[6,0] LIVRE SIXIEME. [6,1] Le roi donc, chérissant l'empereur pour sa personne même, l'élevant presque au dessus de lui à raison de son âge, et le respectant pour ses malheurs, leva son camp, et après la fête du bienheureux Martin arriva au château que l'on appelle Esserou. Moi cependant, tandis que la douleur de l'empereur était encore récente et qu'il gardait souvenir des bons offices du roi, j'allai trouver ce dernier, je lui représentai l'insulte que l'empereur faisait au bienheureux Denis, au sujet des châteaux d'Estufin et d'Eschlingen, et je remis en sa mémoire l'excommunication qu'il savait que le pape avait prononcée à la fête de Pâques sur ce point. Le roi, tout joyeux de trouver une bonne occasion de servir son patron, ordonna sans aucun délai qu'on lui fît connaître les détenteurs de ces châteaux. Je lui répondis alors que l'empereur lui-même possédait une tour dans le château, et que le duc Frédéric, qui était aussi présent, avait une autre tour et possédait le reste en particulier. Ayant appris cela, le roi s'adressa à l'un et à l'autre, lui-même et par les siens, d'abord en particulier et ensuite publiquement, les priant et les suppliant en son nom, pour apaiser Dieu et le glorieux martyr, sollicitant pour cette même affaire les familiers de l'empereur et renouvelant fréquemment ses instances. L'empereur répondit d'abord vaguement, espérant que le roi, ennuyé de ces incertitudes, abandonnerait son entreprise; mais celui-ci ne renonça à cette demande aussi raisonnable que conforme aux intérêts de la religion, que lorsque l'empereur eut bien fait connaître à quel point il était impossible de le ramener de son erreur, et combien il était ingrat après avoir reçu tant de bienfaits. Quoique ceci ne se rapporte pas au sujet que je traite, il est convenable, mon père Suger, que vous le sachiez, afin que vous puissiez continuer très dévotement vos instances pour celui qui vous honore lorsqu'il est présent, comme il vous chérit quand il est absent. [6,2] Le roi cependant, conformément à ses résolutions, dirigeait sa marche vers Philadelphie. Il y avait, pour y arriver, huit grandes journées de marche; mais le roi n'avait pas les vivres dont il avait besoin pour ce temps. L'empereur en ayant été informé, prononça en présence du roi et des barons un discours dans lequel il nous expliqua entièrement, et peut-être sans s'en douter, la cause de ses malheurs. « Comme c'est le fait du courage, dit-il, d'imiter les exploits des hommes vaillants, de même c'est le fait de la sagesse de s'instruire par l'expérience des malheurs d'autrui. Naguère j'avais une armée à laquelle nul peuple infidèle n'eût pu résister, et cette armée vaincue par la faim est tombée devant ceux qu'elle eût domptés si elle eût eu des vivres. En ceci nous sommes tous deux d'égale condition : de même que vous ne redoutez la puissance d'aucun peuple, de même aussi vous n'avez pas de traits pour résister à la faim. Voici, on vous propose deux routes, dont l'une plus courte ne présente aucune ressource, dont l'autre plus longue abonde au contraire en toutes sortes de produits. Certes il vaut bien mieux vivre longtemps et honorablement au milieu de l'opulence, que périr promptement et honteusement dans la misère. Il vaut bien mieux différer pour maintenir dans l'abondance une armée forte et vigoureuse, que pour attendre les ressources qui viendront relever une armée fatiguée et épuisée de faim. Je vous conseille donc de tenir toujours les bords de la mer et de conserver toute la force de votre armée pour le service de Dieu, quoique vous deviez vous y employer plus tard. » [6,3] Le roi se rendit à ces paroles, plus fondées en vraisemblance que dans le fait; et pour éviter d'essuyer sur-le-champ quelques pertes et de courir des dangers, il n'arriva qu'avec peine en trois jours à Démétrie, ville située sur les bords de la mer, tandis que la portion de l'armée qui suivit la route directe y parvint en une demi-journée. En effet le roi se détournant de ce chemin, s'engagea dans certains défilés, rencontra des montagnes hérissées de rochers, et comme il fallait les tourner ou les gravir, il ne pouvait aller où il voulait, et se rapprochait alternativement des astres ou de l'enfer. Enfin, le troisième jour au matin, nous découvrîmes une petite ferme, habitée par des paysans n'ayant d'autres compagnons que des bêtes féroces ; tous s'enfuirent, à l'exception d'un seul que nous fîmes prisonnier, et avec l'assistance duquel nous arrivâmes le même jour en face de Démétrie, et auprès de nos compagnons d'armes, qui déjà éprouvaient de vives craintes pour nous. Ce fut au milieu de ces montagnes que nous éprouvâmes la première perte, qui fut bien considérable. Nos bêtes de somme étant mortes, nous enrichîmes les Grecs habitants de ces forêts de notre or, de notre argent, de nos armes et de nos vêtements ; mais comme nous nous sauvâmes, nous supportâmes ce malheur avec fermeté. Nous avions rencontré en ce pays un torrent tortueux et très rapide, qu'il nous fallut traverser à gué huit ou neuf fois en un jour ; si la plus légère pluie était venue l'élever un peu plus, aucun de nous n'eût pu avancer ni reculer, et il nous eût fallu attendre chacun à notre place le terme de notre vie, en déplorant nos péchés antérieurs. Après cela nous retrouvâmes les anfractuosités des bords de la mer ; presque tous les jours nous rencontrions des montagnes escarpées et couvertes de rochers, et des lits de torrents très profonds, qu'il était difficile de franchir, même quand ils étaient à sec, et tels que s'ils eussent été comblés par les pluies ou les neiges, il n'y eût eu aucune possibilité d'échapper, soit à pied, soit à cheval. [6,4] Nous trouvâmes aussi plusieurs villes détruites, et d'autres sur les bords de la mer, dont les Grecs avaient resserré les antiques dimensions, en les fortifiant de murailles et de tours. Nous nous procurions là des vivres, mais non sans peine, à cause de l'indiscrétion de la multitude que nous conduisions, et de plus, fort chèrement, à cause de la cupidité des vendeurs. Quelqu'un de ceux qui n'ont pas assisté à ces événements dira peut-être que nous aurions dû prendre ces vivres et enlever sans payer ce que nous ne pouvions avoir à des prix raisonnables; mais ces vendeurs avaient des tours et de doubles murailles pour se défendre, et sur mer des vaisseaux pour s'enfuir. Qu'aurions-nous obtenu si les nôtres eussent réussi à s'emparer de quelqu'une de ces villes, non sans un délai quelconque, sans péril et sans fatigue, et si en même temps les citoyens l'eussent abandonnée, emportant toutes les dépouilles ? Les animaux qui se trouvaient dans les campagnes, on les cachait dans les montagnes ; et les habitants, sortant de leurs maisons et montant sur des navires, nous vendaient leurs denrées aussi cher qu'ils le voulaient, dépouillant ainsi des hommes appauvris par un tel voyage, de l'or, de l'argent, des armes, des vêtements qui leur restaient. Aussi lorsque les nôtres pouvaient trouver des navires, y en avait-il qui y montaient sans craindre le double danger qui se présentait, prêts à aller partout où les transporteraient les artifices des Grecs ou les tempêtes de l'hiver. D'autres, que leur condition avait condamnés à la servitude, trouvaient encore plus commode de passer au service des Grecs. [6,5] N'oublions pas de dire que dans cette même marche, au grand étonnement des indigènes, et contre notre habitude, il nous arriva de passer trois fleuves à gué très facilement, et qu'aussitôt après notre passage chacun de ces fleuves fut gonflé par les pluies, en sorte qu'on regarda comme un miracle et un fait très extraordinaire, que les pluies et l'hiver nous eussent ainsi ménagés. [6,6] Enfin, ayant dépassé Smyrne et Pergame, nous arrivâmes à Ephèse, ville qui, entre autres débris de son antique gloire, possède de vénérables reliques, le sépulcre du bienheureux Jean, construit sur un petit tertre et entouré d'un mur destiné à lui servir de défense contre les Païens. Là le roi reçut des lettres et des députés par lesquels l'empereur grec lui faisait annoncer que les Turcs rassemblaient contre lui des forces innombrables, et lui conseillait de se réfugier dans ses propres châteaux. Mais le roi ayant dédaigné également et d'avoir peur des Turcs, et de recevoir les témoignages de la faveur impériale, les députés lui présentèrent d'autres lettres tout aussi dignes de mépris, par lesquelles l'empereur exposait les dommages que le roi lui avait faits, et l'avertissait que désormais il ne pourrait plus contenir ses sujets et arrêter leur vengeance. Méprisant trop ces messages pour faire une réponse, le roi se porta en avant, dans l'intention de célébrer la Nativité du Seigneur dans la vallée de Decervion ; et en même temps l'empereur allemand, se repentant de n'avoir pas visité l'empereur de Constantinople, partit pour aller passer l'hiver auprès de lui. [6,7] La veille donc de la Nativité du Seigneur, le roi ayant fait dresser ses tentes dans cette très riche vallée, les Turcs, conduits par les Grecs, tendirent pour la première fois des pièges à nos chevaux réunis dans les pâturages. D'illustres chevaliers, leur résistant avec autant de courage que de sagesse, rapportèrent joyeusement les prémices de quelques-unes de leurs têtes, et, frappés de terreur, les Turcs nous laissèrent en paix pendant les jours de fête. Tandis que nous étions ainsi en repos, uniquement occupés à chanter les louanges de Dieu, l'air devint plus obscur, comme s'il eût voulu se décharger sous nos yeux de toute humidité, par un effet de la bonté de Dieu (car dès ce moment, et jusqu'à notre arrivée à Satalie, l'atmosphère ne fut plus, par la volonté de Dieu, ni froide et hérissée de frimas, ni nébuleuse et chargée de pluies). Il tomba donc beaucoup de pluie, dont les courants d'eau grossirent beaucoup dans les vallées, en même temps que les montagnes se couvraient de neige. Enfin au bout de quatre jours les eaux s'écoulèrent, la pluie cessa, et l'air étant devenu serein, le roi, craignant d'être arrêté par les torrents, soit que les neiges vinssent à fondre, soit qu'il tombât du ciel de nouvelles pluies, abandonna la vallée d'Ephèse, et se pourvoyant de vivres, s'achemina promptement vers Laodicée. [6,8] Dans le chemin que nous avions à faire coulait entre des montagnes escarpées le fleuve du Méandre, large et profond lors même qu'il est réduit à ses propres eaux, et en outre enflé à ce moment par des eaux étrangères. Ce fleuve partage en deux une vallée assez large, et les deux rives offrent également un chemin facile à une nombreuse multitude. Les Turcs occupèrent donc ces deux rives, pensant, les uns à accabler de flèches notre armée et à l'inquiéter dans sa marche, les autres à défendre les gués du fleuve, et tous comptant, s'ils étaient obligés de se retirer devant les nôtres, pouvoir se réfugier dans les montagnes, en toute sûreté. Arrivés en ces lieux, nous reconnûmes que les Turcs avaient occupé les rochers des montagnes, tandis que d'autres se répandaient dans la plaine pour harceler notre armée, et que d'autres encore se rassemblaient de l'autre côté du fleuve pour nous empêcher de passer. Alors le roi, ayant placé au milieu tous ses bagages et tous les hommes faibles, mit ses hommes d'armes en avant, en arrière et sur les flancs de son armée, marchant ainsi en sûreté, mais faisant peu de chemin pendant deux jours. Les ennemis nous suivant par côté retardaient notre marche par leurs artifices plus que de vive force, car ils étaient prompts et habiles à fuir, et ardents à poursuivre. Comme donc ils nous harcelaient sans cesse avec insolence et se retiraient ensuite avec autant de légèreté que d'adresse, le roi, voyant qu'il ne pouvait ni demeurer en paix, ni engager un combat, résolut de passer le fleuve ; mais il ne connaissait pas les gués, et comme les Turcs défendaient les passages, une telle entreprise présentait beaucoup de périls. [6,9] Vers midi de la seconde journée de marche, les Turcs (ainsi qu'ils en étaient convenus entre eux) rassemblèrent un corps de troupes à la suite de notre armée, et un autre corps sur une rive du fleuve, vers un point où les nôtres pouvaient entrer facilement dans l'eau, mais d'où il devait leur être plus difficile de sortir pour marcher sur l'ennemi. Alors les Turcs ayant fait passer trois de leurs hommes pour lancer des flèches contre les nôtres, au moment où ceux-ci tiraient leurs arcs, les deux corps ennemis se mirent en même temps à pousser de grands cris, et leurs émissaires se sauvèrent comme ils purent. Tout aussitôt les illustres comtes Henri, fils du comte Thibaut, Thierri de Flandre, et Guillaume de Mâcon s'élancèrent à la poursuite de ces hommes avec la rapidité de l'éclair, et franchissant une rive escarpée, au milieu d'une grêle de flèches, ils enfoncèrent le corps d'armée des Turcs plus promptement que je ne puis le dire. De son côté, et avec le même bonheur, le roi rendant les rênes à son cheval et se jetant à la rencontre de ceux qui tiraient sur les derrières, les mit en fuite, les dispersa et repoussa dans les gorges des montagnes ceux que la rapidité de leurs chevaux favorisa le plus. Ainsi chacune de ces deux attaques réussit promptement et facilement, et couvrit de cadavres les deux côtés de la plaine, jusque dans les retraites des montagnes. On fit prisonnier un émir, qui fut conduit devant le roi et mis à mort, après avoir été interrogé. [6,10] Il y avait non loin de nous une certaine petite ville appartenant à l'empereur, et qui porte en diminutif le nom d'Antioche. Elle servit de refuge aux Païens qui se sauvaient devant nous : par où l'empereur se transforma pour nous de traître artificieux en ennemi déclaré. Le roi eût voulu attaquer cette ville pour prendre les fuyards qui s'y étaient enfermés; mais il n'avait presque plus de vivres, et ne pouvait trouver de dépouilles à enlever dans une si pauvre cité. Il y eut dans notre armée des hommes qui dirent avoir vu, au moment du passage du fleuve, un chevalier tout vêtu de blanc (qu'ils n'avaient point vu auparavant et ne virent plus après), et qui, marchant au devant des nôtres, porta les premiers coups dans le combat. Je ne voudrais, quant à ce fait, ni tromper ni me tromper ; tout ce que je sais, c'est que dans une telle crise, nous n'eussions point emporté une victoire si facile et si brillante sans l'assistance de la puissance divine ; et que la pluie de fer que nos ennemis faisaient tomber sur nous, n'eût pas manqué de répandre partout les blessures et la mort, si Dieu n'eût voulu nous donner la victoire sans perte pour nous, puisque Milon de Nogent fut le seul qui périt, noyé dans les eaux du fleuve. [6,11] Sur le chemin que nous parcourions se trouvaient les limites des territoires des Turcs et des Grecs ; mais nous savions que les uns et les autres étaient également nos .ennemis. Les premiers donc, pleurant leurs morts, convoquèrent d'autres Turcs dans les environs, pour venir dans sept jours en plus grand nombre et avec plus d'audace prendre vengeance de nous; mais nous arrivâmes le troisième jour à Laodicée, bien rassurés contre ces insolents desseins. [6,12] Ici je me rappelle ce comte Bernard, qui revenant d'Iconium avec l'empereur allemand, sacrifia sa vie pour ses frères; et ce qui me le rappelle c'est un autre comte du même nom, qui marchant avec l'évêque de Freysingen, frère de l'empereur, subit aussi le même sort, et périt par une semblable trahison. En effet, le commandant de cette ville de Laodicée ayant promis de conduire les Allemands hors des montagnes, les mena, à travers un pays sans chemins, au milieu des embuscades des Turcs : là le comte ayant été tué avec plusieurs autres, ceux qui purent s'enfuir se sauvèrent en se cachant, et le commandant de Laodicée, ainsi que les Grecs qu'il avait menés avec lui, partagèrent avec les Turcs les dépouilles des Allemands. Ce même commandant, soit qu'il redoutât le roi à raison de son crime antérieur, soit qu'il voulût nous nuire d'une autre manière, fit sortir de la ville tout ce qui pouvait être utile, et évitant d'employer un artifice déjà connu, il médita une autre perfidie non moins funeste. Ce scélérat savait que de Laodicée à Satalie (où nous arrivâmes ensuite, après plus de quinze journées de marche) nous ne pourrions trouver de vivres en aucun lieu, et que nous serions par conséquent tous réduits à mourir de faim, s'il nous devenait impossible d'acheter des denrées à prix d'argent, ou d'en enlever de vive force dans une ville qu'il aurait fait dégarnir. [6,13] Or le roi consulta à ce sujet les évêques et les autres grands ; car, quoique nul autre que lui-même ne doutât de sa sagesse, il voulait toujours régler les intérêts communs d'après l'avis de beaucoup de personnes. Certes c'était en lui une humilité bien louable qu'il se mît ainsi lui seul après tous les autres, que jeune il recherchât les vieillards, qu'il soumît son opinion à l'expérience des hommes plus âgés, et que ce qu'il pouvait faire comme seigneur, ce qu'il savait comme sage, il en référât si généreusement à ses sujets. [6,14] Or ceux qui avaient coutume de discuter les affaires des autres, et de contester sur les diverses propositions, quelquefois avec une subtilité bien inutile, s'étonnaient cette fois de ne trouver aucune bonne idée dans cette occasion difficile, et s'affligeaient de ne pas voir comment on pourrait échapper à ce commun péril. Ils voulaient trouver des vivres dans une ville que l'on avait évacuée avec intention, ils demandaient des hommes vigoureux pour les enlever, ou des riches pour les acheter ; mais comme ils ne pouvaient avoir ce qu'ils cherchaient, toutes leurs paroles étaient superflues. On résolut cependant d'aller rechercher les citoyens fugitifs dans les gorges des montagnes, de faire la paix avec eux, et de les ramener avec leurs denrées : ce dessein ne put être exécuté qu'en partie. On trouva bien les citoyens; mais on ne les ramena pas, et nous partîmes de Laodicée, après avoir perdu une journée, et ayant toujours les Turcs et les Grecs tout près de nous, en avant et en arrière de notre armée. [6,15] Les montagnes que nous traversions étaient encore toutes trempées du sang des Allemands, et nous voyions paraître devant nous ces mêmes ennemis qui les avaient massacrés. Le roi, plus éclairé, mais en vain, que ceux qui l'avaient devancé, voyant ici les escadrons des uns, là les cadavres des autres, disposa son armée en ordre de bataille. Et en ceci nous avons à garder une éternelle rancune contre Geoffroi de Rancogne, que le roi lui-même avait envoyé en avant avec son oncle le comte de Maurienne. Vers midi de notre seconde journée de marche, se présenta une montagne exécrable, difficile à traverser. Le roi avait résolu d'employer toute une journée à la franchir, et de ne pas s'y arrêter pour dresser ses tentes. Ceux qui y arrivèrent les premiers, et d'assez bonne heure, n'étant retenus par aucun embarras, et oubliant le roi qui veillait alors sur l'arrière-garde, gravirent la montagne, et, tandis que les autres ne les suivaient que de loin, dressèrent leurs tentes de l'autre côté, vers la neuvième heure. La montagne était escarpée et couverte de rochers ; nous avions à la monter par une pente rude, son sommet nous semblait atteindre aux cieux, et le torrent qui coulait dans le fond de la vallée paraissait voisin de l'enfer. La foule cependant s'accumule sur le même point, les uns se pressent sur les autres, s'arrêtent, s'établissent, sans penser aux chevaliers qui sont en avant, et demeurent comme attachés sur la place, bien plus qu'ils ne marchent. Les bêtes de somme tombent de dessus les rochers escarpés, entraînant ceux qu'elles rencontrent dans leur chute, et jusque dans les profondeurs de l'abîme. Les rochers eux-mêmes, sans cesse déplacés, faisaient un grand ravage, et ceux de nos gens qui se dispersaient de tous côtés pour chercher les meilleurs chemins, avaient à craindre également et de tomber eux-mêmes et d'être entraînés par les autres. [6,16] Les Turcs et les Grecs cependant, tirant sans cesse leurs flèches pour empêcher ceux qui étaient tombés de se relever, se rassemblèrent pour se porter sur l'autre corps, se réjouissant fort d'un tel spectacle, dans l'espoir de l'avantage qu'ils en retireraient sur le soir. Le jour tombait, et le gouffre se remplissait de plus en plus des débris de notre armée. Mais bientôt ces succès ne suffisent plus à nos ennemis, et, prenant une nouvelle audace, ils reviennent sur notre corps d'armée, car déjà ils ne redoutent plus ceux qui sont à l'avant-garde, et ne voient pas encore ceux qui forment l'arrière-garde : ils frappent donc et renversent, et le pauvre peuple dénué d'armes tombe. On fuit comme un troupeau de moutons. Alors s'élèvent de grands cris qui montent jusqu'aux cieux, et parviennent en même temps aux oreilles du roi. Celui-ci fit, en cette circonstance, tout ce qui lui fut possible; mais le ciel ne lui envoya aucun secours, si ce n'est cependant que la nuit vint, et qu'en survenant elle mit quelque terme à nos maux. [6,17] Pendant ce temps, moi qui, en ma qualité de moine, ne pouvais autre chose qu'invoquer le Seigneur, ou encourager les autres au combat, on m'envoya vers le camp de l'avant-garde ; j'y racontai ce qui se passait: tous, remplis de consternation, prirent les armes ; ils auraient bien voulu revenir en toute hâte sur leurs pas, mais à peine pouvaient-ils marcher, tant à cause de l'aspérité des lieux, que parce que les ennemis, se portant à leur rencontre, les empêchaient d'avancer. [6,18] Dans ce même temps, le roi, abandonné au milieu du péril avec quelques-uns de ses nobles, mais n'ayant auprès de lui ni chevaliers à sa solde, ni écuyers armés d'arcs (car il ne s'était point préparé pour traverser ces défilés, puisqu'il avait été convenu qu'on ne les passerait que le lendemain); le roi, dis-je, oubliant sa propre vie pour sauver ceux qui périssaient en foule, franchit les derniers rangs, et résista vigoureusement aux ennemis, qui faisaient rage sur le corps du milieu. Il attaqua donc témérairement le peuple infidèle, cent fois plus fort que lui, et secondé de plus par l'avantage du terrain. Sur ce point, en effet, les chevaux ne pouvaient pas, je ne dirai pas courir, mais même tenir en place, et la lenteur inévitable de l'attaque rendait les coups moins assurés. Occupant un terrain glissant, les nôtres brandissaient leurs lances de toutes leurs forces, mais sans pouvoir s'aider de la force de leurs chevaux, et dans le même temps les ennemis tiraient leurs flèches en toute sécurité, s'appuyant contre les arbres ou les rochers. Cependant la foule, dégagée par le roi, s'enfuit, emportant ses bagages ou emmenant avec elle ceux qui les portaient, mais aussi laissant en sa place le roi et les comtes exposés à tout le péril. Il serait vraiment trop déplorable de voir les seigneurs mourir pour sauver la vie de leurs serviteurs, si nous ne savions que le Seigneur de tous a aussi donné un pareil exemple. Ici donc les plus belles fleurs de la France se fanèrent avant d'avoir pu porter des fruits dans la ville de Damas : ce récit seul me fait fondre en larmes, et je gémis du plus profond de mon cœur. Un esprit sage cependant peut trouver quelque consolation dans cette pensée, que le souvenir de leur valeur passée vivra autant que le monde, et qu'étant morts avec une foi ardente et purifiés de leurs erreurs, ils ont mérité par une telle fin la couronne du martyre. Ils combattent donc, et chacun d'eux, pour ne pas mourir du moins sans vengeance, entasse autour de lui des cadavres ; mais les ennemis se recrutent sans cesse, et leur demeurent toujours fort supérieurs en nombre. Ceux-là tuent les chevaux, qui, s'ils ne pouvaient courir, servaient du moins aux chevaliers à supporter le poids de leurs armes : devenus hommes de pied, les croisés, couverts de leurs cuirasses, se noient dans les rangs épais des ennemis comme dans une mer, et, séparés les uns des autres, sont bientôt dépouillés et mis à nu. [6,19] Dans cette mêlée, le roi perdit son escorte, peu nombreuse, mais illustre. Et lui, conservant toujours un cœur de roi, agile autant que vigoureux, saisissant les branches d'un arbre, que Dieu avait placé là pour son salut, il s'élança sur le haut d'un rocher. Un grand nombre d'ennemis se jetèrent après lui pour s'emparer de sa personne, tandis que d'autres, plus éloignés, lui tiraient leurs flèches Mais, par la volonté de Dieu, sa cuirasse le préserva de l'atteinte des flèches, et de son glaive tout sanglant, défendant son rocher pour défendre sa liberté, il fit tomber les mains et les têtes de beaucoup d'ennemis. Enfin ceux-ci, ne le connaissant pas, voyant qu'il serait difficile de le saisir, et craignant qu'il ne survînt d'autres combattants, renoncèrent à l'attaquer, et s'éloignèrent pour aller, avant la nuit, enlever les dépouilles du champ de bataille.