[4,0] Ovide, Fastes, livre IV. "Sois-moi favorable, bienveillante mère des deux Amours!", dis-je; La déesse porta ses regards vers le poète et dit: "Qu'as-tu à faire avec moi? Tu chantais en effet un sujet plus prestigieux. Gardes-tu peut-être en ton coeur sensible une vieille blessure?" 5 "Tu connais ma blessure, ô déesse", répondis-je. Elle sourit, et tout de suite la partie du ciel qu'elle occupait devint sereine. "Blessé ou en bonne santé, ai-je jamais vraiment délaissé tes enseignes? C'est toi mon but, toi, le sujet constant de mon oeuvre. En mes jeunes années, j'ai badiné comme il convenait, en toute innocence; [4,10] maintenant nos chevaux foulent une aire plus vaste. Je chante les fêtes avec leurs causes, exhumées des annales anciennes, et les constellations qui apparaissent et disparaissent sous la terre. Nous en sommes au quatrième mois, où tu es le plus célébrée: le poète autant que le mois sont tiens, Vénus, tu le sais." 15 Émue, elle effleura mes tempes d'un brin de myrte de Cythère et dit: "Achève l'oeuvre commencée." Je reçus son message et soudain se dévoilèrent les origines des jours de fête. Tant que je le puis et que soufflent les brises, que vogue ma barque. Si pourtant une partie du calendrier doit te toucher, [4,20] César, c'est avril que tu dois prendre en considération. Ce mois est descendu vers toi, vu la majesté des images de tes ancêtres, il est devenu tien, grâce à ta noblesse adoptive. C'est ce que vit le vénérable fils d'Ilia, décrivant le cours de la grande année, et c'est lui qui y inséra les noms des auteurs de tes jours; 25 de même qu'il mit à la première place le féroce Mars, la cause majeure de sa propre naissance, ainsi voulut-il que Vénus, intégrée dans sa généalogie par de multiples générations, patronne le second mois; il rechercha le principe de sa lignée, en remontant les siècles, [4,30] et il parvint jusqu'à ses parents divins. Pouvait-il ignorer que Dardanus était né d'Électre l'Atlantide, d'Électre qui avait couché avec Jupiter? Le fils de Dardanus fut Érichtonius, qui engendra Tros; celui-ci conçut Assaracus, et Assaracus conçut Capys. 35 Le suivant fut Anchise, avec qui Vénus ne dédaigna pas de partager le titre commun de parent. Énée, leur fils, fit montre de piété, emportant à travers les flammes les objets sacrés, et sur ses épaules, son père, autre dépôt sacré. Nous en arrivons au nom de Iule, prédestiné au succès, [4,40] par qui la famille Iulia touche à ses aïeux troyens. Ensuite Postumus qui, parce qu'il était né dans les bois profonds, avait été appelé Silvius dans la nation latine. Et c'est lui ton père, Latinus; Alba succède à Latinus; le suivant à porter tes titres, Alba, est Épytus. 45 Celui-ci donna à (son fils) Capys un nom remontant à Troie, et ce même personnage, Calpétus, fut ton aïeul. Tandis que, après lui, Tibérinus occupait le trône paternel il se noya, dit-on, dans un tourbillon du fleuve étrusque. Il avait cependant connu son fils Agrippa et Rémulus, son petit-fils; [4,50] Rémulus, selon la tradition, fut foudroyé. Après ceux-ci, naquit Aventinus, d'où l'endroit tient son nom, ainsi que la colline; après lui, la couronne fut transmise à Procas, dont le successeur fut Numitor, le frère du brutal Amulius. Ilia ainsi que Lausus sont nés de Numitor: 55 Lausus tombe sous la lame de son oncle; Ilia séduit Mars et te met au monde, Quirinus, en même temps que ton jumeau Rémus. Lui a toujours dit que ses parents étaient Vénus et Mars, et sa parole mérite que l'on y ajoute foi: et pour éviter que les générations futures l'ignorent, [4,60] il attribua à ses parents divins des mois contigus. Mais je proclame que le mois de Vénus doit son nom au grec: on dit que la déesse est née de l'écume de la mer. Et ne t'étonne pas de cette dénomination grecque, puisque la terre italienne était alors la Grande-Grèce. 65 Évandre, avec l'abondante flotte de ses gens, y était venu, de même qu'Alcide, tous deux de race grecque; (en hôte, le porteur de massue fit paître son troupeau sur l'Aventin; oui, un dieu si majestueux a bu l'eau de l'Albula); le maître du Nérite y vint aussi, comme l'attestent les Lestrygons [4,70] et le rivage qui maintenant encore porte le nom de Circé; Et déjà les remparts de Télégone, déjà les murs de l'humide Tibur se dressaient, posés par des mains argiennes. Y était venu aussi, poussé par le sort de l'Atride, Halésus dont la terre falisque prétend tenir son nom. 75 Ajoute à la liste Anténor, qui conseilla la paix à Troie, et, ô Daunus d'Apulie, ton gendre, le descendant d'Oenée. Bien tard, et après Anténor, échappé aux flammes d'Ilion, Énée apporta ses dieux dans notre patrie. Il avait pour compagnon Solymus, originaire de l'Ida de Phrygie, [4,80] qui valut son nom à la place forte de Sulmone: de la fraîche Sulmone, ma patrie, ô Germanicus. Malheur à moi! Qu'elle est loin du pays des Scythes! Donc moi, si loin... Mais, Muse, étouffe mes plaintes: Tu ne dois pas chanter les fêtes sacrées sur une lyre plaintive. 85 Où l'envie ne mène-t-elle pas? Il est des gens qui par envie, Vénus, voudraient te voir retiré le patronage de ce mois. Car puisque alors le printemps ouvre toutes choses, chasse l'âpreté du froid glacial et ouvre la terre féconde, ils rappellent qu'avril tire son nom de l'ouverture de la saison, [4,90] alors que la généreuse Vénus, y portant la main, le revendique. Elle est assurément la plus digne de régenter l'univers entier; elle détient un royaume, et nul dieu n'en possède de plus grand; elle impose ses lois au ciel, à la terre, aux eaux dont elle est née, et, par ses impulsions, maintient chaque race en vie. 95 Elle a créé tous les dieux (ce serait trop long de les énumérer), elle a donné vie aux plantes et aux arbres, elle a rapproché et réuni des hommes rudes, et a appris à chacun à s'unir avec sa compagne. Qui crée toute la gent ailée, sinon la douce volupté? [4,100] Et les troupeaux ne se rencontreraient pas, sans le doux amour. Le farouche bélier se bat à coups de corne avec un autre mâle, mais évite de blesser le front de la brebis qu'il chérit. Le taureau renonce à sa sauvagerie pour suivre une génisse, lui qui fait trembler tous les pâturages, tous les bois. 105 La même force sauvegarde tout ce qui vit sous l'immensité marine, et peuple les eaux d'une multitude de poissons. La première, Vénus arracha à l'homme ses allures sauvages: d'elle naquirent la parure et le souci de la propreté personnelle. Parce que la nuit lui était refusée, un amant, dit-on, se mit à chanter [4,110] le poème qu'il avait composé en veillant devant une porte close. L'éloquence consista à supplier une fille impitoyable, et chacun devenait habile parleur en défendant sa cause. Grâce à elle, dit-on, mille arts virent le jour, et le désir de plaire suscita mille découvertes qui jadis restaient cachées. 115 Quelqu'un oserait-il spolier cette déesse de l'honneur de patronner le second mois? Loin de nous cette folie. Cette déesse, partout dotée de puissance, aux temples très fréquentés, jouit pourtant dans notre cité de droits plus grands encore. Pourquoi? Pour Troie, Romain, ta chère Vénus portait les armes, [4,120] lorsqu'une pointe blessa sa main délicate et lui arracha un gémissement; un juge troyen la fit triompher de deux déesses (Ah! Puissent les déesses évincées ne pas s'en souvenir!); Elle porta le titre de bru d'Assaracus, pour que, bien sûr, le grand César ait un jour comme aïeux des Iulii. 125 En outre, à Vénus, nulle saison ne convenait mieux que le printemps: au printemps, les terres sont éclatantes, au printemps le champ est paisible; c'est alors que les jeunes pousses font craquer la terre et soulèvent leur tête, c'est alors que les bourgeons poussent sur l'écorce gonflée de la branche; Vénus la belle est bien digne de la belle saison, [4,130] et, selon la coutume, elle suit directement son Mars aimé. Au printemps, elle engage les nefs creuses à voguer sur les mers d'où elle est née, sans plus redouter les menaces de l'hiver. Honorez la déesse selon les rites, mères et brus du Latium, et vous, qui ne portez ni bandelettes ni long vêtement. 135 Retirez du cou marmoréen de sa statue ses colliers d'or, retirez ses joyaux: la déesse doit être entièrement baignée. Replacez sur son cou séché ses colliers d'or. Il faut alors lui offrir d'autres fleurs, des roses fraîches. Elle vous ordonne aussi de vous baigner, couronnées de myrte vert: [4,140] apprenez la raison de cet ordre, qui est évidente. Nue sur le rivage, elle séchait sa chevelure ruisselante; une troupe de satyres effrontés aperçut la déesse. Elle les remarqua et se couvrit le corps d'un écran de myrte: ainsi fut-elle protégée et ordonne-t-elle de commémorer cet événement. 145 Apprenez maintenant pourquoi vous allez offrir de l'encens à la Fortune Virile en ce lieu tout humide d'eau chaude. Ce lieu accueille toutes les femmes, dévêtues de leur voile, et voit tous les défauts de leur corps nu. À la Fortune Virile de les protéger et de les dissimuler aux hommes, [4,150] ce qu'elle fait quand on l'invoque avec un peu d'encens. Et que l'on ne répugne pas à prendre du pavot écrasé dans un lait neigeux et du miel liquide pressé des rayons: dès que Vénus fut conduite à son époux plein de désir, elle but ce breuvage; depuis lors elle fut son épouse. 155 Apaisez-la, parlez-lui en suppliants: c'est elle qui sauvegarde la beauté, la morale et la bonne renommée. Au temps de nos ancêtres, Rome s'était relâchée de sa pudeur; vous, anciens, vous avez consulté la vieille prêtresse de Cumes. Elle ordonna d'élever un temple à Vénus; et depuis qu'il fut dûment bâti, [4,160] Vénus est appelée Verticordia, à cause du changement dans les coeurs. Toujours, ô toute belle, tourne des regards bienveillants vers les Énéades et protège, déesse, tant et tant de tes brus! Pendant que je parle, le Scorpion redoutable qui relève l'aiguillon de sa queue, se précipite dans les eaux vertes. 165 Lorsque, après une nuit, les premiers rayons se mettront à rougeoyer lorsque les oiseaux touchés par la rosée exhaleront leurs plaintes, lorsque le voyageur, après une nuit de veille, posera sa torche à demi consumée, et que le paysan se rendra à ses travaux habituels, les Pléiades commenceront à soulager de leur fardeau les épaules paternelles; [4,170] Censées être sept, d'habitude elles ne sont que six; c'est peut-être parce que six d'entre elles ont connu l'étreinte des dieux (en effet, on raconte que Stéropé a partagé la couche de Mars; Alcyoné et toi, belle Céléno, avez couché avec Neptune; Maia, Électre et Taygète avec Jupiter); 175 la septième, Méropé, t'épousa toi, Sisyphe, un mortel, elle le déplore et de honte se cache, solitaire; ou peut-être est-ce parce qu'Électre, ne supportant pas le spectacle de Troie en ruines, s'est mis la main devant les yeux. Laisse le ciel tourner sur son axe éternel, par trois fois, [4,180] laisse Titan atteler et dételer trois fois ses chevaux. Aussitôt résonnera la flûte bérécyntienne au cornet recourbé, et ce seront les fêtes en l'honneur de la Mère de l'Ida. Des eunuques iront en procession, battant leurs tambourins creux et les cymbales d'airain s'entrechoquant retentiront. 185 Elle, sur son trône, portée par les épaules de servants androgynes traversera les rues de la ville au milieu des hurlements. La scène résonne, et les jeux attirent la foule: regardez, Quirites, et que le Forum familier des procès renonce à ses combats! J'aimerais poser mille questions, mais le son aigu du bronze [4,190] me terrifie, ainsi que le lotus recourbé, au timbre effrayant. "Dis-moi, déesse, qui pourrait me renseigner." La déesse du Cybèle vit ses doctes petites-filles et leur enjoignit de répondre à mon souci. "Enfants nourries sur l'Hélicon, déployez vos souvenirs et dites-moi pourquoi la Grande Déesse se complaît à ce bruit ininterrompu." 195 Ainsi ai-je parlé. Alors Érato - le mois de Cythérée lui fut dévolu, à elle qui porte le nom du tendre Amour - prit la parole: "Saturne reçut un jour l'oracle suivant: 'Toi, le meilleur des rois, tu seras expulsé de ton trône par ton fils.' Lui, redoutant ses rejetons, les dévorait à mesure de leur mise au monde, [4,200] et les conservait enfouis dans ses entrailles. Souvent Rhéa s'était plainte d'avoir été tant de fois fécondée sans jamais être mère, et avait déploré sa fertilité. Jupiter naquit. (L'ancienneté, preuve majeure, mérite crédit; abstiens-toi de rejeter une croyance reconnue.) 205 Le gosier du dieu engloutit une pierre, dissimulée dans un tissu; les destins avaient décidé que ce père devait être ainsi abusé. Aussitôt l'Ida escarpé retentit de bruits divers, pour que l'enfant, en toute sécurité, puisse pousser ses vagissements. À coups d'épieux, on frappe ici des boucliers, là, des casques creux: [4,210] D'un côté oeuvrent les Curètes et de l'autre les Corybantes. L'événement resta secret, et on commémore toujours ce fait ancien: l'escorte de la déesse fait retentir l'airain et les rauques tambours; les cymbales frappées tiennent lieu de casques et les tambourins de boucliers; la flûte, comme elle le fit autrefois, joue des airs phrygiens." 215 Érato avait fini; je repris: "Pourquoi des lions, cette race féroce, présentent-ils leurs crinières d'habitude peu soumises à des jougs incurvés?" J'avais terminé; elle répondit: "Elle passe pour avoir adouci leur sauvagerie, ce dont son char est le témoignage." "Mais pourquoi sa tête est-elle chargée d'une couronne faite de tours? [4,220] Est-ce elle qui donna des tours aux premières cités?" Elle acquiesça. "D'où vient", dis-je, "cette furie à se sectionner le membre viril?" Dès que je me tus, la Piéride prit la parole: "Attis, un jeune Phrygien, au visage remarquable, vivait dans les forêts; il inspira à la déesse aux tours un amour chaste qui la tint enchaînée. 225 Elle voulut qu'il lui fût réservé, qu'il surveillât son temple, et dit: "Arrange-toi pour vouloir toujours être un enfant." Il jura fidélité à ces ordres, et ajouta: "Si je mens, que cet amour pour lequel je faillirais soit mon ultime amour!" Il fauta, et ayant rencontré la nymphe Sagaritis, cessa d'être ce qu'il était; [4,230] dès lors, la colère de la déesse exigea un châtiment. Elle frappa la naïade, en infligeant des blessures à son arbre, la naïade mourut; cet arbre représentait sa destinée. Attis devient fou et, croyant voir s'écrouler le toit de sa chambre, il s'enfuit et gagne en courant les sommets du Dindyme; 235 tantôt il crie: "Enlève les torches!", tantôt: "Éloigne les fouets!", souvent, il jure que les déesses palestiniennes sont près de lui. Il s'est même lacéré le corps avec une pierre aiguisée et a traîné sa longue chevelure dans la poussière immonde; on entend sa voix: "Je l'ai mérité; je paie de mon sang un châtiment mérité. [4,240] Ah! Que périssent ces organes qui m'ont fait tort!" "Oui, qu'ils périssent!", disait-il encore; il enlève le poids de son aine, et aussitôt il ne lui reste plus aucun signe de sa virilité. Cette fureur devint un exemple et les servants indolents de la déesse tranchent leurs parties honteuses en agitant leur chevelure." 245 Voilà comment, de sa voix éloquente, la Camène d'Aonie m'expliqua l'origine de cette folie qui m'intriguait. "Toi, mon guide, je t'en prie, instruis-moi. L'a-t-on appelée, d'où est-elle venue? A-t-elle toujours été présente dans notre Ville?" "La déesse Mère a toujours aimé le Dindyme et le mont Cybèle [4,250] ainsi que les sources agréables de l'Ida et les richesses d'Ilion. Lorsque Énée transporta Troie dans les terres d'Italie, la déesse faillit suivre les nefs porteuses des objets sacrés, mais elle avait compris que les destins n'exigeaient pas encore sa présence divine au Latium et était restée dans son séjour familier. 255 Plus tard, lorsque Rome, devenue puissante, eut vu passer cinq siècles déjà et eut levé la tête, après avoir soumis l'univers, un prêtre examina les paroles prophétiques du poème eubéen; tel fut, dit-on, le résultat de cette consultation: "La Mère est absente; je t'ordonne, Romain, d'aller chercher la Mère. [4,260] Lorsqu'elle viendra, il faudra qu'une main pure l'accueille." L'ambiguïté de cet oracle obscur déconcerte les sénateurs: de quelle mère s'agit-il? en quel lieu la chercher? On consulte Péan qui dit: "Faites venir la Mère des dieux; vous pourrez la trouver au sommet de l'Ida." 265 Des notables partent en mission. À l'époque, Attale régnait en Phrygie; celui-ci oppose un refus aux hommes d'Ausonie. Je vais chanter un fait étonnant: la terre gronda et trembla longtemps, et la déesse parla ainsi du fond de son sanctuaire: "C'est moi qui ai voulu être appelée; sans délai, je veux qu'on me fasse partir; [4,270] Rome est un lieu de rencontre digne pour toutes les divinités." Attale, épouvanté par ce message effrayant, dit: "Pars, tu seras toujours nôtre: Rome remonte à des ancêtres phrygiens. " Aussitôt des haches innombrables abattent des arbres dans la pinède où le pieux Phrygien s'était servi lors de sa fuite. 275 Mille mains unissent leurs efforts et un navire creux, aux couleurs appliquées à chaud, accueille la Mère des Dieux. Elle traverse, en toute sécurité, les eaux, royaume de son fils, arrive au long détroit qui porte le nom de la soeur de Phrixus, double le vaste Rhétée et les bords du Sigée, [4,280] longe Ténédos et l'antique puissance d'Éétion. Ayant laissé Lesbos derrière elle, elle est accueillie dans les Cyclades, et dans les eaux que brisent les bas-fonds de Carystos. Elle franchit aussi la mer Icarienne, où Icare vit tomber et perdit ses ailes, donnant ainsi son nom à cette vaste étendue d'eau. 285 Elle délaissa alors la Crète, à gauche, et, à droite, les ondes de Pélops, puis gagna Cythère, l'île consacrée à Vénus. De là, elle choisit la mer de Trinacrie, où Brontès, Stéropès et Acmonidès s'occupent à tremper le fer brûlant; elle choisit la mer d'Afrique, aperçoit sur son flanc gauche [4,290] le royaume de Sardaigne, puis elle parvient en Ausonie. Cybèle avait atteint Ostie, où le Tibre se divise pour gagner le large, en s'écoulant dans une zone plus dégagée. Tous les chevaliers et les graves sénateurs mêlés à la plèbe vinrent à sa rencontre à l'embouchure du fleuve étrusque. 295 D'un même pas s'avancent mères, filles, brus, et les vierges qui entretiennent le foyer sacré. Des hommes empressés épuisent leurs bras à contenir le câble; le navire étranger s'avance à grand peine sur des eaux contraires. Longtemps la terre avait été sèche; les plantes assoiffées se consumaient; [4,300] sous la pression, la nef s'échoua dans un banc de vase. Tous indistinctement participent à l'opération au-delà de leurs forces, et des voix claironnantes encouragent les mains énergiques. Elle, telle une île, siège immobile au milieu des flots. Frappés par ce prodige, les hommes restent debout, épouvantés. 305 Claudia Quinta faisait descendre sa famille du grand Clausus, et son allure n'était pas indigne de sa noblesse, elle était chaste sans aucun doute, mais on ne le croyait pas; une calomnie l'avait blessée et elle fut accusée à tort d'un crime. Son élégance, ses apparitions en public avec diverses coiffures soignées, [4,310] la vivacité de ses réparties lui firent tort auprès des vieillards austères. Consciente de sa droiture, elle se rit des mensonges de la rumeur, mais nous, nous sommes tous enclins à croire en ce qui est mal. Claudia, après s'être avancée, quittant les rangs des chastes matrones, et après avoir puisé dans le creux de ses mains de l'eau pure du fleuve, 315 s'asperge trois fois la tête, et trois fois lève les mains vers le ciel (tous ceux qui la voient la croient privée de raison); les genoux ployés, elle fixe ses regards sur l'image de la déesse, et, cheveux épars, elle énonce ces paroles: "Bienveillante déesse, féconde mère des dieux, [4,320] écoute, à une condition précise, les prières de ta suppliante. On me dénie d'être chaste: si tu me condamnes, je reconnaîtrai l'avoir mérité; je le paierai de ma mort, vaincue par le jugement d'une déesse. Mais si je suis innocente, toi, tu le prouveras réellement, en garantissant ma vie et, chaste, tu suivras des mains chastes." 325 Sur ces paroles, elle tira le câble sans grand effort. Je vais parler d'un prodige, qui du reste est attesté sur la scène. La déesse mise en branle suit sa guide, et la justifie en la suivant. Révélatrice d'allégresse, une clameur monte vers les astres. On arrive à une courbe du fleuve (que les anciens ont appelée [4,330] Atria Tiberina), à partir d'où il oblique vers la gauche. La nuit était tombée; on attache le câble à un tronc de chêne, et après un repas on s'adonne à un léger sommeil. Le jour s'était levé: on détache le câble du tronc de chêne, Non sans avoir toutefois installé un foyer et brûlé de l'encens. 335 Au préalable, ils avaient couronné la poupe et immolé une génisse, sans tache, qui n'avait connu ni les labours ni l'accouplement. Il est un endroit où le paisible Almo se jette dans le Tibre et, étant plus petit, perd son nom dans le grand fleuve. Là un prêtre aux cheveux blancs, vêtu d'une robe de pourpre, [4,340] lave dans les eaux de l'Almo sa maîtresse et les objets sacrés. Ses servants poussent des hurlements, la flûte affolée résonne et les mains mollement frappent les peaux des tambourins. Claudia marche devant, le visage heureux, très fêtée par la foule, qui enfin la croit chaste, grâce au témoignage de la déesse. 345 La déesse trônant sur un char est portée en ville par la Porte Capène; l'attelage de génisses est couvert de fleurs fraîches que l'on jette. Nasica l'accueillit; le nom du fondateur du temple n'a pas été conservé; maintenant, c'est Auguste; avant c'était Métellus." Érato s'arrêta ici. Une pause intervient, au cas où je poserais d'autres questions. [4,350] "Dis-moi", dis-je, "pourquoi cherche-t-elle richesses en petites pièces." "Le peuple a apporté du bronze, avec quoi Métellus éleva le temple", dit-elle, "de là vient la coutume de donner une pièce de monnaie". Je demande pourquoi, à tour de rôle, on s'invite à des banquets, et pourquoi, à ces dates surtout, on y assiste avec empressement. 355 "Puisque la Bérécyntienne a bien réussi son changement de lieu", dit-elle, on cherche à obtenir un même présage de bonheur en changeant d'endroit." J'étais prêt à demander pourquoi les Mégalésies étaient les premiers jeux dans notre ville, lorsque la déesse (elle m'a deviné en effet) dit: "C'est elle qui a engendré les dieux; ils ont cédé la place à leur mère [4,360] et à la Mère revient la préséance de l'honneur rendu." "Pourquoi nommons-nous Galli ceux qui se sont mutilés, alors que la terre de Gaule est si éloignée de la Phrygie?" "Entre le verdoyant mont Cybèle et Célènes la Haute", dit-elle, coule un fleuve, nommé Gallus, à l'eau qui rend fou. 365 Qui en boit devient fou; écartez-vous loin d'ici, vous qui veillez à votre santé mentale: qui boit de cette eau devient fou." "N'est-ce pas honteux", dis-je, "d'avoir servi le moretum sur les tables de la Maîtresse: ou y a-t-il une raison cachée?" "On raconte que les anciens consommaient du lait pur [4,370] et les herbes que la terre produisait spontanément", dit-elle; "du fromage blanc est mélangé à des herbes broyées, afin que la première des déesses connaisse les premières nourritures. Lorsque l'Aurore suivante, fille de Pallas, éclairera le ciel dégagé d'étoiles, et lorsque la Lune aura dételé ses blancs chevaux, 375 celui qui dira: "Autrefois, en ce jour, on a consacré un temple à la Fortune Publique, sur le Quirinal", sera dans le vrai. C'était, je m'en souviens, le troisième jour des jeux, et, près de moi, un autre spectateur assez âgé dit: "C'est ce jour-là que, sur la côte de Libye, César a écrasé [4,380] les armées traîtresses du valeureux Juba. Mon chef était César, et je suis fier de l'avoir servi comme tribun: il avait le commandement quand j'étais en service. Moi, je dois ce siège à ma vie de soldat, toi, c'est en temps de paix que tu l'as gagné, exerçant ta charge parmi les décemvirs". 385 Nous allions bavarder davantage quand une averse soudaine nous sépara. La Balance inclinée ébranlait les eaux du ciel. Cependant, avant que le dernier jour ne mette fin aux spectacles, Orion, le porteur de glaive, aura plongé dans la mer. Lorsque l'Aurore suivante aura vu la Rome victorieuse [4,390] et lorsque les étoiles en fuite auront fait place à Phébus, une procession et des dieux en foule empliront le Cirque; les chevaux rapides comme le vent aspireront à la palme. Ensuite viennent les jeux de Cérès: indiquer leur raison d'être est superflu; les faveurs et les mérites de la déesse sont évidents. 395 Les premiers hommes avaient en guise de pain les herbes vertes offertes par la terre, sans que personne ne le demande; tantôt ils cueillaient les plantes poussant sur le sol, tantôt les pointes des tendres frondaisons faisaient leur repas. Après cela, on connut le gland: c'était bien déjà d'avoir trouvé le gland; [4,400]du reste, les ressources du robuste chêne étaient magnifiques. Cérès la première invita l'homme à mieux s'alimenter et remplaça les glands par une nourriture plus salutaire. Elle contraignit les taureaux à tendre le cou sous le joug; alors on creusa la terre qui pour la première fois vit le soleil. 405 Le bronze avait du prix, le fer des Chalybes restait caché. Hélas! Que n'est-il resté enfoui à jamais! La paix rend Cérès heureuse; et vous, paysans, priez pour obtenir une paix perpétuelle et un chef pacifique. Vous pouvez offrir à la déesse de l'épeautre, lui faire l'hommage [4,410] d'un peu de sel brillant et de grains d'encens jetés dans un vieux foyer; et si vous n'avez pas d'encens, enduisez des torches de poix et allumez-les; la bonne Cérès agrée une offrande modeste, pourvu qu'elle soit pure. Sacrificateurs à la tunique retroussée, écartez du boeuf vos couteaux; le boeuf doit labourer; immolez une truie paresseuse. 415 Une hache ne doit pas frapper cette nuque faite pour le joug: que le boeuf vive et peine souvent à travailler la terre dure! À ce point du récit, je dois parler du rapt de la fille de Cérès. tu reconnaîtras la plupart des faits; tu n'apprendras pas grand-chose. La terre aux trois promontoires s'avance dans la vaste mer; [4,420] la Trinacrie, qui tient son nom de la configuration du lieu, est un séjour aimé de Cérès: elle y possède de nombreuses villes, parmi lesquelles la fertile Henna aux terres bien cultivées. La fraîche Aréthuse avait invité des divinités vénérables; et la blonde déesse était venue au banquet sacré. 425 Sa fille, avec son escorte habituelle de jeunes filles, errait, pieds nus, dans les prés qui lui étaient familiers. Au fond d'un val ombragé, il est un endroit humide abondamment arrosé par une eau cascadant d'une hauteur. Là se trouvaient tous les tons qui existent dans la nature [4,430] et la terre brillait, piquée de fleurs de toutes sortes. Dès qu'elle l'aperçut, la jeune fille dit: "Mes amies, venez, et reportons ensemble des fleurs, emplissant les plis de nos robes!" Les jeunes filles sont ravies à la pensée de ce butin léger, et malgré leur ardeur, elles ne sentent pas la fatigue. 435 L'une emplit des paniers tressés de souple osier, une autre son jupon, cette autre les plis de son corsage. Celle-là cueille des soucis, celle-ci cherche les violettes, celle-là d'un coup d'ongle coupe des têtes de pavots. Jacinthe, tu retiens ces filles-ci; amarante, tu en retardes d'autres, là. [4,440] Certaines aiment le thym, d'autres le coquelicot et le mélilot. Les roses surtout sont cueillies en masse, et aussi des fleurs sans nom. Corè, pour sa part, choisit de frêles crocus et des lis blancs. Dans son zèle pour les cueillir, elle s'écarte un peu trop et, par malheur, aucune compagne n'a suivi sa maîtresse. 445 Son oncle paternel la voit; l'ayant vue, il l'enlève prestement et sur ses sombres chevaux l'emporte dans son royaume. Elle pourtant criait: "Ah! Mère chérie, on m'enlève!", tout en déchirant le devant de sa robe; entre-temps, une voie s'est ouverte devant Dis: c'est que les chevaux, [4,450] ne sont pas habitués et supportent à peine la lumière du jour. Mais le choeur de ses amies, ses suivantes toutes chargées de fleurs, se mettent à crier "Perséphone, viens voir nos présents!" Comme ces appels restent sans réponse, elles emplissent les monts de leurs cris et pleines de tristesse, frappent de leurs mains leurs poitrines dénudées. 455 Cérès atterrée par ces gémissements (elle venait d'arriver à Henna), dit sans attendre: "Malheur à moi! Ma fille, où es-tu? L'esprit égaré, elle s'emporte, telles les Ménades de Thrace qui, comme on nous l'a dit souvent, s'en vont cheveux défaits. Quand son veau est arraché à sa mamelle, une mère mugit [4,460] et cherche ses petits à travers l'ensemble des bois, ainsi la déesse, ne contenant pas ses gémissements, s'élança en une course effrénée, à partir de tes plaines, Henna. Ensuite elle trouva des marques de pas de sa fille et remarqua sur la terre foulée une empreinte connue. 465 Peut-être ce jour-là aurait-il été le dernier de son errance, si des porcs n'avaient brouillé les traces qu'elle avait découvertes. Et déjà dans sa course, elle a dépassé Leontini et le cours d'eau Amenanos, et toi, Acis, aux rives herbeuses. Elle dépasse encore la Cyanè et les sources du paisible Anapus, [4,470] et toi, Gélas, que tes tourbillons rendent inaccessible. Elle avait quitté Ortygie et Mégare et le Pantagias ainsi que la mer où se jettent les eaux du Symèthe, les antres brûlés des Cyclopes avec leurs cheminées dressées, et cet endroit qui porte le nom d'une faucille incurvée, 475 et Himère, et Didyme, et Acragas et Tauroménium, et aussi le Mélas, les fertiles pâtures des boeufs sacrés. Après cela, elle gagne Camérina, Thapsos et la Tempé de l'Hélore, et l'endroit où s'étend l'Éryx, toujours ouvert au zéphyr. Déjà elle avait parcouru Pélorias et Lilybée, [4,480] déjà aussi Pachynum, les promontoires de sa terre. Où qu'elle pénètre, elle emplit tous les lieux de ses plaintes, tel l'oiseau qui gémit sur la perte d'Itys. Et tour à tour, elle crie, tantôt: "Perséphone!", et tantôt: "ma fille!", elle crie et lance alternativement chacun des deux noms; 485 mais Perséphone n'entend pas Cérès, la fille n'entend pas sa mère, les deux noms l'un après l'autre se perdent. Avait-elle aperçu un berger ou un laboureur dans son champ, elle répétait cette seule phrase:"Une fille n'est-elle pas passée par ici?" Bientôt la couleur des choses devient uniforme, [4,490] l'obscurité recouvre tout; déjà les chiens vigilants se sont tus. L'Etna altier s'étend par-dessus les gueules de l'immense Typhée dont l'haleine de feu embrase la terre. Là, elle alluma deux pins en guise de lampes; d'où encore de nos jours, lors de ses fêtes, on offre une torche à Cérès. 495 Il existe une caverne creusée dans la pierre ponce rugueuse et rongée, endroit où n'ont accès ni homme, ni bête sauvage; dès qu'elle y parvient, elle attelle à son char des serpents bridés et franchit sans se mouiller les eaux de la plaine marine. Évitant les Syrtes, elle vous échappa, toi, Charybde de Zancle, [4,500] et vous, chiens de Nisus, monstres naufrageurs; et survolant l'immense Adriatique et Corinthe aux deux mers, elle parvint ainsi à ton port, ô terre d'Attique. Là, sur un roc glacé, elle s'assit pour la première fois, accablée de tristesse: de nos jours encore les Cécropides appellent cet endroit le "rocher triste". 505 À la belle étoile, de nombreux jours durant, elle resta là sans bouger, endurant les nuits lunaires et les eaux de pluie. À chaque lieu son destin: les terres appelées aujourd'hui l'Éleusis de Cérès, appartenaient autrefois au vieux Célée. Il rapportait chez lui des glands et des mûres, qu'il avait cueillies [4,510] en secouant les ronces, et du bois sec pour allumer ses feux. Sa petite fille ramenait deux chèvres de la montagne, et son fils, un bambin délicat, était malade, dans son berceau. "Mère!", dit la fillette (la déesse, entendant le mot mère, s'émut), "Que fais-tu en ces lieux déserts, sans personne qui t'accompagne?" 515 Le vieillard aussi s'arrêta, malgré le poids de sa charge, et la pria de pénétrer sous son toit, si petite que soit sa chaumière. Elle refusa (elle avait prit l'apparence d'un vieille femme et serré ses cheveux dans un turban); elle lui dit, comme il insistait: "Je te souhaite bonne santé, et d'être toujours père. Ma fille a été enlevée. [4,520] Hélas! Combien ton sort est meilleur que le mien!" À ces mots, telle une larme (car les dieux ne pleurent pas), une goutte toute brillante tomba sur son sein tiède. Vieillard et fillette ont le coeur ému et pleurent à l'unisson; après quoi le bon vieillard énonça ces mots: 525 "Que la fille enlevée que tu recherches te revienne saine et sauve; mais lève-toi et ne dédaigne pas le toit de ma modeste maison." La déesse lui dit: "Guide-moi! Tu as su trouver le moyen de me forcer"; Alors elle se lève de son rocher et suit le vieil homme. Chemin faisant, il raconte à sa compagne que son fils est très malade: [4,530] il ne dort plus et ses souffrances le tiennent éveillé. Avant d'entrer dans la chaumière, elle ramasse sur le sol en friche de doux pavots qui apportent le sommeil. On dit que, tout en les cueillant, elle y goûta machinalement, et que, sans y penser, elle apaisa sa longue faim. 535 Parce que son jeûne prit fin au début de la nuit, les mystes ont vu que l'apparition des étoiles marquait le moment de manger. Dès qu'elle eut franchi le seuil, elle vit toute la maison en deuil; pour l'enfant, il n'y avait plus aucun espoir de salut. La déesse salua la mère, qui s'appelait Métanire, [4,540] et consentit à poser sa bouche sur celle de l'enfant. La pâleur disparaît et soudain on voit les forces regagner le corps: si grande est la vigueur émanant de la bouche divine. Toute la maison est en fête, à savoir le père, la mère et la fille: à eux trois, ils constituaient toute la maison. 545 Bientôt, un repas est servi, du lait caillé, des fruits et du miel doré dans ses rayons. La bienveillante Cérès s'abstient, et pour t'endormir, enfant, elle te donne du pavot à boire avec du lait tiède. C'était le milieu de la nuit, où régnait le silence d'un paisible sommeil. [4,550] La déesse souleva Triptolème sur ses genoux et trois fois le caressa de la main, chanta trois incantations, incantations que ne peut reproduire une voix humaine; de la cendre ardente d'un foyer elle couvrit le corps de l'enfant, afin que le feu le purifiât de son poids humain. 555 La mère, sottement attentionnée, se réveille, et s'écrie, hors d'elle: "Que fais-tu?", et elle retire du feu le corps de l'enfant. La déesse lui dit: "Sans le vouloir, tu es devenue criminelle: ta crainte de mère a réduit à néant mes dons. Toutefois, cet enfant, qui sera mortel certes, le premier labourera, [4,560] sèmera et récoltera les fruits d'une terre cultivée." Cérès finit de parler et, en sortant, elle attire vers elle une nuée, se dirige vers ses dragons et est emportée sur son char ailé. La déesse quitte le cap Sounion exposé aux vents, la sûre retraite du Pirée et le rivage qui s'étend sur sa droite. 565 Ensuite elle pénètre dans la mer Égée, et y voit toutes les Cyclades; elle choisit l'impétueuse mer bordant l'Ionie et la mer Icarienne, puis, survolant les villes d'Asie, rejoint l'Hellespont étiré. Suspendue dans les airs, elle poursuit en tous sens ses errances. D'en haut, elle aperçoit tantôt les Arabes cueilleurs d'encens, tantôt les Indiens; [4,570] ensuite, sous ses yeux voici la Libye, puis Méroé et sa terre desséchée. Ensuite elle aborde les terres occidentales, le Rhin, le Rhône, le Pô, et toi, Thybris, destiné à devenir le père d'un fleuve puissant. Où suis-je emporté? C'est une tâche immense de citer les terres parcourues: dans le monde, il n'est point de lieu où ne soit passée Cérès. 575 Elle erre encore dans le ciel, s'adressant aux constellations voisines du pôle glacé, qui ne sombrent pas dans la mer limpide: "Étoiles de Parrhasie (oui, vous pouvez tout connaître, puisque jamais vous ne plongez dans les ondes marines), montrez à une mère malheureuse sa fille Perséphone!" [4,580] Elle avait fini de parler. Hélicé lui répond en ces termes: "La Nuit est exempte de tout reproche; sur le rapt de cette jeune fille, consulte le Soleil, qui voit largement les événements diurnes." Le Soleil abordé dit: "Ne te donne pas de mal en vain: tu cherches l'épouse du frère de Jupiter, celle qui règne sur le troisième royaume." 585 Longtemps elle se lamenta seule, puis elle s'adressa ainsi au dieu Tonnant, le visage marqué par une très vive souffrance: "Si tu te souviens de qui est née ma fille Proserpine, elle doit faire pour moitié l'objet de ton souci. Errant à travers le monde, j'ai constaté une seule injustice commise: [4,590] c'est le ravisseur qui est récompensé pour sa faute. Mais Perséphone n'a pas mérité un mari qui soit un brigand, et nous ne devions pas nous trouver un gendre de cette façon-là. M'imaginant captive de Gygès victorieux, qu'aurais-je subi de pire que mon sort présent, alors que tu détiens le sceptre du ciel? 595 En vérité, qu'il reste impuni, je supporterai de n'être pas vengée; pourvu qu'il la rende et que sa conduite nouvelle corrige ses actes passés." Jupiter la calme et justifie ce rapt par l'amour, et dit: "Mais il n'est pas un gendre dont nous ayons à rougir; moi-même, je ne le surpasse pas en noblesse; le royaume du ciel m'est échu, [4,600] un autre règne sur les eaux, un autre sur le monde vain des ténèbres. Mais si d'aventure tu ne peux changer ton coeur, Si tu as vraiment décidé de briser les liens d'un mariage conclu, faisons encore un essai, si du moins elle est restée à jeun; sinon, elle sera l'épouse d'un conjoint infernal." 605 Sur ordre, le porteur du caducée prend ses ailes, gagne le Tartare, revient plus vite qu'espéré et rapporte ce qu'il a vu, de source sûre: "Une fois enlevée", dit-il, "elle a rompu son jeûne avec trois graines enveloppées dans la souple écorce d'une grenade. La mère affligée gémit tout autant que si sa fille venait d'être enlevée; [4,610] et mit un long moment à se remettre, à grand-peine. Puis elle dit ainsi: "Pour moi, habiter au ciel n'est plus possible; ordonne que l'on m'accueille aussi dans la vallée du Ténare!" Et elle allait passer à l'acte, si Jupiter n'avait convenu que Proserpine vivrait au ciel durant six mois. 615 Alors enfin Cérès retrouva son sourire et ses esprits et posa sur sa chevelure une couronne d'épis. Dans les champs laissés en jachère on récolta une abondante moisson, et l'aire contint avec peine les richesses qu'on y amassait. Le blanc sied à Cérès: aux fêtes de Cérès, portez des vêtements blancs; [4,620] de nos jours l'usage de laine sombre a disparu. Jupiter, surnommé le Vainqueur, règne sur les Ides d'avril: c'est ce jour-là que lui a été offert un temple. Ce jour aussi, sauf erreur, la Liberté, bien méritée pour notre peuple, a commencé de posséder son Atrium. 625 Le matin suivant, marin, gagne un port sûr: le vent du Couchant soufflera, mêlé de grêle. De toute façon, c'est pourtant à la faveur de cette grêle que César avec ses troupes écrasa l'armée de Modène. Lorsque se sera levé le troisième jour après les Ides de Vénus, [4,630] Pontifes, offrez en sacrifice agréable une vache pleine. Une vache qui porte est dite Forda et sa portée désigne qu'elle est féconde. On pense que les foetus aussi tirent de là leur nom. À ce moment, le bétail est gravide; gravide aussi la terre ensemencée. À la Terre pleine est offerte une victime pleine. 635 Une partie des victimes est immolée sur la citadelle de Jupiter; à chacune des trente curies échoit une vache, et le sang répandu dégouline. Mais, dès que les préposés ont arraché les veaux aux entrailles de leur mère et offert les morceaux de fressure sur les foyers fumants, la Vestale la plus âgée brûle les veaux dans le feu: [4,640] et cette cendre servira à purifier le peuple au jour de Palès. Au temps du roi Numa, la récolte ne répondant pas aux efforts fournis, les voeux des cultivateurs déçus demeuraient sans effets. L'année souffrait de sécheresse, sous l'Aquilon glacial; ou les champs étaient gorgés d'eau, à cause de pluies incessantes. 645 Souvent Cérès, dès l'apparition des premières pousses, décevait le maître, et la folle avoine envahissante occupait le sol; les troupeaux mettaient bas des prématurés avant leur terme et l'agneau naissant causait souvent la mort de la brebis. Une antique forêt, longtemps restée à l'abri des coups de hache, [4,650] abritait un lieu sacré, réservé au dieu du Ménale. Ce dieu fournissait des réponses aux esprits au repos, dans la nuit silencieuse. En ce lieu, Numa immole deux brebis. Il offre la première à Faunus, la seconde au doux Sommeil; il étend les deux toisons sur le sol dur. 655 Deux fois il inonde d'eau de source sa tête chevelue, deux fois, il se couvre les tempes de feuilles de hêtre. Il s'abstient des plaisirs de Vénus; à table, la viande est interdite et ses doigts ne portent aucun anneau. Vêtu d'un habit grossier, il s'étend sur les toisons nouvelles [4,660] après avoir invoqué le dieu dans les termes adéquats. Pendant ce temps, vient la Nuit, le front serein orné de pavot, entraînant avec elle les songes noirs. Faunus se présente et, piétinant lourdement les peaux de mouton, énonce les mots suivants, depuis le côté droit de la couche: 665 "Roi, la mort de deux vaches doit apaiser la Terre; qu'une seule bête offre deux vies en sacrifice". L'effroi le tire de son sommeil: Numa repense à sa vision et s'interroge sur ces ordres énigmatiques et incompréhensibles. Son épouse, si chère au bois sacré, l'arrache à ses hésitations [4,670] et dit: "On te réclame la fressure d'une vache pleine." On offre la fressure d'une vache pleine; l'année s'avère féconde, et la terre autant que le bétail portent des fruits. Autrefois, Cythérée ordonna à ce jour d'accélérer son allure et lança les chevaux du Soleil, les précipitant à brides abattues, 675 pour que, dès la pointe de l'aube suivante, une guerre salutaire apporte au jeune Auguste le titre de général en chef. Mais déjà Lucifer voit derrière lui, pour la quatrième fois, les Ides passées; cette nuit-là, les Hyades prennent possession de Doris. Quand se sera levé le troisième jour après la disparition des Hyades, [4,680] on verra, au Cirque, les chevaux répartis à leur point de départ. Pourquoi donc envoie-t-on des renards portant des torches allumées liées sur leur dos? Il me faut en expliquer la raison. À Carséoli, la terre est froide et impropre à produire des olives, mais c'est une campagne naturellement propice aux céréales. 685 Passant par là, j'allais chez les Pélignes, ma terre natale, territoire réduit, mais où toujours on rencontre de l'eau en abondance. Je suis entré chez un vieil hôte, dans une maison qui m'était familière (Phébus déjà avait retiré leur joug à ses chevaux au bout de leur course). Le vieux avait l'habitude de me conter une foule de choses, et notamment celle-ci, [4,690] qui me permet de développer l'ouvrage qui m'occupe maintenant. "Dans cette plaine", dit-il en me la montrant, "il y avait un petit champ, appartenant à une paysanne regardante et à son rude mari ". L'homme parcourait sa terre, en se servant d'une charrue ou d'une faucille recourbée ou d'un hoyau. 695 Quant à la femme, tantôt elle balayait sa ferme étayée par des piliers, tantôt elle déposait des oeufs sous les plumes d'une couveuse, cueillait des mauves vertes ou des champignons blancs, ou alimentait un feu bienfaisant dans un modeste foyer. Et cependant, elle ne cessait de se fatiguer les bras à tisser, [4,700] et à s'armer ainsi contre les menaces du froid. Son fils était espiègle, dans les premières années de son âge, à deux lustres il avait ajouté deux années. Au fond d'une vallée encaissée, plantée de saules, il attrapa un renard qui avait enlevé nombre de volailles de leur basse-cour. 705 Il enveloppa de paille et de foin la bête capturée, et y mit le feu. Le renard échappa à ces mains incendiaires. Partout où il fuyait, il mettait le feu aux champs couverts de moissons; le vent qui soufflait donnait des forces au feu dévastateur. L'événement est passé, le souvenir en subsiste. Maintenant encore, [4,710] une loi de Carséoli interdit de laisser vivre un renard capturé, et pour expier sa peine, cette race est brûlée lors des Cerealia, et elle périt, de la façon dont elle a fait périr les récoltes". Lorsque le jour suivant, la mère rougeoyante de Memnon viendra sur ses chevaux rosés visiter les terres offertes à sa vue, 715 le soleil s'éloignera du maître du troupeau porte-laine qui trahit Hellé: une fois sorti du Bélier, il se trouve en présence d'une victime plus grande. On ne peut pas savoir si c'est une vache ou un taureau: on en distingue la partie antérieure, la partie arrière reste cachée. Toutefois, que ce signe soit taureau ou vache, [4,720] il est une récompense de l'amour, au grand déplaisir de Junon. La Nuit s'en est allée et l'Aurore se lève: je dois traiter des Parilia; et on ne me sollicite pas en vain, si Palès la bienveillante m'aide. Bienveillante Palès, sois propice au chantre de ta fête pastorale, puisque mon devoir est de célébrer tes faits et gestes. 725 Certes, j'ai souvent apporté moi-même, à pleines mains, la cendre de veau et les tiges de fèves, offrandes purificatoires passées au feu. Certes, j'ai sauté trois fois par-dessus des rangs de flammes alignés, et une branche de laurier mouillé m'a aspergé de gouttes d'eau. La déesse, touchée, se montre favorable à ma tâche. [4,730] Ma barque quitte le port; de bons vents déjà gonflent mes voiles. Peuple, va quérir à l'autel de la Vierge une préparation purificatoire. Vesta te la donnera; grâce à ce présent de Vesta, tu seras pur. Il sera constitué de sang de cheval, de cendre de veau, et d'un troisième élément, de la paille creuse d'une fève dure. 735 Berger, purifie tes brebis repues, lorsque tombe le crépuscule. Avant, tu auras aspergé et balayé la terre à l'aide d'une branche, décoré la bergerie en y fixant des rameaux feuillus, et orné les portes de longues guirlandes. Que de sombres fumées de soufre pur s'élèvent, [4,740] et que la brebis, sous l'effet du soufre fumant, se mette à bêler. Brûle des branches d'olivier mâle, une torche de pin et des herbes sabines, et que le laurier léché par la flamme crépite au centre du foyer. Apporte ensuite une corbeille de millet et des gâteaux de millet. La déesse des campagnes apprécie tout spécialement cet aliment. 745 Ajoute un vase de lait et les mets qu'elle aime; une fois les parts découpées, invoque, avec une offrande de lait tiède, Palès, l'hôtesse des forêts. Dis-lui: "Veille sur le troupeau, et aussi sur les bergers; repousse le malheur et fais-le fuir loin de mes étables. Si j'ai fait paître dans un lieu saint, si je me suis assis sous un arbre sacré, [4,750] si une brebis inconsciemment a brouté sur les tombeaux, si j'ai pénétré dans un bois interdit et si mes regards ont fait fuir les nymphes et le dieu à demi bouc, si ma faucille a dépouillé le bois sacré d'une de ses branches, pour offrir une corbeille de feuillage à une brebis malade, 755 accorde ton pardon à ma faute. Ne me reproche pas d'avoir, pendant une forte grêle, abrité mon troupeau dans un sanctuaire rustique. Ne me tiens pas rigueur d'avoir troublé les eaux des étangs: ô Nymphes, pardonnez à la bête dont le sabot a souillé vos eaux. Toi, déesse, rends-nous propices les sources et les divinités des fontaines, [4,760] apaise les dieux disséminés à travers tout le bois sacré. Évite-nous d'apercevoir les Dryades et Diane à son bain, et Faunus, quand, au milieu du jour, il se repose dans les champs. Repousse au loin les maladies; donne aux hommes de la vigueur, ainsi qu'aux troupeaux et à la foule des chiens, gardiens prévoyants. 765 Que les moutons que je ramène ne soient pas moins nombreux que le matin, et puissé-je ne pas rapporter en gémissant des toisons arrachées au loup. Que l'inique famine reste à l'écart; qu'affluent herbes et feuillage, et eaux, où nous pourrons nous baigner, nous désaltérer. Que je presse des mamelles pleines, que le fromage rapporte du profit, [4,770] que le petit-lait s'égoutte à travers l'osier lâchement tressé; que le bélier se montre ardent et que sa compagne fécondée mette bas, et que les agneaux soient nombreux dans mon étable; qu'ils produisent une laine qui jamais ne blessera les jeunes filles, une laine souple et faite pour les mains les plus délicates. 775 Puissent mes prières se réaliser et, chaque année, nous ferons de grands gâteaux en l'honneur de Palès, la reine des bergers." C'est par ces mots qu'il faut amadouer la déesse: tourne-toi vers le Levant, prononce-les trois fois, puis lave-toi les mains dans l'eau vive. Alors tu pourras préparer, en guise de cratère, une écuelle [4,780] et boire du lait de neige et du vin pourpre. Ensuite, d'un pied leste, avec ardeur, franchis des tas enflammés de paille crépitante. La coutume a été décrite; il me reste à en dire l'origine. La foule de ses causes me laisse perplexe et entrave mon entreprise. 785 Le feu dévorant purifie tout et la fusion des métaux en expulse les défauts: est-ce pour cela qu'on purifie avec lui les brebis et leur berger? Ou est-ce parce que eau et feu, éléments premiers de toutes choses, opposés entre eux, sont des divinités ennemies, que nos pères les ont réunis, pensant approprié [4,790] de traiter un corps par le feu et par une aspersion d'eau? Sont-ils si importants parce qu'en eux réside la cause de la vie, parce qu'ils sont interdits à l'exilé, parce qu'on les présente à la jeune épouse? J'ai peine à le croire, mais certains pensent que cette coutume rappelle Phaéton et les eaux diluviennes de Deucalion. 795 D'autres racontent aussi qu'une étincelle jaillit soudainement quand des bergers frappaient des pierres l'une contre l'autre; la première s'éteignit sans doute; des fétus de paille recueillirent la seconde: est-ce la raison des flammes des Parilia? Ou est-ce plutôt la piété d'Énée qui fit naître cette coutume, [4,800] Énée vaincu qui trouva sans dommage son chemin à travers le feu? Mais voici une explication plus vraisemblable: lors de la fondation de Rome, on ordonna de transférer les Lares sous un autre toit. Les paysans, quittant leur demeure rustique pour une maison, boutèrent le feu à leur cabane vouée à disparaître, 805 et avec leurs troupeaux sautèrent à travers les flammes. Cela se passe encore aujourd'hui à ton anniversaire, ô Rome. C'est l'occasion d'une transition pour le poète: voici venue la naissance de la Ville; aide-moi, grand Quirinus, à chanter tes exploits! Déjà le frère de Numitor avait expié son châtiment [4,810] et toute la bande des bergers était soumise aux deux jumeaux. Tous deux décident de rassembler les paysans et d'établir une muraille; on hésite sur lequel des deux installera les murs. "Il n'est pas nécessaire de nous disputer", dit Romulus. "Nous avons grande confiance dans les oiseaux; consultons-les." 815 L'idée est retenue: l'un se rend sur les rochers boisés du Palatin, l'autre gagne au matin le sommet de l'Aventin. Rémus aperçoit six oiseaux, et son frère deux fois six, en file; un accord est trouvé, et Romulus a pouvoir de fonder la Ville. On choisit le jour adéquat où la charrue marquera les remparts: [4,820] les fêtes de Palès approchaient; on commence le travail ce jour-là. On creuse une fosse jusqu'au roc; au fond, on y jette des fruits et de la terre provenant des alentours. Une fois la fosse comblée, elle est surmontée d'un autel, et on allume le feu allumé sur un foyer nouveau. 825 Ensuite, pressant le manche de sa charrue, Romulus trace un sillon pour les murs. Une vache blanche et un boeuf à la robe de neige tiraient l'attelage. Le roi prononça cette phrase: "Maintenant que je fonde cette ville, ô Jupiter, et toi, Mars mon père, et toi auguste Vesta, soyez-moi propices. Et vous, dieux qu'il est pieux d'invoquer, tournez-vous vers moi! [4,830] Puisse mon oeuvre surgir sous vos auspices! Que cette terre souveraine connaisse durée et puissance et que son empire voit le jour se lever et se coucher." Il priait, et par un grondement de tonnerre sur sa gauche Jupiter envoya un présage, et lança des éclairs sur la gauche du ciel. 835 Heureux de cet augure, les citoyens jettent les fondations et, en peu de temps, un nouveau mur s'élève. Céler fait avancer le travail; Romulus lui-même l'avait convoqué et lui avait dit: "Celer, veille à deux choses: que nul ne franchisse les murs et la tranchée creusée par la charrue; [4,840] et si quelqu'un ose le faire, mets-le à mort." Ignorant cet ordre, Rémus commença à regarder avec mépris ces humbles murs et dit: "C'est avec çà que le peuple sera à l'abri?" Et aussitôt, il sauta par-dessus: d'un coup de pelle Céler répond à cette audace. Rémus, dégoulinant de sang s'abat sur la terre dure. 845 Aussitôt informé de l'événement, le roi ravale ses larmes qui jaillissent et garde sa blessure enfermée dans son coeur. Il ne veut pas pleurer en public et, faisant preuve d'un courage exemplaire, il dit: "Qu'ainsi soit traité l'ennemi qui franchira mes murs". Il accorde toutefois des funérailles et sans plus pouvoir retenir ses larmes, [4,850] il laisse paraître au grand jour la piété fraternelle qu'il avait dissimulée. Une fois le brancard posé, il donna à la dépouille un ultime baiser et dit: "Mon frère, qui me fus enlevé contre mon gré, adieu!". Puis il parfuma son cadavre qu'on allait brûler. L'imitèrent Faustulus et Acca, abîmée dans la tristesse et cheveux dénoués. 855 Alors ceux qui n'étaient pas encore les Quirites pleurèrent le jeune homme. Enfin, on bouta la flamme ultime au bûcher baigné de larmes. Une ville naît - qui aurait pu alors faire croire cela à quelqu'un? -, qui un jour imposera son pied victorieux à l'univers. Puisses-tu gouverner toutes choses, toujours soumise au grand César. [4,860] Aie souvent même de nombreux maîtres portant ce nom. Et quand, élevée bien haut, tu te dresseras sur le monde dompté, que, chaque fois, rien n'atteigne la hauteur de tes épaules! J'ai parlé de Palès: je parlerai de même des Vinalia. Un jour cependant s'intercale entre les deux fêtes. 865 Filles publiques, célébrez la puissance de Vénus. Vénus veille grandement aux gains des professionnelles de l'amour. Offrez-lui de l'encens; demandez-lui la beauté et la faveur du peuple, réclamez-lui l'art des caresses et des paroles enjouées. Et donnez à votre souveraine, avec son myrte, la menthe qu'elle aime [4,870] et des tresses de jonc recouvertes de roses entrelacées. Il convient maintenant de se rendre au temple voisin de la Porte Colline; il tient son nom d'une colline sicilienne. Quand Claudius en armes s'empara de Syracuse, la ville d'Aréthuse, et te conquit toi aussi, Éryx, au cours de la guerre, 875 suite à un oracle de la Sibylle bien vivante, on transféra Vénus qui préférait être honorée dans la ville où vivait sa race. Vous voulez savoir pourquoi on appelle la fête de Vénus les Vinalia et pourquoi ce jour est consacré à Jupiter. Une guerre devait décider qui de Turnus ou d'Énée serait le gendre [4,880] d'Amata, la Latine; Turnus demande avec insistance l'aide des Étrusques. Mézence était célèbre, et redoutable quand il était revêtu de ses armes; grand sur sa monture, il était plus imposant encore debout, en pied; Turnus avec ses Rutules tente de l'attirer dans son camp. Le chef étrusque lui rétorque: 885 "J'ai de la vaillance, et qui n'est pas rien: en témoignent mes blessures et mes armes, souvent aspergées de mon sang. Toi qui demandes de l'aide, accorde-moi une toute petite récompense, partage avec moi le prochain moût de tes cuves. Il ne faut pas tarder: à vous de donner, à moi de vaincre. [4,890] Ah! Comme Énée voudrait que ma demande soit refusée!" Les Rutules étaient d'accord. Mézence revêt ses armes; Énée s'arme aussi et s'adresse à Jupiter: "La vendange de l'ennemi a été promise au roi tyrrhénien; C'est toi, Jupiter, qui emporteras le moût du vignoble du Latium!" 895 Les souhaits les meilleurs l'emportent: le grand Mézence s'écroule et, la rage au coeur, heurte le sol. L'Automne arriva, tout barbouillé des raisins que l'on foule: il est juste de rendre à Jupiter les vins qu'on lui doit; c'est pour cela que ce jour est appelé Vinalia; [4,900] Jupiter le revendique et se réjouit qu'il fasse partie de ses fêtes. Lorsque avril atteindra les six jours qui lui restent, la saison du printemps sera au milieu de sa course; en vain tu chercheras le bélier d'Hellé, l'Athamantide; les averses donnent le signal et le Chien se lève. 905 Ce jour-là, alors que je revenais de Nomentum à Rome, au milieu de la route, je rencontrai une foule vêtue de blanc: un flamen se dirigeait vers le bois sacré de l'antique Robigo, pour offrir aux flammes la fressure d'une chienne et d'une brebis. Aussitôt je m'approchai, pour ne pas rester ignorant de ce rite. [4,910] Voici les paroles que prononça ton flamen, ô Quirinus: "Âpre Robigo, épargne les plantes de Cérès, et laisse s'agiter au-dessus du sol leurs extrémités délicates. Permets aux semailles, nourries par les astres, de croître sous un ciel clément, en attendant d'être mûres pour la faucille. 915 Ta puissance n'est pas anodine: les froments que tu as piqués, le paysan affligé les considère comme perdus. Ni vents ni averses ne causent autant de tort à Cérès, et les moissons brûlées par la gelée blanche pâlissent moins que lorsque Titan darde ses rayons sur les chaumes humides: [4,920] c'est alors, redoutable déesse, que se manifeste ta colère. Épargne les moissons, je t'en prie, et écarte tes mains rugueuses; ne fais point de tort aux cultures; contente-toi d'en avoir le pouvoir. Et acharne-toi, non pas contre les tendres semailles mais contre le fer solide, et fais périr en premier l'élément qui peut en perdre d'autres. 925 Ce sera plus utile si tu ronges les épées et les traits destructeurs: on n'a pas besoin de ces armes; le monde vit en paix. Que maintenant brillent les sarcloirs, le dur hoyau et le soc incurvé, qui sont les richesses de la campagne; la rouille abîmera les armes, et si quelqu'un tente de tirer une épée de son fourreau, [4,930] qu'il l'y sente bloquée après une longue période d'attente. Mais toi, ne nuis pas à Cérès, et qu'en ton absence, le paysan puisse toujours s'acquitter de ses voeux envers toi." Le flamen avait fini. À sa droite se trouvait une serviette effilochée, et, près d'une soucoupe de vin pur, une boîte à encens. 935 Il offrit dans le foyer l'encens, le vin et les viscères d'une brebis de deux ans ainsi que, - je l'ai vu - , la fressure infâme d'une chienne immonde. Puis il me dit (je m'étais informé): "Tu veux savoir pourquoi on fait le sacrifice d'une victime inhabituelle? Apprends-en la raison. Dès l'apparition de la constellation du Chien, - le chien d'Icaros dit-on,- [4,940] la Terre brûlée a soif et la moisson mûrit prématurément. C'est au lieu du chien astral qu'on immole un chien sur l'autel, acte que rien ne justifie, si ce n'est que la victime porte le nom de chien." Lorsque la Tithonienne a délaissé le frère du Phrygien Assaracus et par trois fois a levé sur l'immense univers sa lumière matinale, 945 une déesse arrive, parée de mille couronnes de fleurs de toutes couleurs; la scène d'habitude présente des jeux assez libertins. Et la fête sacrée de Flora se termine aux Calendes de mai. J'y reviendrai alors; à présent, une tâche plus importante me presse. Vesta, réserve-toi ce jour: le seuil d'un parent a accueilli Vesta; [4,950] ainsi l'ont équitablement décidé les sénateurs. Phébus occupe une partie du palais; une autre partie échoit à Vesta; Auguste est le troisième dieu à occuper ce qui reste après eux. Vivent les lauriers du Palatin et vive le palais, orné de chêne: à lui seul, il héberge trois dieux éternels.