[3,0] LIVRE TROISIEME. [3,1] Jusqu'ici je n'ai fait que jouer, parce que nous n'avions encore ni éprouvé aucun malheur par le fait de la malice des hommes, ni redouté aucun péril par suite des artifices de la perfidie. Mais depuis le moment où nous entrâmes dans la Bulgarie, territoire des Grecs, notre courage eut à supporter des épreuves, et nos corps furent rudement exercés par la fatigue. Sur le point d'entrer dans le désert nous nous chargeâmes de vivres dans la pauvre petite ville de Brunduse ; et ce fut principalement la Hongrie qui nous fournit ces vivres, que nous fîmes passer sur le Danube. Il y avait là une grande quantité de navires que les Allemands avaient amenés, tellement que les citoyens purent s'en servir longtemps pour bâtir des maisons et pour faire du feu. Les nôtres prenaient donc les plus petits de ces bâtiments, et traversant le fleuve, allaient chercher ce dont ils avaient besoin dans un certain château de Hongrie, qui n'était pas situé très loin, et ils rapportaient ce qu'ils y avaient trouvé. Ce fut là que nous vîmes pour la première fois des monnaies de cuivre et d'étain : pour l'une de ces pièces nous donnions tristement, ou plutôt nous perdions cinq deniers, et pour douze sous un marc. Mais voilà, à peine fûmes-nous entrés sur les terres des Grecs, que ceux-ci se souillèrent d'un parjure. Vous devez vous rappeler, en effet, que j'ai déjà dit que les députés nous avaient juré, de la part de leur empereur, que nous trouverions de bons marchés et toute facilité pour les échanges. Nous traversâmes donc les déserts et ce territoire très beau et très fertile qui s'étend sans aucune interruption jusques à Constantinople. Ce fut là que nous commençâmes à essuyer des affronts. Dans les autres contrées les habitants nous vendaient honnêtement tout ce dont nous avions besoin, et nous demeurions avec eux dans les dispositions les plus pacifiques. Or les Grecs gardaient leurs villes et leurs châteaux, et nous faisaient passer ce qu'ils nous vendaient avec des cordes qu'ils glissaient le long des murailles. Cette manière trop lente de nous fournir des vivres ne pouvait satisfaire la multitude de nos pèlerins. Ceux-ci donc éprouvant une grande pénurie, au milieu même de l'abondance, se procuraient par le vol et le pillage ce qui leur était nécessaire. Quelques hommes cependant jugèrent qu'un tel état de choses provenait de la faute des Allemands qui nous précédaient, qui pillaient tout ce qu'ils trouvaient, et qui même avaient incendié quelques faubourgs, comme nous eûmes occasion de nous en convaincre. Ainsi (et quoiqu'il soit fâcheux d'avoir à rapporter de tels faits) il y avait en dehors des murs de Philippopolis un noble bourg de Latins, lequel fournissait à tous les arrivants, et à prix d'argent, tout ce dont ils avaient besoin, et en grande abondance. Là les Allemands prirent place dans des tavernes, et par malheur survint parmi eux un bateleur, qui, quoiqu'il ignorât leur langage, s'assit aussi, paya son écot, et se mit à boire. Après qu'il se fut longuement gorgé, il tira de son sein un serpent ensorcelé qu'il portait, et mettant un verre par terre, il posa le serpent sur ce verre, et se mit à faire toutes sortes de tours d'escamotage, au milieu de gens dont il ne connaissait ni les mœurs ni la langue. Les Allemands croyant voir des prodiges, se levèrent tout à coup en fureur, et se jetant sur le bateleur le déchirèrent en mille pièces. Imputant le crime d'un seul à tous, ils dirent que les Grecs avaient voulu les tuer par le poison. L'agitation répandue dans le faubourg passa dans la ville, et celui qui y commandait sortit alors, sans armes, mais en toute hâte, suivi de tous les siens, pour chercher à apaiser le tumulte. Troublés par le vin et par leur fureur, les Allemands ne regardèrent pas si les autres portaient des armes, mais les voyant accourir, ils se jetèrent dans leur colère sur ceux qui venaient apporter la paix, croyant qu'ils voulaient venger le meurtre d'un homme. Les autres alors prirent la fuite, et se retirèrent dans la ville; puis prenant leurs arcs, car ce sont là leurs armes, ils sortirent, mirent en fuite ceux devant qui ils avaient fui, tuèrent, blessèrent, et ne s'arrêtèrent enfin qu'après avoir chassé du faubourg tous les Allemands. Il en périt un grand nombre, et principalement de ceux qui s'étaient réfugiés dans des maisons ou dans des cachettes pour sauver leur argent. Ensuite cependant ayant repris courage, et s'armant de nouveau, les Allemands revinrent pour venger leurs hommes et la mort de leurs compagnons, et brûlèrent presque tout ce qui était en dehors des murs. Ces Allemands étaient insupportables, même pour les nôtres. Une certaine fois quelques-uns des nôtres, voulant éviter l'incommodité de la foule qui se pressait autour du roi, prirent les devants, et se logèrent auprès des Allemands. Les uns et les autres allèrent au marché, mais les Allemands ne voulurent pas souffrir que les nôtres achetassent quelque chose, avant qu'eux-mêmes eussent pris amplement tout ce qu'ils désiraient. Il en résulta une rixe, avec des clameurs épouvantables; car les uns n'entendant pas les autres, chacun criait à tue tête, et parlait sans se faire comprendre. Les Français donc, frappant et étant frappés, sortirent cependant du marché, emportant aussi des vivres. Mais les Allemands qui étaient fort nombreux, dédaignant l'orgueil de cette poignée de Français, prirent leurs armes, s'élancèrent sur eux avec fureur, et ceux-ci, s'étant armés de leur côté, leur résistèrent vigoureusement. Dieu mit un terme à cette lutte criminelle, en faisant bientôt survenir la nuit. Mais la nuit même ne put éteindre ni même calmer les transports des Allemands, et le lendemain matin ils se levèrent pour recommencer avec plus de violence encore. Leurs sages se roulèrent aux pieds de ces insensés, et parvinrent enfin à les arrêter à force de prières et de représentations. Ainsi les Allemands, marchant en avant, répandaient le trouble partout ; en sorte que les Grecs, fuyaient devant notre armée, qui s'avançait après eux, quelque pacifique qu'elle fût. Toutefois les corps des églises et le clergé en masse sortaient toujours des villes, et s'avançant avec leurs images et en pratiquant toutes les cérémonies du rit grec, venaient recevoir le roi avec respect et en lui rendant les honneurs qui lui étaient dus. Le duc d'Hesternit, parent de l'empereur, accompagnait constamment le roi dans sa marche, maintenait les habitants en paix, et faisait, du moins en partie, approvisionner les marchés des choses nécessaires aux pèlerins. Il fournissait des vivres au roi assez libéralement, n'en gardait pour lui-même que fort peu ou même pas du tout, et faisait distribuer le reste tantôt aux riches, tantôt aux pauvres. Avec lui donc la paix était observée très exactement, parce qu'il y avait moins de besoins, et qu'il inspirait plus de crainte. Mais il y avait beaucoup de corps qui marchaient en avant ou en arrière de lui, et ceux-ci cherchaient l'abondance soit dans les marchés, quand ils pouvaient s'y approvisionner, soit dans le pillage, auquel ils pouvaient se livrer plus aisément. Enfin on arriva à Philippopolis, où Alvise, vénérable évêque d'Arras, se rendant à Constantinople pour accomplir sa mission, était mort, à la suite d'une sainte confession, le 8 des ides de septembre (6 septembre). Là, après une longue maladie, s'étant senti vivement pressé entre la fête de saint Bertin dont il avait été moine, et la Nativité de la bienheureuse Marie, répandant des larmes, comme Dieu lui avait toujours accordé la grâce de le faire, et réunissant auprès de lui ses moines et ses clercs, il leur dit : « Mes très chers, vous célébrez avec la solennité convenable la fête de saint Bertin ; mais comme je n'assisterai point avec vous à la solennité de la bienheureuse Marie, accordez-moi la grâce que vous pouvez m'accorder, de la célébrer par avance, de prendre vos livres, et de me chanter solennellement tous les offices de ce jour. » Or ceux-ci lui obéirent en pleurant, et lui chantèrent fort