[10,0] LIVRE DIXIÈME. [10,1] CHAPITRE I. L'an de l'incarnation du Seigneur 1098, le Tout-Puissant, créateur de toutes choses, fit éclater dans le monde, pour effrayer les cœurs des mortels, des prodiges extraordinaires dont la manifestation et la vue annonçaient l'approche des événements les plus terribles. Le 5 des calendes d'octobre (27 septembre), pendant presque toute une nuit, le ciel parut s'embraser. Ensuite un samedi, jour de Noël, le soleil s'obscurcit. Bientôt après il s'opéra dans le monde de nombreux changements parmi les chefs des nations. Des événements effrayants, des séditions et d'autres graves calamités exercèrent leurs fureurs. Après avoir durant dix ans gouverné habilement et avec succès le siége apostolique, le pape Urbain tomba malade à Rome dans le temps de la prise de Jérusalem, et quitta cette vie le 4 des calendes d'août (29 juillet), pour aller recevoir de Dieu la récompense des bonnes œuvres par lesquelles il s'était si éminemment distingué. Les larmes mêmes de ses ennemis attestèrent, quand il fut mort, combien ses œuvres méritaient d'éloges, et elles furent célébrées dans l'univers à cause de leur éclat et de leur sublimité. Pierre Léon a composé ces trois distiques élégiaques sur le pape Urbain, et a recommandé ainsi sa mémoire en peu de mots: «Rheims posséda Odon comme chanoine, Cluny le posséda comme moine; Rome l'appelle, et la ville d'Ostie le reconnaît pour son évêque. Devenu pape en échangeant son nom contre celui d'Urbain, la ville de Rome recouvra sous lui tout l'honneur dont elle était privée. Elle a célébré ses illustres obsèques le quatrième jour avant l'arrivée du mois d'août.» Un autre illustre poète s'étendant sur la vie, la conduite et la mort du même pape, a composé les vers suivants: «Odon, chanoine de Rheims, que Hugues de Cluny créa moine, devint un pape excellent. Tant qu'il vécut, il fut le flambeau de Rome: sa mort fut pour elle une éclipse. Rome, qui vivait de sa vie, mourut de sa mort. O Rome, les lois qu'il te donna, la paix qu'il te procura te comblèrent de bonheur. Il sut te préserver des vices à l'intérieur, et des ennemis au dehors. Le riche, par ses présents, ne put le corrompre; la renommée ne l'enivra pas de ses éloges, et les menaces de la puissance ne l'effrayèrent jamais. Sa langue se distingua par l'éloquence, son cœur par la sagesse, ses mœurs par l'honnêteté, son extérieur par la décence. Grâce à lui, la ville sainte est accessible, notre loi triomphe, les Gentils sont vaincus, et la foi croît dans l'univers. Comme la rose, la plus brillante des fleurs d'un jardin, est aussi plus rapidement enlevée, de même les destins enlevèrent ce pape dans sa fleur. L'homme appartient à la mort, l'ame au repos, le cadavre à la tombe: il ne reste plus parmi nous que son glorieux souvenir.» Pendant que le pape Urbain brillait encore dans la maison du Seigneur, et par ses prédications comme par ses exemples, chassait dignement les ténèbres du cœur des mortels, Guibert de Ravenne, que l'on nommait Clément, vint à mourir. Pierre Léon composa, ainsi qu'il suit, son éloge en vers ironiques: «Guibert! ni Rome, ni Ravenne ne t'offrent un asile; tu ne fus établi dans aucune des deux. Maintenant toutes les deux te manquent. Tu vécus à Sutri, pontife réprouvé par la malédiction, et tu meurs à Citta-di-Castello. Comme tu n'étais qu'un nom sans réalité, Cerbère t'a préparé pour ce vain nom un séjour dans l'enfer.» Le pape Urbain étant mort, Rainier, moine de Vallombreuse, fut élu pape sous le nom de Pascal, et, seize jours après la mort de son prédécesseur, fut consacré canoniquement. Il occupa le siége apostolique pendant près de vingt ans, et se donna les plus grandes peines pour servir l'Eglise de Dieu. Du temps de Philippe, roi des Français, il vint en France, célébra, la Pâque dans la ville de Chartres, et confirma les priviléges de cette église, à la demande d'Ives son vénérable évêque. L'empereur Henri IV, qui depuis sa jeunesse avait toujours troublé l'Eglise de Dieu, qui avait longtemps usurpé avec violence les investitures, avait introduit dans la maison du Seigneur de profanes intrus opposés à l'unité ecclésiastique, et les avait cruellement armés de la puissance séculière; chassé enfin du trône par Charles son fils, eut honte de l'énormité de ses attentats, et dans une vieillesse misérable, abandonné de tous ses amis, mourut le 7 des ides d'août (7 août). Comme il expira frappé de l'anathème apostolique à cause de ses forfaits, il pourrit comme la charogne d'une bête féroce, loin du sein de la terre maternelle, et ne mérita pas de recevoir les honneurs de la commune sépulture des mortels. Il régna pendant près de cinquante ans; mais il reçut le prix cruel de son asservissement au crime. L'empereur Charles Henri V commença à régner l'an de l'incarnation du Seigneur 1106: il saisit le sceptre tyrannique de son père, régna près de dix-neuf ans, et marcha dans les voies paternelles comme ce coupable héritier d'un père scélérat, dont il est parlé dans les Paralipomènes. L'an cinquième de son règne, il assiégea Rome avec trente mille cavaliers et une grande multitude d'hommes de pied: reçu par les Romains d'après un traité conclu avec eux, il entra dans la basilique de l'apôtre Saint-Pierre, et, par l'ordre du pape, s'assit dans la chaire impériale. Aussitôt il prescrivit au pape de chanter la messe; mais le pontife s'y refusa, à moins que quatre seigneurs qui accompagnaient l'empereur, et qui avaient été nominativement frappés d'anathème, ne sortissent de l'église. En conséquence l'empereur irrité ordonna de prendre le pape devant l'autel: aussitôt un des satellites de Henri s'empara du pontife; mais, plus hardi que toute l'assistance, un imitateur de Simon-Pierre tira son glaive, frappa le satellite plus fortement et plus cruellement que Pierre n'avait frappé Malchus, et d'un seul coup le laissa là sans vie. Il résulta de cet événement un grand trouble dans la ville; on se battit cruellement de part et d'autre; et, sans respect pour les temples saints, on les inonda de sang humain. Deux mille Normands étaient venus de la Pouille secourir les Romains: réunis aux Latins et aux citoyens de Rome, ils sortirent et firent mordre la poussière à une multitude d'Allemands et d'autres peuples qui déjà s'étaient établis avec sécurité dans l'ancienne ville, au-delà du Tibre. Trois fois ils chassèrent de Rome l'empereur et ses partisans: toutefois ils ne purent tirer le pape de ses fers, parce qu'il avait été soustrait à leurs regards. L'empereur tenta de traverser la ville à force ouverte avec son armée pour se porter en Campanie; mais la résistance qu'il essuya le força honteusement de se retirer ailleurs, et beaucoup de gens eurent à déplorer la mort de ce grand nombre d'hommes de son armée, qui, comme nous l'avons dit, avaient été égorgés dans la place. Alors le pape, étroitement retenu, privé de toute consolation, accorda à l'empereur tout ce qu'il lui demandait. En conséquence, mis par lui en liberté, il devint un objet de mépris pour beaucoup de personnes. Robert, évêque de Paris, Galon, évêque de Laon, Pons, abbé de Cluny, et plusieurs autres cardinaux et prélats des églises blâmaient le pape, et pensaient sans nul doute que l'on devait considérer comme nul tout ce qu'il avait accordé à l'empereur, soit verbalement, soit par écrit. Ils assuraient qu'il aurait dû préférer mourir pour la vérité et la justice, suivre avec innocence le Christ jusqu'au trépas, et souffrir plutôt les fers, et même les fouets, que de rien céder à la puissance séculière contre le droit et les décisions des Pères. Pascal supporta patiemment les réprimandes des sages, et reconnut leurs décisions comme légitimes et vraies. Peu après, il convoqua à Rome un concile d'évêques; et, de l'avis des jurisconsultes, condamna publiquement tous les actes que l'empereur, par sa violence, lui avait fait approuver. Il excommunia l'empereur lui-même comme coupable de la violation de la maison de Dieu, de la captivité du vicaire du Christ, et de l'effusion du sang chrétien. C'est ainsi que l'empereur, dans la sixième année de son règne, souilla la gloire du Latium par un énorme attentat, et opprima vainement plusieurs nations pour commettre un si grand crime. Un certain scholastique d'Irlande a écrit une relation judicieuse dans laquelle il rapporte combien l'hiver fut cruel et dangereux alors, à cause des pluies, des neiges et des glaces; combien l'armée eut à souffrir de calamités dans les routes étroites et montueuses, ainsi qu'au passage des fleuves, et comment l'empereur, ayant rassemblé ses forces et assiégé Rome, l'emporta plutôt par les menaces que par les armes. Dans cette expédition, Henri attaqua Milan, mais il en fut repoussé; et ne tira aucun fruit de cette hostilité. Alors il ravagea le vaste pays où régnait la puissante Mathilde, qui possédait Pavie, Plaisance, et cette grande partie de l'Italie que l'on appelle maintenant la Lombardie; elle lui avait long-temps et beaucoup résisté ainsi qu'à son père, et avait toujours adhéré aux vrais pontifes Grégoire, Urbain et Pascal. Henri, roi des Anglais, maria à l'empereur sa fille Mathilde, que Roger, fils de Richard, cousin du monarque, conduisit d'Angleterre en Allemagne avec une suite brillante. Ce roi opulent donna avec sa fille dix mille marcs d'argent, et envoya de magnifiques présents suivant l'usage des rois. L'empereur aima tendrement une femme si distinguée; mais, à cause de ses péchés, il fut privé d'une postérité digne de l'Empire. Il en résulta que, par l'ordre de Dieu, la couronne impériale passa dans une autre famille. En effet, à la mort de l'empereur, Lothaire, duc des Saxons, fut élu par les grands; et, grâce à sa tempérance et à sa bonté, il fut élevé au trône impérial. Après la mort de son mari, l'impératrice Mathilde retourna en Angleterre; et, quoique tendrement chérie par les étrangers, elle préféra se fixer parmi ses compatriotes. Le roi des Anglais son père la maria à Geoffroi, comte d'Anjou, auquel elle donna, en 1133, un fils nommé Henri, que beaucoup de peuples attendent pour leur maître, si Dieu tout-puissant, au pouvoir duquel toutes choses sont placées, veut bien y consentir. Maintenant, après m'être quelque peu écarté du sujet que je traitais, pour m'arrêter aux événements qui se sont passés au-delà des Alpes, en Italie et en Palestine, je dois revenir à nos affaires dont le théâtre fut l'Angleterre ainsi que la Normandie. [10,2] CHAPITRE II. Guillaume-le-Roux, illustre dans la guerre, régna en Angleterre après la mort de son père, comprima fortement les rebelles sous la verge de la justice, et retint à son gré sous sa puissance tous ses sujets pendant douze ans et dix mois. Ce prince était libéral envers les chevaliers et les étrangers; mais il opprimait beaucoup trop les pauvres habitants de son royaume, et leur enlevait violemment ce qu'il prodiguait aux premiers venus. Beaucoup de seigneurs de la cour de son père, qui par leurs exploits avaient conquis des droits inconnus à leurs ancêtres, moururent du temps de Guillaume: il remplaça ces grands dignitaires par quelques hommes inférieurs qu'il éleva au faîte des honneurs en récompense de leurs adulations. Il n'eut point d'épouse légitime; mais, sans jamais s'en rassasier, il se livra à un obscène libertinage et à de fréquentes liaisons infâmes; il donna d'une manière condamnable à ses sujets l'exemple d'une honteuse débauche, souillé qu'il était de toutes sortes de vices. Quand les évêques et les abbés venaient à mourir, les satellites du roi envahissaient les terres et tous les trésors de l'Eglise, et durant trois ans et plus les faisaient entrer dans le domaine royal. Ainsi, par suite de la cupidité qui amenait au trésor du prince tant de revenus importants, les églises vaquaient; et, manquant de pasteurs nécessaires, les brebis du Seigneur étaient exposées à la dent des loups. A cette époque, les vénérables évêques, Osmond de Salisbury, Gualchilin de Winchester, Guillaume de Durham, Remi de Lincoln, et plusieurs autres respectables pontifes quittèrent la vie: Flambart, Foulcher son frère et quelques autres hommes de la maison du Roi gardèrent long-temps leurs biens et leurs trésors. C'est ainsi qu'à la mort de Baudouin, abbé de Saint-Edmond, roi et martyr, de Siméon, abbé dEly, et de quelques autres Pères qui vinrent à abandonner ce siècle mortel, les ministres de Guillaume envahissaient par toute l'Angleterre les monastères avec tout ce qui leur appartenait, ne délivraient qu'avec parcimonie aux moines leur nourriture et leur vêtement, et versaient le surplus dans le trésor royal. Enfin, après de longs délais, le Roi accordait les honneurs ecclésiastiques aux clercs ou aux moines de sa cour, comme on donne un salaire à des mercenaires: dans ces hommes, la religion était à ses yeux bien moins un titre que la faveur qu'il leur portait, et les services temporels qu'ils pouvaient lui rendre. Ce fut d'après ces motifs que Robert, surnommé Bloiet, qui avait été chapelain de Guillaume l'Ancien, qui à sa mort était passé, avec Guillaume-le-Jeune, du port de Touques en Angleterre, et qui avait porté à l'archevêque Lanfranc une lettre du Roi mourant pour qu'il couronnât son fils, obtint, à la mort de Remi, l'évêché de Lincoln, qu'il garda plus de vingt ans. Girard, neveu de Gualchilin de Winchester, d'abord évêque d'Hereford, devint ensuite, du temps du roi Henri, archevêque d'York. Guillaume de Guarel-Guest obtint l'évêché d'Exeter; Jean-le-Médecin celui de Bath; Raoul, surnommé Luffa, celui de Chester; Ranulphe Flambart celui de Durham; Herbert Losengia celui de Hereford. C'est ainsi que partout les chapelains et les favoris du Roi s'emparèrent des prélatures de l'Angleterre, et que quelques-uns d'eux n'en retinrent pas moins les places qui leur servaient à opprimer les pauvres et à augmenter leur opulence. D'autres, au contraire, furent, par la grâce de Dieu, effrayés de s'être chargés du fardeau de l'administration ecclésiastique; ils s'appliquèrent à bien gouverner, à l'intérieur comme à l'extérieur, les troupeaux qui leur avaient été confiés, et amendèrent louablement leur vie, conformément à la volonté divine. Les hommes font beaucoup de choses coupables pour arriver au terme de leurs desirs, ne voulant que satisfaire leurs fantaisies en commettant de mauvaises actions, tandis que le sage arbitre de toutes choses les dispose bien dans son ineffable bonté pour l'avantage du plus grand nombre. Souvent on choisit, pour gouverner l'Eglise, des hommes inconsidérés et ignorants, en se déterminant, non d'après la sainteté de la vie ou l'instruction dans les dogmes ecclésiastiques, ou la connaissance des lettres libérales, mais plutôt par la faveur que l'on accorde à la noblesse de la famille, ou par les grâces que l'on veut faire à de puissants amis. Dieu clément épargne les hommes élevés par de telles promotions, il a pitié d'eux; il répand d'en haut sur eux l'abondance de ses grâces, il les emploie à éclairer sa maison par la lumière de la céleste sagesse; et par leur zèle beaucoup de gens sont sauvés. Le vénérable Anselme, archevêque de Cantorbéry, voyant la continuité des prévarications, était fréquemment contristé. A l'imitation de Jean et d'Elie, il ne se lassait pas de reprendre ce qu'avec douleur il voyait faire contre la loi divine. L'orgueilleux monarque, qui s'indignait d'être salutairement réprimé par le frein du guide spirituel, était retenu dans les lacs de la méchanceté par ses conseillers pervers et insolents, et se mettait en courroux contre les utiles exhortations de celui qui le reprenait saintement. C'est pourquoi le sage archevêque fut deux fois exilé du vivant de Guillaume: il se retira d'abord auprès du pape Urbain, et ensuite auprès du pape Pascal. Edouard, son chapelain et le compagnon de son exil, a soigneusement raconté, dans un livre éloquent qu'il a publié sur la piété, les actions et les instructions pleines d'onction de ce prélat, quelles furent les causes de son exil, et combien fut périlleux le voyage qu'il entreprit. ll y fut accompagné par l'Anglais dont nous venons de parler, et par un noble chevalier nommé Baudouin de Tournai: leur vertueux dévoûment a reçu de grands éloges de la part de ceux qui ont pénétré familièrement dans les secrets de leur conduite. Anselme trouva dans la Pouille le pape Urbain, qui l'accueillit respectueusement et l'y garda quelque temps avec lui. Alors Roger, fils de Tancrède et comte de Sicile, était venu dans la Campanie et assiégeait Capoue: il entreprenait de rétablir dans ses droits paternels Richard, fils de Jourdain, qui était son neveu, et il assiégeait étroitement les rebelles Lombards qui avaient chassé ce jeune prince. Le pape, pris pour médiateur, se trouvait là, et, de concert avec le vénérable Anselme, essaya de concilier les rivaux divisés. Enfin le comte Tancrède ayant vaincu les révoltés, rendit à son neveu ses anciens biens, et le pape recommanda le comte à Anselme. Un concile ayant été, par l'ordre du pape, convoqué à Bari, et une foule de questions compliquées sur la Foi et les autres mystères ayant été présentées par les Grecs, sur l'invitation d'Urbain, le père Anselme prononça un sermon général devant toute l'assemblée, et sur chaque question proposée satisfit les Grecs comme les Latins par des réponses subtiles et lumineuses. Lorsque ce pape alla s'acquitter de ses devoirs apostoliques envers Dieu et le peuple chrétien, et qu'il eut résolu de servir spirituellement les fidèles dans la France, d'où il était originaire, il tint un grand concile à Clermont, ville d'Auvergne; il ordonna dans ses discours au peuple de Dieu d'aller combattre les païens, et il établit l'usage de porter sur les épaules la croix du Sauveur, qui est si redoutée du diable et de tous les esprits malins. Alors un mouvement extraordinaire eut lieu parmi les nations, comme nous l'avons suffisamment raconté dans le livre précédent. [10,3] CHAPITRE III. Ce fut alors que Godefroi, duc de Lorraine, engagea le château de Bouillon avec toutes ses dépendances à l'évêque de Liége, son seigneur, et reçut de lui sept mille marcs d'argent. C'est ainsi que plusieurs autres, tant riches que pauvres, vendirent leurs biens et leurs revenus, et se procurèrent de l'argent pour entreprendre le voyage de Jérusalem. Robert II, duc des Normands, qu'en plaisantant on avait nommé Courte-Botte, remit tout son duché pour cinq ans au roi Guillaume son frère, et reçut de lui dix mille marcs d'argent pour accomplir le pélerinage qu'il voulait entreprendre. La neuvième année de son règne, le roi Guillaume ne voulant pas épuiser ses trésors, dépouilla les églises de leurs ornements, que la piété zélée des anciens rois et des grands avait offerts à la sainte mère des fidèles, décorés d'or, d'argent et de pierreries, pour la plus grande gloire de Dieu et en mémoire d'eux-mêmes. Au mois de septembre, le roi Guillaume passa la mer, reçut la Neustrie pour le prix qu'il paya; et, pendant près de cinq années, c'est-à-dire tout le reste de sa vie, la foula durement aux pieds. Alors Odon, évêque de Bayeux, partit pour Jérusalem avec le duc Robert son neveu. Il y avait entre ce prélat et le Roi, pour d'anciennes haines, un tel ressentiment que jamais jusques alors aucun conciliateur n'avait pu les rapprocher. Le Roi, rancunier et irascible, avait une mémoire obstinée et n'oubliait pas facilement les injures qu'il avait reçues. Aussi ce prince orgueilleux se rappelait-il amèrement que l'évêque Odon, son oncle, s'était le premier élevé contre lui au commencement de son règne, et avait poussé à la révolte un grand nombre de seigneurs puissans. Ce fut à l'instigation d'Odon que Robert, comte de Mortain, s'empara de Pevensey; mais ensuite assiégé par le Roi, qui était son neveu, il fit la paix et se réconcilia avec lui en lui remettant cette place. Gislebert, fils de Richard, fortifia, avec son frère Roger, la ville de Tunbridge; mais le Roi assiégea la place dans la semaine de Pâques, et bientôt s'en empara dès le premier assaut. Enfin l'évêque Odon lui-même, de concert avec Eustache, comte de Boulogne, Robert, comte de Bellême et une troupe d'élite, se saisit du château de Rochester; et là, resserré par deux forts que le Roi bâtit, il fut forcé de se soumettre honteusement; puis, dépouillé de ce qu'il possédait dans le royaume d'Albion, il en sortit pour jamais. Ensuite, quand le Roi exerçait ses vengeances en Normandie et attaquait son frère, qui l'avait injustement et vainement attaqué lui-même, et qu'ayant soumis les barons, soit par l'or, soit par la crainte, il triomphait d'avoir acquis une grande partie de la Normandie, l'évêque de Bayeux lui résista long-temps de toutes ses forces et ne cessa de seconder le duc, jusqu'à ce que ce dernier fût réduit à l'impuissance d'agir. C'est pourquoi, après que le roi Guillaume eut, comme nous l'avons dit, obtenu l'avantage, Odon aima mieux passer à l'étranger que de se soumettre à son ennemi. Le prélat et le duc eurent à Rome un entretien avec le pape Urbain. Après avoir reçu sa bénédiction, ils traversèrent le Tibre, et allèrent passer l'hiver dans la Pouille. De là, l'évêque se retira dans la ville de Panorme, que l'on appelle vulgairement Palerme; il y quitta cette vie au mois de février; et Gislebert, évêque d'Evreux, l'ensevelit dans l'église métropolitaine de Sainte-Marie mère de Dieu. Odon, élevé à l'épiscopat dès son adolescence, reçut le gouvernail de l'Eglise, le tint près de cinquante ans, enrichit sa basilique de beaucoup de dignités et d'ornements, honora le clergé, dépouilla beaucoup de personnes de leurs biens, et, dans sa prodigalité, donna aux uns ce qu'il enlevait aux autres. Guillaume-le-Roux ayant appris sa mort, donna l'évêché de Bayeux à Turold, frère de Hugues de Bremoi. Au bout de sept ans, Turold quitta volontairement son évêché pour quelques motifs secrets, et, dans l'abbaye du Bec, se soumit aux règles monastiques sous l'abbé Guillaume; puis long-temps, jusqu'à la fin de sa vie, il combattit régulièrement pour son Dieu. Il eut pour successeur, pendant vingt-six ans, Richard, fils de Samson. Ainsi le roi Guillaume posséda la Normandie et reprit les domaines de son père, que son frère avait follement aliénés de ses Etats; il confia les églises veuves de leurs pasteurs à des guides choisis suivant son caprice. Les monastères de Jumiège et de Saint-Pierre-sur-Dive étaient vacants. En effet, Gontard, digne abbé de Jumiège, mourut le 6 des calendes de décembre (26 novembre) à Clermont, pendant la célébration du fameux concile de cette ville. Le Roi lui substitua Tancard, prévôt de Fécamp, qui, au bout de quelques années, se retira avec infamie à la suite d'une honteuse altercation qui eut lieu entre lui et ses moines. Il eut pour successeur, pendant vingt ans, Ours de Rouen, moine depuis son enfance dans le monastère de Jumiège. Cependant Foulques, moine d'Ouche, et abbé de Saint-Pierre-sur-Dive, s'était rendu auprès du pape Urbain, et se trouvait expatrié au mont Cassin. Son successeur, nommé Benoît, était mort moine dans le monastère de Saint-Ouen, archevêque de Rouen. En conséquence le roi Guillaume donna pour abbé aux moines de Saint-Pierre-sur-Dive, Etard, jardinier de Jumiège et moine depuis son enfance, qui, pendant quelques années, conserva avec soin le troupeau de Dieu; mais, après que Foulques fut de retour avec les bulles du pape, Etard lui remit avec plaisir sa magistrature cénobitique, et retournant à son ancien séjour, il y mourut dans la décrépitude. Quant à Foulques, qui, avant son expulsion, avait durant vingt ans gouverné avec austérité l'abbaye de Saint-Pierre-sur-Dive, il augmenta par son mérite le nombre de ses frères, et de toutes les manières rendit de grands services à l'Église. Il fut, par suite de l'envie et des instigations de Satan, injustement accusé, déposé, exilé pendant sept ans. Ensuite, à son retour, il gouverna encore pendant sept autres années son abbaye avec succès, et mourut dans la vieillesse, en Angleterre, à Winchester, le 3 des nones d'avril (3 avril). [10,4] CHAPITRE IV. L'an de l'incarnation du Seigneur 1097, Guillaume-le-Roux, ayant étudié les événements de la vie de son père et les motifs de ses guerres, réclama de Philippe, roi des Français, tout le pays du Vexin, et demanda les forteresses renommées de Pont-Oise, de Chaumont et de Mantes. Comme les Français n'acquiescèrent pas à la demande de Guillaume, mais se disposèrent avec ardeur à repousser vigoureusement ses prétentions, une grande guerre s'éleva entre deux peuples très-fiers, et une mort déplorable frappa beaucoup de monde. Au surplus, tout le poids des calamités retomba et s'accumula sur les Français: car le roi Philippe, paresseux et replet, était peu propre à la guerre; et son fils Louis, qui était encore dans toute la faiblesse du premier âge, ne pouvait encore combattre. Le monarque anglais, au contraire, se livrait tout entier aux armes: il s'attachait principalement aux guerriers d'élite et aux soldats éprouvés, et se plaisait à conduire avec lui, en leur accordant beaucoup d'honneurs, des escadrons de cavaliers choisis. Si César lui-même, avec les cohortes romaines, se fût présenté devant lui, et eût tenté de lui faire quelque injustice, Guillaume, avec de pareilles troupes, n'eût pas craint assurément d'essayer de près ses forces et le courage de ses chevaliers. Robert de Bellême était le chef de son armée: il jouissait d'une grande faveur auprès du Roi, et l'emportait surtout par son habileté. L'illustre comte Henri, frère du Roi, Guillaume comte d'Evreux, Hugues comte de Chester, Gaultier-Giffard comte de Buckingham, et plusieurs autres chefs et capitaines, conduisaient l'armée anglaise, et, selon que l'inconstante fortune leur en fournissait l'occasion, ils se distinguaient par de grands exploits. La plupart des Français, obligés d'obéir à deux maîtres, éprouvaient de grandes inquiétudes, dans cette position, pour les biens dont ils avaient été comblés sous la domination de l'un et de l'autre monarque: ils préférèrent le plus courageux et le plus riche, et l'accueillirent favorablement, en lui offrant leurs hommes et lui ouvrant leurs places. En conséquence, Robert, comte de Meulan, reçut les Anglais dans ses forteresses, et leur offrit une facile entrée en France, où leur valeur occasionna de grands dommages aux Français. Guy de La Roche-Guyon, avide de l'argent des Anglais, leur fut favorable et leur remit ses châteaux de La Roche-Guyon et de Véteuil. Plusieurs autres en firent autant, trahissant ainsi leurs concitoyens pour se livrer, par cupidité, à l'étranger. Alors le roi Guillaume fit bâtir à Gisors un château très-fort, qui, jusqu'à ce jour, a servi de boulevard à la Normandie contre Chaumont, Trie et Bourrit. Robert de Bellême, habile ingénieur, dirigea ces travaux, après avoir fait choix de la position. Un jour que les Normands avaient attaqué les Français, et que ceux-ci se présentaient bravement au combat, Thibault-Pains de Gisors, Gaultier d'Anfreville et Gérold de Bremoi furent faits prisonniers: le haut prix de leur rançon anima les Français, peu riches, à marcher au combat. Robert de Maudetour, Odmond de Chaumont, Gaubert de Bourrit, Richard son frère, fils de Herbert de Sérans, commandaient les troupes du Vexin, et souvent résistaient courageusement à l'ennemi. Cette province fournit beaucoup de braves chevaliers, naturellement généreux, et signalés par de grandes prouesses. Aussi ne voulurent-ils pas laisser déchoir la gloire du nom français, et marchèrent-ils à l'ennemi pour la défense de la patrie et l'honneur de leur nation. Ils s'attachèrent des guerriers d'élite et de braves combattants qu'ils appelèrent des divers points de la France, et en venant souvent aux mains avec l'ennemi, ils gagnèrent beaucoup de butin. Un jour, comme les troupes du roi d'Angleterre dévastaient les environs de Chaumont, et que la cavalerie déployait ses forces avec audace, les Français s'emparèrent de Gilbert de L'Aigle, et de plusieurs autres personnages d'une grande noblesse, tandis que, de leur côté, les Anglais firent prisonniers Pains de Montgai, ainsi que plusieurs autres. L'an de l'incarnation du Seigneur 1098, au mois de septembre, le roi Guillaume rassembla une grande armée, et, se rendant en France, alla coucher à Conches, le 5 des calendes d'octobre (27 septembre). Dans cette même nuit, le monde fut témoin d'un prodige terrible: car presque tous les occidentaux virent le ciel entier s'embraser, pour ainsi dire, et devenir rouge comme du sang. Alors, comme nous l'apprîmes ensuite, les Chrétiens combattaient contre les Païens dans les contrées orientales, et, avec l'aide de Dieu, remportaient la victoire. Le roi Guillaume pénétra en France jusqu'à Pont-Oise, et dévasta cette contrée, remarquable par une grande abondance de toutes choses, en la livrant aux flammes et au pillage, et en enlevant ses habitants. Il assiégea, avec beaucoup de légions de soldats, la ville de Chaumont, et ordonna à ses hommes, couverts d'armures de fer, de lui livrer de rudes assauts. Les illustres soldats de la place défendirent avec vigueur leurs fortifications, et ne perdirent pas de vue la crainte du Seigneur et les devoirs de L'humanité. Ils épargnèrent avec soin et avec bonté la personne des assaillants, et dirigèrent toute la fureur de leur courroux sur les beaux chevaux de leurs ennemis: en effet, ils en tuèrent, à coups de flèches et de traits, plus de sept cents, qui tous étaient d'un grand prix, et dont les chiens et les oiseaux de proie de la France se nourrirent jusqu'à satiété. Ainsi beaucoup de chevaliers qui, fiers de leurs chevaux écumants, avaient passé l'Epte, furent forcés de s'en retourner à pied avec leur roi. Quoique les Français, malgré leur courage, ne pussent défendre leurs campagnes contre les coureurs anglais, dont le nombre était infini, et qu'ils n'osassent pas, n'ayant ni roi à leur tête, ni capitaine digne de les conduire, combattre de près un monarque puissant, environné de troupes innombrables, toutefois ils conservèrent leurs places, en les fortifiant courageusement, et attendirent que le Seigneur leur accordât, dans sa bonté, de meilleurs temps. Cependant le roi Guillaume, accompagné de Guillaume duc des Poitevins, mena, sous la conduite du jeune Amauri et de Nivard de Septœuil, une nombreuse armée contre Montfort et Epernon, et dévasta tout le pays environnant; mais le jeune Simon, avec l'aide de Dieu, conserva ses places intactes. Quant à Simon le vieux, il garda aussi Néauphle; Pierre, avec ses fils Ansold et Tedbold, se maintint dans Maulle, et d'autres châtelains, que je ne saurais nommer particulièrement, défendirent opiniâtrément leurs forteresses. Cependant le roi Guillaume ayant été obligé de retourner en Angleterre, à cause des affaires de l'Etat, et une trève ayant été conclue de part et d'autre, la sérénité de la paix rendit aux Français la joie de la sécurité. [10,5] CHAPITRE V. L'an de l'incarnation du Seigneur 1098, Magnus, fils d'Olaüs, roi des Norwégiens, prit les armes contre les Irlandais, et prépara, pour aller les attaquer, une flotte de soixante navires. Ce prince était fort de corps, beau, entreprenant et libéral, actif et vaillant, et remarquable par ses grandes qualités. Il était très-puissant dans les îles de l'Océan; il possédait de grandes richesses et des biens de toute espèce. De son légitime mariage il eut Eustan et Olaüs, auxquels il laissa son royaume et une grande puissance. Il eut un troisième fils, nommé Ségurd, d'une Anglaise captive, mais noble, et il le fit élever par Tures, fils d'Inghérie, qui avait été son gouverneur. Ségurd, après la mort de ses frères, régna longtemps et fonda en Norwége des évêchés et des couvents de moines, que ses prédécesseurs n'avaient pas connus. Avant de monter sur le trône, il s'était embarqué pour Jérusalem; il avait assiégé par mer l'opulente ville de Tyr, située dans une île; et, pendant que les Chrétiens de Jérusalem l'attaquaient par terre, il la pressa du côté des flots. A son retour par la Russie, il prit pour femme Malfride, fille du roi, et, rentré dans son pays, il ne tarda pas, avec l'aide de Dieu, à obtenir le sceptre. On compte cinq villes sur le littoral de la Norwège, en faisant le tour de cette contrée: savoir, Berghen, Kongel, Koping, Borgholm et Alsen. Tonsberg est la sixième ville: elle est située à l'orient, vis-à-vis des Danois. Dans le centre de l'île on trouve de grands lacs très-poissonneux, et beaucoup d'habitations champêtres sur le bord des étangs. Les habitants du pays ont en abondance du poisson, des oiseaux et toute sorte de gibier; ils suivent les rites du culte chrétien; ils observent la paix et la chasteté, et punissent le crime par des lois sévères et des supplices cruels. Les îles Orcades, la Finlande, l'Islande, le Groënland, au delà duquel, vers le nord, on ne trouve plus de terre, et plusieurs autres îles jusqu'à la terre de Gothland, sont soumises au roi de Norwège, et de riches productions y sont transportées par mer de toutes les parties du globe. Je vais maintenant chercher à expliquer la cause et à développer les événements de la guerre que le roi Magnus entreprit contre les Irlandais, et qui occasiona à des peuples nombreux beaucoup de désastres et de carnage. Magnus avait épousé la fille du roi d'Irlande; mais, comme ce monarque n'avait pas tenu les engagements qu'il avait pris, le roi Magnus, irrité, lui avait renvoyé sa fille. En conséquence, la guerre eut lieu entre ces princes. La cinquième année du règne de Guillaume-le-Roux, roi des Anglais, le roi des Norwégiens rassembla des forces de toutes parts, et, parcourant l'Océan par un vent d'est, il arriva aux îles Orcades, traversa l'Ecosse du côté du nord-ouest, gagna d'autres îles qui lui appartenaient, et parvint jusqu'à Anglesey. Il voulut descendre en Irlande; mais les peuples s'étant présentés en armes sur les rivages de la mer, il se dirigea ailleurs. Il passa à l'île de Man, qui était déserte, la peupla, et prit soin de pourvoir les nouveaux habitants de maisons et des autres choses nécessaires au service de l'homme. Il visita aussi d'autres groupes d'îles situées dans la grande Mer, comme en dehors du globe; et, en vertu de son autorité royale, il les fit habiter par divers peuples, et s'appliqua, pendant plusieurs années, avec un grand zèle, à étendre son royaume et à augmenter le nombre de ses sujets. Un jour, le chef des forces du roi Magnus s'était rendu en Angleterre avec six navires; mais il avait arboré à son mât le bouclier rouge, qui est un signe de paix. Les peuples maritimes qui habitent le rivage de la grande Mer en Angleterre, ayant vu s'avancer vers eux, du côté du nord, des hommes qui leur semblaient barbares, et des vaisseaux inconnus, jetèrent de grands cris d'effroi, et accoururent armés de tout le pays des Merciens. Alors la guerre était allumée vivement entre les Anglais et les Gallois. C'est pourquoi tout cri soudain appelait aux armes les populations en masse. Deux comtes auxquels est principalement soumis le pays des Merciens, et auxquels le hasard imposa également le nom de Hugues, envoyèrent promptement des courriers dans tout le pays, et mandèrent à tout ce qu'il y avait de Français et d'Anglais sous les armes de marcher au secours de la patrie contre les cohortes étrangères. En conséquence une grande multitude se réunit des comtés de Chester et de Shrewsbury, et se disposa au combat le long de la mer dans la contrée de Dagannoth. Hugues de Mont-Gommery y accourut le premier avec ses troupes, et, en attendant les auxiliaires du voisinage, il s'y arrêta quelques jours, et mit le pays en sûreté contre les attaques des Gallois et des Norwégiens. Un jour que les habitants accouraient tout troublés sur le rivage et faisaient des dispositions contre les Norwégiens, qu'ils voyaient sur leurs navires maltraiter les Anglais, le comte Hugues courut à toute bride rassembler son corps, et, en vertu de son autorité de comte, le réunit contre l'ennemi, de peur que ses hommes épars ne fussent exposés à être détruits. Cependant un barbare Norwégien voyant le comte courir à cheval, lui lança aussitôt, par l'instigation du diable, un trait qui fendit l'air en sifflant, et atteignit malheureusement cet illustre capitaine. Il tomba de cheval à l'instant même, et rendit l'ame dans les flots de la mer, qui montait au rivage. Cet événement fut le sujet d'un grand deuil. Quand le roi Magnus apprit cette mort, il s'en affligea beaucoup avec les siens, et offrit la paix et toute sûreté à Hugues Dirgane, c'est-à-dire le Gros. «Je dirige, dit-il, mon armée, non contre les Anglais, mais contre les Irlandais, et je ne cherche pas à envahir un autre pays; je n'occupe que les îles qui m'appartiennent.» Les Normands et les Anglais cherchèrent longtemps le corps de Hugues, et eurent beaucoup de peine à le trouver quand les flots se furent retirés. Ensuite, dix-sept jours après sa mort, on le transporta à Shrewsbury, et on l'ensevelit avec une grande douleur dans le cloître des moines. Seul des fils de Mabile, il fut doux et aimable. Pendant quatre ans, depuis la mort de son père Roger, il gouverna avec la plus grande modération son comté, et mourut vers la fin du mois de juillet. A sa mort, Robert de Bellême alla trouver Guillaume-le-Roux, et lui offrit pour le comté de son frère trois mille livres sterling: ainsi devenu comte, il exerça, pendant quatre ans, beaucoup de cruautés contre les Gallois. Il transporta ailleurs la population de la place de Quatfort, et bâtit sur la Saverne le château très-fort de Bridgenorth. Il réclama toute la terre de Blithe au droit de Roger de Butley, son cousin, et l'acheta du roi pour une grande somme d'argent. Comme ce seigneur se trouva fort enrichi par de grandes terres, il s'enfla du faste excessif de l'orgueil, devint sectateur de Bélial, et ne respira que forfaits et cruautés, sans pouvoir s'en rassasier. Les Anglais et les Gallois, qui avaient long-temps souri comme à des fables, en entendant raconter ses jeux féroces, maintenant écorchés sous ses ongles de fer, gémirent en pleurant, et reconnurent à leurs dépens la vérité de ce qu'on leur avait dit. Plus il s'enorgueillissait de l'augmentation de ses richesses et du nombre de ses serviteurs, plus il était dévoré du desir d'enlever leurs terres à ses voisins, de quelque état qu'ils fussent, et d'usurper les biens que ses prédécesseurs avaient donnés à des saints. Déjà il avait avec violence bâti dans le comté du Maine une forteresse sur le terrain d'autrui, c'est-à-dire dans les propriétés de Saint-Pierre de la Couture et de Saint-Vincent martyr: il s'en servit pour opprimer cruellement les paysans. Quand le vaillant comte Hélie eut connaissance de cette entreprise, il ne l'endura point, comme l'eût fait un poltron: il marcha en armes avec ses troupes contre Robert de Bellême, dans le Sonnois, sur le ruisseau de Roullée; et ayant invoqué, au nom du Seigneur, le pontife saint Julien, il livra bataille à Robert, et, malgré la supériorité de ses forces, le vainquit et le chassa honteusement de son camp. Dans cette affaire, Robert de Courci fut blessé et perdit l'œil droit; Goulfier de Villeret, Guillaume de Moulins, Godefroi de Gacé et plusieurs autres furent faits prisonniers. Les Manceaux en tirèrent de fortes rançons, et vengèrent ainsi les outrages faits aux saints, ainsi que leurs propres pertes. La guerre dura long-temps entre ces seigneurs, et un grand nombre de personnes périrent ou furent jetées dans les fers. [10,6] CHAPITRE VI. Maintenant je crois convenable de suivre l'ordre des faits, et de parler de la généalogie d'une famille qui aspirait déjà à la dignité royale. Hélie, fils de Jean et de Paule, cousin de Hugues comte du Maine, signala sa piété envers le Seigneur, et gouverna sagement son peuple dans la crainte de Dieu. Il épousa l'illustre Mathilde, fille de Gervais, qui était fils de Robert surnommé Brochard, frère de Gervais archevêque de Rheims. Il eut six frères, dont les deux premiers, Goisbert et Enoch, se firent moines après avoir quitté le service militaire. Quant aux quatre autres, Geoffroi et Lancelin, Milon et Guillaume, ils périrent d'une mort prématurée. De l'héritage de son père, Hélie eut le château de La Flèche; il obtint du patrimoine de sa femme quatre autres châteaux, savoir: Château-du-Loir, Mayet, Lucé et Ostilli. Sa femme lui donna une fille nommée Eremburge, qui devenue nubile épousa Foulques comte des Angevins, aujourd'hui roi de Jérusalem, et mit au monde une généreuse lignée, Geotfroi, Hélie, Mathilde et Sybille: ces deux dernières épousèrent solennellement des fils de rois. Mais Dieu, qui dispose de tout d'une manière irrépréhensible, les rendit bientôt veuves. Dans le temps où le duc Robert confia la Normandie à son frère et reçut de lui une grosse somme d'argent pour accomplir le pélerinage au sépulcre du Roi des rois, le comte Hélie vint à Rouen se présenter à la cour du Roi. Après s'être long-temps entretenu avec le duc, il s'adressa à ce monarque et lui dit humblement: «Seigneur roi, d'après l'avis du pape, j'ai pris la croix du Sauveur pour son service, et je lui ai fait vœu d'entreprendre le voyage de Jérusalem avec beaucoup de nobles pélerins. Je vous demande votre amitié comme votre fidèle sujet, et je desire entreprendre ce voyage dans votre paix.» Le Roi lui répondit: «Allez où vous voudrez; mais remettez-moi la ville du Mans avec tout le comté, parce que je veux avoir tout ce qu'avait mon père.» Hélie repartit: «C'est par droit héréditaire que je possède le comté de mes ancêtres, et, avec l'aide de Dieu, je le laisserai libre à mes enfants, comme je l'ai maintenant. Si vous voulez plaider, je subirai volontiers le jugement, et je perdrai ou garderai mon patrimoine d'après la décision des rois, des comtes et des évêques.» Le Roi reprit en ces termes: «Je plaiderai avec vous, mais ce sera avec des épées, des lances et d'innombrables traits.» Hélie continua: «Je voulais combattre au nom du Seigneur contre les païens; mais voici un nouveau champ de bataille contre les ennemis du Christ; car tout homme qui résiste à la vérité et à la justice prouve par là qu'il est ennemi de Dieu, qui est la véritable vérité et le soleil de justice. Il a daigné me confier le comté du Maine que je ne dois pas, par légèreté, abandonner follement, de peur que le peuple de Dieu ne soit livré aux brigands, comme les brebis au loup en l'absence du pasteur. Vous tous, seigneurs ici présents, écoutez la révélation publique de l'avis que le Ciel a inspiré à mon esprit. Je ne quitterai pas la croix de notre Sauveur que j'ai prise à la manière des pélerins; mais je la placerai sur mon bouclier, sur mon casque, sur toutes mes armes, ainsi que sur la selle et la bride de mon cheval. Fort d'un tel caractère, je marcherai contre les ennemis de la paix et de l'équité, et je défendrai le glaive à la main le territoire des Chrétiens. Mon cheval et mon armure seront marqués d'un signe sacré, et tous les ennemis qui m'attaqueront combatteront contre un soldat du Christ. Je me confie en celui qui gouverne le monde, parce qu'il connaît le fond de mon cœur; sa clémence me fera trouver le temps favorable à l'accomplissement d'un vœu qui m'est cher.» Le roi Guillaume lui fit cette réponse: «Allez où il vous plaira, et faites ce que vous voudrez. Je ne veux pas combattre contre les croisés, mais je n'abandonnerai pas la ville dont mon père était propriétaire au jour de sa mort. Hâtez-vous donc de réparer avec zèle les remparts écroulés de vos places fortes; rassemblez promptement, par l'attrait du gain, les maçons et les tailleurs de pierre, et restaurez, par des réparations convenables, les ruines vieillies de vos murs négligés; car je visiterai au plus vite les Manceaux, je leur ferai voir devant leurs portes cent mille lances autour de mes drapeaux, et je ne vous abandonnerai pas sans réclamations l'héritage qui m'appartient. J'y ferai traîner par des bœufs des voitures chargées de javelots et de flèches, et je précéderai moi-même chez vous, avec beaucoup de troupes armées, les joyeux conducteurs de ces équipages. Croyez que ces choses sont très-vraies, et faites-en part à vos compagnons.» Après cet entretien, le comte se retira et fortifia courageusement son comté. Quelques hauts seigneurs, qui avaient entendu l'altercation de ces deux guerriers, n'osaient y prendre part; car ils redoutaient l'orgueil du Roi qui était leur maître, et compatissaient au vaillant comte qui défendait sa cause avec fermeté. Hélie était brave, honorable et cher à tout le monde à cause de ses qualités; il était bien fait, courageux, magnanime, d'une taille mince et élevée, ayant les cheveux noirs et crépus, tondus décemment à la manière des prêtres, agréable et éloquent dans ses discours, bienveillant pour les hommes tranquilles et sévère aux turbulents, observateur rigide de l'équité et ardent à faire le bien dans la crainte du Seigneur. Ses joues fréquemment mouillées de larmes indiquaient combien il avait de piété et de dévotion dans ses prières. Il s'occupait ardemment de défendre les églises, de faire l'aumône aux pauvres, et de pratiquer le jeûne; par vénération pour la passion du Christ, il s'abstenait entièrement de nourriture et de boisson le vendredi de chaque semaine. Outre cette affaire, le roi Guillaume était occupé de beaucoup de soins contre les Français, les Bretons et les Flamands; de sorte qu'ayant différé, pendant deux années, de réaliser ses menaces, il perdit de vue les Manceaux. Pendant ce temps-là, Hélie bâtit le château de Dangeul, pour s'opposer à Robert Talvas, et y plaça une garnison pour protéger les habitants de ses terres. Il en résulta que le tyran dont nous venons de parler fut fort affligé de ne pouvoir plus dévaster le territoire de son voisinage. En conséquence, au mois de janvier, il excita mal à propos la jalousie du Roi; il enflamma son courroux par la violence de ses discours, et au commencement de février, l'amena avec l'armée normande devant le château de Dangeul. Il dit en effet au Roi: «La garnison ennemie, engourdie par la sécurité, est dispersée de tous côtés. Elle est rassurée par les pluies et les tempêtes de l'hiver, et croit que vous et votre armée êtes retenus par d'autres occupations guerrières. Ainsi maintenant, si tout à coup nous nous jetons sur cette place, nous en trouverons les soldats et les habitants au dépourvu, et nous la prendrons facilement.» C'est ainsi que le monarque agissant malgré lui d'après divers motifs, commença l'expédition; car, à l'instigation de Robert, qui lui promettait le succès, il n'osa tarder plus long-temps, de peur de paraître manquer de courage. Cependant la renommée prévint l'arrivée du Roi; les ordres du comte du Maine firent lever en armes les troupes du pays, et on les plaça convenablement pour inquiéter l'ennemi aux passages des rivières et des fossés, ainsi que dans la traversée difficile des forêts. Le Roi donc ne put faire de mal à ses ennemis. Enflammé de dépit, il devint plus cruel contre eux; il ordonna à Robert de rassembler beaucoup de troupes dans ses places; il lui fournit de fortes sommes d'argent pour les fermer de palissades, de murailles et de toutes les constructions nécessaires, et pour qu'il payât largement les soldats qu'il emploierait. C'est pourquoi le comte de Bellême, ingénieur actif, bâtit de nouvelles places et fortifia beaucoup les anciennes, en les entourant de fossés escarpés. Il eut bientôt neuf forteresses dans son comté, savoir: Blève, Perrei, le Mont-de-La-Nue, Saône, Saint-Remi-du-Plain, Lurson, Allières, La-Motte-de-Gaultier-de-Clinchamp, Mamers et plusieurs autres. C'est ainsi que cet artisan de perfidies les construisit adroitement pour lui-même aux frais du Roi, plaça des garnisons de bêtes féroces, fatales au voisinage, et au moyen desquelles il satisfit son orgueil, et fit aux Manceaux une guerre atroce. Pendant le Carême, dans le temps où les pécheurs atteints d'une juste componction renoncent au mal, et, tremblants pour leurs crimes passés, recourent au remède de la pénitence, Robert fit périr enchaînés dans ses cachots plus de trois cents malheureux. Ils lui offrirent beaucoup d'argent pour leur rachat; mais il les dédaigna cruellement et les fit mourir par la faim, par le froid et par d'autres tourments. Dans ce temps-là, Hoel, prélat d'une vie vénérable, né en Bretagne, mourut évêque du Mans. Le comte Hélie choisit pour le remplacer sur le même siège le Breton Goiffred, doyen de la même église; mais le clergé prévenant cette nomination, força de s'asseoir dans la chaire pontificale l'archidiacre Hildebert de Lavarci, et chanta gaîment à haute voix le Te Deum laudamus, et les autres prières qui sont prescrites par l'Eglise pour l'élection des évêques. Hélie, ayant appris cette élection, fut fort irrité et voulut résister; mais les clercs lui ayant dit: «Vous ne devez pas préférer votre choix à celui de l'Eglise,» comme il craignait Dieu, il se tut avec respect; et, pour ne pas introduire un schisme mortel dans les membres de l'Eglise, il approuva ce qu'avaient fait les chanoines. Goiffred se croyait déjà sûr de l'évêché: il avait fait préparer de copieuses agapes pour le jour de son intronisation. Toutefois les mets préparés n'en furent pas moins mangés par d'avides parasites. Les Manceaux refusèrent absolument d'en faire leur évêque. Goiffred était frère de Judicaïl, évêque d'Aleth, et fut pendant dix-sept ans archevêque de Rouen après la mort de Guillaume. Hildebert fut choisi par le clergé et par le peuple après la mort de Gislebert, archevêque de Tours, passant ainsi, par la permission de Dieu, du siége du Mans au siége métropolitain. Ce prélat était doux et pieux, fort appliqué à l'étude des lettres tant divines que séculières; ce fut un versificateur auquel il n'y en a point eu de comparable en notre temps, et il composa beaucoup de poèmes égaux ou même supérieurs à ceux des anciens. L'ardeur avide des sages recherche ces ouvrages avec zèle et s'applique diligemment à les recueillir en les préférant à l'or et à la topaze. En effet, ce poète parle avec élégance et sagesse du Christ et de l'Eglise, du corps et de l'âme, des actes des saints et de leurs mérites, des louanges de la vertu et du mépris des vices. Les cardinaux, qui passent souvent dans les Gaules parce qu'ils y trouvent des peuples pleins de douceur, et qui leur sont soumis, emportent à Rome beaucoup de poésies d'Hildebert, parce qu'ils les croient propres à faire l'admiration des écoles et des professeurs qui enseignent l'éloquence aux Romains. Ce champion sacré exerça pendant près de trente-cinq ans les fonctions de l'épiscopat, et se livra particulièrement aux bonnes éludes, soit en les enseignant, soit en les pratiquant lui-même. Il décora dignement de toute manière l'église de Saint-Gervais, où repose le corps de Julien, illustre confesseur du Christ; il en fit ensuite la dédicace du temps de son successeur Quinimar-le-Breton, que l'on appelle autrement Gui d'Etampes; mais, par suite du péché, cette église, que le concours des gens de bien avait convenablement décorée et enrichie de divers ornements en l'honneur de Dieu, devint, huit ans après sa dédicace, la proie d'un incendie qui dévora une grande partie de la ville, rendit le temple méconnaissable et le dévasta horriblement. [10,7] CHAPITRE VII. L'an de l'incarnation du Seigneur 1098, le comte Hélie entreprit une expédition contre Robert de Bellême dans la semaine qui précéda les Rogations; puis, à la suite de cette incursion, il ordonna aux siens de retourner chez eux après nones. A leur retour, séparé de sa troupe avec sept chevaliers, le comte s'écarta près de Dangeul, et se trompa de chemin; là, ayant remarqué quelques hommes cachés dans des arbres et des vergers touffus, il les chargea aussitôt avec le peu de compagnons qu'il avait. C'était Robert qui était là en embuscade. Dès qu'il vit si peu d'hommes courant sans précaution, il s'élança à l'improviste avec une troupe supérieure en nombre, habile qu'il était dans les ruses de la guerre: il ne tarda pas à faire prisonniers le comte lui-même, Hervé de Montfort, son porte-enseigne, et presque tous les autres chevaliers. L'avant-garde de l'armée, qui était parvenue joyeusement à Ballon, ayant appris par ceux qui avaient échappé que le comte Hélie était prisonnier, passa subitement d'une vaine joie au plus profond abattement de la douleur. Robert alla présenter au Roi, dans la ville de Rouen, le comte Hélie, que le monarque fit garder avec les honneurs qui lui étaient dus: car Guillaume n'était pas cruel pour les chevaliers; il leur témoignait au contraire de la douceur, de la générosité, de la gaîté et de l'affabilité. Favorisé par le sourire de la fortune, le roi Guillaume fut au comble du bonheur; il convoqua les barons de la Normandie, et leur parla en ces termes: «Jusqu'ici j'ai mis beaucoup de négligence à réclamer l'héritage paternel, parce que je n'ai pas voulu vexer les peuples ou faire périr des hommes pour satisfaire des desirs ambitieux. Maintenant, vous le voyez, à mon insu mon ennemi a été fait prisonnier; et, par la volonté de Dieu, qui connaît mon bon droit, il vient de m'ètre livré. Quelles louanges me donnez-vous? Que me conseillez-vous maintenant? Cherchez soigneusement ce qu'il faut faire, et faites-moi part de ce qui vous semblera le plus convenable.» Après s'être mutuellement consultés, les grands lui répondirent: «Seigneur Roi, nous pensons unanimement que vous devez donner des ordres pour rassembler toute l'armée normande, à la tête de laquelle nous marcherons tous hardiment et de bon cœur pour conquérir le Maine.» A ces mots, le Roi fut rempli de joie. D'après cette décision, des courriers actifs furent envoyés dans toute la province et de tous côtés, et annoncèrent que la volonté du Roi était que ses sujets, ses voisins et ses amis vinssent lui prêter loyalement assistance. En conséquence les Français et les Bourguignons, les Flamands et les Bretons, et quelques autres peuples voisins se réunirent auprès du monarque généreux, et augmentèrent considérablement ses forces. Au mois de juin, le Roi Guillaume conduisit son armée à Alençon, et entouré de plusieurs milliers de combattans, il entra, formidable à l'ennemi, sur le territoire du Maine. Il ordonna à ses corps de cavalerie de se porter devant Frênai: ils en vinrent aux mains devant les portes de la place avec la cavalerie de la-garnison, et se bornèrent à des escarmouches. Cependant Raoul, vicomte de Beaumont, alla trouver le Roi en suppliant, et lui demanda instamment la paix jusqu'à un terme qu'il désigna. «Je demande, dit-il, seigneur Roi, à votre Sublimité, une trève jusqu'à ce que vous soyez revenu sain et sauf du Mans; car vous y trouverez l'évêque et l'assemblée des grands, qui journellement s'occupent en commun du soin des affaires publiques. Nous observerons avec joie ce dont vous y serez convenus, et nous obéirons en tout à vos ordres. Si je m'en remets sur cela, seigneur Roi, aux jugements de mes supérieurs, c'est que dans le cas où, sans combattre, je me rendrais le premier et abandonnerais le premier mes pairs pour faire la paix, j'imprimerais sans nul doute la honte et l'opprobre sur toute ma famille. Les membres doivent obéir à la tête et non lui commander; de bons et loyaux vassaux cherchent plutôt à observer les ordres de leur seigneur qu'à lui en donner.» Le Roi donna des éloges à celui qui disait ces choses, et beaucoup d'autres semblables: il lui accorda sa demande. Geoffroi de Mayenne, Rotrou de Montfort et plusieurs autres, sur les terres desquels Guillaume devait passer, se soumirent également, et obtinrent par leurs supplications une sauvegarde jusqu'à son retour. Gilon de Sully, chevalier qui descendait des plus nobles familles de France, qui appartenait à la maison de Henri, roi des Français, et qui avait vu fréquemment de grandes réunions de peuples, du haut d'une montagne élevée, examina l'armée de Guillaume, et pensa qu'elle devait être forte de cinq cent mille hommes: il assura qu'il n'avait jamais vu tant de monde réuni au-delà des Alpes. Le premier séjour du Roi sur le territoire ennemi fut à Rouessei-Fontaine. Le lendemain, le Roi ayant campé à Mont-Bizot y passa la nuit. Le troisième jour, on arriva à Coulans, et le Roi fit placer les tentes dans les prairies de la Sarthe. Les balistiers et les archers étaient établis dans les vignes le long du chemin pour le garder soigneusement, afin que l'ennemi n'y passât pas impunément, et pour inquiéter par une grêle de traits ceux qui s'y risqueraient. Foulques, surnommé Rechin, comte d'Anjou, ayant appris qu'Hélie était prisonnier, se rendit aussitôt au Mans, dont il était seigneur suzerain. Bien accueilli par les habitants, il munit les remparts de chevaliers et de frondeurs. A l'arrivée du Roi, les chevaliers sortirent de la ville pour aller à sa rencontre; tout le jour ils combattirent vaillamment contre les Normands, et il y eut de part et d'autre quelques beaux faits d'armes. En effet, ces guerriers illustres essayaient de montrer réciproquement leurs forces, et de mériter de leurs princes comme de leurs compagnons d'armes des louanges sanglantes. Pains de Montdoubleau, ancien ami des Normands, traita avec le Roi; il lui livra une très-forte place qu'il possédait à Ballon, et au moyen de laquelle tout le pays fut soumis. Le Roi plaça dans cette ville Robert de Bellême, et mit sous ses ordres plus de trois cents chevaliers bien armés et pleins de courage. Il exerça beaucoup de rigueurs contre ceux des Manceaux qui résistèrent, et leur fit souffrir des maux incomparables. En effet, il fit arracher leurs vignes par une grande multitude de soldats, foula aux pieds les moissons et dévasta tout le pays circonvoisin; mais il ne put continuer long-temps le siége du Mans. Le manque de vivres se faisait cruellement sentir pour les hommes et pour les chevaux, parce qu'on se trouvait dans l'intervalle qui sépare les anciennes moissons des nouvelles. Le setier d'avoine, sans laquelle on ne peut soutenir la vigueur des chevaux dans les contrées occidentales, se vendait dix sous mançois. C'est pourquoi le Roi donna congé à ses troupes, leur ordonna d'aller mettre en grange leurs moissons, et les avertit de se tenir prêtes à assiéger les places de l'ennemi après la récolte. Guillaume-le-Roux ayant repris avec sa puissante armée la route de Normandie, le comte Foulques mit le siége devant Ballon; et ayant réuni les Angevins avec les Manceaux, il essaya pendant quelques jours d'accabler la garnison. Aussitôt elle prévint le Roi de sa position: le bruit s'en étant répandu, quelques seigneurs courageux se hâtèrent de venir au secours de leurs concitoyens. Cependant, comme le comte et son armée étaient sous la tente occupés à dîner, et que des mendiants de la ville, après avoir reçu l'aumône, étaient venus faire leurs rapports aux assiégés sur ce que les ennemis étaient occupés à prendre leur repas en ce moment, c'est-à-dire vers tierce, plusieurs corps en bon ordre et bien armés s'élancèrent de la place, portèrent un désordre inattendu parmi les troupes désarmées et assises à table, en prirent un certain nombre, et mirent le reste en déroute. Là, furent pris Gauthier de Mont-Soreau, Goiffred de Briolet, Jean de Blaison, Berlais de Montreuil, et près de cent quarante chevaliers avec un très-grand nombre d'hommes de pied. Les vainqueurs s'emparèrent des dépouilles de l'ennemi, armes, vêtements, effets de divers genres. Parmi ceux qui furent faits prisonniers, il se trouvait beaucoup de nobles châtelains qui, possesseurs de grandes terres, figuraient aux premiers rangs des barons du pays, et commandaient par droit héréditaire à plusieurs chevaliers d'une grande bravoure. Dans la troisième semaine du mois de juillet, le roi Guillaume vint au secours des siens, et conduisit avec lui des corps de soldats formidables à l'ennemi. A l'arrivée de ce prince, la garnison de Ballon l'introduisit dans la place avec de grandes démonstrations de joie. Ce qu'entendant les prisonniers enchaînés crièrent tous d'une voix: «Guillaume, noble roi, rendez-nous la liberté.» Il les entendit, et leur fit à tous enlever leurs chaînes, ordonna de leur donner abondamment à manger, hors de la prison, dans la cour extérieure avec les siens, et sur leur parole, après le dîner, il les laissa libres. Ceux qui entouraient le Roi lui ayant remontré que dans un si grand concours de peuple il serait facile aux prisonniers de s'évader, le Roi blâma la dureté de ses gens; et, les réprimandant pour ce qu'ils avaient dit contre les prisonniers, il proféra ces mots: «Loin de moi de croire qu'un brave chevalier viole sa parole! S'il le faisait, il serait méprisable comme un homme sans loi.» Le comte Foulques avait quitté le siége pour rentrer dans la ville, et il attendait les événements, retiré dans un couvent. Alors les Angevins tinrent conseil avec les Manceaux: ils virent bien qu'ils n'étaient pas assez forts pour tenir en rien contre les Normands; c'est ce qui les détermina à ménager une entrevue entre le Roi et le comte. Alors, avec l'aide de Dieu, la paix, qui était nécessaire, fut conclue entre eux; et, pour plusieurs motifs, les peuples de part et d'autre se livrèrent à une grande joie. Il fut demandé et accordé que le comte Hélie, ainsi que tous les prisonniers des deux armées, seraient rendus, et qu'on remettrait au Roi le Mans et les autres places qu'avait possédées le roi Guillaume. Les conditions de la paix ayant été confirmées convenablement, le Roi manda le chef de son armée, Robert, fils de Hugues de Montfort, lui ordonna de prendre possession de la tour du Mans et de quelques autres fortifications, et mit sous ses ordres sept cents hommes d'élite couverts de cuirasses, de casques et d'une armure complète. L'ancienne garnison étant sortie, la nouvelle occupa tous les postes de la ville, et arbora avec une grande pompe, sur la tour principale, l'étendard du Roi. Le lendemain, Guillaume le fit suivre par mille chevaliers d'élite, et ayant donné des lois à son gré, prit possession de toute la ville. La Tour Royale, le Mont-Barbé et le Mont-Barbatule se soumirent au Roi; et c'était avec raison, puisqu'on sait que ces fortifications avaient été élevées par son père. Tous les citoyens, satisfaits de la paix, temoignaient au prince leurs félicitations par des applaudissemens, des chants et toutes sortes de démonstrations. Alors l'évêque Hildebert, le clergé et tout le peuple allèrent avec une grande joie en procession au devant du Roi, le conduisirent en psalmodiant jusque dans la basilique de Saint-Gervais, martyr, où reposent les corps des saints évêques et confesseurs Julien, Turribe, Victor et plusieurs autres. Hélie étant sorti de la prison de Bayeux, vint à Rouen, tout noir et tout hérissé, se présenter devant le Roi, et lui dit humblement: «Roi puissant, qui commandez à tant de monde, daignez, je vous prie, me secourir par votre grande bonté. Depuis long-temps j'ai le titre de comte, parce que j'ai possédé par droit héréditaire un noble comté; mais les destinées ayant changé, je me trouve privé du titre de ma dignité et de mon domaine. En conséquence, je vous prie de m'admettre dans vos armées en me conservant le nom de mon ancienne dignité, et je vous rendrai de fidèles services. Je ne réclame pas la ville du Mans ni les places fortes que j'ai perdues, tant que je n'aurai pas mérité de les recevoir de votre magnificence par la loyauté de mes services. Je n'aspire qu'à prendre rang parmi vos serviteurs, et à jouir de votre amitié royale.» Le Roi, plein de générosité, voulait accorder cette demande; mais Robert, comte de Meulan, animé du fiel de l'envie, l'en dissuada. Ce vieillard rusé présidait aux conseils et aux jugements du Roi: aussi craignait-il de rencontrer dans le palais un homme égal à lui, ou plus puissant encore. C'est ce qui le détermina à dire à Guillaume: «Les Manceaux sont astucieux et sans foi, et ils font, à force de ruses et de manœuvres, ce qu'ils ne peuvent exécuter par la force. Voilà que votre ennemi vaincu vous supplie et cherche fallacieusement à parvenir à votre intimité. Quel est le but de son desir? C'est de s'introduire au plus vite et de plus près dans vos secrets, afin qu'il puisse d'autant mieux, quand une occasion favorable lui sourira, se lever audacieusement contre vous, et s'unir d'une manière plus funeste avec vos ennemis.» A ces mots, Guillaume changea de détermination, et le brave chevalier n'obtint pas la faveur d'être admis dans l'intimité du Roi. Ce fut la source de grandes peines, de grands dangers et de grands dommages qui se manifestèrent par la suite. Par des paroles adroites, Hélie s'appliqua de nouveau à se concilier les bonnes grâces du Roi; mais cette démarche fut inutile. Alors il dit avec fermeté: «Seigneur Roi, je vous aurais servi de bon cœur si vous l'eussiez voulu, et que j'eusse trouvé grâce auprès de vous. Désormais ne m'en veuillez pas, je vous prie, si je porte ailleurs mes efforts. Je ne puis supporter patiemment la perte de mon héritage. La violence qui prévaut me refuse toute justice. C'est pourquoi personne ne sera étonné si je réclame et redemande de toutes mes forces les biens de mon père.» Le Roi en courroux lui repartit: «Allez, et exécutez tout ce que vous pourrez entreprendre contre moi.» Après cette entrevue, Hélie demanda au Roi un sauf-conduit pour traverser la Normandie. Quand il l'eut reçu, il se rendit en liberté dans son pays, à la grande joie de ses amis. Il fortifia ses cinq châteaux, ainsi que les bourgs adjacents, mit beaucoup de soin à réparer ses pertes, et s'appliqua soigneusement à régler ses propres affaires. Il resta en paix depuis le mois d'août jusqu'à Pâques. Cependant il rechercha avec habileté quels moyens il emploierait contre ses ennemis, et s'occupa beaucoup de cette affaire avec ses voisins les plus dévoués. Quand le roi Guillaume eut, comme nous l'avons dit, obtenu le Mans sans grande effusion de sang, il en confia la garde à Guillaume comte d'Evreux, à Gislebert de L'Aigle, et à plusieurs autres seigneurs courageux, et plaça Gaultier de Rouen, fils d'Ansger, dans la Tour Royale qu'il avait abondamment pourvue d'armes, de vivres et de tout ce qui lui était nécessaire. Le vicomte Raoul, Geoffroi de Mayenne, Robert-le-Bourguignon, et plusieurs autres seigneurs de la province firent alliance avec le Roi: ils lui remirent leurs places, et obéirent fidèlement aux lois qu'il leur donna. [10,8] CHAPITRE VIII. Pendant que ces choses se passaient en deçà des mers, en Neustrie, et que l'on prodiguait d'excessives dépenses pour de brillantes superfluités, Ranulphe Flambart, déjà évêque de Durham, et quelques autres satellites et officiers du Roi, dépouillaient l'Angleterre, et, plus méchants que les voleurs, pillaient sans pitié les récoltes des cultivateurs, les magasins des marchands, et portaient même leurs mains sanglantes sur les choses sacrées. A la mort des prélats de l'Eglise, ils se substituaient immédiatement à leur place en abusant de la puissance royale, et usurpaient sans respect tout ce qui se trouvait dans leurs trésors. Ils réunissaient au domaine du Roi les biens des couvens et les revenus des évêchés; ils exigeaient d'énormes sommes d'argent des abbés et des évêques. C'est ainsi qu'ils amoncelaient, par toutes sortes de moyens légitimes ou coupables, d'immenses contributions qu'ils adressaient au Roi au-delà des mers, pour qu'il les employât dans ses entreprises tantôt criminelles, tantôt avantageuses. On présentait ces immenses tributs à Guillaume, qui s'en servait pour enrichir par ostentation des étrangers. Ainsi les enfants du royaume, injustement dépouillés de leurs biens, étaient plongés dans l'affliction, et, dans leurs cris, élevaient leurs lamentations vers Dieu, qui, par la main de l'ambidextre Aod, délivra Israël de la main des Moabites, après qu'il eut tué leur corpulent roi Eglon. A la vue de tant de calamités, le saint archevêque Anselme fut profondément contristé, et chercha à secourir les opprimés. Il travailla de toutes ses forces à élever un mur devant la maison d'Israël contre les adorateurs de Baal. En conséquence il adressa de fidèles envoyés avec des lettres suppliantes au roi Guillaume, pour l'interpeller et lui faire part de ses plaintes relativement aux afflictions de toute espèce qu'éprouvait l'Eglise. Mais le Roi, peu sage et gardant un cœur endurci, n'obéit pas à ce que réclamait son humble instituteur, qui, en conséquence, lui demanda la permission de partir pour Rome. Le prince orgueilleux lui permit de s'y rendre, mais lui défendit d'entrer en Normandie. Hélas! combien ce monarque, aveuglé par un orgueil profane, perdait la raison aux bords du précipice où il allait tomber, quand il refusa de voir le serviteur de Dieu fuyant l'aspect de sa tyrannie! Peu après, frappé d'une mort cruelle, Guillaume ne le revit jamais. Le vénérable Anselme, obéissant aux ordres de son prince, passa par Boulogne, et se fit accompagner dans son voyage par les respectables Baudouin de Tournai, moine du Bec, et Eadmer de Cantorbéry, Anglais de nation, qui par la suite écrivit avec soin la vie du prélat pour l'édification des ames. Anselme termina son pénible voyage à Capoue, capitale de la petite Campadie: il y trouva le pape Urbain qui l'accueillit avec bonté et honorablement, et auquel il raconta le sujet de sa venue. Le pape était là fort occupé, parce qu'il essayait de rétablir la paix entre les habitants et leur prince Richard, fils de Jourdain, contre lequel ils s'étaient révoltés. Ce jeune prince, secondé par l'assistance du vieux Roger son oncle, comte de Sicile, et par son animosité contre Capoue, la pressait opiniâtrément de se rendre. Le vénérable vieillard fut ainsi expatrié, pendant près de deux ans, chez les Italiens dont il tirait son origine, et chez d'autres nations étrangères, où, semant la parole de Dieu avec éloquence, il rendit à ses auditeurs des services spirituels. Si on veut connaître plus à fond tout ce qu'a fait et dit ce prélat, on en pourra trouver le détail dans le livre d'Eadmer, à l'abbaye du Bec qu'avait gouvernée Herluin, prédécesseur d'Anselme. Dans le cours de l'automne, le roi Guillaume ayant, comme nous l'avons dit, subjugué les Manceaux et réglé en Normandie les affaires à son gré, profita du vent de sud pour revoir l'opulent royaume d'Albion. L'année suivante, après Pâques, Hélie s'occupa de recommencer la guerre, et, avec le consentement secret des Manceaux, dévasta la frontière et harcela les troupes du Roi. Enfin, au mois de juin, à la tête d'une forte armée, il gagna les Planches-Godefroi, passa à gué la rivière d'Huîne, et provoqua au combat la garnison royale qui gardait la place. Les Normands sortirent hardiment, et combattirent long-temps; mais ils furent forcés de rentrer dans leurs murs à cause du grand nombre des ennemis, qui l'emporta. Ces derniers y pénétrèrent avec la garnison, parce que, pressée trop vivement, elle ne put fermer les portes: fuyant à travers la ville, elle put à peine entrer dans la citadelle et les autres fortifications. Les habitans aimaient beaucoup Hélie, et préféraient sa domination à celle des Normands. Les troupes qui gardaient les forteresses du Roi étaient abondamment pourvues de tout ce qui leur était nécessaire. C'est pourquoi jusqu'à la mort elles s'appliquèrent à se défendre, par fidélité pour leur seigneur. Toutefois Hélie fut reçu avec plaisir dans la ville par les bourgeois; mais il en résulta bientôt pour eux de grands désagréments: car Gaultier, fils d'Ansger, commandant de la forteresse, ordonna aux serruriers qu'il avait avec lui de se mettre à l'ouvrage, et fit lancer par les balistiers sur les toits des maisons des scories enflammées. "Tunc rutilus Titan sublimes Geminos peragrabat". Le monde était consumé par une excessive sécheresse: un tourbillon enflammé s'attacha aux tuiles des maisons; un violent incendie s'alluma, et, acquérant de grandes forces, brûla toute la ville. Clairembault de Lisors, Gaultier et les autres chevaliers, gardèrent soigneusement leurs places. Hélie et les siens firent de grands, mais inutiles efforts avec leurs machines; et en livrant des assauts ils ne purent emporter ces inexpugnables forteresses. Cependant Robert de Bellême fortifia Ballon, et dépêcha aussitôt son courrier Amalgis en Angleterre vers le Roi. Amalgis ayant passé la mer se rendit à Clarendon, trouva le Roi avec ses amis qui courait à cheval dans la Forêt-Neuve, et répondit au prince qui lui demandait gaîment des nouvelles: «Le Mans vous a été enlevé par trahison; mais mon maître garde Ballon, et vos troupes conservent fidèlement tous les postes que vous leur avez confiés; elles desirent vivement l'assistance de votre puissance royale contre les forces ennemies, qui de toutes parts les assiégent et les attaquent.» A ces mots, le Roi s'exprima ainsi: «Allons au-delà des mers secourir nos sujets.» En même temps, sans consulter personne, il tourna bride, et donnant de l'éperon à son cheval, il gagna la mer, se jeta dans une vieille barque qu'il trouva par hasard, négligeant toute pompe et comme un homme du peuple, et ordonna de ramer aussitôt. Ainsi il n'attendit ni un vent favorable, ni escorte, ni rien de ce qui convient à la dignité royale; étranger à toute crainte, il se confia à la fortune et à la mer, et le lendemain, sous la conduite de Dieu, il débarqua sain et sauf au port de Touques. Il se trouvait là, comme c'est l'usage dans l'été, beaucoup de personnes de tous les rangs, qui, ayant vu un bâtiment faisant voile d'Angleterre, l'attendaient gaîment pour apprendre quelques nouvelles. Comme avant tout elles s'informaient du Roi, il leur donna sur lui-même des nouvelles certaines. Ayant répondu en riant d'une manière inattendue, les curieux éprouvèrent beaucoup d'étonnement, puis une joie très-vive. Ensuite, ayant monté la cavale d'un certain prêtre, il gagna Bonneville avec un grand concours d'ecclésiastiques et de paysans qui le suivaient à pied avec de grands applaudissements. Sa présence jeta l'effroi parmi ses ennemis qui exerçaient leurs fureurs sur les frontières de la Normandie. Enfin, ayant envoyé ses ordres, il rassembla promptement une puissante armée, et se hâta d'aller ravager le territoire de ses ennemis. Leur armée sous la conduite d'Hélie, ayant appris que le Roi avait passé le détroit, prit la fuite sans retard, et abandonna aussitôt la ville qu'elle avait prise, dans un état bien plus fâcheux que celui où elle l'avait trouvée. L'évêque Hildebert vint humblement trouver en Normandie le Roi, qui l'accueillit avec bonté comme un ami intime; car il n'avait, ni par ses conseils, ni par sa présence, autorisé les troubles dont nous avons parlé. Le Roi, plein d'ardeur et informé de la retraite de l'ennemi, s'attacha pas à pas à sa poursuite, et ne daigna pas même s'arrêter une nuit au Mans. En traversant la ville, il la vit tout en feu, et fit dresser les tentes au-delà du pont d'Huîne, dans une vaste plaine. Le lendemain il vengea grandement par le fer et par la flamme les injures qu'il avait reçues. Avant que le Roi parvînt aux forteresses de ses ennemis, et pût les livrer au feu, leur main même les incendiait et dévastait tout le pays, afin que les dévastateurs ennemis ne trouvassent rien à piller, et n'eussent pas même de maison où ils pussent se préparer un lit pour prendre du repos. C'est ainsi que furent entièrement brûlées Vaux et Ostilli26, et que furent ravagées de fond en comble plusieurs places et plusieurs campagnes. Robert de Montfort, chef de l'armée, marcha en avant avec cinq cents chevaliers, éteignit l'incendie du château de Vaux, et fortifia la place pour le service du Roi. Hélie se tenait avec des troupes considérables au Château-du-Loir, et se réservant pour de plus favorables circonstances, attendait l'événement. Enfin le vendredi, le Roi assiégea Mayet, et ordonna à son armée d'attaquer le château le lendemain. Le samedi, pendant que les guerriers s'armaient à l'envi, et qu'on se disposait à livrer un rude assaut à la place, le Roi sur l'avis des hommes sages, glorifia Dieu, et, par respect pour le jour de la sépulture et de la résurrection du Seigneur, épargna ses ennemis et leur accorda une trève jusqu'au lundi. Pendant ce temps, les assiégés employèrent tous leurs efforts à se fortifier dans l'intérieur, et opposèrent pour l'assaut des claies de branchages aux coups des traits et des pierres. Ces hommes avaient de la constance, et ils étaient fidèles à leur seigneur: aussi combattirent-ils opiniâtrément pour lui jusqu'à la mort, et méritèrent-ils des éloges pour les exemples de valeur qu'ils donnèrent. Comme les assiégeans avaient beaucoup de peine pour remplir les fossés de la place avec un vaste amoncèlement de bois, et qu'ils cherchaient ouvertement à préparer une voie pour arriver jusqu'aux palissades, en faisant avec de grands efforts plusieurs constructions, les assiégés lançaient sur eux des vases remplis de charbons ardents, et brûlaient entièrement, bien secondés par la chaleur de l'été, les amas de matériaux que les autres amoncelaient pour leur perte. On souffrit beaucoup de part et d'autre dans ce combat, qui eut lieu le lundi: le Roi, qui en fut témoin, éprouvait de grandes inquiétudes. Alors, comme il souffrait beaucoup de colère et de douleur de ce que tous les efforts de ses troupes étaient inutiles en ce lieu, quelqu'un lança vers lui une pierre du haut d'un créneau. Par la permission de Dieu, elle n'atteignit pas Guillaume, mais elle frappa cruellement à la tête un soldat voisin; et comme le coup ne l'épargna pas, la cervelle fut mêlée avec les os brisés. Ce soldat ayant péri misérablement sous les yeux du Roi, un rire moqueur éclata aussitôt parmi les assiégés, qui se mirent à crier d'une voix aussi élevée qu'horrible: «Voici pour le Roi de la chair fraîche; qu'on la porte à sa cuisine, et qu'on la lui offre à son souper!» Le Roi, plongé dans l'affliction, prit à part les principaux chefs, et, d'après leurs avis, ordonna de partir dès le point du jour pour Lucé. Ces conseillers prudents avaient sagement considéré que, dans une place aussi forte, une garnison courageuse tiendrait ferme, et que, placée à l'abri d'épaisses murailles, elle aurait facilement l'avantage sur une armée exposée à découvert. Aussi ces hommes habiles ne cachèrent pas leur pensée, et furent d'avis qu'il convenait à des troupes ainsi exposées de se retirer sans retard; qu'en conséquence le prince, sain et sauf, devait lever le siége avec ses forces en bon ordre, punir ses ennemis par un autre genre de vengeance, et ainsi conserver habilement ses soldats en bon état, et abattre ensuite son ennemi. On se leva donc en toute hâte de grand matin, et on employa divers expédiens pour désoler le pays: on arracha les vignes, on coupa les arbres fruitiers, on démolit les maisons et les murailles, et l'on dévasta, par la flamme et par le fer, toute cette contrée, qui était très-fertile. Ensuite le Roi se rendit triomphant au Mans, et permit aux soldats des diverses provinces de retourner chez eux. Ces événements se passèrent l'an de l'incarnation du Seigneur 1099, dans le courant du mois de juillet. C'est alors que Jérusalem, après la défaite des Païens, qui l'avaient long-temps occupée, fut, comme nous l'avons expliqué dans le livre précédent, prise par les saints pélerins le 8 des ides de juillet (8 juillet). Le pape Urbain, saintement joyeux d'avoir rendu aux Chrétiens le sépulcre du Christ, mourut le 5 des calendes d'août (28 juillet), et eut pour successeur le pape Pascal, qui fut intronisé seize jours après la mort de son prédécesseur. [10,9] CHAPITRE IX. Gislebert, évêque de Lisieux, fut souvent prié par les moines d'Ouche de bénir leur abbé. C'est ce que le prélat refusa de faire, à moins que cet abbé ne lui présentât son titre de profession canonique. A ce sujet une altercation mutuelle dura entre eux pendant dix ans, et ni l'un ni l'autre ne voulant être vaincu, chacun se flatta d'obtenir enfin la victoire. Serlon, qui fut élu pour succéder à Mainier dans le gouvernement de l'abbaye, fut à la tête des moines pendant deux ans, sans avoir été béni, parce qu'il refusa de faire une profession inusitée dans l'église d'Ouche. Roger du Sap gouverna également ses frères pendant plus de sept ans; mais comme l'évêque persistait avec opiniâtreté dans son sentiment, il ne porta pas la crosse pastorale. Dans une telle circonstance, les moines eurent recours à la puissance royale, qui l'emporta avec raison, et triompha de l'entêtement de l'évêque, qui fut forcé d'observer les usages que ses prédécesseurs avaient suivis en Normandie du temps de Guillaume-le-Conquérant, et de consacrer l'abbé, sans exiger aucune innovation. L'ordre du Roi fut exécuté par l'évêque, mais malgré lui, et les anciens usages du monastère furent confirmés. Radulphe, abbé de Saint-Martin-de-Sèes, conduisit à Lisieux le frère qui avait été élu, et dicta l'acte d'élection, comme représentant le monastère. Robert, moine de Sèes, calligraphe habile, écrivit la charte, et Herluin, chapelain de l'évêque, en donna lecture, ainsi qu'il suit, devant tout le monde, et sans réclamation du clergé. «Le Christ, Pontife toujours présent, Pasteur des pasteurs et du troupeau ecclésiastique, a perpétué, par une continuelle succession, parmi les mortels, ce troupeau qu'il considère comme le sien. Ainsi, d'après la puissance et la sagesse de Dieu, l'institution pastorale se continue par sa perpétuité même, en établissant successivement plusieurs prêtres, d'autant plus que la mort les empêche d'être permanents. Nous ne doutons pas que leur consécration ne doive être l'ouvrage de Dieu même, au moyen de la bénédiction spirituelle donnée par le ministère des évêques: nous tenons néanmoins pour certain que l'Esprit saint accomplit leur élection par l'organe de leurs subordonnés. C'est pourquoi la congrégation suivant à l'unanimité les exemples du bienheureux Evroul, et les traditions apostoliques, après le décès de notre père Mainier, dom Serlon, notre père, ayant aussi été appelé à l'épiscopat, nous avons, par inspiration de la miséricorde divine, élu pour notre abbé dom Roger, notre frère bien connu de nous, avec qui il habite, et qui nous est uni par la même profession, fortifiés par la présence et les suffrages d'hommes illustres, savoir: dudit évêque Serlon, d'Anselme abbé du Bec, de Radulphe de Sèes, d'Arnoul de Troarn, et de plusieurs autres avec lesquels, autant que nous pouvons le voir, considérant, d'après l'instruction de l'Apôtre, l'honnêteté de la personne, nous prenons un homme catholique, instruit dans la loi divine, chaste, sobre, humble, doux, miséricordieux, bienfaisant, et doué de toutes les autres qualités qui conviennent aux pasteurs. En conséquence, offrant cet élu à la consécration de la divine Majesté, nous le présentons à Gislebert de Lisieux, notre évêque, demandant, suivant les lois ecclésiastiques, qu'il reçoive la consécration pontificale et la bénédiction canonique.» Cet acte d'élection des moines ayant été lu avec soin, et approuvé tant par l'évêque que par le clergé, Roger fut consacré abbé le jour de la décollation de saint Jean-Baptiste, et le lendemain reçu à Ouche par les frères avec tous les honneurs qui lui étaient dus. Le même jour, comme les frères conversaient tour à tour, assis dans le cloître, et s'entretenaient sagement de diverses choses, la conversation se porta, par l'inspiration de Dieu, comme je le pense, sur la dédicace de l'église du monastère; et en continuant d'en parler, tout le monde redoubla d'ardeur pour la presser. Enfin, à la satisfaction et avec l'encouragement des amis du monastère, cette délibération se termina par une décision: et avec