[7,0] LIVRE SEPTIEME. [7,1] CHAPITRE I. L'an de l'Incarnation du Seigneur 688, Pepin l'Austrasien1, maire du palais royal, s'éleva à l'empire des Francs. L'an du Seigneur 711, Childebert, roi des Francs, mourut. L'an du Seigneur 712, Pepin-le-Vieux termina sa carrière, et son fils, que l'on appelle Charles-Martel, s'empara du gouvernement. L'an du Seigneur 715, Dagobert-le-Jeune mourut le 19 janvier, après avoir régné cinq ans en France. Dans la seconde année qui suivit sa mort, le prince Charles-Martel livra une première bataille à Ratbod, auprès de Cologne, sous le règne de Théodoric, fils du jeune Dagobert, dont nous venons de parler. A cette époque, la nation impie des Vandales commença à dévaster la Gaule: les églises furent détruites, les monastères renversés, les villes prises, les habitations désolées, les forteresses démolies; d'innombrables massacres furent exécutés, et partout le sang humain coula à grands flots. Dans ces conjonctures, les plus affreuses calamités déployèrent leurs fureurs par toute la France, dévastée en tous lieux par la flamme et le fer des Vandales. Parvenus à la ville de Sens, ils se mirent à l'attaquer en employant toutes les ressources des projectiles et des machines. A l'aspect d'un si grand danger, l'évêque de cette ville, nommé Ebobe, sortant de la place avec les fidèles, confiant dans la puissance divine, repoussa les assiégeants, et les poursuivit dans leur fuite jusqu'à ce qu'ils eussent quitté son territoire. L'an du Seigneur 741, mourut le prince Charles-Martel, qui fut enseveli dans l'église de Saint-Denis, près de Paris. A cause de la continuité des guerres, il livra aux laïques les biens des églises. A sa mort Carloman et Pepin ses fils lui succédèrent. L'an du Seigneur 750, Pepin fut élu roi, et Childéric, qui restait de la race du roi Clovis, fut consacré à Dieu. C'est en lui que finit la lignée de ce monarque. L'an du Seigneur 768, le roi Pepin mourut; et ses fils, Charles, que l'on appelle le grand Empereur, et Carloman, furent élus pour rois. L'an du Seigneur 778, Carloman mourut. L'an du Seigneur 807, le philosophe Alcuin, abbé de Saint-Martin-de-Tours, cessa de vivre. L'an du Seigneur 817, le grand empereur Charles termina sa carrière, et son fils Louis, que l'on surnomme le Pieux, obtint le royaume des Francs et l'empire des Romains. Ce fut de son temps que les Païens se répandirent dans la province que l'on appelle le Ponthieu. La vingtième année du règne du seigneur Louis, très-pieux empereur, son fils Lothaire se révolta contre lui, et lui enleva le royaume des Francs. La même année, ayant rassemblé une armée très-considérable, Louis reconquit le royaume que son fils lui avait ravi. L'an du Seigneur 840, l'empereur Louis-le-Pieux mourut le 12 des calendes de juillet (20 juin). La même année, il arriva une éclipse de soleil, le mercredi avant l'Ascension du Seigneur, à la neuvième heure du jour, le 6 mai. L'année suivante, le jour de l'Ascension, les quatre fils de Louis-le-Pieux, Charles, Lothaire, Louis et Pepin, se livrèrent bataille à Fontenai en Bourgogne, où il y eut une grande effusion de sang humain. De ces princes, Charles, que l'on appela le Chauve, obtint le royaume des Francais et l'empire des Romains. Lothaire retint cette partie de la France qui, jusqu'à ce jour, a conservé le nom de ce prince. Louis réclama la Bourgogne et reçut l'onction royale. L'an du Seigneur 867, l'empereur Charles-le-Chauve, fils du très-pieux empereur Louis, se rendant pour la seconde fois à Rome, mourut pendant son voyage à Verceil, le 29 septembre; il y fut enseveli dans l'église de Saint-Eusèbe martyr, et y reposa sept années. Au bout de ce temps. par suite d'une vision, son corps fut transporté en France, et honorablement enseveli dans l'église du bienheureux martyr Saint-Denis de Paris. Son fils Louis monta sur le trône. L'année suivante, Jean, pape de Rome, étant passé en France avec