tristement tous les offices du jour et de la nuit. Et lui toutes les fois qu'il entendait dire les Ave particuliers, ou prononcer le nom de la Vierge, à l'article même de la mort, il faisait effort pour se soulever faiblement, mais en toute dévotion. Après cela, il rendit son âme à la Vierge, dont il conservait si dévotement la mémoire. Son corps fut transporté hors de la ville, et reçut une honorable sépulture dans l'église de Saint-George, devant l'autel. Le roi, arrivant plus tard, se rendit auprès de son tombeau, s'affligea de sa mort, et célébra une cérémonie funèbre avec ses évêques et ses abbés. Il faut savoir aussi ce que nous pouvons affirmer comme certain, l'ayant vu nous-même, savoir que des fiévreux s'étant d'abord endormis sous le cercueil et ensuite sur la tombe, s'en sont allés en rendant grâces à Dieu et à l'évêque défunt pour la santé qu'ils avaient recouvrée. Après cette petite digression, occupons-nous maintenant de conduire les Allemands à Constantinople, et même de les faire traverser au delà, car ces faits doivent être racontés comme ils se sont passés. Les Allemands donc s'avancèrent avec assez d'audace et peu de prudence; car tandis qu'ils trouvaient sur ce territoire toutes sortes de richesses, et n'observaient aucune modération, leurs hommes de pied demeuraient en arrière dans un état d'ivresse, étaient massacrés, et leurs cadavres restant sans sépulture infectaient tout le pays. Aussi les Grecs armés étaient-ils moins dangereux que les Allemands morts pour les Français qui marchaient à leur suite. Arrivés à Andrinople, les Allemands trouvèrent des hommes qui voulurent leur interdire le passage par Constantinople, tantôt en leur résistant, tantôt en leur donnant des conseils, et qui leur assurèrent qu'ils trouveraient à Saint-George de Sestos un bras de mer plus étroit et un sol plus fertile. Mais l'empereur des Allemands dédaigna également et ceux qui voulaient résister et les donneurs de conseil. Poursuivant sa marche comme il avait commencé, à peu près au milieu de son chemin, il trouva une prairie arrosée par une certaine petite rivière ou plutôt un torrent, qui se jetait tout près de là dans la mer. Ils dressèrent leurs tentes pour passer la nuit en ce lieu; mais bientôt il tomba sur eux une pluie qui ne fut pas bien forte sur ce point, à ce que j'ai entendu dire, mais qui fut telle dans les montagnes, qu'ils en furent emportés, plus encore que mouillés. Le torrent gonflé et coulant rapidement, enveloppant et enlevant dans sa marche toutes les tentes qu'il rencontrait, et tout ce qu'elles contenaient, les précipita dans la mer voisine, et noya même plusieurs milliers d'hommes. L'empereur et le reste de l'armée, supportant ce désastre, non sans douleur sans doute, mais presque comme s'il n'était qu'un léger dommage, se levèrent, et rendus en quelque sorte plus audacieux par cet événement, marchèrent vers Constantinople. Il y avait en avant de la ville une vaste et belle muraille qui enfermait dans son enceinte beaucoup de gibier et en outre des canaux et des étangs. On y voyait aussi des fosses et des cavités, qui servaient de repaires à des animaux, comme ils en peuvent trouver dans les forêts. Dans ce beau lieu brillaient aussi d'un grand éclat quelques palais, que les empereurs avaient bâtis pour y passer la belle saison. Pour confesser la vérité, l'empereur allemand fit une irruption dans ce lieu de délices, détruisit presque tout ce qu'il trouva, et ravit aux Grecs, sous leurs yeux même, ce qui leur plaisait le plus. Le palais impérial en effet, le seul qui domine au dessus des murailles de la ville, est élevé sur ce lieu, et l'on voit de cette hauteur ce que font tous ceux qui y habitent. Toutefois, si un tel spectacle frappa de stupeur l'empereur des Grecs, il sut contenir sa douleur, et fit demander par ses députés une conférence à l'empereur allemand. Mais ils craignirent ou ne voulurent pas, l'un entrer dans la ville, l'autre en sortir; et aucun des deux ne renonça, par égard pour l'autre, à ses habitudes ou à son orgueil. Cependant le roi des Français, dont ce fut toujours l'usage de mêler à la majesté royale beaucoup de douceur, adressa de vives prières à l'empereur des Allemands, pour l'inviter à l'attendre en deçà du bras de la mer, afin que les mêmes conseils unissent ceux qu'une même volonté avait poussés à la même entreprise. Mais l'empereur, animé de l'ardeur qui l'avait dirigé dès le principe, se hâta, et ayant reçu de l'empereur grec un homme pour le guider dans son voyage, ou plutôt pour l'égarer et le mener à la mort, il traversa la mer. J'ai dit plus haut, et il est vrai qu'il était déjà mort un nombre infini d'hommes dans cette armée, et cependant j'ai entendu dire à des Grecs qui les avaient comptés à leur passage, qu'ils avaient traversé la mer au nombre de neuf cent mille cinq cent soixante-six hommes. L'empereur arriva donc à Nicomédie, où les siens, s'étant pris de querelle, commencèrent à se diviser. L'empereur se dirigea vers Iconium, et son frère Othon, évêque de Freysingen, et beaucoup de nobles avec lui, suivirent les bords de la mer. Nous rapporterons en temps et lieu les déplorables malheurs qui arrivèrent très promptement : revenons maintenant aux nôtres. Le vénérable évêque de Metz, son frère Renaud, comte de Mousson, et l'évêque de Toul, ne pouvant souffrir les Allemands, attendaient avec une nombreuse armée l'arrivée d'un prince pacifique ; mais les Grecs voulaient les forcer à partir, en les accablant de toutes sortes d'insultes, et surtout en leur interdisant les marchés, prétendant qu'ils étaient convenus avec leur empereur qu'aucun des siens n'aurait la permission de demeurer en arrière. Les députés du roi, qui étaient encore dans la ville, ayant entendu dire cela, et croyant que c'était la vérité, terminèrent ces discussions, sous la condition que les pèlerins passeraient la mer pour aller attendre en un autre lieu, où on leur ferait trouver un marché de toutes les choses nécessaires. Cela réglé, les Français qui étaient arrivés demeurèrent à Constantinople. Les Grecs les ayant invités à suivre les autres et ayant voulu les y contraindre, sans pouvoir l'obtenir, envoyèrent pour les soumettre une immense multitude de Pincenates et de Comans, qui même tuèrent un grand nombre des nôtres dans les déserts de la Bulgarie, en leur tendant des embûches. Ceux-ci montèrent sur un certain tertre, s'entourèrent de leurs chariots à deux et à quatre chevaux, et se défendirent vigoureusement. Ce fut là que les nôtres éprouvèrent pour la première fois des besoins ; car ils n'avaient point de marché à leur portée, et les autres ne cessaient de les attaquer. Dans la ville, les députés du roi en ayant été instruits, quoique tardivement, allèrent trouver l'empereur, et se plaignirent, avec une vive émotion, pour ceux qui étaient partis la veille, et surtout pour ceux qui, dans la ville même des Chrétiens, étaient attaqués par des Infidèles. L'empereur alors, comme s'il n'avait pas d'autre moyen de contenir les Pincenates, ordonna que les nôtres se rapprochassent davantage, et vinssent s'établir en dessous de lui, au bas de son palais, où on leur ferait fournir un marché de denrées. Les nôtres donc, ayant appris cette nouvelle, quittèrent leurs barricades, et selon l'ordre qu'ils en recevaient, s'avancèrent sans crainte ; mais voilà que les Pincenates se mirent à leur poursuite, tandis que d'autres s'efforçaient de s'emparer de l'emplacement qu'ils abandonnaient. Alors les nôtres, revenant promptement et avec courage sur leurs pas, attaquèrent vigoureusement et ceux qui les poursuivaient et ceux qui voulaient se rendre maîtres de leurs positions. Là beaucoup d'hommes de pied voulant fuir plus rapidement, jetèrent leurs effets et en perdirent quelques-uns. Alors quelques députés du roi, enflammés d'une plus vive colère, tels que Everard de Breteuil, Manassé de Beuil, Anselme, porte-mets du comte de Flandre, et d'autres encore, jugeant plus honorable pour eux de mourir que de souffrir lâchement la mort de leurs compagnons, s'armèrent, sortirent de la ville, allèrent se réunir aux leurs et partager tous leurs périls. Pendant ce temps le maître du Temple, le seigneur Everard des Barres, Barthélemi le chancelier, Archambaud de Bourbon et quelques autres allèrent trouver l'empereur, et ne pouvant le vaincre par la force, ils parvinrent à le persuader par la raison. L'empereur leur jura qu'il avait tout ignoré, leur demanda pardon pour les siens, fit loger tous les nôtres auprès de son palais, et les délivrant de toute inquiétude, donna ordre que les marchés leur fussent ouverts. Les députés auraient obtenu ainsi satisfaction, s'ils n'eussent reconnu qu'un nouveau crime s'était ajouté à un crime, car ils apprirent que l'empereur était en paix avec les Turcs. Ils acquirent la certitude que celui-là même qui avait écrit au roi qu'il marcherait avec lui contre les nations infidèles, et qu'il venait de remporter sur celles-ci une nouvelle et glorieuse victoire, avait conclu avec ces mêmes nations une trêve de douze ans. Ce qui prouvait encore mieux la perfidie des Grecs et y mettait le comble, c'est qu'on ne pouvait marcher en sûreté à travers leur pays qu'en se réunissant en grandes troupes. L'évêque de Langres, le comte de Varennes et quelques autres qui avaient envoyé à l'avance un petit nombre d'hommes à Constantinople pour y préparer leurs armes et y rassembler des vivres, éprouvèrent des pertes considérables, et eurent à déplorer la mort ou les blessures de leurs envoyés. De tels événements arrivèrent bien plus d'une fois ; et du moment que nous fûmes entrés sur le territoire des Grecs, nous eûmes sans cesse à souffrir de leurs brigandages; car ils nous attaquaient ainsi, étant d'ailleurs inférieurs en forces. Tout cela cependant eût pu être toléré, et l'on eût pu même dire que les maux que nous souffrions étaient mérités, en retour des maux que nous faisions souffrir, si les Grecs n'y eussent joint le blasphème. Par exemple, si nos prêtres avaient célébré la messe sur leurs autels, aussitôt après les Grecs faisaient des cérémonies expiatoires et des ablutions, comme si les autels eussent été profanés. Tous ont de riches chapelles qui leur appartiennent en propre, ornées de peintures, de marbres et de flambeaux ; en sorte que chacun d'eux pourrait dire avec justice : « Seigneur, j'ai chéri la splendeur de ta maison, » si le flambeau de la foi orthodoxe brillait également en eux. Mais, ô douleur! nous avons appris qu'ils commettent un crime digne d'être puni de mort, savoir, que toutes les fois qu'ils s'unissent en mariage avec quelqu'un des nôtres, avant de célébrer le mariage, ils rebaptisent celui qui a été baptisé selon le rit romain. Nous savons d'eux encore d'autres hérésies, et sur la célébration du saint sacrifice, et sur leur opinion relativement à la manière dont procède le Saint-Esprit. Aucune de ces choses ne souillerait nos pages, si notre sujet ne nous avait porté à en parler. Tels étaient les motifs pour lesquels les Grecs avaient encouru la haine des nôtres ; car leurs erreurs avaient fini par être connues, même des laïques. C'est pourquoi ceux-ci jugeaient qu'ils n'étaient point chrétiens, que c'était moins que rien de tuer des Grecs ; et c'est pourquoi aussi il était plus difficile d'empêcher les nôtres de se livrer au vol et au pillage. Revenons maintenant à notre roi, qui recevait presque tous les jours de nouveaux députés de l'empereur, et se plaignait en même temps de ne pas voir revenir les siens, ignorant entièrement ce qu'on faisait à leur égard. Les députés de l'empereur donnaient toujours de bonnes nouvelles, mais ne les confirmaient pas par les faits ; et d'ailleurs on ne les croyait pas, parce que tous employaient toujours en commençant ce même langage d'une excessive adulation. Le roi recevait leurs polychronies, mais sans en faire aucun cas. C'est ainsi qu'ils appellent les révérences qu'ils adressent non seulement aux rois, mais même indistinctement aux hommes les plus considérables, courbant très bas la tête et le corps, ou bien mettant les deux genoux en terre, ou même encore se prosternant de toute la longueur de leur corps. Quelquefois aussi l'impératrice écrivait à la reine ; et de plus, en ce temps, tous les Grecs étaient comme brisés et changés en femmes, renonçant à toute force virile dans leur langage aussi bien que dans leur cœur. Ils nous promettaient par serment et avec légèreté tout ce qu'ils pensaient que nous pouvions désirer : mais ils ne réussissaient point à nous inspirer de confiance, ni à garder pour eux-mêmes la moindre dignité. Car c'est chez eux une opinion généralement reçue qu'on ne saurait reprocher à personne le parjure qu'on se permet pour la cause de l'empire sacré. Que personne ne pense que je poursuis injustement une race détestable, et que j'invente, en haine de ces hommes, des choses que je n'ai point vues. Quiconque aura connu les Grecs, et sera interrogé sur leur compte, reconnaîtra que, lorsqu'ils tremblent, ils s'avilissent dans l'excès de l'abaissement, et que, lorsqu'ils prennent la supériorité, ils s'enorgueillissent en opprimant durement ceux qui leur sont soumis. Ici ils employèrent tous leurs efforts pour déterminer le roi à diriger sa marche d'Andrinople vers le bras de Saint-George de Sestos, afin qu'il passât la mer plus promptement, et à leur plus grand avantage. Mais le roi ne voulut point être le premier à faire ce que les Français n'avaient jamais fait, du moins à sa connaissance. Il continua donc à marcher, mais non sous les mêmes auspices, sur les traces des Allemands qui nous avaient précédés. Arrivé à une journée de marche de Constantinople, il trouva ses députés qui venaient à sa rencontre, et qui lui racontèrent au sujet de l'empereur les faits que nous avons déjà rapportés en partie. Il y eut alors des gens qui conseillèrent au roi de rétrograder, de s'emparer de ce territoire très opulent, ainsi que des villes et des châteaux dont il était couvert, d'écrire ensuite au roi Roger, qui dans le même temps attaquait l'empereur très vivement, et d'attendre qu'il pût venir le secourir avec une flotte, pour aller assiéger la ville même de Constantinople. Mais, pour notre malheur, et même pour le malheur de tous les sujets de Pierre l'apôtre, ces conseils ne prévalurent point auprès du roi. Nous nous remîmes donc en marche, et voilà, lorsque nous fûmes près de la ville, tous les nobles et les riches, tant du clergé que du peuple, accoururent en foule à la rencontre du roi, et le reçurent avec les honneurs qui lui étaient dus, le suppliant humblement de se rendre auprès de l'empereur, et de répondre à ses désirs, en se montrant et entrant en conférence avec lui. Le roi donc, prenant compassion de la frayeur de l'empereur, et obtempérant à sa demande, entra dans la ville, suivi d'un petit nombre des siens, et trouva sous le portique du palais l'empereur qui vint l'y recevoir d'une manière assez convenable. Les deux princes étaient à peu près contemporains et de même taille, et ne différaient que par des habitudes et des vêtements dissemblables. Après les embrassements et les baisers donnés et reçus de part et d'autre, ils pénétrèrent dans l'intérieur du palais, et s'assirent également sur deux sièges déjà préparés. Là, chacun d'eux étant entouré des siens, ils s'entretinrent par l'intermédiaire d'un interprète. L'empereur s'informa de la santé et des désirs du roi, lui souhaita les choses qui viennent de Dieu, lui promit celles qui étaient en son pouvoir ; et plût à Dieu que ses promesses eussent été sincères autant qu'elles étaient honorables pour le roi ! Si les gestes du corps, la bonne grâce du visage, et les paroles rendaient témoignage de l'intérieur du cœur, tous les assistants eussent pu affirmer que l'empereur chérissait le roi d'une vive affection ; mais de tels arguments ne sont que probables, et jamais rigoureusement certains. Après cette réception, ils se séparèrent l'un de l'autre comme des frères; et les nobles de l'empire accompagnèrent le roi hors du palais, et jusqu'à celui qui lui avait été préparé pour son logement.