l'aide de Dieu, la basilique d'Ouche fut dédiée le jour des ides de novembre. Cet office fut célébré par trois évêques: car Gislebert, évêque de Lisieux, consacra le maître-autel en l'honneur de Sainte-Marie, mère de Dieu, de saint Pierre, prince des Apôtres, et du confesseur saint Evroul: Gislebert, évêque d'Evreux, fit la consécration de l'autel du midi en l'honneur de tous les Apôtres, et Serlon celle de l'autre autel en l'honneur de tous les Martyrs. Le jour suivant, Serlon bénit le Crucifix et son autel, en l'honneur de saint Sauveur et de saint Gilles, confesseur. Gislebert d'Evreux en fit autant à l'autel de la Messe du matin, en l'honneur de tous les saints. Enfin, le 17 des calendes de novembre (16 octobre), l'évêque d'Evreux sanctifia un autel vers le midi, en l'honneur de tous les Confesseurs; puis, ayant terminé la célébration de la messe, il se rendit au chapitre, et, par de saintes exhortations, de pieuses prières et des bénédictions, fortifia les frères dans l'adoration de Dieu. A la fin de la même année, le 2 des calendes de janvier (31 décembre), Serlon, évêque de Sèes, dédia l'autel de la chapelle du Nord, en l'honneur de toutes les Vierges. Ainsi ces trois évêques dédièrent avec respect, à des jours fixés, sept autels qui, à la louange de Dieu, furent, suivant l'usage ecclésiastique, consacrés aux ordres glorieux des bienheureux qui, dans une joie éternelle, entourent le Saint des Saints au royaume des cieux. Plusieurs grands seigneurs de la Normandie se trouvèrent à cette dédicace, et les fidèles des deux ordres présentèrent à Dieu le tribut de leurs prières. En effet, Guillaume, abbé du Bec, Radulphe, abbé de Sèes, Arnoul, abbé de Troarn, Geoffroy, évêque de Coutances, Richard d'Ansgerville, Guillaume de Glanville, Etard et Guillaume d'Evreux, Hugon, fils de Saffred, Guillaume d'Ernes, des archidiacres, des doyens et d'autres clercs honorables assistèrent à cette cérémonie, et, de concert avec leurs évêques, ils remplirent solennellement le ministère du service divin. Alors Guillaume de Breteuil donna à l'église d'Ouche dix livres par an de ses revenus de Glos. Robert de Grandménil fit don à Dieu de la grande église de Saint-Samson à Mont-Chauvet, d'une terre d'une charrue, et de la dîme tant des foires du même lieu que du moulin et de la forêt. Gilbert de L'Aigle concéda à Saint-Evroul la moitié de cette ville, de manière que le chevalier Richard la tînt des moines comme il l'avait tenue jusque-là de Gilbert: ils possédaient déjà dans leurs domaines l'autre portion que leur avait donnée Richard son père. Raoul de Conches concéda à Saint-Evroul Caudecotte et Alvington, qui sont en Angleterre, trois arpens de vignes à Toëni, et tout ce qu'il possédait à Warville30, ainsi que six hôtes dans trois de ses terres; puis il confirma de bonne grâce tout ce dont ses vassaux avaient fait la donation. Dans le même temps, il y eut en Occident des troubles funestes à beaucoup de monde. Une hideuse confusion éclata publiquement, par la désertion d'un grand nombre de Chrétiens. En effet, le pape Urbain avait décidé dans son autorité supérieure, et prescrit, en vertu de la puissance apostolique, d'observer inviolablement dans toute l'Eglise latine ce qui suit: savoir, que tous ceux qui auraient pris la croix du Christ, et qui par changement de volonté n'avaient pas entrepris le voyage de Jérusalem, le feraient au nom du Seigneur, ou bien, frappés de l'anathême, seraient séquestrés de l'Eglise, pour être punis. C'est pourquoi, Etienne, comte de Blois, qui avait été retenu par plusieurs nécessités, s'en affligea profondément, et se prépara de nouveau au pélerinage. Un semblable desir s'accrut avec ferveur dans le cœur de beaucoup de milliers d'hommes: car ils avaient entendu faire des rapports favorables sur les glorieux héros du Christ qui, forts de la foi de la Sainte-Trinité, avaient combattu contre les nations païennes, obtenu une heureuse victoire par la vertu du bon Sauveur, et mérité d'éternelles louanges dans tous les siècles. [10,10] CHAPITRE X. Maintenant, avec l'aide du Saint-Esprit, je crois à propos de revenir à nos pélerins, pour rapporter en peu de mots les aventures ou la fin de ceux qui, après leurs triomphes, demeurèrent en Judée ou en Syrie, ainsi que de ceux qui rentrèrent chez eux par un pénible voyage. L'an de l'incarnation du Seigneur 1099, au mois d'août, Godefroi, fils d'Eustache comte de Boulogne, et d'Ita, prit le sceptre de David à Jérusalem, et régna trois ans. Dans le cours du même mois, secondé encore par tous ses compagnons d'armes, il combattit l'émir, et, conduit par Dieu même, remporta heureusement la victoire sous les murs d'Ascalon. Quand les païens, combattus par le suprême roi des armées lui-même, eurent mordu la poussière, les principaux chefs se déterminèrent en automne à partir avec leurs frères d'armes, et, disant adieu à leurs amis et à leurs compagnons, se mirent en marche pour leur retour. En conséquence, Robert duc des Normands, Robert marquis des Flamands et Raimond comte de Toulouse, partirent après avoir fait éprouver aux Turcs leur prouesse. Comme ils s'en retournaient, ils rencontrèrent de grandes troupes de pélerins, qui, lors du premier départ, n'avaient pu les accompagner, mais qui, dès que l'occasion s'en présenta et qu'ils le purent, accomplirent le vœu qu'ils avaient fait de visiter le sépulcre du Seigneur. Ces malheureux éprouvèrent beaucoup de misère en chemin, et souffrirent des peines presque mortelles: car les premiers croisés qui, les années précédentes, avaient ravagé le pays entre Antioche et Jérusalem, avaient semé, pour ceux qui les suivaient par le même chemin, la disette qui fit leur perte, parce que, ayant tué ou mis en fuite les paysans de ces provinces, on ne trouva que des champs incultes qui n'offraient rien à manger. Cependant les chefs qui revenaient en Europe apprirent des pélerins qu'ils rencontrèrent que le duc Boémond assiégeait Laodicée, et que les soldats de l'Empereur, qui en formaient la garnison, lui résistaient de toutes leurs forces. Il débarqua là près de vingt mille pélerins qui arrivaient en hâte d'Angleterre et des autres îles de l'Océan, pour visiter le sépulcre du Seigneur, dans le même temps que les Païens assiégeaient Antioche, et pressaient vivement les Chrétiens dans cette ville. Les Laodicéens accueillirent parfaitement ces Chrétiens insulaires et se confièrent à leur protection contre les Turcs. Parmi ces nouveaux arrivés, le plus remarquable était Edgar-Athelin, qu'après la mort de Harald les Anglais avaient vainement élevé au trône. Il se chargea de défendre Laodicée, la conserva fidèlement au duc Robert, et, après la victoire remportée sur les Païens, la remit à ce prince. Edgar était beau de corps, éloquent, libéral et généreux, comme il convenait à un fils d'Edouard roi de Hongrie: mais son bras était faible; il aimait comme un frère nourri du même lait le duc qui était de son âge. C'est ainsi que le duc Robert obtint en Syrie la ville de Laodicée, et s'y arrêta quelque temps avec les Normands, les Anglais et les Bretons. Il établit dans les fortifications de la place une garnison pour la garder pendant qu'il ferait son pélerinage au tombeau du Seigneur Jésus-Christ. Sur ces entrefaites, Ravendinos, protospathaire de l'empereur Alexis, et quelques autres de ses officiers arrivèrent par mer, et assiégèrent la ville avec une nombreuse armée. Les Laodicéens, pour favoriser leurs compatriotes, chassèrent les Cisalpins. Ainsi les gouverneurs impériaux furent introduits par les Grecs et par les Syriens. Boémond, apprenant ces nouvelles, vola aussitôt, avec son armée, à Laodicée, l'assiégea long-temps, et lui livra de fréquents assauts. Les habitants et les Thraces, informés du retour des croisés, craignant qu'en se réunissant à l'armée de Boémond, ils ne la rendissent invincible, cherchèrent à les séduire en leur envoyant adroitement des députés et des présents, et leur mandèrent d'accourir avec sécurité pour défendre leur ville. Les croisés, informés de ces dispositions, se réjouirent, et étant arrivés, furent accueillis pacifiquement dans la ville par les citoyens. Ensuite, le bruit de ce qui était arrivé s'étant répandu, et la tranquillité s'étant rétablie partout, le duc Robert, de concert avec ses compagnons d'armes, manda à Boémond de se retirer en paix, sinon de se préparer promptement à la guerre. A la réception de ces dépêches, Boémond assembla son conseil, et lui demanda ce qu'il fallait faire dans une telle occurrence. Tout le monde lui persuada de se retirer en paix, de se contenter de ses biens, et de ne pas envahir injustement ceux d'autrui, de peur qu'il ne lui fallût combattre ses frères et ses braves compagnons: ce qui exciterait contre lui la colère de Dieu, scandaliserait les Chrétiens, provoquerait le rire des Païens, et souillerait par l'effusion du sang des fidèles la gloire de ses hauts faits. Convaincu par ces raisonnements, le modeste duc en sentit facilement toute la sagesse, et comprenant finement les utiles avis des prudents, il s'y rendit, et, quoique affligé, partit toutefois avec son armée, par respect pour ses compagnons. Les Grecs et les Syriens, ainsi rassurés, s'occupèrent de leurs affaires, et, quelques jours après, parlèrent ainsi à leurs compatriotes qu'ils avaient convoqués: «Illustres seigneurs, dont tout l'univers reconnaît la foi et la bravoure, écoutez ce que nous allons vous dire dans de bonnes intentions. Nous savons clairement qu'à cause de votre pélerinage vous avez abandonné de riches royaumes, et que vous desirez les revoir après avoir noblement accompli votre vœu, pressés que vous êtes surtout par votre tendresse pour vos femmes et vos enfants chéris, par votre attachement à vos parents et à vos amis, que vous avez tous quittés pour le Christ. Maintenant, pour accomplir votre volonté, écoutez favorablement notre avis que, sans nul doute, par la faveur de Dieu, vous approuverez comme étant pour vous salutaire et avantageux. Remettez-nous pour l'Empereur les villes et les places fortes que vous possédez en Syrie et en Romanie. Nous équiperons pour vous une flotte considérable; nous vous conduirons sans frais à Constantinople auprès de l'Empereur, vous et tous ceux qui voudront vous suivre, et, dans tout le trajet nous vous procurerons abondamment le pain, le vin et tous les objets nécessaires. Nous connaissons en cela la volonté de l'Empereur, et nous souhaitons ardemment lui plaire par un tel service. Il éprouve un vif desir d'avoir avec lui des Francais; il admire et chérit leur constance et leur vivacité. D'après notre avis, allez en toute confiance le trouver, et vous éprouverez combien nos conseils vous seront avantageux.» Les Français tinrent aussi conseil entre eux, et examinèrent habilement les divers partis à prendre; chacun communiqua librement son opinion. Les chefs se séparèrent chacun suivi de ses amis, et se parlèrent ainsi: «Voilà que nous sommes éloignés de notre patrie dans les contrées étrangères, et que nous desirons avec ardeur retourner chez nous; mais une double difficulté nous arrête. En effet, nous ne pouvons rester ici honorablement, comme il convient à notre noblesse, et il nous est impossible de retourner en France sans de graves dangers. Boémond, qui possède Antioche et les provinces circonvoisines, étend au loin son empire, et ne veut dans ces contrées souffrir aucun égal. Nous n'avons pas de vaisseaux pour traverser les mers, et par terre il n'existe pas d'autre chemin que par les Etats de l'Empereur. Or, cette route est semée de périls s'il ne nous accorde sa bienveillance, et tout serait à craindre dans des sentiers douteux, à travers des peuples barbares. Nous sommes poursuivis par toutes sortes de privations, et tourmentés par la crainte de toute espèce de dangers. Fatigués d'immenses travaux, nous avons le desir, comme on l'a suffisamment répété, de retourner dans notre patrie; et c'est ce que nous ne pouvons faire, soit par mer, soit par terre, que par la faveur de l'Empereur. Que ferons-nous donc? Nous ne voulons pas rester ici plus long-temps; et il n'y a pas de temps à perdre pour des expatriés fatigués et malades, qu'afflige la disette de toutes choses. Accueillons donc les promesses des Grecs, quoiqu'ils soient ordinairement perfides; acceptons avec joie, puisqu'ils sont chrétiens, ce qu'ils nous offrent pacifiquement, et ce qu'autrement nous eussions dû leur demander par d'instantes prières.» Sur ce les Français se recommandèrent à Dieu, aux mains de qui sont toutes choses, et consentirent de bonne grâce à tout ce que leur avaient promis les Grecs. Ceux-ci furent au comble de la joie, et exécutèrent fidèlement leurs promesses. L'Empereur reçut honorablement les Français à leur arrivée: ayant appris le traité conclu entre eux et ses gens, il s'en réjouit, et le confirma de son autorité impériale. Il offrit de grands honneurs à ceux qui voudraient rester avec lui, et combla de magnifiques présents ceux qui préférèrent retourner en Occident. En conséquence Raimond, comte de Toulouse, tant qu'il vécut, resta avec Alexis, et demeura au nombre de ses commensaux, de ses amis et de ses conseillers. L'Empereur l'aimait beaucoup, et l'écoutait favorablement, parce qu'il savait que dans Antioche, par fidélité pour lui, il avait tenu tête avec fermeté à Boémond. La femme de Raimond, fille d'ildefonse, roi de Galice, avait partagé un si long pélerinage; elle lui donna à Constantinople un fils, nommé aussi Ildefonse, qui, après la mort de Bertrand, son frère, comte de Toulouse, posséda l'héritage paternel, et, jusqu'à ce jour, a gouverné les Goths en Provence. Le comte Raimond conserva long-temps à Constantinople, dans sa chapelle, la lance du Seigneur, que Pierre Abraham avait découverte à Antioche. L'Empereur honora par de grands présents, et enrichit par des soldes considérables, les autres chevaliers qui voulurent rester avec les Grecs. Il combla de dons Robert, duc de Normandie, Robert, comte de Flandre, et leurs compagnons d'armes, qui étaient fort empressés de retourner chez eux, et leur accorda dans ses Etats la liberté du passage et la faculté de s'approvisionner. Ainsi, de ceux qui abandonnaient les contrées orientales, il retenait les uns avec lui, et faisait transporter les autres avec grand soin dans leur pays natal, parce qu'il employait tous ses efforts à affaiblir en Syrie la puissance qui lui était contraire, ainsi qu'à empêcher l'arrivée de ceux qui marchaient au secours de ses ennemis. [10,11] CHAPITRE XI. Dès que l'actif Boémond eut appris ce que nous avons rapporté, c'est-à-dire, que les officiers de l'Empereur et tous les Français avaient, avec leurs troupes, traversé les mers, il rassembla en hâte une nombreuse armée de Normands, d'Arméniens, d'Allobroges et d'autres nations, assiégea Laodicée, l'attaqua vigoureusement, la prit, la conserva douze ans, et la transmit à ses successeurs jusqu'à ce jour. Il soumit de même vaillamment à ses lois, pour la louange de Dieu et l'assistance des Chrétiens, Tarse, Mamistra, Albar, Marrah, et d'autres places, au milieu desquelles se trouve Antioche. Il eut beaucoup d'égards pour les Grecs, les Arméniens et les Syriens, qui observaient dans leurs couvents, selon leurs rites, les règles monastiques, et leur confirma fidèlement les possessions qu'ils avaient eues jadis. Ce vaillant héros donna à des moines et à des clercs latins certains monastères que, dans leur cruauté, les Turcs avaient dépouillés, et dont ils avaient mis en fuite les religieux; il leur donna en outre libéralement d'amples propriétés, afin qu'ils eussent tout en abondance pour le culte de Dieu, et qu'ils pussent faire le service de la divine Majesté, selon l'usage des Latins. L'an de l'incarnation du Seigneur 1100, les comtes dont nous avons parlé ayant, comme nous l'avons dit, été honorés de présents par l'Empereur, partirent avec leur monde, et furent accueillis avec amitié en Italie par les Normands, qui y possédaient de grandes richesses. En effet, Roger, comte de Sicile, son neveu Roger, duc de Pouille, Geoffroi de Conversano, neveu du duc Guiscard, et leurs autres compatriotes et parents se réjouirent de leur heureux retour; ils s'efforcèrent de procurer des plaisirs à ces champions qui s'étaient fatigués pour le Christ dans des combats multipliés. Ce fut là que Robert, duc de Normandie, s'éprit d'amour pour la généreuse Sybille, fille de Geoffroi de Conversano, qu'il épousa et conduisit avec lui en Normandie. Cette jeune princesse se distinguait par ses bonnes mœurs, était ornée des plus belles qualités, et fut toujours aimable aux yeux des personnes qui la connaissaient. Trois ans après son mariage, elle mit au monde, à Rouen, un fils que Guillaume, archevêque de cette ville, baptisa et qu'il appela de son nom. Pendant que le duc Robert était dans les pays étrangers, il n'oublia pas qu'il avait reçu dix mille marcs d'argent de son frère, et lui avait engagé pour cinq ans la Normandie. C'est pourquoi il obtint une grande quantité d'or, d'argent et de choses précieuses de son beau-père, qui était seigneur de Brindes, ville dans laquelle Caïus César renferma le grand Pompée, comme le raconte Lucain: ces dons et ceux de ses autres amis lui procurèrent une grande somme d'argent, qu'il destina avec prévoyance à rembourser son créancier, pour retirer de ses mains son duché quitte de charges. Les mémorables événements accomplis avec éclat en Orient, en l'honneur du Christ, par les princes et les autres fidèles, ne tardèrent pas à être annoncés dans l'Occident, grâce au vol rapide de la Renommée; et les enfants de l'Eglise s'y réjouirent de l'éclatante délivrance de Jérusalem, ainsi que de la confusion de Babylone. Guillaume, duc de Poitiers, ayant appris ces nobles triomphes, fut enflammé de l'amour du pélerinage. Une armée de trois cent mille hommes de l'Aquitaine, de la Gascogne et des autres contrées de l'Hespérie suivirent ses drapeaux. Il résolut d'engager son duché d'Aquitaine et toutes ses terres à Guillaume-le-Roux, roi des Anglais, et d'obtenir de son trésor une forte somme d'argent, afin d'accomplir noblement le voyage qu'il desirait entreprendre. C'est pourquoi il envoya au Roi d'habiles ambassadeurs, et lui fit part, grâce à leur entremise, des projets qu'il avait conçus. Le fastueux monarque, qui, comme l'hydropique altéré, desirait d'autant plus qu'il avait davantage, prêta une oreille avide aux propositions des ambassadeurs, et aspira vivement à joindre les vastes possessions du duc aux anciens Etats du duché et du royaume de son père. C'est pourquoi il fit équiper une flotte considérable, emmena avec lui d'Angleterre une nombreuse cavalerie, projetant, lorsqu'il aurait passé la mer, de se tenir prêt, en armes, comme le lion sur sa proie, à défendre à son frère l'entrée de la Normandie, à faire l'achat, à grands frais, du duché d'Aquitaine, et à porter les frontières de son Empire jusqu'au rivage de la Garonne, après avoir vaincu dans les combats tous ceux qui s'opposeraient à ses vues. Telles étaient les pensées de ce jeune orgueilleux; tel était le but auquel aspirait son arrogance: mais le Créateur tout-puissant, qui gouverne toutes choses, faisait d'autres dispositions. Alors, vers les Rogations, un lugubre événement arriva dans la Forêt-Neuve. Pendant que les chevaliers de la cour du Roi s'exerçaient à la chasse, et cherchaient à atteindre à coups de flèches des daims ou des cerfs, un chasseur tira sur un de ces animaux, et frappa par malheur Richard, jeune homme distingué, fils du duc Robert. Richard tomba mort à l'instant même, et ce fut pour beaucoup de monde l'occasion d'un grand deuil. Le chevalier, épouvanté de cette grave infortune, s'enfuit aussitôt à Saint-Pancrace, s'y fit moine sans différer, et par ce moyen prévint une double vengeance. En effet, abandonnant le monde, il expia dans la pénitence le crime de son homicide, et évita la haine des parents et des amis du jeune prince. Beaucoup de personnes avaient présagé à ce chevalier une grande somme de bonheur; mais les hommes, lorsque le roi Sabaoth juge à propos d'en agir autrement, sont souvent trompés et trompent fréquemment, parce que leurs vaines pensées sont obscurcies par les ténèbres de l'ignorance. Il me semble à propos de dire quelque chose du jeune Robert. Lorsque le duc Richard, dans sa jeunesse, s'était follement révolté contre son père, et s'étant mis, dans son exil, à la tête d'une grande troupe de brigands, ravageait la Normandie par le pillage et toutes sortes d'attentats, il s'éprit d'amour, sur les frontières de France, pour la belle concubine d'un vieux prêtre, et en eut deux fils, Richard et Guillaume. Cette femme éleva long-temps avec soin ses enfants; elle les présenta déjà grands au duc en Normandie, et lui donna des preuves non équivoques de l'intimité où elle avait vécu avec lui dans sa jeunesse. Comme il reconnut la vérité d'une partie de ses allégations, mais qu'il hésitait toutefois à reconnaître ses enfants, la mère porta en public un fer ardent, et, n'en ayant reçu aucune brûlure, prouva par là qu'elle avait eu ces enfants du fils du Roi. Ces deux frères furent braves et aimables; mais ils tombèrent bientôt flétris en un moment, comme la fleur au milieu du foin que fait tomber la faulx. L'un d'eux, comme nous venons de le dire, fut tué à la chasse; l'autre, quand Henri eut fait Robert prisonnier à Tinchebrai, se rendit à Jérusalem, s'y distingua beaucoup par les armes, et ne tarda pas à périr. Maintenant voici, lecteur, pourquoi la forêt où fut tué le jeune prince avait été appelée la Forêt-Neuve. Depuis les anciens temps, cette contrée était très-populeuse, et elle était couverte partout de fermes appropriées à l'habitation des hommes. La nombreuse population de Southampton cultivait ce territoire avec des soins habiles autant qu'assidus: aussi cette province méridionale fournissait-elle abondamment à la ville de Winchester les riches productions de ses champs. Mais Guillaume-le-Conquérant, s'étant emparé du royaume d'Albion, dévasta à dessein, comme il aimait beaucoup les forêts, plus de soixante paroisses, força les habitants d'émigrer en d'autres lieux, et y substitua à des hommes des bêtes sauvages, pour se procurer le plaisir de la chasse. C'est là qu'il perdit ses deux fils Richard et Guillaume-le-Roux, et, comme nous l'avons dit, Richard son petit-fils: c'est là aussi que toutes sortes de fantômes apparaissaient terriblement à quelques personnes, et que, par ce moyen, Dieu manifestait clairement combien il lui déplaisait que l'on eût abandonné les édifices consacrés à son service pour élever à la place des bêtes fauves. [10,12] CHAPITRE XII. Au mois de juillet, comme on équipait avec tout l'appareil des pompes royales la flotte du Roi, et que lui-même, rassemblant de toutes parts avec obstination une immense quantité d'or, attendait sur le bord du détroit un moment favorable, des personnes de tous les rangs eurent, dans les monastères et les évêchés, d'horribles visions concernant Guillaume. Aussi les peuples s'en entretenaient partout publiquement dans les places et dans les cimetières, et le monarque lui-même en fut instruit. Un moine de bonne renommée, et d'une conduite meilleure encore, habitait le monastère de Glocester; il rapporta que, dans une vision nocturne, il avait eu le songe suivant: «Je voyais, dit-il, le Seigneur Jésus assis sur un trône élevé, et autour de lui la glorieuse milice du ciel, et le chœur des saints. Pendant que, dans mon extase, j'étais ravi au dessus de moi-même, frappé d'étonnement, et, dans l'excès de mon admiration, considérant attentivement ces choses extraordinaires, voilà qu'une certaine vierge, répandant un très-grand éclat, se prosterna aux pieds de Jésus-Christ, et le pria humblement en ces termes: — Seigneur Jésus-Christ, sauveur du genre humain, pour lequel, attaché à la croix, vous avez versé votre précieux sang, jetez un œil de clémence sur votre peuple qui gémit misérablement sous le joug de Guillaume. Vengeur des crimes, et juge très-équitable de toutes choses, vengez-moi, je vous prie, de ce prince. Arrachez-moi de ses mains, car il m'a violée autant qu'il est en lui, et m'a cruellement affligée. — Le, Seigneur lui répondait: Souffrez patiemment, attendez un peu; dans un bref délai vous serez suffisamment vengée de lui. — En entendant ces paroles, je me mis à trembler, et ne doutai pas que notre monarque ne fût prochainement menacé de la colère céleste, car je compris que les cris de l'Eglise, vierge et mère très-sainte, étaient parvenus aux oreilles du Seigneur à cause des rapines, de la honteuse débauche et de l'intolérable fardeau de toutes sortes de crimes, par lesquels le Roi et sa cour ne cessent de transgresser journellement les lois divines.» A ces mots, le vénérable abbé Serlon écrivit des lettres d'avertissement, qu'il adressa amicalement de Glocester au Roi, et dans lesquelles il inséra éloquemment ce que le moine avait appris dans sa vision. Le jour des calendes d'août (Ier août), on célébra solennellement la fête de Saint-Pierre-aux-Liens dans le même monastère, où se réunit un grand concours de personnes de tous les rangs. Alors Foulchered, moine fervent du couvent de Séès, premier abbé de Shrewsbury, commentateur éloquent des divines Ecritures, choisi parmi les plus âgés, monta en chaire, et fit au peuple un sermon sur la parole salutaire de Dieu. Il y condamna ouvertement les prévaricateurs de la loi divine, et, comme rempli de l'esprit prophétique, il fit hardiment plusieurs prédictions à peu près en ces termes: «L'Angleterre est abandonnée en héritage au profane pour qu'il l'écrase, parce que cette terre est remplie d'iniquités. Tout son corps est souillé de la lèpre d'une perversité infinie, et, de la tête aux pieds, il est en proie aux maux qu'engendre la méchanceté. En effet, partout s'étend un orgueil effréné qui méprise toutes choses, et même, s'il est permis de le dire, jusqu'aux astres du ciel. Le libertinage effronté souille tous les vases, et même ceux qui sont d'or; une avarice insatiable dévore tout ce qu'elle peut atteindre. Voyez-vous une révolution prochaine qui nous menace? Les libertins n'ont pas long-temps à nous opprimer: le Seigneur Dieu viendra juger les ennemis publics de son épouse. Il frappera Moab et Edom du glaive de sa vengeance éclatante, et bouleversera par une épouvantable commotion les montagnes de Gelboé. La colère de Dieu n'épargnera pas plus long-temps les impies: la céleste colère frappera les enfants de l'infidélité. Voyez-vous tendu contre les réprouvés l'arc de la suprême fureur? voyez-vous sortir du carquois la flèche prompte à frapper? Ses coups seront bientôt portés, et c'est en se corrigeant que tout homme sage les évitera.» Ces paroles, et beaucoup d'autres semblables, furent prononcées devant le peuple dans le temple de Dieu, et soudain les fléaux commencèrent à se manifester d'une manière évidente. Le lendemain matin, le roi Guillaume se mit à table avec ses parasites, et se prépara, après le dîner, à partir pour la chasse dans la Forêt-Neuve. Comme il se livrait à la joie avec les personnes de sa suite, et qu'il chaussait ses bottes, un serrurrier survint, et lui présenta six flèches. Le prince les reçut avec satisfaction, donna à l'ouvrier des éloges sur son travail, et, sans prévoir ce qui en devait arriver, en retint quatre pour lui et en remit deux à Gaultier Tyrrel. «Il est juste, dit le Roi, de donner les flèches les mieux aiguisées à celui qui saura le mieux s'en servir pour porter des coups mortels.» Ce Tyrrel était un chevalier distingué né en France, riche châtelain de Poix et de Pontoise, puissant parmi les grands, et vaillant guerrier. C'est pourquoi il vivait dans la familiarité du Roi, et l'accompagnait assidûment partout. Enfin, comme on perdait le temps à parler de frivolités, et que les gens de la maison du Roi étaient réunis autour de sa personne, un moine de Glocester se présenta et remit au Roi une lettre de son abbé. Après avoir lu, le Roi se mit à rire, et en se moquant parla ainsi au chevalier Tyrrel: «Gaultier, ayez soin d'exécuter ce que je vous ai recommandé.» Celui-ci répondit: «Oui, seigneur.» En conséquence Guillaume faisant peu de cas des avertissements des vieillards, et oubliant qu'avant le malheur le cœur se livre à la joie, s'exprima ainsi sur le contenu de la lettre qu'il avait entendue: «Je m'étonne pourquoi mon seigneur Serlon a eu la fantaisie d'écrire de pareilles choses, lui qui, comme je le pense, est un abbé de bien et un vieillard plein de maturité. Dans l'excès de sa simplicité, il me raconte, au milieu des occupations dont je suis accablé, les rêves de gens qui sommeillent, et il les place dans un écrit qu'il a dessein d'envoyer dans plusieurs contrées. Croit-il que je suivrai les usages des Anglais qui renoncent à leurs voyages ou à leurs affaires, d'après l'éternument ou les songes des vieilles femmes?» A ces mots il se leva promptement, et, montant son coursier, courut vers la forêt. Le comte Henri son frère, Guillaume de Breteuil et plusieurs autres personnages illustres se trouvaient là; ils se rendirent dans les bois, et tous les chasseurs se dispersèrent en divers lieux, ainsi qu'il convenait. Comme le Roi et Gaultier de Poix s'étaient établis avec un petit nombre de compagnons dans un quartier de la forêt, et que, bien armés, ils attendaient avidement le gibier, tout à coup un animal s'étant jeté parmi eux, le Roi quitta sa place, et Gaultier tira sa flèche. Ayant rasé les soies du dos de l'animal, la flèche vola rapidement et blessa mortellement le Roi, qui se trouvait à portée. Ce prince tomba aussitôt par terre, et malheureusement expira sur l'heure. Alors, à la mort d'un seul homme, il s'éleva parmi les mortels une grande commotion, et le trépas du prince fit retentir la forêt d'horribles clameurs. Henri courut à toute bride au château de Winchester, où était renfermé le trésor royal, dont, comme héritier légitime, il exigea, par son ordre suprême, qu'on lui remît les clefs. Guillaume de Breteuil, tout essoufflé, arriva au même lieu, et s'opposa adroitement aux entreprises de Henri. «Nous devons, dit-il, nous rappeler soigneusement la foi que nous avons promise à votre frère Robert. En effet, il est le fils aîné du roi Guillaume; vous et moi, mon seigneur Henri, rendons-lui hommage. Aussi devons-nous lui garder fidélité en toutes choses, absent comme présent. Depuis long-temps il travaille péniblement pour le service de Dieu, qui lui rend, sans coup férir, avec la couronne de son père, le duché que comme pélerin il avait quitté pour l'amour du Ciel.» Au milieu de cette altercation, la discussion s'aigrit; de toutes parts il s'assembla une grande multitude d'hommes, et la vigueur de l'héritier présent qui réclamait son droit se déploya fortement. Henri mit avec vivacité la main à la garde de son épée, la tira du fourreau, et ne permit point, par un vain retard, qu'aucun étranger s'emparât du sceptre paternel. Enfin, des amis et de sages conseillers s'étant réunis, la dispute se calma de part et d'autre. D'après une prudente détermination, de peur qu'une scission fâcheuse ne s'élevât, on remit le château avec le trésor royal aux mains de Henri, fils de l'avant-dernier Roi. C'est ce qui, depuis long-temps, avait été prédit par les Anglais, qui desiraient avoir pour maître ce prince né noblement sur leur trône. A la mort du Roi, plusieurs seigneurs quittèrent la forêt pour retourner chez eux, et mettre leurs affaires en règle, dans la crainte où ils étaient de voir s'élever des troubles. Quelques domestiques couvrirent comme ils purent le Roi tout sanglant avec des étoffes sans valeur, et le transportèrent de la forêt à la ville de Winchester, comme un sanglier féroce que viennent de percer les chasseurs. Les clercs et les moines, les habitants de la ville, les pauvres avec les veuves et les mendiants allèrent en procession au devant du corps, et, par respect pour la dignité royale, il fut enterré au plus vite dans l'ancien monastère de Saint-Pierre. Toutefois les docteurs ecclésiastiques et les prélats ne craignirent pas dès lors de juger ce monarque d'après sa vie corrompue et sa fin tragique: comme ayant péri de mort violente, ils le trouvèrent indigne de l'absolution de l'Eglise, car ils n'avaient pu le châtier salutairement pour ses crimes pendant qu'il respirait l'air de la vie. Dans quelques églises on ne sonna pas même les cloches pour ce prince, tandis que fréquemment et long-temps on les met en mouvement pour les pauvres et les femmes de la plus basse condition. De l'immense trésor où l'on avait entassé des monceaux d'or provenant de la sueur des malheureux, on ne tira aucune aumône pour les pauvres en faveur de l'ame de son ancien et cupide possesseur. Au contraire, la soldatesque, des hommes perdus, de viles courtisanes gaspillèrent cet or à la mort du prince débauché: ils pleurèrent sa fin misérable, non pas tant par piété que parce qu'ils regrettaient de ne pouvoir plus se livrer à leurs détestables désordres, et cherchèrent avidement Gaultier Tyrrel, qu'ils voulaient mettre en pièces comme auteur de la mort de son maître. Mais celui-ci, après avoir consommé son attentat, s'enfuit précipitamment vers la mer; ayant passé le détroit, il se rendit dans les forts qu'il possédait en France, et là, se trouvant en sûreté, brava les menaces et les malédictions des malveillants. Il épousa Adelide, fille de Richard, de l'illustre famille des Giffard; elle lui donna pour fils Hugues de Poix, chevalier d'une grande valeur. Enfin, après beaucoup d'années, Gaultier, se rendit à Jérusalem, et mourut en faisant pénitence dans le pélerinage de Dieu. L'an de l'incarnation du Seigneur 1100, le jeudi, le 4 des nones d'août (2 août), Guillaume-le-Roux mourut ainsi d'un coup de flèche dans la Forêt-Neuve, après avoir possédé le royaume d'Angleterre pendant douze ans et près de dix mois. [10,13] CHAPITRE XIII. Cependant Henri se hâta de se rendre à Londres avec Robert, comte de Meulan. Le dimanche suivant, il prit la couronne royale à Westminster, dans l'église de l'apôtre Saint-Pierre: il y fut consacré par le vénérable Maurice, évêque de Londres; car Anselme, archevêque de Cantorbéry, se trouvait, comme nous l'avons dit, en exil dans les contrées étrangères. Quant à Thomas, archevêque d'York, il était mort récemment, et son siége métropolitain était encore vacant. Henri était âgé de trente ans, lorsqu'il monta sur le trône, qu'il occupa pendant trente-cinq ans et quatre mois. Il gouverna, dans la prospérité comme dans l'infortune, le royaume que Dieu lui avait confié, avec autant de prudence que de succès. Parmi les princes les plus remarquables de la chrétienté, il brilla d'un grand éclat par le maintien de la paix et de la justice. De son temps, l'Eglise de Dieu fut joyeusement comblée de richesses et d'honneurs, et tous les ordres religieux s'accrurent considérablement, pour la plus grande gloire de Dieu. C'est ce qu'attestent les moines et les clercs qui, sous son règne, gagnèrent beaucoup en nombre et en élévation. C'est ce que peuvent à bon droit confirmer les ermites qui cultivent les points les plus épais des forêts, s'y réjouissent de voir s'élever les combles des monastères et des palais, et chantent, dans le calme du cœur, la gloire de Dieu aux mêmes lieux où des brigands sans loi avaient coutume de se cacher naguère pour commettre toutes sortes d'attentats. Dès le commencement de son règne, Henri eut la sagesse de se concilier l'affection de tout le monde, et par sa munificence royale il sut s'en faire aimer. En effet, il honora avec bonté les grands, augmenta leurs richesses et leurs honneurs, et se les attacha par d'habiles caresses. En rendant de justes lois, il plut aux peuples qui lui étaient soumis; sa protection les garantit des injustes exactions et du brigandage. C'est ainsi que ce prince sublime se distingua parmi les seigneurs et les rois de l'Occident, et mérita les applaudissements des clercs et des laïques qui se réjouissaient d'être gouvernés raisonnablement. Henri commença à consoler les églises veuves de leurs pasteurs, et, de l'avis des sages, leur donna des docteurs instruits. En conséquence il confia le siége épiscopal de Winchester à Guillaume surnommé Giffard, qui avait été chancelier du feu Roi; il éleva à la métropole d'York, Girard évêque d'Hereford. Il envoya promptement des courriers au-delà des mers, pour rappeler à son siége le vénérable Anselme, archevêque de Cantorbéry, qui avait été, ainsi que nous l'avons dit, chassé par les iniques attaques de Guillaume-le-Roux. Il donna le monastère d'Ely à Richard, fils de Richard de Bienfaite, moine du Bec, et l'abbaye de Saint-Edmond, roi et martyr, au jeune Robert, moine d'Ouche, fils de Hugues, comte de Chester; il confia Glastonbury à Herluin de Caen, et Abington à Faris de Malmesbury. Hugues, comte de Chester, Robert de Bellême et d'autres grands seigneurs qui se trouvaient en Normandie, ayant appris l'accident survenu à leur infortuné monarque, et la révolution subite qui venait d'arriver, après avoir mis ordre à leurs affaires dans la province, se hâtèrent de passer en Angleterre, offrirent au nouveau Roi la soumission qu'ils lui devaient, et lui ayant fait hommage reçurent de lui la confirmation de leurs terres et de toutes leurs dignités avec des présents dignes de la majesté royale. Le roi Henri ne suivit pas, comme Roboarn, les conseils d'une jeunesse imprudente; mais il écouta prudemment les arguments des sages et les avertissements des vieillards. En conséquence il attacha à ses conseils Robert de Meulan, Hugues de Chester, Richard de Reviers, Roger Bigod, et plusieurs autres hommes habiles et courageux; et, comme il obéit prudemment aux avertissements des hommes sages, il commanda avec raison à beaucoup de pays et de nations. Quatre mois après qu'il fut monté sur le trône, ce prince, ne voulant pas se livrer à la débauche comme le cheval et le mulet qui sont privés d'intelligence, épousa avec toute la pompe royale une princesse illustre nommée Mathilde, de laquelle il eut deux enfants, Mathilde et Guillaume. Elle était fille de Melculf, roi des Ecossais, et de la reine Marguerite. Elle tirait son origine de la famille du roi Elfred, fils du roi Egbert qui posséda le premier la monarchie de toute l'Angleterre après le massacre commis par les Danois et la mort de saint Edmond, roi et martyr. Depuis que les Angles étaient venus de l'île d'Anglie où est située la métropole de la Saxe, pour s'emparer de la Grande-Bretagne, après avoir vaincu ou détruit les peuples appelés Gallois, et fait la conquête de toute l'île sous Hengist leur premier chef, ils appelèrent cette contrée Angleterre, du nom de leur patrie. Cinq rois s'y succédèrent, comme nous l'apprend le Breton Gildas et l'Anglais Bède. Le sage Henri, connaissant donc tout le mérite de la princesse, et desirant depuis long-temps jouir de l'honnêteté de ses mœurs, se la choisit pour compagne en Jésus-Christ, et l'éleva au trône à ses côtés en la faisant consacrer par Gérard, évêque d'Hereford. Je n'ai dit que peu de choses sur les événements qui eurent lieu en Angleterre; mais je juge à propos d'ajouter quelque chose dans cet ouvrage sur ce qui concerne la Normandie. Au mois d'août, dès qu'on eut appris dans la Neustrie la mort du malheureux Guillaume, l'orgueil furieux des Normands les porta à se déchirer les entrailles. En effet, dans la même semaine, Guillaume comte d'Evreux et Raoul de Conches firent une irruption avec une forte armée sur le territoire de Beaumont, d'où ils enlevèrent un butin considérable des terres de Robert comte de Meulan, à cause de quelques injures qu'il avait faites à leurs alliés, et des conseils perfides qu'il s'était depuis long-temps appliqué à donner contre eux à Guillaume-le-Roux. A leur exemple, plusieurs autres seigneurs donnèrent un libre cours à la fureur et à la méchanceté qu'ils avaient depuis long-temps conçues, mais qu'ils n'avaient pas osé manifester par des attentats, parce qu'ils redoutaient la rigueur du prince. Désormais, libres de tout frein, ils employèrent tous leurs efforts à s'armer les uns contre les autres, et désolèrent par des massacres et des pillages réciproques cette malheureuse province privée de son chef. Dans le courant du mois de septembre, le duc Robert arriva en Normandie, et, reçu par les siens, ainsi que Sybille sa femme, il alla au Mont-de-l'Archange-Saint-Michel-en-Péril-de-Mer. Il y rendit grâces à Dieu de son retour après un pélerinage lointain; il y connut ensuite sa femme, qui était fille de Goisfred de Conversano, et qui, l'année suivante, lui donna un fils que baptisa l'archevêque Guillaume, lequel lui donna son nom. Le duc Robert prit sans obstacle possession de son duché, et le gouverna, du moins de nom, pendant près de huit années. En effet, engourdi d'une manière blâmable dans la nonchalance et la mollesse, il se rendit méprisable à ses sujets turbulents et déloyaux. Le vol, le brigandage et la rapine s'étendaient partout sans relâche, et toutes les calamités se multipliaient de toutes parts au grand détriment de toute la patrie. [10,14] CHAPITRE XIV. Hélie, fils de Jean de La Flèche, ayant appris l'événement qu'il avait desiré, c'est-à-dire, ayant su que véritablement le roi Guillaume était mort, se rendit au Mans avec un corps d'hommes armés: bien reçu par les habitants qui l'aimaient, il prit en paix possession de la ville, et appela Foulques comte d'Anjou son seigneur, avec l'aide duquel il assiégea long-temps la citadelle. Haimeri de Morie et Gaultier de Rouen, fils d'Ansger, gardaient cette tour avec une garnison suffisante. Ils avaient pour résister assez de provisions de guerre et de bouche, et tout ce qui pouvait être nécessaire à des assiégés. De part et d'autre on se parlait journellement, on se menaçait mutuellement; et le plus souvent on mêlait les plaisanteries aux menaces. Les assiégés accordèrent au comte Hélie le privilége de se revêtir d'une tunique blanche toutes les fois qu'il le voudrait, et de venir ainsi en toute sûreté trouver ceux qui gardaient la tour. Confiant dans la foi de ceux qu'il avait toujours connus pour des hommes preux et loyaux, et remarquable par la blancheur de son habillement, il se rendait souvent auprès de ses ennemis, et, tout seul, ne balançait pas à s'entretenir avec eux. Les gens du dedans comme ceux du dehors se livraient mutuellement à des entretiens enjoués, et, sans esprit de malveillance, se disaient de part et d'autre des plaisanteries: ce qui dans le pays excitera l'admiration et le plaisir de la postérité. Enfin Gaultier et Haimeri, au bout de quelques jours, parlèrent ainsi à Hélie: «Nous gardons, telle que notre maître nous l'a confiée, cette citadelle très-forte, remplie de toutes sortes de biens; et nous ne craindrons ni vous ni vos machines de guerre, tant que nous voudrons vous résister. Nous pouvons vous atteindre avec nos pierres et nos flèches, parce que, placés sur cette tour élevée, nous nous trouvons au-dessus de vous; mais par la crainte de Dieu, et par l'amitié que nous vous portons, nous vous épargnons, d'autant plus qu'en ce moment nous ignorons pour qui notre défense conserve cette forteresse. C'est ce qui nous fait croire juste et avantageux de conclure mutuellement une trève, jusqu'à ce que notre envoyé soit de retour d'auprès de nos princes, qui sont les maîtres de l'Angleterre et de la Normandie. Quand il sera revenu, nous ferons ce que la raison nous dictera.» Hélie, plein de joie, rapporta cette communication à Foulques. Ainsi tout le monde fut satisfait, et la demande des Normands fut bien accueillie. Cependant le député envoyé auprès du duc de Normandie s'exprima en ces termes: «Gaultier et Haimeri, avec leurs fidèles compagnons, gardent la citadelle du Mans, comme le leur a prescrit le roi Guillaume; assiégés par les Manceaux et les Angevins, ils vous demandent des secours. Ils desirent savoir ce qu'ils doivent faire pour exécuter votre volonté. Si vous voulez rester maître de cette forteresse, venez avec une puissante armée pour les secourir et les délivrer des ennemis qui les assiégent; sinon, apprenez-leur comment ils pourront échapper au péril de la mort.» Abattu par les travaux de son long pélerinage, et plus disposé à chercher le repos du lit qu'à se livrer aux fatigues belliqueuses, le duc Robert répondit aux assiégés, par l'intermédiaire de leur député, qu'ils eussent à conclure une paix honorable avec les assiégeants. «Je suis, dit-il, fatigué de mes longs travaux, et le duché des Normands me suffit. Au surplus, les seigneurs anglais m'invitent à passer la mer en toute hâte, parce qu'ils sont prêts à me recevoir comme roi.» Quand il eut entendu ce discours, le député ne reprit pas son chemin; mais ayant traversé le détroit avec célérité, il se rendit auprès du roi d'Angleterre, et lui rapporta avec détail et clarté le discours que je viens de citer. Henri, occupé des affaires de ses Etats d'outre-mer, eut le bon esprit d'aimer mieux s'acquitter loyalement de ses obligations, que de se surcharger par orgueil d'entreprises étrangères, que ses devoirs ne lui imposaient pas. Il rendit grâces de leur bonne volonté pour lui aux chefs de la garnison de la citadelle du Mans, et renvoya leur délégué avec de dignes et honorables présents. Cet envoyé retourna vers ses mandataires, et leur fit part de la réponse qu'il avait obtenue des deux fils du roi Guillaume. En conséquence Gaultier et Haimeri ayant fait preuve d'une louable fidélité, engagèrent Hélie à revêtir sa tunique blanche, qui fut cause que l'on prit l'habitude de l'appeler le Blanc Bachelier. Aussitôt Hélie y consentit. La garnison, qui le vit venir en toute hâte, lui fit un bon accueil, et lui dit en riant: «Blanc Bachelier, vous pouvez maintenant vous réjouir à bon droit, car nous touchons au terme que vous avez long-temps desiré. Si vous avez dans votre trésor une grande somme d'argent, vous pouvez conclure avec nous un bon marché.» Hélie leur ayant demandé ce qu'ils entendaient par ces paroles, ils répondirent: «Le puissant Guillaume, roi des Anglais, a bâti cette forteresse, que son héritier nous a confiée; mais, hélas! il est mort récemment. En conséquence nous vous la cédons, et nous consentons à ce que vous soyez désormais comte des Manceaux. Si nous voulions vous résister plus longtemps, nous ne serions ni effrayés par votre valeur, ni vaincus, ni privés de courage pour tenir bon pendant long-temps. En effet, nous avons des armes, de la vaillance et des vivres; mais nous manquons d'un maître légitime, à qui nous puissions consacrer le service de notre bras. C'est pourquoi, vaillant guerrier, connaissant votre mérite, nous vous élisons, et, après vous avoir rendu cette place, nous vous constituons dès aujourd'hui comte des Manceaux.» C'est ainsi que ces preux guerriers parlèrent à Hélie, conclurent la paix avec lui, et lui remirent cette forte citadelle avec tout ce que Guillaume-le-Roux y avait fait entrer. Alors, la paix étant faite, la vaillante garnison sortit de la place avec armes et bagages, et fut accueillie par les deux comtes, non comme un ennemi vaincu, mais comme un ami fidèle. Hélie, à la tête de deux cents chevaliers, la fit sortir de la ville en sûreté, et la protégea de bon cœur contre les habitants qui auraient bien pu l'attaquer, parce que, l'année précédente, elle avait brûlé leurs maisons. Ainsi le comte Hélie, après trois ans, recouvra son comté, et, pendant près de dix ans, le gouverna honorablement jusqu'à sa mort. Cependant, au bout de quelques années, Hélie donna sa fille Eremburge en mariage à Foulques, comte d'Anjou, fils de son seigneur, et le fit même son successeur dans le comté du Maine. Il fit ensuite un traité d'amitié avec le duc Robert et le roi Henri, aux guerres desquels il prit une part active: il nuisit beaucoup à l'un, et rendit à l'autre de grands services. A la mort de sa femme, il ne voulut pas rester dans le célibat: il prit pour femme Agnès, fille de Guillaume de Poitiers, dont Ildefonse, roi de Galice, avait été obligé de se séparer. Il célébra ses noces illustres avec une grande joie; mais l'année suivante il mourut, au grand regret de beaucoup de personnes. L'évêque Hildebert ensevelit respectueusement son corps dans la basilique de l'apôtre Saint-Pierre-de-la-Couture. [10,15] CHAPITRE XV. L'an de l'incarnation du Seigneur 1101, il s'éleva de grands troubles en Angleterre et en Normandie. Les grands, disposés à la sédition, redoutant la magnanimité du roi Henri, et lui préférant la mollesse du lâche duc Robert, afin de se livrer criminellement à toutes leurs passions, se mirent à former des assemblées perfides, et l'engagèrent à préparer une flotte pour passer en toute hâte en Angleterre. Robert de Bellême et ses deux frères, Roger de Poitiers et Arnoul, Guillaume de Varenne comte de Surrey, Gaultier-Giffard, Yves de Grandmenil, Robert fils d'Ilbert, et plusieurs autres seigneurs approuvèrent cette trahison, et prirent parti pour le duc, d'abord en secret, puis ouvertement. Non seulement ce duc imprudent ne conserva pas ses Etats, mais il les perdit follement pour avoir voulu s'emparer du royaume qui était sous la puissance de son frère plus habile que lui. Ce fut alors qu'il donna à Robert de Bellême l'évêché de Séès et la place d'Argentan, ainsi que la forêt de Gouffern; puis il livra le château de Gisors à Thibault-Pains qui lui avait donné asile une seule fois. Ensuite il fit beaucoup de dons de son trésor à quelques autres seigneurs, et promit à plusieurs, s'il devenait roi, beaucoup plus qu'il n'eût pu leur donner. Comme il aimait la société des courtisanes et des bouffons, et que, les applaudissant avec impudence, il dilapidait ses biens pour eux, il se trouva plusieurs fois réduit à manquer de pain malgré les richesses de son puissant duché: souvent il ne sortait de son lit qu'à la sixième heure, faute d'habits décens; et faute de vêtemens, il ne se rendait point à l'église, pour y entendre les offices divins. En effet, les courtisanes et les libertins, qui connaissaient sa faiblesse, le circonvenaient sans cesse, et lui dérobaient fréquemment avec impunité ses culottes, ses caleçons et ses autres vêtemens. C'est ainsi que s'accomplit manifestement en lui ce qu'a dit un certain sage: "Qui sua demergunt, hi post extranea pergunt". Les grands de la Normandie, méprisant leur duc, et préférant prendre parti pour le roi d'Angleterre, résolurent de lui transmettre le duché, et, par de fréquents messages, excitèrent son ambition à ce sujet. Ainsi les deux partis, déterminés par la perfidie, se dépravaient, et, infidèles à leur maître, cherchaient comment ils pourraient lui nuire. Quelques révoltés entreprirent une guerre ouverte contre ceux de leurs voisins qui étaient fidèles, et souillèrent le sein de leur fertile patrie par des dévastations, des incendies et de sanguinaires attentats. Le vénérable archevêque Anselme, tous les évêques et les abbés avec leur saint clergé, et tous les Anglais, étaient attachés à leur Roi par des nœuds indissolubles; ils priaient sans cesse le roi Sabaoth pour le salut du monarque et le maintien de son règne. Robert de Meulan et plusieurs autres barons loyaux et prudents tenaient fidèlement à leur maître, et le secondaient de leurs forces et de leurs conseils. Le principal instigateur de cette folle entreprise fut Ranulfe Flambart, évêque de Durham. Sorti d'une race plébéienne, il avait flatté bassement Guillaume-le-Roux, et, à force de le servir avec adresse, il fut élevé par lui au-dessus de tous les grands du royaume. Créé grand trésorier et grand justicier, il se rendit odieux par d'innombrables cruautés qu'il répéta souvent, et se fit redouter du plus grand nombre. Comblé de richesses amassées de toutes parts, et de dignités chaque jour croissantes, il devint excessivement opulent, et, quoiqu'il fût presque illétré, il parvint jusqu'au siège épiscopal, non par le mérite de la piété, mais par l'emploi de la puissance séculière. Toutefois, comme aucun pouvoir de la vie mortelle n'est de longue durée, quand son Roi eut été tué, Flambart fut jeté en prison par le nouveau monarque, comme le déprédateur usé de la patrie. A cause de beaucoup d'injures dont il avait vexé Henri lui-même, et d'autres enfants du royaume, tant pauvres que riches, qu'il avait outrageusement maltraités à diverses reprises et de plusieurs manières, il fut renversé du sommet élevé de la puissance, grâce à la Providence divine qui fit changer le vent de ses prospérités, et, mis aux fers dans la tour de Londres, il fut livré à la garde de Guillaume de Magneville. Mais, comme dit Ovide en parlant de Dédale: "Ingenium mala saepe mouent" le prélat, fécond en expédients, s'appliqua à se délivrer des rigueurs de la prison, et, par l'entremise de ses amis, s'en procura la sortie. Habile et éloquent, quoique cruel et irascible, libéral cependant et le plus souvent joyeux, il s'était ainsi rendu agréable et cher à la plupart de ceux qui le connaissaient. Il recevait par l'ordre du Roi deux sous sterling tous les jours pour sa table. C'est pourquoi, avec l'aide de ses amis, il se réjouissait dans sa prison, et faisait servir journellement, pour lui et ses gardiens, un splendide festin. Un certain jour on lui apporta une corde dans une bouteille de vin, et il fit servir généreusement un banquet somptueux. Ses gardiens mangèrent avec lui, et puisèrent une grande joie dans une copieuse libation de Falerne. Quand ils furent entièrement enivrés, et qu'ils se furent endormis avec sécurité, l'évêque attacha la corde à la colonne qui se trouvait au milieu de la fenêtre de la tour; puis se saisissant de son bâton pastoral, il descendit. Mais, comme il avait négligé de prendre des gands, la rudesse de la corde lui écorcha les mains jusqu'à l'os; et comme la corde n'atteignait pas jusqu'à terre, ce prélat replet fit une lourde chute, et, presque tout brisé, poussa de tristes gémissements. Ses fidèles amis et ses satellites éprouvés attendaient au pied de la tour, où ils lui avaient tenu prêts, non sans une grande frayeur, d'excellents chevaux. Il s'en servit pour fuir au plus vite et fut rejoint, avec son trésor, par ses fidèles compagnons, sous l'escorte desquels il gagna en toute hâte par mer la Normandie, et se rendit auprès du duc Robert. La mère de Flambart, qui était sorcière, et s'entretenait souvent avec le démon, dans l'intimité duquel elle avait perdu un œil, passait par mer en Normandie sur un autre bâtiment avec le trésor de son fils. Elle était ballottée çà et là par ses compagnons de voyage avec des gestes dérisoires à cause de ses enchantemens criminels. Cependant des pirates étant survenus pendant la traversée, tout le trésor fut pillé, et la vieille sorcière, mise toute nue et fort affligée, fut jetée sur les côtes de Normandie avec les nochers et les passagers. Enfin le prélat fugitif, bien accueilli par le duc, fut mis à la tête des affaires de la province, et ce prince usa de ses conseils autant que sa nonchalance le lui permit. Flambart excita surtout le duc à entreprendre la guerre contre son frère; il employa tous ses efforts à augmenter la haine contre le Roi; il donna à Robert les conseils qu'il crut propres à lui faire obtenir le royaume d'Angleterre, et lui promit son assistance en toutes choses. Enfin, pendant l'automne, le duc Robert traversa le détroit et se rendit en Angleterre: bien reçu par des personnages illustres et puissants qui s'étaient coalisés et qui l'attendaient, il se prépara à combattre le Roi. Sa flotte différait beaucoup de celle de son père Guillaume: aussi ce ne fut pas par la valeur de l'armée, mais par les machinations des traîtres qu'il aborda au port de Portsmouth. Aussitôt le duc, conduit dans la province de Winchester par les grands du royaume, qui depuis long-temps lui avaient fait hommage, s'y arrêta; et, excité par les séditieux, provoqua son frère au combat, à moins qu'il ne déposât le diadème. Plusieurs seigneurs qui, seulement pour les apparences, s'étaient jusque-là attachés au roi Henri, reçurent volontiers le duc à son arrivée, et réunirent leurs troupes à son armée. En effet, Robert de Bellême, Guillaume, comte de Surrey, et plusieurs autres seigneurs abandonnèrent le Roi: d'autres, en grand nombre, pour trouver le prétexte de se séparer de lui, lui demandèrent des choses injustes, et le menacèrent de quitter son service s'il ne satisfaisait pas à leurs réclamations. Robert de Meulan, Richard de Reviers et plusieurs autres barons de distinction firent à Henri un rempart de leurs corps. De leur côté, tous les Anglais, ignorant les droits de l'autre prince, restèrent fidèles à leur monarque, et témoignèrent assez le desir qu'ils avaient de prouver leur fidélité les armes à la main. Sur ces entrefaites, Hugues, comte de Chester, tomba malade, et, après avoir souffert long-temps, se fit moine dans le couvent qu'il avait bâti à Chester même; puis, trois jours après sa profession, il mourut le 6 des calendes d'août (27 juillet). Richard, jeune homme très-beau, seul enfant qu'il eût eu d'Ermentrude, fille de Hugues de Clermont, gouverna le comté pendant près de douze ans. Il se rendit agréable à tout le monde, et prit pour femme Mathilde, fille d'Etienne, comte de Blois, et d'Adèle, sœur du roi Henri, avec laquelle il périt malheureusement, le 7 des calendes de décembre (27 novembre), dans le naufrage de la Blanche-Nef, dont nous parlerons en détail ci-après. [10,16] CHAPITRE XVI. Le comte de Meulan, s'apercevant de l'astuce et de la défection de ses compatriotes, et cherchant les moyens de garder sa foi, dans la prospérité comme dans le malheur, au roi qui était son ami, agita habilement dans le fond de son cœur toutes sortes de projets, et s'occupa avec sollicitude des moyens de soutenir l'Etat qui chancelait. En conséquence il dit au Roi: «Tout honnête homme, tout ami de la justice, voyant son ami dans la détresse, doit, s'il veut prouver une loyauté à toute épreuve, employer tous ses efforts pour secourir dans son malheur celui qu'il chérit. Occupé d'un tel soin, il doit moins penser au prix qu'il recevra de ses services que songer aux moyens de le tirer de l'infortune. Toutefois nous voyons beaucoup de gens agir différemment, et, par une infâme prévarication, souiller l'honneur de la foi qu'ils avaient jurée à leur maître. Certes, c'est ce que nous apercevons clairement, et sentons en nous-mêmes par de poignantes piqûres. Nous donc, auxquels Dieu a confié le soin de l'intérêt commun, nous devons chercher de toutes parts ce qui peut contribuer au salut du royaume ainsi qu'à celui de l'Eglise du Seigneur. Que notre premier soin ait pour but de vaincre pacifiquement par la grâce de Dieu, de manière que, sans effusion du sang chrétien, nous puissions obtenir la victoire et maintenir dans la sérénité de la paix un peuple fidèle. Maintenant donc, seigneur Roi, écoutez mon avis, et ne dédaignez pas de suivre mes conseils. Portez des paroles bienveillantes à tous vos chevaliers, caressez tous vos enfants comme un bon père, gagnez chacun par des promesses, accordez tout ce qu'on vous demande, et par ces moyens conciliez-vous habilement tous les cœurs. Si l'on vous demande Londres ou bien York, ne balancez pas à promettre de grandes choses, comme il convient à la munificence royale. En effet, il vaut mieux donner une petite partie du royaume que de vous exposer à voir la multitude de vos ennemis vous arracher la victoire et la vie. Lorsque, avec l'aide de Dieu, nous serons parvenus heureusement au terme de cette affaire, nous vous donnerons d'utiles conseils pour ressaisir les domaines que de téméraires déserteurs de votre cause auraient usurpés pendant la guerre. Il est certain que quiconque abandonne de son propre mouvement son maître en péril de mort, et en desire un autre par spéculation d'avarice, ou bien vend à son roi le service militaire qu'il devrait lui offrir volontairement pour la défense de ses Etats, et cherche à le dépouiller de ses propres domaines, doit, aux yeux de la raison et de l'équité, être jugé comme traître et envoyé en exil après avoir été à bon droit dépouillé de ses biens héréditaires.» Tous les grands qui se trouvaient auprès du roi Henri s'accordèrent à donner des éloges au discours du comte, et engagèrent le monarque à suivre-ses conseils. Henri, doué d'une grande sagesse, rendit grâce à des conseillers si bien disposés, céda de bon cœur à leurs salutaires exhortations, et s'attacha, par des promesses et des présents, plusieurs seigneurs dont la foi lui était suspecte. Enfin il marcha au devant de son frère avec de grandes forces, et lui envoya des ambassadeurs pour lui demander positivement pourquoi il avait eu l'audace d'entrer sur le territoire de l'Angleterre avec des troupes armées. La duc Robert fit la réponse suivante: «Je suis entré avec les seigneurs qui me sont attachés dans le royaume de mon père, et je le réclame comme m'étant dû par droit de primogéniture.» Les deux frères s'arrêtèrent quelques jours dans une plaine, et s'envoyèrent mutuellement chaque jour de nobles députés. Les traîtres séditieux desiraient plutôt la guerre que la paix; et comme ils s'occupaient beaucoup plus de leurs avantages particuliers que de l'intérêt public, les perfides courriers dénaturaient les paroles des princes, et semaient entre les frères plutôt la zizanie que la concorde. Cependant le sage Henri songea à obtenir de son frère un entretien face à face, et tous deux en se réunissant ressentirent les douceurs de l'amour fraternel. Cette grande armée fit un noble cercle autour des princes, et là brilla de tout son éclat dans les armes la formidable troupe des Normands et des Anglais. Seuls au milieu de tant de spectateurs, les deux frères eurent un entretien, et sans fraude se dirent de bouche ce qu'ils éprouvaient dans leur cœur. Enfin, après un petit nombre de paroles, ils s'embrassèrent mutuellement, et s'étant donné de doux baisers, ils se réconcilièrent sans réserve. Je ne saurais ici insérer leurs discours, parce que je n'assistai pas à la conférence; mais j'ai appris, pour l'avoir entendu, ce qui résulta de l'entrevue de ces illustres frères. D'abord le duc Robert renonça, en faveur de Henri, aux prétentions qu'il avait sur le trône d'Angleterre, et le dégagea, suivant la dignité royale, de l'hommage qu'il lui avait fait depuis long-temps. De son côté, le roi Henri promit de payer annuellement au duc trois mille livres sterling, et lui abandonna tout le Cotentin ainsi que tout ce qu'il possédait en Normandie, à l'exception de Domfront. Il ne retint que cette place, parce qu'il avait promis par serment aux gens de Domfront, quand ils le reçurent, de les conserver toujours en sa puissance, et de ne jamais changer leurs lois ni leurs coutumes. Ayant écarté tous arbitres, les deux princes arrêtèrent entre eux seuls leurs déterminations, et, à la vue de tous les spectateurs qui les entouraient avec admiration, ils décidèrent qu'ils se secourraient mutuellement comme il convient à des frères, qu'ils se ressaisiraient de tous les domaines de leur père, et que de part et d'autre ils puniraient également tous ceux qui avaient criminellement semé la discorde entre eux. Ainsi, la paix faite, les perfides furent couverts de confusion, devinrent un objet de mépris pour ceux même auxquels ils avaient prodigué d'iniques adulations, et furent forcés, honteux et pâles de crainte, de fuir la présence du Roi. Les peuples fidèles, occupés de justes travaux, furent comblés de joie, et les bataillons armés, licenciés avec la permission de Henri, regagnèrent gaîment leurs demeures. Tout le royaume d'Angleterre éprouva l'allégresse tranquille que donne le calme de la paix; l'Eglise de Dieu, forte d'un repos durable, resplendit dans la divine loi, et, rassurée contre le tumulte des batailles, combattit pour son Dieu. La sincérité de notre récit est confirmée évidemment par les nouvelles basiliques et les nombreux oratoires récemment construits dans les villages d'Angleterre, par les vastes cloîtres des couvents et les autres édifices monastiques qui furent bâtis du temps du roi Henri. Tous les ordres religieux, jouissant de la paix et de la prospérité, s'appliquèrent, au dedans et au dehors, à manifester leur zèle dans tout ce qui concernait le culte de la Divinité toute-puissante. Dans la ferveur même de leur dévotion, les fidèles songèrent à renverser les temples et les habitations pour leur substituer de plus belles constructions. En conséquence on démolit les anciens bâtiments qui avaient été élevés sous Edgar, Edouard et les autres rois chrétiens, afin de les perfectionner convenablement pour la plus grande gloire du Créateur, soit par la hauteur, soit par l'étendue, soit par l'élégance du travail. Après avoir passé deux mois avec le Roi son frère, le duc Robert, à l'approche de l'hiver, retourna en Normandie, comblé de présents dignes de la majesté royale; il emmena avec lui Guillaume de Varenne et plusieurs autres qui avaient été pour sa cause dépouillés de leurs biens. Peu après, le vieux Gislebert, surnommé Maminot, évêque de Lisieux, mourut au mois d'août. Foulcher, frère de Flambart, fut, au mois de juin, consacré évêque du même siége par l'archevêque Guillaume. Foulcher, presque illétré, fut, grâce à son frère, tiré de la cour pour être promu à l'épiscopat. Digne d'éloges pour sa magnificence, il jouit de l'évêché pendant sept mois, et mourut en janvier. Ensuite Ranulfe Flambart, qui était exilé en Normandie, et qui était privé de l'évêché de Durham par suite de la haine du Roi, auquel il avait résisté, obtint l'évêché de Lisieux pour son fils Thomas encore enfant, et pendant trois ans gouverna ce diocèse, non comme un prélat, mais comme un magistrat civil. Cependant Guillaume de Paci ayant donné une grande somme d'argent au comte, essaya d'usurper l'évêché; mais, condamné pour crime de simonie, d'abord à Rouen, ensuite à Rome, il fut misérablement puni de sa témérité. Ainsi, pendant près de cinq années, l'évêché de Lisieux manqua de guide, et le troupeau du Seigneur, privé d'un digne pasteur, fut exposé à la dent des loups jusqu'à ce que la grâce de Dieu envoya l'évêque Jean pour consoler son peuple. [10,17] CHAPITRE XVII. Des bruits favorables s'étant répandus concernant les illustres champions qui avaient quitté leur patrie, et qui, dans l'Orient, combattant au nom du Christ contre les Païens, avaient remporté de glorieux triomphes, les princes d'Occident furent jaloux de ces invincibles prouesses et de ces succès inespérés. A l'exemple de tant de bravoure, leurs parens et leurs voisins s'excitèrent à entreprendre une pareille expédition. C'est pourquoi beaucoup de personnes furent enflammées du desir de voyager, de visiter le tombeau du Sauveur et les lieux saints, et d'exercer contre les Turcs leur valeur et leurs armes. Un grand nombre furent contraints de partir, effrayés qu'ils étaient de la malédiction apostolique; car le pape Pascal anathématisa publiquement et sépara de toute la chrétienté tous ceux qui, ayant pris volontairement la croix du Seigneur, étaient revenus sans avoir accompli leur entreprise, à moins qu'ils ne recommençassent leur voyage, et que, faisant satisfaction à Dieu, ils n'acquittassent pieusement les vœux qu'ils avaient jurés. En conséquence, l'an de l'incarnation du Seigneur 1101, Guillaume, duc de Poitiers, rassembla une grande armée d'Aquitains et de Gascons, et entreprit gaîment le saint voyage. C'était un prince entreprenant et brave, enjoué jusqu'à l'excès, et même surpassant par ses plaisanteries les histrions les plus facétieux. On assure qu'à sa sortie du territoire d'Aquitaine, trois cent mille hommes armés suivirent ses drapeaux. Etienne, comte palatin, de Blois, était décrié auprès de tout le monde, et se voyait en butte à un mépris continuel pour avoir fui honteusement du siége d'Antioche et abandonné ses glorieux compagnons qui souffraient le martyre pour le Christ. Beaucoup de personnes le réprimandaient fréquemment, et il se sentait forcé autant par la crainte que par la honte de reprendre les armes avec les croisés. Adèle, sa femme, l'excitait fréquemment à cette entreprise, et, dans l'intimité conjugale, lui disait: «Gardez-vous, monseigneur, de souffrir plus long-temps les reproches de tant de monde; rappelez-vous les exploits célèbres de votre jeunesse; et, pour le salut de plusieurs milliers d'hommes, prenez les armes dans une noble carrière, afin qu'il en résulte dans tout l'univers une grande joie pour les Chrétiens, de la terreur pour les Païens, et l'humiliation publique de leur loi criminelle.» Cette femme sage et courageuse dit à son mari ces choses et plusieurs autres semblables; mais, comme comme il connaissait les dangers et les difficultés de l'entreprise, il craignait d'avoir à souffrir de nouveau de si rudes travaux. Enfin il reprit courage et force; il se mit en marche avec plusieurs milliers de Français, et malgré les plus fâcheux obstacles se rendit jusqu'au sépulcre du Christ. Alors Harpin vendit à Philippe, roi des Français, la ville de Bourges, et prit la route de Jérusalem avec Joscelin de Courtenai et Milon de Brai. Etienne, duc de Bourgogne, Etienne, comte de Châlons-sur-Saône, et un autre Etienne, fils de Richeld, avec plusieurs corps de guerriers bourguignons, s'empressèrent de se réunir à la milice du Christ. L'archevêque de Milan et Albert de Blandraie, le plus puissant des Italiens, se mirent en route pour Jérusalem avec des troupes de Liguriens. Tous ces croisés quittèrent leur pays pour l'amour de Dieu. Parvenus en Macédoine, ils envoyèrent des ambassadeurs à l'empereur Alexis pour lui demander le libre passage et la faculté de s'approvisionner. Ce souverain habile, apprenant qu'il arrivait une si grande troupe d'occidentaux, fut saisi d'effroi, et, leur accordant sans balancer tout ce qu'ils lui demandaient, il les flatta avec prudence. Souvent il avait éprouvé les effets de l'audace et de la bravoure des Cisalpins sous Boémond et Guiscard: en conséquence il prenait de grandes précautions pour ne pas les offenser ni les provoquer à la guerre. C'est pourquoi il résolut de leur accorder un libre passage par ses Etats, et acquiesça libéralement à toutes leurs demandes quelles qu'elles fussent. Il fit de grands présents aux princes, et fit conduire heureusement toute l'armée jusque dans la Cappadoce, qui est au-delà de Constantinople. Là, on fit le recensement de tous les occidentaux, et on trouva plus de cinq cent mille combattants. On consulta les hommes habiles sur la continuation du voyage; mais ils prévoyaient des dangers inévitables. Dans leurs réunions, ils recherchaient avec soin les accidents qui pouvaient menacer, et parlaient ainsi dans leurs communications réciproques: «Jusqu'à ce moment nous avons marché avec sécurité, parce que nous sommes restés parmi nos frères dont nous connaissons les habitudes et le langage. En effet, depuis que nous avons quitté nos maisons, nous avons été, pour l'amour du Père suprême, bien accueillis par les Chrétiens: désormais un autre sort nous attend. Les horribles tempêtes des guerres font éclater d'atroces fureurs entre l'empereur Alexis et Boémond, qui commande à Antioche. Les contrées que nous allons parcourir sont incultes: les Turcs y font jusqu'à la mer de fréquentes incursions; et comme les loups ont naturellement soif du sang des brebis, de même ces barbares cherchent à détruire toute la race des Chrétiens. Prions humblement le Dieu tout-puissant de nous protéger, parce que de toutes parts nous sommes entourés de dangers. Voilà que nous laissons derrière nous un Empereur perfide ainsi que ses peuples, que nous devons tenir pour grandement suspects. A droite est la mer dans laquelle se trouvent l'île de Crète, celle de Chypre, l'illustre Rhodes et plusieurs autres, qui toutes sont soumises à l'Empereur, et qui nous détestent à cause des méfaits de ceux de nos compatriotes qui nous ont précédés. Vers l'Orient et vers le Nord, des nations barbares occupent le sol jusqu'aux extrémités du monde; elles éprouvent une insatiable ardeur de répandre le sang des Chrétiens. Le trajet d'ici à Antioche est de plus de trente journées à travers des lieux incultes, où va nous manquer toute espèce d'aliments, parce que ces contrées naturellement fertiles ont été désolées par la guerre qui a duré si long-temps entre Boémond et l'Empereur. Que ferons-nous au milieu de tant de périls? De toutes parts la désolation nous menace.» Enfin, après avoir recherché de toutes manières quelle était l'opinion de chacun, le duc de Poitiers parla ainsi: «Dirigeons des ambassadeurs vers l'Empereur; tous de concert demandons-lui qu'il envoie le comte de Saint-Gilles avec la lance du Sauveur pour nous conduire sûrement à travers des pays inconnus jusqu'au sépulcre du Christ. C'est un homme sage qui exerce une grande influence, et qui, dans la première expédition, s'est placé en toutes choses au premier rang des plus illustres. D'après une longue expérience, il connaît les difficultés et les routes, tandis que nous les ignorons; et sa valeur dès-long-temps éprouvée est également célèbre chez les Chrétiens et chez les Païens. C'est pourquoi, si nous en faisons notre guide et notre conseiller, nous obtiendrons sécurité de la part de l'Empereur, et de sages précautions contre les barbares.» De l'accord de tout le monde on expédia des envoyés, qui exposèrent éloquemment à l'Empereur le sujet de leur mission. Dès qu'il eut connaissance du message des croisés, il en fit aussitôt part au comte Raimond, qui lui répondit: «Par la grâce de Dieu, j'ai beaucoup travaillé pour prendre Jérusalem; accablé de vieillesse et de toutes sortes de fatigues, je veux désormais goûter le repos. Seigneur Auguste, j'ai cherché un asile auprès de Votre Mgjesté: épargnez-moi, je vous prie; ne me forcez pas de voyager davantage.» L'Empereur répondit aux ambassadeurs: J'ai engagé le comte de Saint-Gilles à vous accompagner; mais il expose que sa vieillesse et ses infirmités l'empêchent de voyager avec vous. Marchez, assurés d'être en paix avec moi. Je ne veux pas, car je n'en ai pas le droit, éloigner un comte illustre qui a recours à la protection de notre Majesté.» Les ambassadeurs se retirèrent aussitôt, et firent le rapport de ce qu'ils avaient entendu. Comme tout le monde en fut troublé, et qu'on murmurait en divers sens, le comte de Poitiers parla en ces termes: «Courons promptement aux armes; retournons sur nos pas; assiégeons Constantinople, et attaquons vaillamment cette ville. Nous n'en reviendrons pas sans avoir mis à mort ce perfide Empereur, ou arraché par la force, et malgré lui, ce que nous demandons. Par ses coupables fraudes, il a fait périr d'innombrables milliers de fidèles: c'est pourquoi ce sera, si je ne me troupe, offrir un sacrifice agréable à Dieu, que d'arracher la vie, n'importe comment, à celui qui n'est sur la terre que pour la perte de tous.» Etienne de Blois et quelques autres princes sages ne se rendirent pas à une telle proposition; ils s'y opposèrent également en développant avec raison des arguments appuyés sur une vérité certaine. Toutefois les Aquitains et les Gascons, et quelques autres audacieux qui se laissaient gouverner par l'imprudence de la jeunesse, approuvèrent l'étourderie de leur prince emporté. En conséquence ils revinrent en fureur sur leurs pas, et durant trois jours assiégèrent Constantinople. L'empereur ayant eu connaissance de leur entreprise, et considérant combien sa ville était peuplée, et d'ailleurs entourée d'un triple mur, fit d'abord peu de cas de cette marche hostile: mais quand il sut que ses ennemis persistaient dans leur entreprise, il fit lâcher entre le mur extérieur et celui du milieu trois lions très-féroces et sept léopards. Il établit des gardes sur le troisième mur, auquel touchaient intérieurement les palais des grands: il fit en outre fermer les portes. Il pensa qu'il lui suffirait d'employer des bêtes féroces pour effrayer les Français, et qu'il pourrait défendre sa capitale sans aucune assistance humaine. Mais les ruses des hommes n'ont de pouvoir qu'autant que le juge à propos la sagesse divine. Les Français en armes ayant pris position dans leur camp, et voyant que personne ne se présentait devant eux, avides de combats, pénétrèrent par la première porte, et, regardant avec curiosité de tous côtés, attendirent qu'il se présentât des ennemis. Aussitôt, dès leurs premiers pas, des lions cruels accoururent, et se servant avec fureur de leurs dents et de leurs ongles, ils blessèrent quelques personnes, et en déchirèrent quelques autres qui s'avançaient sans précaution, et ignoraient ce genre de combat. Toutefois cette attaque ne put résister long-temps à l'habileté humaine. En effet, des guerriers armés d'épieux et de traits percèrent les bêtes; après avoir détruit les lions, ils mirent en fuite les léopards, et les poursuivirent jusqu'au mur du milieu. Alors les léopards, gravissant comme des chats, franchirent le mur, et les bataillons français ayant passé la porte de la seconde muraille, se disposèrent à attaquer vigoureusement la troisième. Les citoyens de la ville jetèrent de grands cris; un horrible tumulte s'éleva, et il se réunit un nombreux concours de personnes qui ignoraient ce qu'il y avait à faire dans des événemens si imprévus. Quand il entendit le bruit de cet assaut extraordinaire, l'Empereur fut saisi de crainte, et gémit d'avoir été déçu par une vaine espérance. Enfin il envoya des ambassadeurs pour supplier les nobles pélerins; il calma leur colère en faisant toutes sortes de promesses, et les détourna d'attaquer la ville royale dont ils étaient déjà presque les maîtres. Comme les Français victorieux regagnaient leurs tentes, l'Empereur attristé manda le comte de Toulouse, et, dans sa douleur et son abattement, lui tint ce discours: «Glorieux comte, je me réfugie vers vous plein de confusion, et je vous demande conseil pour savoir ce que je dois faire dans ce désastre inattendu. Voilà que l'insolence des Français se permet d'attaquer en armes et d'une main audacieuse cette ville royale, qui est la capitale de l'Orient. Ils ont violé la majesté du saint Empire; ils me forcent de les supplier pour prévenir de plus grands malheurs; après avoir versé le sang de mes fidèles sujets, ils excitent la colère de la toute-puissante Providence. La puissance impériale, qui avait jadis coutume de donner des lois aux étrangers et aux nationaux, est maintenant, hélas! réduite à subir les conditions que veulent lui imposer d'insolents voyageurs.» Le comte Raimond fit cette réponse: «Mes compatriotes ont souvent l'habitude de faire de telles attaques, et je connais bien, en de telles circonstînces, leurs violentes entreprises contre leurs concitoyens. La sagesse de Votre Majesté n'a pas besoin des longs arguments du discours: il faut faire à propos la paix avec ces insolents. Ainsi l'exige l'intérêt public pour lequel, si je ne me trompe» beaucoup de gens perdront la vie. Les pervers Gascons demandent que je les accompagne dans leur expédition; ils ont la témérité d'exiger que je voyage malgré moi. "Non impune ferent ausis quod talibus haerent". «Je m'afflige profondément, grand Empereur, de l'injure qui est faite au saint Empire, et je ne dirai pas tout ce que j'en pense. Nous trouverons Je temps de la vengeance pour faire expier aux méchants leur criminel attentat. Vous voyez les murs de Constantinople teints et souillés du sang de leurs habitants. Quelle honte pour nous d'être maintenant témoins d'un si triste spectacle!» C'est ainsi que l'Empereur et le comte s'entretinrent mutuellement, et s'occupèrent de rendre à l'ennemi la peine du talion pour le punir du mal qu'ils éprouvaient. Alexis fit choix d'illustres ambassadeurs qu'il envoya aux Français pour leur garantir ses promesses avec serment, les priant humblement de se retirer en paix, et d'attendre à l'entrée de la Cappadoce le comte de Toulouse qui allait s'y rendre avec vingt mille Turcopoles. D'après cette assurance, les Français se retirèrent, et, pour se préparer au départ, prirent quelque repos. Quelques jours après, le comte les suivit: alors l'Empereur envoya plusieurs bâtiments chargés de tartarons, et ordonna de les distribuer à chacun comme il convenait, selon son rang et sa dignité. Les Thraces appellent tartarons des pièces de monnaie de cuivre qui sont carrées, et dont on se sert comme des philippes et des besans pour le commerce en Thrace et en Bithynie. Les pélerins qui étaient dans l'indigence reçurent avec avidité les présents de l'Empereur, sans soupçonner la perfidie et les ruses perverses de ce traître détestable. Par ce moyen adroit, il s'instruisit du nombre des croisés, calculant la quantité de ceux qui recevaient son argent par celle des sommes qu'il donnait à chacun. Ensuite il la fit connaître à Daliman, à Soliman, ainsi qu'aux autres princes des Turcs, et il leur manda en Paphlagonie de réunir toutes les forces des Païens pour faire la guerre aux croisés. [10,18] CHAPITRE XVIII. Nos compatriotes, qui ne soupçonnaient aucune fraude, se rejouirent de l'arrivée du comte: ils se mirent en marche précédés par les Turcopoles qui connaissaient la langue des Gètes, les usages du pays ainsi que les routes; et, pendant trois semaines au milieu des plus grandes difficultés, ils errèrent çà et là jusqu'à ce qu'ils arrivassent à une grande ville des Barbares, dont le nom est Gandras. En effet, ils laissèrent tout-à-fait à droite la route qui conduit à Jérusalem par la Romanie et la Syrie, et traversèrent des pays impraticables au nord jusqu'en Paphlagonie, au milieu du Pont, ancien empire de Mithridate, qui possédait vingt-deux royaumes. Je suis incertain si le comte de Saint-Gilles s'égara ainsi par ignorance des lieux, ou s'il s'écarta de la route par malveillance et pour se venger de ses compagnons. Les Chrétiens ayant traversé des lieux impraticables, des fleuves périlleux et d'inaccessibles forêts, étaient à peine au bout de trois semaines à la ville de Gandras, et avaient résolu de s'y reposer quelque temps après tant de fatigues, lorsque tout à coup se présenta devant eux une multitude de Païens innombrables comme le sable des mers, qui les attaquèrent lorsqu'ils n'y étaient point préparés, et qu'ils étaient fatigués par toutes sortes de calamités. En effet, ces barbares conduisaient avec eux leurs femmes et leurs troupeaux, et traînaient à leur suite, dans des chariots, de grandes richesses, afin de conserver soigneusement sous leurs yeux cette immense opulence, de montrer leurs trésors tant à leurs ennemis qu'à leurs voisins, de manière à inspirer la terreur à tous ceux qui verraient tant de biens, et enfin à se trouver partout au sein de l'abondance de toutes choses, tant en paix qu'en guerre. Quant aux Chrétiens, excédés de faim, de soif et de toutes sortes de privations, dès qu'ils commencèrent à être pressés par l'ennemi, oubliant leurs peines passées, ils s'avancèrent en armes; ayant repris force et courage, ils rangèrent leurs corps en bataille, et durant cinq jours combattirent virilement au nom du Seigneur. Là, comme le rapportent de véridiques pélerins, on compta cinq cent mille Chrétiens, et, si je ne me trompe, ils furent terriblement attaqués par un million de Païens. De part et d'autre on combattit avec acharnement, et plusieurs milliers de combattants perdirent la vie. Le cinquième jour, quand les Turcs s'aperçurent que leurs phalanges diminuaient, et qu'ils eurent appris à redouter la force invincible des Chrétiens, ils ordonnèrent, par un décret public, à leurs femmes qui étaient sous les tentes, aux eunuques et aux autres domestiques qui gardaient le trésor des princes, de disposer avec soin tous les bagages et les trésors, et de se préparer la nuit suivante à fuir loin de la présence de l'ennemi. Les Chrétiens, ignorant l'abattement des Turcs, se laissèrent honteusement abattre eux-mêmes: dès le commencement de la nuit, le comte Raimond, avec les Turcopoles de l'Empereur et les troupes de ses propres Etats, tourna le dos, et, à l'insu des autres princes, prit secrètement la fuite. Ce que voyant l'écuyer du comte de Toulouse, animé d'une pieuse compassion pour l'armée chrétienne, il renversa la tente de son maître, afin que ses compagnons d'armes qu'il avait trompés connussent son évasion subite. Albert de Blandraie, guerrier d'un grand courage, fut tué dans la bataille ainsi que plusieurs milliers d'hommes, dont le nombre certain est inconnu. Le duc de Poitiers, Etienne de Blois et plusieurs autres seigneurs avec leurs troupes, ayant eu connaissance de la fuite de leur perfide compagnon, résolurent de fuir sur divers points, effrayés qu'ils étaient et manquant de résolution. Quand les Turcs, qui, dans l'excès de leur fatigue, avaient voulu faire leur retraite, s'aperçurent de celle des Français, ranimant l'ardeur de leur courage, ils s'attachèrent à la poursuite de leurs ennemis, et, tombant sur les traînards, tuèrent plusieurs milliers d'hommes. Ils en emmenèrent en captivité quelques-uns qui étaient encore dans la fleur printanière de leur jeunesse. Près de quatre cent mille Chrétiens moururent corporellement, mais vivent spirituellement dans l'éternel repos avec le Christ dans lequel ils sont morts. Le comte de Toulouse avec les siens, et les Turcopoles revinrent en fuyant à Constantinople; et, ayant rapporté le malheur arrivé aux Chrétiens, causèrent à l'Empereur une grande joie. Cependant Daliman, Soliman et les autres princes de la nation ennemie triomphèrent au milieu des pompes de la victoire, rendirent en entier à l'empereur Alexis la quantité de tartarons que, sous le faux nom de charité, il avait donnés traîtreusement aux Chrétiens, et lui envoyèrent la moitié de tout le butin qu'ils avaient enlevé à leurs ennemis vaincus. En effet, c'est à ces conditions que ce perfide traître avait traité avec les Turcs, et vendu à ce prix les fidèles aux infidèles. Ainsi, recevant la récompense de sa trahison, c'est-à-dire un immense amas de tartarons pour le sang des baptisés, il éprouva une joie insensée. Les illustres ducs d'Aquitaine et de Bourgogne, et quelques autres princes distingués, prirent la fuite, et, selon que l'occasion les favorisait, se cachèrent dans des antres, dans les retraites des cavernes ou dans l'épaisseur des forêts. Dans ces contrées, les Syriens et les Arméniens avaient leurs habitations mêlées à celles des barbares. Ceux qui étaient dispersés dans les campagnes, obéissaient aux Turcs, leur payaient publiquement un tribut annuel pour acheter d'eux la paix et la sécurité, et néanmoins conservaient avec dévotion la loi chrétienne, éprouvés qu'ils étaient par les persécutions comme l'or dans le creuset. La déroute des Chrétiens contrista vivement ces peuples: ils compatirent fraternellement à la détresse de ceux qui erraient dans des lieux impraticables; et, autant que le leur permettait la crainte qu'ils avaient des infidèles dont ils dépendaient, ils secouraient avec bonté les fugitifs; ils les cachaient dans des retraites sûres; ils portaient des aliments à ceux qui s'y étaient retirés, et, pendant l'obscurité des nuits, ils les conduisaient par des routes qui mènent à Antioche; et les guidant ainsi vers des voisins connus et des compatriotes, ils les mettaient en sûreté. Un grand nombre de Chrétiens furent conduits en captivité par les barbares dans des contrées inconnues, et restèrent quelque temps dans la servitude et les fers, parmi ces peuples dont ils n'entendaient pas le langage. Là, observant les préceptes de leur religion, ils éprouvèrent la grâce de Dieu, et furent miraculeusement secourus par elle de plusieurs manières, comme les Israélites parmi les Assyriens et les Chaldéens. C'est ce qui fit que plusieurs revinrent de captivité, soit en prenant la fuite, soit avec la permission des princes de la Perse et des autres contrées. Avec l'aide du Créateur bienveillant, qui secourt tous ceux qui l'aiment, il échappa donc près de cent mille Chrétiens, dont quelques-uns revinrent sur leurs pas en traversant l'Illyrie, et dont les autres poursuivirent leur route, non sans de grandes craintes et de nombreuses difficultés. Le duc de Poitiers, qui était sorti du territoire des Limousins, avec trois cent mille guerriers, et qui, dans l'excès de sa fierté, avait effrayé l'Empereur en assiégeant Constantinople, maintenant réduit à l'indigence et à la mendicité, atteignit avec peine la ville d'Antioche, et y fit son entrée avec six compagnons d'infortune. Quelques autres chefs, des comtes et des capitaines illustres, perdirent toutes leurs troupes; et, privés de leurs serviteurs chéris et de leurs richesses, éprouvèrent l'excès de la désolation au sein des cruautés d'un pays barbare. Ranimés toutefois par la constance dans la vraie foi et l'amour du bienveillant Jésus, ils coururent à son sépulcre. Quoique par un jugement secret de Dieu ils eussent été retardés par mille obstacles, toutefois reconfortés intérieurement par le nectar spirituel, ils firent toute sorte d'efforts pour visiter les lieux saints, et pour devenir les compagnons sanglants des martyrs bienheureux qui, ayant versé leur sang pour le Christ, jouissent avec félicité des célestes lauriers. [10,19] CHAPITRE XIX. Le roi Godefroi régna deux ans à Jérusalem; presque toujours les armes à la main, il combattit contre les Philistins, et, fort de sa grande bravoure, étendit les bornes de ses Etats. Les Païens du pays gardaient un repos perfide dans les villes et dans les bourgs, et ils n'osaient murmurer hautement contre les Chrétiens. Cependant, plongés dans la tristesse, ils tramaient avec ruse des machinations contre les fidèles, et ces traîtres attendaient un temps favorable pour les mettre à exécution. Enfin les habitants de Joppé profitèrent du séjour que fit parmi eux le roi Godefroi pour l'empoisonner, et faire ainsi périr, au grand regret des Chrétiens, ce glorieux monarque. Depuis que le Sauveur avait souffert pour nous à Jérusalem, Godefroi, le premier des Chrétiens, fut déterminé par une élection ecclésiastique à y prendre le diadème, à la gloire de celui qui, pour le salut des hommes, daigna porter une couronne d'épines, et à recevoir le nom de roi de Jérusalem pour la terreur des Païens. Quand il fut mort, comme nous l'avons dit, on s'occupa bientôt dans un conseil de lui donner un successeur. En conséquence, aussitôt on envoya des courriers à Edesse pour annoncer sa mort à son frère Baudouin, que l'on appela au trône de Jérusalem pour lui succéder. Il remit sans retard son duché à Baudouin-du-Bourg son cousin; et lui-même, comme la foudre, traversa le territoire ennemi et les nations barbares. Il rencontra près de quarante mille Païens à Sarepta, ville des Sidoniens: suivi d'un petit nombre de braves, il les chargea virilement, leur causa une merveilleuse terreur, par la puissance de Dieu, les mit tous en déroute, et, rempli de joie, continua son chemin vers la Judée, Les Turcs avaient d'avance appris son arrivée; et, d'après cette information, se promettant une grande joie, ils l'avaient attendu en armes dans une embuscade: mais trompés dans leurs vaines espérances, ceux qui purent éviter la mort regagnèrent leurs foyers pleins d'épouvante et avec perte et déshonneur. Le héros dont nous venons de parler, bien accueilli par les habitants de Jérusalem, reçut le sceptre de David, et le tint courageusement pendant près de douze ans. C'était un prince beau de corps, d'une haute stature, remarquable par son esprit entreprenant et par sa bravoure, magnanime pour supporter les travaux, instruit dans les lettres, doué d'éloquence, et orné de beaucoup de qualités distinguées. Sous son règne, Etienne de Blois, et les seigneurs dont nous avons parlé, vinrent à Jérusalem après beaucoup d'obstacles, et y furent honorablement reçus par le roi Baudouin et par le patriarche Ebremar. Quant au duc de Poitiers, après qu'il eut terminé ses prières à Jérusalem, il s'en retourna chez lui, et quand, par la suite, il goûta la prospérité, comme il était joyeux et beau diseur, il raconta souvent en présence des rois, des grands et des sociétés chrétiennes, et en vers rhythmiques, sur des airs agréables, les déplorables aventures de sa captivité. Etienne, comte de Blois, et plusieurs autres restèrent en Judée pour l'amour du Christ, et résolurent d'offrir à Dieu leur courage et leurs prouesses. Ils attendirent donc le roi de Babylone dont ils apprirent la prochaine arrivée avec d'innombrables armées. Enfin, ayant su par des rapports certains que l'émir de Babylone était arrivé à Ascalon, et qu'il avait résolu d'attaquer le lendemain les Chretiens avec beaucoup de troupes, le roi Baudouin, Etienne, et plusieurs autres princes Chrétiens s'encouragèrent mutuellement dans le Seigneur, et, en son nom, prirent fidèlement les armes pour mériter la victoire par leur propre mort ou par celle de l'ennemi. Ils envoyèrent une partie de l'armée à Joppé: le Roi et la plus grande partie de la noblesse se rendirent a Ramla; car ils ne voulaient pas être renfermés dans Jérusalem, et ils ignoraient quelle était la ville que les Turcs attaqueraient la première. Enfin, par un mouvement inattendu, l'émir et son innombrable armée enveloppèrent Ramla, et tentèrent d'en renverser les murs avec des projectiles et diverses machines, ou de les saper avec la pioche ou par des fossés. Il y avait dans la ville de braves chevaliers, mais en petit nombre, et ils n'étaient pas de force à résister à la masse immense de cette étonnante multitude. C'est pourquoi Etienne, Harpin, Guillaume-Sans-Avoir, et quelques autres, engagèrent le Roi à se rendre en toute hâte à Jérusalem. «Prince vaillant, partez promptement, dirent-ils, pour la ville sainte, de peur que tant de bataillons ne la trouvent sans défenseurs quand ils l'attaqueront, et que, dans un assaut imprévu, ils ne détruisent la mère avec tous ses enfants. Nous sommes ici tous également enfermés, et nous attendons avec certitude la fin de notre vie dans la confession du Christ, demandant de toute notre ame à notre Créateur de devenir ses vrais martyrs, d'être lavés de tous nos péchés par l'effusion de notre sang en son nom, et de pouvoir contempler avec ses élus sa face gracieuse pour nous. Adieu, bon Roi, sortez au plus vite, quoique parmi tant et de si cruelles phalanges d'ennemis, le passage soit difficile, à moins que la divine miséricorde ne vous accompagne.» Les barons inquiets dirent au Roi ces choses, et plusieurs autres semblables, et le forcèrent de fuir un péril pour se jeter dans un plus grand. Il se rendit, quoique malgré lui, aux exhortations de si grands guerriers. Accompagné d'un seul chevalier, il monta une cavale aussi rapide que forte, que l'on appelle farisie; il sortit, et, protégé de Dieu, il traversa de nuit sans accident les troupes de l'ennemi. Comme il passait par le camp des Païens pour se rendre aussitôt par divers détours à Jérusalem, les gardes qui veillaient, voyant des chevaliers inconnus, se mirent à crier, et, ayant réveillé leurs cohortes, poursuivirent les fugitifs pendant deux milles avec un grand bruit et des cris affreux. Cependant le Roi s'échappa par des sentiers détournés qu'il connaissait, et s'évada sans blessure, avec l'aide de Dieu, mais non sans de grandes difficultés. Alors le prince tout tremblant quitta dans les montagnes la route qu'il avait prise pour se rendre à Jérusalem, et, à travers des précipices, parvint difficilement à la ville que l'on appelle Arsur, où il trouva une garnison effrayée qui veillait. Aussitôt il lui adressa la parole, et voulut entrer; mais il fut repoussé, quoiqu'il répétât fréquemment: «Je suis Baudouin; vous n'avez rien à craindre; recevez-moi parmi vous.» La garnison, qui craignait les ruses multipliées des ennemis, refusa de le croire jusqu'à ce qu'ayant allumé du feu sur les murailles, elle le reconnut après qu'il se fut découvert la tête. Alors on le fit entrer avec joie: il fortifia le courage de ses chevaliers, et leur ayant rapporté ce qui se passait les engagea a faire une belle défense. Ensuite Baudouin remonta sur sa cavale avec son compagnon; il gagna en hâte Joppé, où il entra, après s'être fait reconnaître par les habitants, et il leur fit part des tristes événements qui avaient lieu. «D'innombrables troupes de Païens, dit-il, investissent Ramla, et combattent à mort ceux qui sont dans la place. Le glorieux héros Etienne, comte palatin de Blois, Milon de Brai, Harpin de Bourges, Guillaume-Sans-Avoir, Simon son frère et quelques autres braves d'élite se font martyrs du Christ dans Ramla d'où ils m'ont renvoyé par force, afin que je vinsse vous fortifier vous et nos autres frères dans la résolution de les imiter. Nos ennemis nous poursuivent avec insolence, et je crois qu'ils ne tarderont pas à venir ici. Maintenant, s'il vous plaît, envoyons un courrier à Jérusalem; mandons au patriarche et à tous nos frères de nous secourir dans notre détresse au plus vite et comme il convient, ainsi que nous le leur prescrirons.» Tout le monde ayant approuvé cet avis, le Roi fit approcher un écuyer plein de résolution, et lui dit: «Mon cher frère, allez à Jérusalem, amenez-nous une troupe bien armée de nos frères; et, pourvu que Dieu nous prête vie, je vous ferai chevalier à notre première entrevue.» Cet écuyer s'acquitta parfaitement de la mission qu'on lui donnait, et mérita vaillamment de recevoir l'ordre de chevalerie qui lui était promis. L'exécrable armée des Païens détruisit Ramla: elle tua ou conduisit en captivité tous ceux quelle trouva dans la place. De là, fière de son triomphe, elle se rendit le même jour à Joppé, et, semblable aux sauterelles, couvrit de sa multitude la face de la terre. Le comte Etienne et quelques autres, qui étaient regardés comme les plus nobles, furent dirigés sur Ascalon. Cette troupe assiégea en silence Joppé pendant deux jours, et le troisième se retira avec perte et déshonneur: car les sentinelles de la citadelle de Joppé découvrirent sur les montagnes les étendards des troupes qui venaient de Jérusalem, et elles annoncèrent au Roi, en le félicitant, qu'ils approchaient du fort des Bourguignons. Baudouin rassembla aussitôt la troupe des fidèles; et les fortifiant par une exhortation courageuse leur dit: «Voici le temps desiré par les braves soldats, où les illustres champions feront leurs preuves pour la vengeance de ceux qui leur sont chers, et qui sera terrible pour les nonchalants, les lâches, les perfides et les hommes sans cœur. Vous voyez devant vos portes un peuple exécrable, odieux au Seigneur et à tous les fidèles. Allons, hommes courageux, levez-vous avec éclat contre les ennemis de tout bien. Pour venger Dieu, armons-nous virilement, faisons une sortie à l'approche de nos compagnons, et, forts par la foi dans la protection de Dieu, marchons au combat. Rappelez-vous au fond du cœur les injures et les dommages que vous avez éprouvés, et que l'étranger sente tout le poids et l'activité de vos bras. Il a mis à mort le comte Etienne, Harpin, et plusieurs autres grands barons; il nous a enlevé d'excellents chevaliers et plusieurs de nos chefs: je le dis les larmes aux yeux, le monde entier n'en pourrait pas offrir de plus vaillants. Que la récente douleur de la mort de vos amis vous enflamme, et vous porte avec fureur à la perte de l'ennemi. Rappelez-vous le vaillant roi David et ses capitaines Joab et Abisaï, Banaïas et Urie-Hethéen, Jonathas et Judas-Machabée, et tant d'illustres guerriers de votre nation. Sortons d'ici, commençons le combat; et les troupes de Jérusalem, qui viennent nous secourir, chargeront l'étranger d'un autre côté. Que le grand Emmanuel, fils de la sainte Vierge Marie, notre Roi, qui marche devant nous, et qui est l'invincible défenseur de son Eglise, vous prête son assistance! » Cependant les gens de Jérusalem s'approchèrent du château, et leurs drapeaux parurent aux yeux des Turcs. De leur côté, le roi Baudouin et les gens de Joppé adorèrent la sainte croix du Seigneur, et la portant avec eux, s'élancèrent aussitôt en armes, et commencèrent à porter des coups terribles sur les ennemis désarmés. Alors les étrangers, voyant qu'on les attaquait de tous côtés, pris au dépourvu et manquant de résolution, épouvantés par Dieu même, prirent la fuite; et, semblables à l'armée d'Holopherne, souffrirent une égale infortune. Dans cette circonstance, le roi Baudouin et les Chrétiens poursuivirent les Païens jusque sous Ascalon, et, tombant sur les traînards, firent un grand carnage, et délivrèrent tous les prisonniers que les barbares menaçaient dans leurs fers. Cependant les plus illustres qui avaient été envoyés devant à Ascalon furent perdus, et les porteurs de nouvelles ne nous ont rien appris de certain à leur égard, excepté sur le compte de Harpin. C'est ainsi qu'après beaucoup d'angoisses, les Chrétiens triomphèrent au nom du Christ, rentrèrent à Jérusalem, chargés des dépouilles des Païens, et, comblés de joie, rendirent grâces au Dieu triomphateur. Ensuite ils mirent Ramla dans un meilleur état de défense qu'il n'était auparavant, et rétablirent dévotement, au nom du Seigneur, la chaire épiscopale avec des revenus convenables. Je ne saurais mettre par écrit quel fut le nombre des morts, parce que je n'assistai pas à cette bataille: ceux qui s'y trouvaient s'occupèrent moins de compter que de tuer, et d'emporter avec eux les dépouilles des morts. [10,20] CHAPITRE XX. Harpin de Bourges fut conduit en captivité à Babylone, et y fut retenu plusieurs jours dans les prisons de l'émir. Là, se souvenant des martyrs qui, pour le nom du Christ, avaient jusqu'à la mort livré d'innombrables combats, il invoqua souvent le Seigneur, et, reconforté par lui, il fut mis en liberté, et lui rendit de pieuses actions de grâces. Voici comme il obtint sa délivrance: des marchands de Constantinople vinrent à Babylone avec des marchandises de diverses espèces, et, suivant les lois des nations, payèrent aux ministres du gouvernement les droits établis, et restèrent assez long-temps dans la ville. Comme ils étaient Chrétiens, et d'ailleurs fort riches, ils fréquentaient les basiliques du Christ, visitaient les galetas des fidèles indigents, et portaient des consolations à ceux qui étaient dans les fers. En conséquence Harpin eut un entretien avec eux. Il les chargea de ses dépêches, et manda ce qui suit à l'Empereur Alexis: «Harpin de Bourges, votre serviteur, est retenu dans les fers à Babylone, où il souffre de grandes afflictions et gémit depuis long-temps; il requiert humblement de la magnificence de Votre Majesté impériale qu'elle lui compatisse et le secourre, et qu'elle obtienne de l'émir son affranchissement des angoisses de la prison.» Quand il apprit ces choses, l'Empereur eut une pieuse compassion du noble Français, et manda bientôt à l'émir de lui rendre à l'instant même Harpin, sinon qu'il ferait saisir dans tout l'empire de Constantinople tous les marchands et tous les sujets de Babylone. L'émir, effrayé d'un ordre dicté par tant d'indignation, tira aussitôt Harpin des fers, le retint quelques jours avec lui, lui fit voir des choses extraordinaires; et enfin, après lui avoir donné des bijoux précieux et d'autres présents, le renvoya comblé d'honneurs vers l'Empereur. Ainsi mis en liberté, Harpin alla à Constantinople auprès d'Alexis, lui rendit grâces de son assistance efficace, et ensuite, chargé de ses présents, retourna en France. Il alla trouver le pape Pascal, lui raconta ses pénibles aventures et ses souffrances, et lui demanda avec sollicitude des conseils pour sa conduite. Cependant l'habile pontife, ayant entendu le récit des grands malheurs de Harpin, lui parla en ces termes: «Il faut soigneusement prendre garde que celui qui a été lavé par le bain, et que l'on a ensuite revêtu d'habits propres, blancs comme la neige, ou bien d'étoffes de soie, ne s'expose à marcher pendant la nuit par un chemin bourbeux, de peur qu'il ne tombe dans la fange, et que, honteusement souillé, il n'ait à rougir devant ceux qui le regarderont. Que ce miroir, mon cher fils, vous serve à vous considérer, et profitez de cet exemple pour vous corriger. Vous êtes purifié par la pénitence et la confession; votre pénible voyage et les combats du martyre vous ont couronné des insignes de la vertu. Dans les angoisses de la prison, vous avez pour vos péchés satisfait à Dieu; vous avez, au milieu des souffrances, appris à pratiquer la patience, la chasteté et les autres vertus. La vie présente est une nuit obscure qui est entièrement enveloppée des ténèbres de l'ignorance. L'homme ne sait s'il est digne d'amour ou de haine, et il ne saurait prévoir ce que lui réserve le lendemain. La vie du siècle est un chemin fangeux que vous devez éviter de tous vos efforts, de peur de vous y salir, et de perdre la couronne de souffrances qui fait votre gloire. En conséquence gardez-vous d'imiter le chien qui retourne à son vomissement, et le pourceau qui se vautre dans l'infection du bourbier. Désormais ne portez plus les armes contre les Chrétiens; mais, comme un vrai pauvre du Christ, méprisez le faste mondain. C'est ainsi que, marchant sur les traces du Sauveur, abandonnant votre propre volonté pour les œuvres de la justice, dans l'espérance des récompenses éternelles, vous arriverez au séjour de la suprême vocation avec les fidèles, dans le sein d'Abraham.» Harpin reçut ensuite la bénédiction du pape: avec sa permission il gagna la France; et là, reçu honorablement par les siens, il ne resta pas long-temps avec eux. En effet, d'après le conseil du pape, ou plutôt du Christ lui-même, il abandonna le siècle, et, se rendant à Cluni pour s'y faire moine, il persévéra jusqu'à la mort dans le service de Dieu. [10,21] CHAPITRE XXI. Vers cette époque, il arriva aux Chrétiens en Syrie d'autres événements très-graves. L'illustre duc Marc Boémond entreprit une expédition contre les Turcs. Daliman fondit inopinément sur lui avec une grande armée, tua beaucoup de Chrétiens, et fit prisonnier Boémond avec Richard-de-la-Principauté, ainsi que quelques autres nobles et preux chevaliers, qu'il retint long-temps enchaînés en prison. Mais Tancrède, chef de l'armée, ayant appris le malheur de Boémond, qui était son seigneur et son parent, fut profondément affligé: il ne se borna pas, comme les femmes, à de vaines larmes et de stériles lamentations; il rassembla de tout le pays voisin toutes les troupes fidèles, fortifia en grande diligence Antioche, les bourgs et les châteaux voisins; et tant que le duc fut dans les fers, il se défendit dignement contre les attaques de l'ennemi, et il étendit même noblement ses frontières. Dès que l'empereur Alexis eut appris que Boémond était tombé dans les mains des Turcs, il envoya, plein de joie, des ambassadeurs avec de grands présents à Daliman; il le pria instamment de recevoir une forte rançon pour Béomond, et de le lui remettre pour cent mille philippes. Il en agit ainsi, non pas pour délivrer le duc captif, et, en lui rendant la liberté, le mettre en état d'être de nouveau le défenseur de la chrétienté, mais pour le retenir à perpétuité, enchaîné dans ses propres cachots: car il était resté violemment affligé de ce que Boémond avait usurpé sur lui Antioche. Il est certain que cette ville est la métropole de l'Empire de Constantinople; mais les Turcs l'avaient enlevée de vive force à l'Empereur quatorze ans avant que les Cisalpins ne la reprissent et ne tuassent Cassien. Alexis réclama toujours ses droits; mais la valeur des Normands lui opposant un insurmontable obstacle, il ne put accomplir ses desirs. Il employa toutes sortes de moyens et de ruses; mais il travailla vainement, soit par les prières, soit par l'argent, auprès des Chrétiens et des Païens, et ses démarches étant demeurées inutiles, la ville resta aux mains des vainqueurs, à ceux-là même qui, ayant avec une valeur extraordinaire vaincu les Agarins, l'avaient conquise, et ensuite, soutenus par la puissance de Dieu, l'avaient admirablement défendue. Au surplus, Daliman refusa la demande de l'Empereur, et résolut de garder à jamais dans les fers Boémond, que les Turcs appelaient le petit dieu des Chrétiens. Honneur suprême pour sa loi, qui lui semblait d'un prix inestimable. Du temps des Turcs, un certain Grec était le patriarche d'Antioche: il se montrait intraitable aux Normands victorieux. En effet, ceux-ci, devenus maîtres de la ville, résolurent de soumettre au rite latin le clergé et le peuple: ce que les Grecs, qui tenaient aux anciens usages, eurent la témérité de regarder comme inconvenant. Après la prise de Boémond, le bruit courut parmi le peuple que ce même prélat se disposait à livrer traîtreusement Antioche à l'Empereur. Lorsqu'il eut appris qu'un tel bruit se répandait sur son compte, il éprouva une vive colère; et je ne sais si ce fut parce qu'il était indigné de voir soupçonner la pureté de sa conscience, ou s'il éprouva quelque remords de l'accusation, et quelque crainte d'une entreprise aussi criminelle, qu'il se retira dans un ermitage après avoir quitté son évêché, et n'osa plus désormais revenir auprès de ceux dont il abhorrait les usages. Les Normands, maîtres de la ville, se réjouirent beaucoup du départ du Grec; ils firent connaître tous les détails de cette affaire à Boémond dans sa prison, et lui demandèrent son avis sur le remplacement du patriarche. Il ordonna de tirer de l'évêché de Maschenia pour le patriarchat d'Antioche le suffragant Bernard, qui avait été chapelain de Haimar, évêque du Puy, lequel, en mourant, avait recommandé son ami à son ami. En conséquence, par l'ordre du duc, le clergé et le peuple élurent Bernard et l'établirent pontife dans la chaire de l'apôtre saint Pierre. Ce patriarche était imbu de la connaissance des lettres; mais, quand il fut connu de ses sujets, il leur devint odieux, parce qu'il était avare, et que, conformément au caractère dur des Goths, dont il descendait, il se montrait d'une sévérité excessive. Il gouverna long-temps l'Eglise de Dieu; et, jusqu'à la décrépitude, il conserva son siége. De son temps, comme on l'a dit, et comme on le dira encore plus clairement, la tempête des malheurs exerça ses ravages. Tout le monde apprit que Boémond était enchaîné dans les fers des Païens. La totalité des Chrétiens le pleura, et les Païens même l'honorèrent dans sa prison. L'Eglise entière priait Dieu pour qu'il daignât le tirer de la main de ses ennemis. Comme le Dieu propice qui a créé toutes choses, sait punir par des tribulations ses serviteurs pour leurs péchés, de même il secourt admirablement ceux qui le supplient et l'invoquent avec humilité; il se sert même de leurs ennemis pour leur donner l'espoir d'être secourus. C'est ce qu'éprouvèrent, sous Pharaon, Abraham et Joseph chez les Egyptiens; Tobie et Raguel sous Salmanassar, Sennacherib et Assarhaddon chez les Assyriens; Daniel, les trois enfants de la transmigration sous Nabuchodonosor, et Evilmérodach chez les Chaldéens; Esdras, Néhémie et Mardochée avec sa nièce Esther, sous Cyrus, Darius et Artaxerce chez les Perses et les Mèdes. C'est aussi ce dont ont fait l'heureuse épreuve les apôtres et les autres saints prédicateurs qui souvent commençaient par passer pour des étrangers et des mendians méprisables quand ils arrivaient subitement dans les contrées étrangères habitées par les barbares: peu après, les miracles éclatants qu'ils opéraient et le tonnerre de leur langue les faisaient paraître admirables, et soumettaient au joug de la loi sacrée les peuples jusqu'alors indociles à toutes bonnes actions. Ainsi, celui qui a dit: «Mon père jusqu'à ce jour ne cesse point d'agir, et j'agis aussi,» visita récemment dans la prison, et réjouit abondamment du doux nectar de sa bonté, les guerriers dont je parle dans mes écrits, afin d'instruire la postérité, et pour faire admirer l'œuvre de Dieu. En effet, les mortels expient sous les verges de l'oppression les crimes de l'humaine fragilité, et, gémissant sous les coups du Ciel, sont forcés d'implorer, les larmes aux yeux, la clémence du Créateur. Dieu, qui est notre roi, et qui sauve ceux qui espèrent en lui, exauça puissamment les prières de l'Eglise son épouse, et vint au secours de Boémond enchaîné et de ses compagnons, en employant l'adresse et le secours de la fille de son ennemi, comme autrefois dans Béthulie il prêta son assistance au peuple souffrant, en employant le courage de Judith, veuve courageuse qui trancha la tète du superbe Holopherne. Daliman avait une fille nommée Mélaz, fort belle, très-sage, exerçant un grand pouvoir dans toute la maison de son père, jouissant de richesses considérables, et possédant beaucoup d'esclaves pour son service. Cette princesse ayant entendu parler de la bravoure des Français, les aima ardemment, rechercha leur amitié, à tel point que, payant généreusement les geôliers, elle descendait fréquemment dans les prisons, s'y entretenait ingénieusement avec les captifs de la foi chrétienne et de la vraie religion, et, après de sages conversations, sortait en poussant de profonds soupirs. Elle préféra la douceur de ses rapports affectueux avec eux à toute la tendresse de ses parents, et fournit abondamment à ces infortunés tout ce qui était nécessaire à leur nourriture et à leur habillement. Quant au père de Mélaz, occupé d'un grand nombre d'affaires, il ignorait ce qui se passait, ou peut-être n'y apportait pas d'attention, à cause de la confiance qu'il avait dans la sagesse de sa fille bien-aimée. Au bout de deux ans, il s'éleva une guerre plus que civile entre Daliman et son frère. En effet, Soliman, dans l'excès de son orgueil, prit les armes contre Daliman, et ayant réuni une grande troupe de soldats, il franchit la limite des Etats de son frère qu'il eut l'insolence de provoquer au combat. Cependant Daliman, forcé par une telle attaque, se procura des secours de toutes parts, et, tout fier du nombre de ses anciens trophées, aspira au carnage des batailles: le moment de combattre étant arrivé, bien disposé il alla camper avec ses légions. Pendant ce temps-là, Mélaz eut un entretien particulier avec les Chrétiens, et leur parla en ces termes: «J'ai dès long-temps entendu vanter par beaucoup de personnes l'habileté militaire des Francs; j'en voudrais aujourd'hui faire l'épreuve dans la conjoncture imminente où se trouve mon père, afin que «Quod probat auditus, probet experientia visus». Boémond répondit: Heureuse et honorable dame, s'il plaît à la béatitude de Votre Majesté qu'il nous soit permis de marcher au champ de bataille avec nos armes de chevaliers, sans nul doute nous ferons voir clairement, l'épée et la lance à la main, quels sont les coups que portent des bras francs, et nous en ferons l'épreuve à vos yeux sur vos ennemis.» La jeune princesse reprit en ces termes: «Promettez-moi, par votre foi de Chrétiens, que, dans l'affaire qui nous occupe, vous agirez en tout selon mes avis, et que vous ne vous permettrez pas de rien entreprendre contre mes ordres. Confirmez-moi cette promesse par serment, et ensuite je ne tarderai pas à vous manifester les secrets de mon cœur.» Boémond le premier promit sur sa foi ce que demandait Mélaz, et il fut imité par tous ses autres compagnons. Alors la princesse, pleine de joie, s'exprima ainsi: Maintenant je suis sûre de vous, parce que vous êtes loyaux, comme je le pense, et que vous ne violerez votre foi en quoi que ce soit. Courez au secours de mon père qui est déjà sur le point de combattre au champ d'honneur, et employez vivement à son service la valeur qui vous anime. Si vous êtes victorieux, ce que Dieu veuille! cessez de poursuivre nos ennemis en fuite; revenez ici promptement avec vos armes, et ne les déposez pas que je ne vous l'ordonne. Cependant je ferai descendre tous les geôliers du sommet de la tour aux portes inférieures, et je leur ordonnerai de rester avec moi dans la cour comme pour vous attendre. A votre retour, je les chargerai de vous enchaîner comme à l'ordinaire: alors portez virilement sur eux vos mains vigoureuses, saisissez-les tous sans tarder, et renfermez-les à votre place dans la prison. A cette vue, je m'enfuirai loin de vous comme devant des loups féroces. Quant à vous, emparez-vous de la forteresse; conservez-la soigneusement jusqu'à ce que vous puissiez faire avec mon père une paix convenable. La citadelle a des portes élevées par lesquelles vous pourrez, au moyen de degrés de pierre, descendre dans le palais, et vous emparer de tous les trésors et des appartements de mon père. Toutefois, si dans sa colère, il veut me punir de ces fautes, je vous en prie, mes amis, vous que j'aime comme mon cœur, accourez promptement à mon secours.» [10,22] CHAPITRE XXII. En parlant ainsi, elle arma les chevaliers, et les mit aussitôt en liberté. Auparavant, elle avait trompé et corrompu les geôliers; et, après les avoir instruits de cette affaire, leur avait dit entre autres choses: «J'éprouve pour mon père une grande terreur en voyant marcher contre lui une si grande multitude de nations; comme il est guerrier intrépide, il a dédaigné de solliciter l'assistance des prisonniers. Cependant sachez qu'il m'a confié lui-même le pouvoir de fournir des armes aux Chrétiens, et de les envoyer au combat pour notre défense. S'ils viennent à bout de vaincre les troupes de l'ennemi, l'honneur et l'avantage seront pour nous. S'ils succombent et meurent sous le glaive de nos adversaires, nous n'éprouverons aucune douleur du sort funeste de ces étrangers, dont toute la nation des Agarins déteste les usages et les cérémonies.» En entendant ces discours, les geôliers obéirent, et louèrent beaucoup la sage prudence de la princesse. Aussitôt elle fit tomber les fers des captifs, les tira de la prison, et les envoya bien armés au combat. Au moment de leur arrivée, ils trouvèrent l'action déjà vivement engagée, et pleins de confiance poussèrent le cri de guerre des Normands: Que Dieu nous aide! A ces cris et à la charge formidable des chevaliers, les troupes de Soliman s'ébranlèrent. Il y avait dans l'armée quelques Chrétiens qui, ayant reconnu le fameux duc Boémond, furent comblés de joie, abandonnèrent Soliman, et se réunirent à leurs frères. Soliman avait un jeune fils fort orgueilleux nommé Marciban. Dès qu'il apprit que Boémond se trouvait là, il le chercha dans la bataille en l'appelant par son nom, et desira en venir avec lui à un combat singulier. Enfin les deux guerriers se rencontrèrent en présence de Daliman, et se portèrent de rudes coups; mais le guerrier normand renversa le turc, et, ayant tiré l'épée, il lui coupa la tête. Comme Daliman criait: «Epargnez, épargnez ce jeune homme, il est mon neveu,» le héros chrétien, ayant reconnu la chose, cacha la joie de son cœur sous la tristesse de son visage, et répondit ainsi avec un rire moqueur: «Pardonnez-moi, seigneur, ce que j'ai fait par ignorance; car je n'ai pas cru trouver là votre neveu, mais un ennemi, dont j'ai tranché la vie pour vous plaire. » Après un grand carnage de part et d'autre, l'armée de Soliman fut anéantie, et toute la journée ses fuyards furent poursuivis par l'ennemi. Cependant les Chrétiens, comme il était convenu, revinrent sans tarder, et trouvèrent devant la tour leur maîtresse qui les attendait avec des archers. Aussitôt elle dit aux geôliers: «Sans nul doute, les Français sont loyaux, et ils gardent parfaitement leur parole. Allez au devant d'eux, recevez leurs armes, reconduisez-les dans leur prison, jusqu'à ce que mon père, à son retour, récompense dignement leur valeur.» Les Turcs quittèrent la princesse, et voulurent exécuter ses ordres. Mais les Français les enveloppèrent, les prirent et les renfermèrent dans la prison, puis en fermèrent soigneusement les portes avec des barres, et, sans tumulte apparent, s'emparèrent de tous les points de la tour, et sans effusion de sang se trouvèrent au comble de leurs vœux. En effet, la ville était vide de guerriers, puisqu'ils en étaient sortis pour combattre: les femmes seules et les enfants gardaient en tremblant les maisons. Dans la citadelle il se trouvait une prison où l'on conservait un trésor considérable, divers effets précieux et beaucoup de richesses. Cette tour était continue au palais principal du Roi. La nuit suivante, Mélaz introduisit les Chrétiens de la citadelle dans le palais, leur fit voir toutes les chambres ainsi que les lieux les plus secrets, et leur dit ce qu'ils devraient faire à l'arrivée de Daliman. Le lendemain le vainqueur arriva avec ses satrapes, ses généraux et les grands de son Empire. Sa fille accourut au devant de lui joyeuse et réunie à ses jeunes amies. «Salut, lui dit-elle, triomphateur glorieux.» Daliman furieux lui répondit: «Tais-toi, méchante courtisane, je ne me soucie pas de tes feintes salutations, « je compte pour rien tes adulations fallacieuses. Par la divine couronne de Mahomet qui m'a donné la victoire, je te ferai mourir demain ainsi que tes amants. Tu as fourni des armes pour ma honte à mes ennemis, avec lesquels tu seras brûlée par les flammes dévorantes comme une criminelle traîtresse.» Ce prince ignorait encore que ses archers étaient enchaînés dans l'obscurité de la prison, que les Français au contraire étaient libres et glorieux au sommet de la citadelle, et qu'avec l'aide du Christ ils se préparaient à lui résister. La jeune princesse, tremblante et pâle, s'enfuit de la présence de ce furieux; triste et effrayée elle chercha une retraite dans sa chambre. Quelques heures après, Daliman furieux s'étant assis sur son tribunal, et n'ayant avec lui que ses principaux seigneurs (car le peuple, les écuyers et les autres guerriers étaient dispersés dans leurs logements et s'occupaient de leurs chevaux, de leurs armes et de leurs autres affaires), le prince ordonna qu'on se rendît à la chambre de sa fille, et que l'on amenât devant lui cette traîtresse téméraire. Pendant qu'elle était en présence du tyran en fureur, et que seule, sans secours, plongée dans l'opprobre, elle entendait les plus terribles menaces, Boémond vit, du haut de la tour par une fenêtre, l'intérieur du palais, et s'affligea en contemplant sa libératrice désolée paraître en jugement. «Voilà, dit-il, notre protectrice accablée d'angoisses; il s'agit maintenant de sortir d'ici, et de la secourir de toutes nos forces.» Aussitôt Boémond et ses compagnons descendirent doucement par les degrés de la tour dans le palais; ils entourèrent en armes Daliman, tous ses généraux et ses officiers, fermèrent exactement les portes, et s'emparèrent de tous les points fortifiés autour d'eux. Toute l'assistance éprouva une égale inquiétude, et ne sut ce qu'elle devait faire. En effet, les portes étant fermées, les Turcs ne pouvaient prendre la fuite, entourés qu'ils étaient de chevaliers armés; d'ailleurs, privés d'armes et en petit nombre, il leur était impossible de résister aux hommes les plus vaillants, et qui avaient pour eux le nombre et les moyens d'attaque. Dans ce moment les Chrétiens pouvaient tuer tous les Païens; mais à cause du serment qu'ils avaient fait à la princesse, ils n'osaient sans son ordre frapper personne, ni l'offenser en aucune manière. Tous les chevaliers la regardaient donc et attendaient ses ordres, parce qu'ils évitaient de violer leurs promesses. Enfin Mélaz, rassurée, se mit à rire; et s'asseyant parmi les Français, comme si elle eût été leur souveraine, elle dit à Daliman: «Mon cher père, c'est injustement que vous êtes irrité contre moi, que vous m'effrayez par d'excessives menaces, et que vous m'accablez d'outrages pour le secours salutaire que je vous ai donné habilement dans vos intérêts, et avec une grande bonté; car les Français, étant survenus dans la bataille, ont fortifié votre parti et avancé la destruction de vos ennemis. Considérez quelle est la loyauté des Chrétiens: ils vous ont fidèlement secondé dans le combat, et, sous leurs coups, l'ennemi a tourné le dos. Ils ont eu suffisamment les moyens de s'échapper, comme cela est évident même pour les moins clairvoyants; mais ne voulant pas vous quitter sans prendre congé de vous, ils sont revenus d'eux-mêmes, et demandent avec confiance à votre générosité le prix de leur valeur. Déjà ils ont la main à la garde de leur épée, déjà ils peuvent nous égorger s'ils le veulent, déjà ils sont maîtres de la citadelle, du palais et de toutes les richesses qui s'y trouvent, et vos gardes enchaînés n'oseraient murmurer contre eux. Dans ces circonstances, mon père, songez à ce que vous devez faire, et prenez des avis salutaires des conseillers qui vous assistent.» A ces mots la princesse se mit à la tête des Chrétiens. Cependant Daliman, s'étant retiré à l'écart, se consultait avec les siens. Enfin s'asseyant, il dit: «Avant tout, ma fille, nous voulons avoir votre avis.» La princesse fit cette réponse: «Je ne tarderai pas à vous dire ce que je crois sage. Faites la paix avec les Chrétiens; et tant que vous vivrez, qu'il existe entre vous un traité d'amitié inviolable. Mettez en liberté tous les captifs qui sont sur le territoire de votre domination, et qu'eux, de leur côté, vous rendent tous vos sujets qui sont en leur pouvoir. Accordez un digne prix de leurs glorieux services à Boémond et à ses frères d'armes, par le secours favorable desquels vous avez obtenu la victoire. Sachez, en outre, que je suis chrétienne, que je veux être régénérée selon les mystères de la loi du Christ, et que je ne saurais demeurer ici plus long-temps avec vous. La loi des Chrétiens est sainte et honnête, tandis que la vôtre n'est remplie que de vanité et souillée de toutes sortes d'ordures.» En entendant ce discours, les Turcs furent vivement irrités, et manifestèrent leurs sentiments par leurs regards farouches et par leurs gestes emportés. Mais, arrêtés par Dieu même, ils ne purent par des actions accomplir les méchants projets de leurs cœurs profanes. Pendant qu'ils s'occupaient de leurs affaires, Mélaz, ayant pris à part les Chrétiens, leur dit: «Courage, preux chevaliers, éprouvés par beaucoup d'accidents et de malheurs, vous qui êtes venus volontairement des pays lointains, et avez, par votre valeur persévérante, échappé à tant de dangers et de calamités; agissez à cette heure virilement au nom de votre Dieu, que vous m'assurez être tout-puissant. Vous avez besoin maintenant de tout votre courage et de vos armes pour terminer louablement ce que vous avez commencé avec vigueur. Mon père est violemment en courroux, et il emploie tous ses efforts avec ses amis pour machiner notre perte. Jusqu'ici vous avez parfaitement observé les conditions que je vous ai prescrites; désormais je vous tiens quittes des promesses que vous m'avez faites avec serment. Fortifiez maintenant la citadelle, le palais, la muraille qui l'entoure, et tous les appartements tant grands que petits. Faites partout d'exactes recherches; gardez les avenues de peur que personne n'entre ou ne sorte sans que vous le voyiez. Si mon père venait à quitter ces lieux, il réunirait tous les peuples d'alentour, et, après un siége cruel, vous pousserait à une honteuse reddition ou à une perte certaine. Renfermez-le donc avec tous les siens dans une même chambre; forcez-le, par une rigueur nécessaire, à conclure la paix; mais, autant que vous le pourrez, défendez à vos mains l'effusion du sang. Vous, seigneur Boémond, qui avez une grande expérience en tout, et dont tout l'univers loue la maturité et la prudence, je vous recommande la prévoyance et la direction de tout ce que je vous dis. Désormais je serai votre sœur inséparable, et je supporterai le bonheur comme l'infortune avec vous dans la foi du Seigneur Jésus-Christ.» En conséquence, Boémond, plein de joie, enferma de force Daliman, et ceux qui se trouvaient avec lui, dans une certaine chambre qu'il confia à la garde d'hommes armés. Ensuite il plaça en divers lieux quelques autres chevaliers, prescrivit à chacun ce qu'il aurait à faire, et gouverna ainsi, pendant près de quinze jours, le palais du prince avec tout ce qui s'y trouvait. Il laissa entrer les épouses, leurs femmes de service et les eunuques sans défense, et leur fit fournir une suffisante quantité d'aliments et des autres choses qui leur étaient nécessaires. Daliman gémit profondément de ce que son palais s'était changé pour lui en une prison, et de ce que sa fille était devenue un maître qui contraignait rudement ses volontés. Aussi maudissait-il fortement son dieu Mahomet, et damnait-il exécrablement ses sujets et ses voisins qui le laissaient, au milieu de son royaume, traiter si mal par un petit nombre de captifs et d'étrangers. Les seigneurs renfermés avec lui lui persuadèrent de faire la paix avec les Chrétiens, afin qu'il pût au moins vivre encore quelque temps. Enfin la peur amollit la dureté du cœur de Daliman. Après une entrevue, il demanda la paix à Boémond, lui permit de se retirer en liberté avec les siens, et brisa les fers de tous les captifs qui gémissaient sous sa puissance, puis il lui promit sa fille en mariage. Quand l'adroite Mélaz eut appris ces choses de Boémond, elle lui répondit: «On dit facilement tout ce qu'on veut; mais toutes ces choses ne paraissent pas croyables. Prenez en bonne part les promesses flatteuses mais ambiguës de mon père; toutefois gardez avec vigilance ce que vous tenez, jusqu'à ce qu'étant bien affermis, vous puissiez triompher dans une sécurité certaine. Envoyez de toutes parts des courriers bien connus à Antioche; que l'on vous amène une troupe bien armée de vos chevaliers qui, vous entourant honorablement, vous conduisent sans embûche dans votre pays, et vous mettent à portée d'éviter les perfidies de tous les malveillants.» Ce conseil plut à tous les Chrétiens. En conséquence Richard-de-la-Principauté et Sarcis furent envoyés de la Mésopotamie à Antioche, et racontèrent ces événements aux habitants comblés de joie. Alors Tancrède, chef de l'armée, rassembla aussitôt, par des commissaires qu'il envoya, les chevaliers et les captifs païens, et les adressa aux seigneurs que nous venons de nommer, pour qu'ils les emmenassent avec eux. Alors la fille de Cassien, émir d'Antioche, fut rendue après avoir été tirée de la prison des Chrétiens, avec une grande affliction. Interrogée pourquoi elle pleurait ainsi, elle répondit que le sujet de ses larmes provenait de ce qu'elle ne pourrait plus manger de cette excellente chair de porc dont usent les Chrétiens. En effet, les Turcs et plusieurs autres nations sarrasines ont horreur de cette viande, quoiqu'ils dévorent avidement la chair des chiens et des loups, et prouvent ainsi qu'ils ne connaissent pas les lois de Moïse et du Christ, et qu'ils ne tiennent ni aux Juifs ni aux Chrétiens. [10,23] CHAPITRE XXIII. Cependant Boémond avait de fréquentes conversations avec Daliman; et, comme il était modeste et sage, il s'entretenait doncement avec lui. Il le flattait même à propos pour le bien disposer en faveur de beaucoup de personnes que ce tyran pouvait opprimer à l'excès. Obséquieux et usant de douces paroles, il le calma, ainsi que tous ceux qui étaient auprès de lui, et s'en fit aimer par les soins qu'il mit dans ses rapports avec eux. Peu à peu les gouverneurs des provinces et les grands apprenaient à connaître leur nouveau chef, cherchaient avec grand soin à se faire bien venir du prince étranger qui se trouvait le maître de leur roi; et, conversant avec ce dernier par la permission de Boémond, lui faisaient grandement son éloge. Ils engageaient Boémond, comme leur maître légitime, à servir l'Etat; ils recherchaient l'amitié d'un si grand seigneur par toutes sortes de moyens, et se rappelaient souvent cette pensée d'un poète comique. "Quoniam non potest id fieri quod vis, id velis quod possis". "quand on ne peut faire ce que l'on veut, il faut vouloir ce que l'on peut" (Térence, Andrienne, II, 1 v. 305). Ils ajoutaient ces paroles: «Dans la victoire que nous avons dernièrement remportée, nous avons été trompés grandement, puisque les ennemis de notre loi nous ont efficacement aidés à faire périr nos compatriotes, et nous nous sommes réjouis méchamment et follement de notre perte commune. Voilà l'exécrable Mahomet notre Dieu qui nous abandonne entièrement, et qui tombe sans force devant le Dieu des Chrétiens. Voilà que le Christ crucifié, que ces gens assurent être tout-puissant, et sans doute à bon droit, comme tous leurs ennemis l'éprouvent et le sentent pour leur malheur, se sert inopinément de votre fille pour briser les fers de ceux que vous croyiez enchaînés étroitement en prison, et que vous vous disposiez à y retenir à jamais. Il leur a prodigué la gloire de brillants trophées, lorsqu'ils ont paru armés sur le champ de bataille, en teignant leurs lances du sang de nos frères et de nos neveux; il leur a surtout livré votre principale forteresse, où sont tous vos trésors; il a renfermé sous leur puissance vous-même et les principaux seigneurs de votre royaume, et vous tient gémissant dans votre propre palais, où vous êtes tous arrêtés sans combat comme de faibles servantes. Du dehors, nous ne pouvous venir vers vous sans la permission des étrangers, ni vous procurer aucun secours. Nous n'osons nous réunir pour les attaquer, parce qu'aussitôt ils exerceraient sur vous les fureurs de leurs vengeances. Si le grand Soudan des Perses venait ici avec toute sa puissance et cherchait à attaquer cette place, les Français ont tant de bravoure, et leur résistance serait si vigoureuse, qu'ils auraient l'audace de lui tenir tête, et causeraient de grands dommages à nos concitoyens avant qu'on pût les prendre. Il vaut donc mieux faire la paix amicalement avec l'ennemi que d'exciter témérairement sa rage meurtrière.» Daliman se rendit à ces conseils. S'étant donc lié d'amitié avec le vaillant duc, il donna librement des ordres dans son palais sur ce qui concernait leurs intérêts communs, et tira de ses trésors des sommes considérables, dont il fit présent aux Chrétiens. Il ordonna aussi de mettre en liberté tous leurs captifs dans ses Etats. On les chercha avec soin; on les conduisit; et une fois trouvés ils furent bien vêtus par Daliman, et remis à Boémond. Celui-ci aussitôt les réunit à leurs compatriotes, et leur donna divers emplois pour soutenir et protéger leurs compagnons, de peur qu'ils ne fussent la dupe de quelque malin artifice des Païens. Richard et Sarcis, ayant accompli leur mission, revinrent au bout de quinze jours, et amenèrent avec eux une nombreuse troupe de Chrétiens. Daliman les fit recevoir avec de grands honneurs, leur fit préparer en abondance des vivres selon l'usage de leur pays, et leur fit largement donner tout ce qui leur était nécessaire. Alors Boémond et Daliman firent entre eux une paix perpétuelle, et mirent trois jours à disposer ce qui était convenable. Ensuite Boémond et Richard, et leurs compagnons de captivité, sortirent gaîment de prison, comme Zorobabel et Néhémie bénirent le Seigneur Dieu d'Israël. Daliman et les seigneurs de sa cour, joyeux aussi, puisqu'ils recouvraient également leur liberté, conduisirent les Chrétiens à quelque distance; mais c'était avec perfidie, puisque chemin faisant ils cherchèrent tous les moyens de leur nuire. Toutefois, comme Dieu protége les siens, ils n'en purent venir à bout. En effet, les fidèles étaient en crainte: aussi marchaient-ils armés et comme préparés à la guerre. Ils gardèrent soigneusement leurs otages jusqu'à ce qu'ils fussent parvenus aux lieux qu'ils regardaient comme sûrs. Enfin Daliman demanda comme ami à ses alliés la permission de retourner chez lui; l'ayant obtenue, il s'en revint fort triste, parce qu'il n'avait pu, par aucune ruse, leur faire aucun mal pendant la route. La prudente Mélaz quitta le palais de son père avec ses valets, ses eunuques et sa noble maison, et se réunit dévotement et de bon cœur aux Chrétiens avec toute sa suite. C'est ainsi que Bithia, fille de Pharaon, accompagna, pour son salut, Moïse et les Hébreux, quand les Egyptiens vinrent à périr. Les habitants d'Antioche, pleins de joie, vinrent au devant de leurs princes long-temps desirés; le clergé et tout le peuple bénirent fidèlement le roi Adonaï, qui sauve tous ceux qui espèrent en lui. Ensuite Boémond envoya en France Richard son compagnon de captivité, adressa par lui au saint confesseur Léonard des chaînes d'argent, et rendit dévotement des actions de grâces pour sa délivrance. La généreuse Mélaz ayant été régénérée dans l'Eglise catholique par le saint baptême, Boémond lui tint le discours suivant, en temps convenable, au milieu de l'assemblée des grands: «Noble vierge, qui, païenne encore, nous avez à l'improviste secourus merveilleusement; qui avez sagement offert à toute votre maison de suivre le Seigneur Jésus; qui l'avez avec bonté chéri en nous qui sommes ses membres et ses serviteurs, et avez par là encouru la colère de votre père presque jusqu'au danger de la mort, choisissez parmi nous l'époux que vous voudrez au nom du Christ. En effet, il n'est pas équitable que nous résistions en aucune manière à vos justes demandes, quand nous sommes tant et depuis si long-temps redevables à vos mérites. Avant tout, écoutez dans ce moment mon avis, qui, je l'espère, ma douce amie, vous sera profitable. A la vérité, je l'avoue, vous m'avez été donnée par votre père, mais je veux vous servir plus utilement: écoutez attentivement pour quelle a raison. Depuis ma première jeunesse, je n'ai goûté aucun repos; j'ai vécu au milieu des fatigues; j'ai souffert beaucoup de peines, et je crains bien d'en avoir encore à supporter de plus grandes; car je suis engagé dans les combats avec l'Empereur, et de toute part avec les Païens. J'ai en outre fait vœu au Seigneur, lorsque j'étais en prison, que, si j'étais affranchi des fers des Païens, je me rendrais auprès de saint Léonard, qui se trouve au pays d'Aquitaine. Je vous présente ces excuses, qui sont le fruit d'une sincère amitié pour vous, parce que je ne veux pas vous voir affligée en aucune manière, pas plus que si vous étiez ma fille ou ma sœur, ni vous enchaîner dans les nœuds du mariage, qui peu de temps après vous causeraient du repentir. En effet, quelle joie ou quel plaisir goûteriez-vous dans notre union, quand il faudrait qu'aussitôt après les noces j'entreprisse un immense voyage par mer et par terre, et que je partisse pour des contrées lointaines près des confins de la terre? Ainsi, d'après ces considérations, choisissez, madame, le meilleur parti. Voici Roger, fils du prince Richard, et mon cousin: il est plus jeune que moi; il est d'une grande beauté; sa noblesse, ses richesses et sa puissance sont égales aux miennes. Je vous fais son éloge, afin que vous le preniez pour mari, et je desire qu'avec lui vous viviez longtemps.» Tous ceux qui étaient présents se rangèrent à l'avis du sage Boémond. La prudente princesse se rendit facilement aux conseils de tant de héros. En conséquence Roger épousa Mélaz honorablement, avec une grande joie, et leurs noces furent célébrées dans Antioche au milieu des applaudissements et de la satisfaction générale: Boémond et les principaux du pays y firent les fonctions de sénéchaux. Au bout de six ans, Boémond et Tancrède étant morts, Roger posséda la principauté d'Antioche; et, deux ans après, il fut tué avec sept mille Chrétiens dans les plaines de Sarmatam par le Persan Amirgazis. J'ai déjà dit beaucoup de choses sur les révolutions des peuples et les malheurs des hommes mais, si je continue de vivre, il m'en reste encore beaucoup à dire dans les livres suivants. Je termine ce livre de l'histoire ecclésiastique, "Et mihi iam fesso requies aliquantula detur".