Formose, évêque de Porto, chargé de reliques très-précieuses, vint par mer à Arles, traversa Lyon, ainsi que plusieurs autres cités, parvint à la ville de Troyes, et y ayant eu un entretien avec le roi Louis, fils de Charles-le-Chauve, il regagna l'Italie. Ensuite mourut Louis, roi des Français, fils de Charles-le-Chauve. Il eut pour successeur son jeune fils, nommé Charles, qui fut surnommé le Simple; il le confia avec le royaume à la garde du prince Eudes. Dans ce temps, la nation incrédule des Huns se répandit par toute la France, exerçant ses fureurs par le carnage, l'incendie et tous les genres de cruauté. Ensuite les seigneurs de France, de Bourgogne et d'Aquitaine se réunirent, et élurent pour roi le prince Eudes. Celui-ci étant mort le 1er janvier, Charles-le-Simple, fils de Louis, remonta sur le trône. A cette époque, les Normands vinrent en Bourgogne à Saint-Florentin. Richard, duc de Bourgogne, marcha à leur rencontre avec son armée sur le territoire de Tonnerre, et, les attaquant avec vigueur, en fit tomber une grande quantité sous le tranchant du glaive; le reste prit la fuite le 5 des nones de juin (Ier juin). Alors on ressentit un tremblement auprès du couvent de la vierge Sainte-Colombe, le 5 des ides de janvier (9 janvier). Vers le même temps, les Païens assiégèrent la ville de Chartres. Richard, duc de Bourgogne, et le prince Robert fondirent sur eux à la tête d'une armée, en tuèrent six mille huit cents, et reçurent des otages du peu qui restait, le 13 des calendes d'août (20 juillet), jour de samedi, aidés en cela par la suprême clémence, et grâce à l'intercession de sainte Marie, mère de Dieu. Ensuite, au milieu du mois de mars, il apparut du côté du nord-ouest une étoile, qui jeta une grande lumière pendant près de quatorze jours. L'année suivante, toute la France éprouva une grande famine. Environ cinq ans après, le jour des calendes de février (Ier février), on vit dans le ciel des armées de feu de diverses couleurs; et ce qui fut merveilleux, c'est qu'elles se poursuivaient alternativement. Dans le cours de la même année, il y eut une grande dissension entre le roi et les seigneurs: c'est ce qui fut cause de plusieurs -massacres du peuple chrétien; mais, par la faveur de Dieu, toutes ces calamités cessèrent. Dans la troisième année qui les suivit, Richard, duc de Bourgogne, mourut le jour des calendes de septembre (Ier septembre), et fut inhumé dans l'église de la vierge Sainte-Colombe, dans l'oratoire de Saint-Symphorien martyr. Deux ans après la mort de Richard, le prince Robert se révolta contre Charles-le-Simple, et reçut l'onction royale le 4 juin. Un an ne s'était pas encore accompli, quand, le 15 juin, la guerre éclata à Soissons entre Charles-le-Simple et ce Robert qui avait envahi le trône des Français: ce dernier fut tué. Comme Charles revenait vainqueur du carnage de la guerre, Héribert, le plus méchant des traîtres, vint à sa rencontre, et, avec les apparences d'une paix feinte, l'attira, sous le prétexte d'une hospitalité gracieuse, dans la place forte qu'on appelle Péronne, et, par cette fraude, l'y retint prisonnier. Robert avait épousé la sœur de Héribert, dont il eut Hugues-le-Grand. Ainsi retenu, Charles éleva au trône, par le conseil de Hugues-le-Grand, fils de Robert, et des seigneurs français, Raoul, noble fils de Richard, duc des Bourguignons, qu'il avait tenu sur les fonts baptismaux. Après les souffrances d'une longue captivité, Charles-le-Simple mourut en prison, et fut inhumé dans l'église du confesseur Saint-Furci, qui est située dans la forteresse même de Péronne. Quant à Raoul, il reçut l'onction royale à Soissons, le 3 des ides de juillet (13 juillet) A cette époque les Païens dévastèrent de nouveau la Bourgogne. Une bataille s'engagea entre les Chrétiens et les Païens à Mont-Chal, où ces derniers perdirent plusieurs milliers de combattans, le 8 des ides de décembre (6 décembre). Raoul étant mort, le 18 des calendes de février (15 janvier), il fut inhumé dans l'église de la vierge Sainte-Colombe. Après sa mort, Hugues-le-Grand se rendit avec plusieurs Français auprès du duc Guillaume, surnommé Longue-Epée, et l'envoya auprès d'Ogive, femme de Charles-le-Simple, pour ramener d'auprès d'elle son fils Louis, qui s'était retiré chez le roi des Anglais, son oncle, dans la crainte qu'il avait des entreprises de Héribert et de Hugues. Guillaume s'y étant rendu, et ayant donné des otages sous la foi du serment, ramena Louis en France, et le remit à sa mère. Louis, fils de Charles-le-Simple, reçut à Laon l'onction royale, le 19 juin. Deux ans après cet événement, le 14 février, comme le jour commençait à luire, vers le chant du coq, on vit sur toute la surface du ciel des armées ensanglantées. Le mois suivant, le 26 mars, les Hongrois, encore païens, commencèrent à ravager par le fer et le feu la France, la Bourgogne et l'Aquitaine. Peu après, les grands de France et principalement Hugues-le-Grand se révoltèrent contre le roi Louis. Dans le cours de cette même année une si horrible famine s'étendit sur tout le royaume de France, que le muid de froment se vendait vingt-quatre livres. Peu de jours après, le roi Louis, fils de Charles-le-Simple, fut pris frauduleusement, d'accord avec Hugues-le-Grand, dans la ville de Bayeux, par les Normands, après qu'un grand nombre de Français eurent été massacrés par le peuple. Dans le mois de mai, le mardi il tomba une pluie de sang sur les hommes occupés aux travaux champêtres; et dans cette même année, au mois de septembre, le roi Louis ayant passé tout le temps de sa vie dans les angoisses et les tribulations, termina sa carrière, et fut enseveli à Rheims dans l'église de Saint-Remi. Le mois suivant, le 12 novembre, Lothaire, son fils, déjà parvenu à l'adolescence, reçut l'onction royale à Rheims, et Hugues-le-Grand fut fait duc des Français. Deux ans après cet événement, au mois d'août, Hugues-le-Grand assiégea la ville de Poitiers, mais ce siége ne lui fut point favorable. En effet, pendant sa durée, le Seigneur inspira, un certain jour, une grande frayeur, par le fracas du tonnerre qu'il fit entendre, et un ouragan déchira la tente du duc depuis le haut jusqu'en bas; une grande épouvante le saisit ainsi que son armée, à tel point qu'ils craignirent de perdre la vie. Ayant aussitôt pris la fuite, ils levèrent le siège. Dieu fit ces choses à l'intercession de saint Hilaire, qui fut toujours le protecteur et le patron de Ia ville de Poitiers Dans le courant de la même année, Gilbert, duc de Bourgogne, vint à mourir, et laissa son duché à Othon, fils de Hugues-le-Grand. Cet Othon avait épousé la fille de Gilbert. Deux ans après, Hugues-le-Grand, duc des Français, mourut à Dourdan le 16 juin 956, et il fut enseveli dans l'église du bienheureux martyr Saint-Denis de Paris. Il eut pour héritiers ses fils, Hugues, Othon et Henri, sortis de la fille d'Othon, roi des Saxons. Hugues fut fait duc des Français, et Othon duc des Bourguignons. Cet Othon étant venu à mourir, il eut pour successeur son frère Henri. Vers ce même temps, il s'éleva une discussion entre Anségise, évêque de Troyes, et le comte Robert. L'évêque Ansegise ayant été chassé de sa ville par le comte, se rendit en Saxe auprès de l'empereur Othon, et, amenant avec lui des Saxons dans le courant du mois d'octobre, il assiégea long-temps la ville de Troyes. Comme ils venaient pour piller la ville de Sens, Archambault, archevêque, et le vieux comte Rainard, marchèrent au devant d'eux avec une grande armée, jusqu'au lieu que l'on appelle Villers; beaucoup de Saxons y périrent avec leur général qui s'appelait Helpon, et les habitants de Sens furent vainqueurs. Helpon avait dit qu'il brûlerait les églises et les villes qui sont situées sur la rivière d'Eponne jusqu'à Sens, et qu'il y enfoncerait sa lance dans la porte de Saint-Léon. Ayant été tué avec ses soldats par les habitants de cette ville, il fut transporté par ses gens dans sa patrie, au delà des Ardennes, ainsi que l'avait ordonné sa mère nommée Warna. Il fut amèrement pleuré par le comte Rainard et par l'archevêque Archambauld dont il était le cousin. Le duc Brunon, compagnon d'armes de Helpon, qui avait assiégé la ville de Troyes, voyant la mort de son allié et de ses hommes, retourna dans sa patrie. Peu de jours après, le roi Lothaire ayant réuni une armée assez considérable reconquit le royaume de Lorraine. S'étant rendu au palais que l'on appelle Aix-la-Chapelle, où résidait l'empereur Othon avec sa femme, il y entra à l'heure de dîner sans éprouver de résistance; lui et ses gens mangèrent et burent tout ce qui avait été préparé pour l'empereur. Celui-ci prit la fuite avec sa femme et son monde, et abandonna son palais. Le roi Lothaire, l'ayant dévasté ainsi que tout le pays, rentra en France tranquillement sans être poursuivi par personne. Ensuite l'empereur Othon ayant réuni son armée marcha sur Paris, où son neveu fut tué avec plusieurs de ses hommes, aux portes de la ville, dans un faubourg où ils avaient mis le feu. Il s'était vanté avec orgueil en disant qu'il enfoncerait sa lance dans les portes de la ville. Cependant le roi Lothaire convoqua Hugues, duc des Français, et Henri, duc des Bourguignons; il attaqua avec impétuosité les troupes d'Othon, les mit en fuite, et les poursuivit jusqu'à la ville de Soissons. Comme elles voulurent passer la rivière qu'on appelle Aisne, il en périt beaucoup, parce qu'elles ne connaissaient pas les gués. L'eau en dévora beaucoup plus que n'eût fait le glaive. Le nombre des noyés fut si considérable que la rivière, regorgeant des cadavres des morts, inondait ses rivages. Le roi Lothaire ne cessa de poursuivre les ennemis durant trois jours et trois nuits, jusqu'à la rivière qui coule auprès de la forêt d'Ardennes ou de celle d'Argonne, et en tua une grande multitude. Quand Lothaire ne pensa plus à les poursuivre, il rentra en France pleinement victorieux, tandis que l'empereur Othon retourna chez lui dans une grande confusion avec ceux qui avaient échappé à la mort. Désormais cet empereur ne se proposa plus de venir en France ni lui ni son armée. Dans la même année, le roi Lothaire conclut la paix avec Othon dans la ville de Rheims, contre la volonté de Hugues et de Henri, son frère, contre la volonté même de son armée. Lothaire céda en fief à Othon le royaume de Lorraine, ce qui contrista profondément le cœur des seigneurs français. L'an 976, le vieux roi Lothaire mourut plein de jours, et fut enseveli à Rheims dans l'église de Saint-Remi; son fils Louis, jeune encore, lui succéda. L'an 987 le jeune roi Louis mourut, après avoir régné en France pendant six ans. Il fut inhumé dans l'église de Saint-Corneille à Compiègne. Son successeur fut Charles, son frère, fils du roi Lothaire. La même année, Hugues, duc des Français, se révolta contre Charles, parce que ce monarque avait épousé la fille de Héribert, comte de Troyes. En conséquence ayant rassemblé une nombreuse armée, Hugues vint mettre le siége devant Laon où Charles demeurait avec sa femme. Sorti de la ville, Charles mit en fuite Hugues ainsi que son armée, et mit le feu aux tentes qui avaient servi à l'ennemi. Le duc, voyant qu'il ne pouvait vaincre le monarque, s'entendit avec Ascelin, vieillard perfide, qui était usurpateur du siége épiscopal de Laon, et conseiller de Charles. Ce fut en conséquence de cette trahison que l'évêque Ascelin lui livra Laon durant la nuit et pendant que tout le monde reposait; Charles fut enchaîné ainsi que sa femme, et conduit en prison dans la ville d'Orléans. Par suite de l'opposition du duc Hugues, Charles n'avait pas encore reçu l'onction royale. Pendant que ce prince était renfermé prisonnier dans une tour à Orléans, la reine mit au monde deux fils, Louis et Charles. [7,2] CHAPITRE II. La même année le duc Hugues reçut l'onction royale dans la ville de Rheims, et pendant le cours de la même année, son fils Robert fut ordonné roi. Ici finit la dynastie de Charlemagne. A cette époque il y avait à Rheims un archevêque bon et modeste; il s'appelait Arnoul; il était frère de Lothaire, et issu d'une concubine. Le roi Hugues le détestait parce qu'il voulait exterminer la race de Lothaire. Ayant réuni à Rheims un synode, Hugues y invita Seuvin, archevêque de la ville de Sens, avec ses suffragants. Dans ce concile, Hugues fit dégrader le seigneur Arnoul, archevêque de Rheims, au préjudice de son neveu qu'il tenait en prison, en disant que le fils d'une concubine ne devait pas être évêque. Il fit consacrer à sa place le seigneur Gerbert, moine philosophe. Ce Gerbert fut le précepteur de Robert, fils du roi Hugues, et de Léothéric, archevêque, qui succéda au vénérable Seuvin. Arnoul fut mis en prison dans la ville d'Orléans. Le vénérable archevêque Seuvin ne voulut point consentir à la dégradation d'Arnoul, ni à l'ordination de Gerbert. Cependant l'ordre du roi était pressant; les autres évêques, quoique malgré eux, mais par crainte du prince, dégradèrent Arnoul, et donnèrent à Gerbert l'ordination; Seuvin, qui craignait plus le Seigneur que les rois de la terre, refusa de se prêter à l'entreprise criminelle de Hugues; au contraire il le réprimanda autant qu'il put: ce qui porta la fureur du roi au plus haut point contre lui. Hugues fit, avec un grand affront, chasser Arnoul de l'église Notre-Dame de Rheims, le fit lier et renfermer dans une prison. Ce prélat, mis aux fers dans les prisons de la ville d'Orléans, où son neveu Charles était détenu, y demeura trois années. On annonça ces événemens au prélat romain: vivement indigné, il frappa d'interdiction tous les évêques qui avaient déposé Arnoul, et ordonné Gerbert. Il envoya l'abbé Léon, délégué du siége apostolique, vers Seuvin, archevêque de la ville de Sens, pour convoquer en son nom un synode dans la ville de Rheims; il lui prescrivit de ne mettre aucun retard à rappeler Arnoul de sa prison et à dégrader Gerbert. Le concile s'étant réuni, Arnoul, rappelé de sa prison, fut replacé à Rheims par l'ordre du pape, et reçu dans son siége avec de grands honneurs. Gerbert sentant bien qu'il avait pris injustement la dignité épiscopale, se livra à la pénitence. On trouve amplement dans les gestes des archevêques de Rheims la savante discussion qui eut lieu entre le pontife Gerbert et l'abbé Léon. Par la suite Gerbert fut choisi par l'empereur Othon et par le peuple pour être évêque de la ville de Ravenne. Après y avoir résidé en cette qualité, pendant plusieurs années, le pape de la ville de Rome vint à mourir. Aussitôt le peuple romain demanda à grands cris qu'on lui donnât Gerbert. En conséquence, tiré de la ville de Ravenne, il fut ordonné souverain pontife dans la ville de Rome. L'an de l'Incarnation du Seigneur 996, le roi Hugues mourut, et fut inhumé dans l'église de Saint-Denis, martyr, de Paris. Il eut pour successeur son fils Robert, prince modeste et le plus pieux des rois. L'an du Seigneur 999, le vénérable archevêque Seuvin commença à restaurer entièrement le couvent de Saint-Pierre de Melun; il y envoya des moines et mit à leur tête l'abbé Gautier. Dans le cours de cette même année, le chevalier Gaultier et sa femme cédèrent la place de Melun à Eudes, comte de Chartres. Cependant le roi Robert réunit une puissante armée; il assiégea la place de Melun avec le comte Bouchard, et les Normands, convoqués sous le commandement de leur duc Richard. Cette place ayant été prise, Gaultier et sa femme furent pendus au gibet. Le comte Bouchard rentra en possession de la place, comme il en avait usé antérieurement. Le vieux comte de Sens, Rainard, mourut après avoir commis beaucoup de crimes, et fut enseveli dans l'église de la vierge sainte Colombe. Il eut pour successeur son fils Fromond, qui épousa la fille de Renaud, comte de Rheims. L'an du Seigneur 1000 (le 17 octobre), le vénérable Seuvin, évêque métropolitain, se rendit auprès du Christ. Après sa mort, l'église de Sens fut pendant une année privée de la bénédiction sacerdotale. Tout le peuple réclamait pour que l'on ordonnât Léothéric, issu d'une famille très-noble, alors archidiacre, et doué de toutes les vertus. Plusieurs clercs s'opposaient à cette nomination, parce qu'ils desiraient monter au trône épiscopal. On remarquait surtout Fromond, fils du vieux Rainard, issu d'une mauvaise tige: il ne voulait pas permettre l'élection, parce qu'il prétendait faire nommer évêque son fils nommé Brunon, qui était clerc. Par la permission de Dieu, les évêques suffragants de la métropole de Sens s'étant réunis en vertu de la volonté et de l'autorité apostoliques, et ayant mis de côté toute crainte humaine, ordonnèrent solennellement Léothéric sur le siége pontifical pour gouverner l'église de Sens. L'an du Seigneur 1001, Henri, duc de Bourgogne, mourut sans enfants. Les Bourguignons se révoltèrent contre le roi Robert, qu'ils refusèrent de recevoir. En conséquence Landri, comte de Nevers, occupa la ville d'Auxerre. L'an du Seigneur 1003, le roi Robert ayant appelé les Normands avec leur duc Richard, et rassemblé une armée considérable, dévasta la Bourgogne et assiégea longtemps Auxerre. Les Bourguignons ne voulaient nullement se soumettre, et résistèrent unanimement. Le roi assiégea pendant près de trois mois le château d'Avallon, et le prit par famine. Alors il rentra en France. Fromond, comte de Sens, étant mort, il eut pour successeur son fils Rainard, le plus méchant des traîtres. Il persécuta l'église du Christ ainsi que les fidèles, à tel point qu'on n'a rien entendu de pareil depuis le temps des Païens jusqu'à nos jours. Aussi l'archevêque Léothéric, souffrant les plus rudes angoisses, ne savait de quel côté se tourner. Se confiant entièrement au Seigneur, il implorait le Christ dans ses prières et dans ses veilles, pour qu'il daignât dans sa suprême bonté lui prêter son assistance. L'an 1016 de la Passion du Seigneur (le 22 avril), l'archevêque Léothéric s'empara de la ville de Sens par le conseil de Rainold, évêque de Paris, et la remit au roi Robert. Rainard, forcé de prendre la fuite, s'évada tout nu. Son frère Fromond et quelques autres chevaliers sortirent de la ville, et s'emparèrent d'une tour qui est dans son enceinte. Le roi l'ayant attaquée pendant plusieurs jours, la prit ainsi que Fromond, frère du comte Rainard, qu'il fit conduire en prison à Orléans, où il mourut. Robert, roi des Français, régna trente-sept ans. Il avait épousé Constance, fille du comte d'Arles, princesse célèbre par ses vertus et sa sagesse, et qui lui donna de généreux enfants, Henri, Robert et Adèle. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1031, le roi Robert mourut, et son fils Henri régna près de trente ans. Robert obtint en partage le duché de Bourgogne; il eut trois fils, Henri, Robert et Simon. Quant à Henri, qui était l'aîné, il eut pour fils Hugues et Eudes: il mourut avant le duc son père. Hugues succéda à son aïeul dans le duché de Bourgogne, qu'il posséda trois ans en se faisant remarquer par un grand mérite; il abdiqua volontairement en faveur de son frère Eudes, et dans la componction de l'amour divin, il combattit religieusement pour Dieu comme moine de Cluni. Adèle, fille du roi Robert, fut donnée en mariage à Baudouin, comte de Flandre, qui eut d'elle plusieurs enfants, les comtes Robert-le-Frison, Arnoul et Baudouin, Udon archevêque de Trèves, Henri-le-Clerc, Mathilde reine des Anglais, et Judith, femme du duc Tostig. A cette époque, pendant que Robert et Henri gouvernaient les Français, dix papes se succédèrent sur le siége apostolique, savoir: Gerbert le philosophe, que l'on appela Silvestre, Jean, Benoît, