoniens s'en servent-ils dans tous leurs aliments. Dans le pays nommé Métadrida, il y a une fontaine à une petite distance de la mer, dont le flux est si violent au milieu de la nuit, qu'il pousse sur terre une grande quantité de poissons. Ces poissons sont en si grand nombre, que les habitants ne pouvant les consommer tous, les laissent pourrir la plupart sur terre. [34] XXXIV. Ctésias donne ces fables pour autant de vérités; il assure avoir été témoin oculaire de quelques-uns de ces faits, et avoir appris les autres de personnes qui en étaient bien instruites. Il ajoute qu'il a omis beaucoup d'autres histoires encore plus merveilleuses, de crainte que ceux qui n'en avaient point été témoins ne pensassent qu'il écrivait des choses incroyables.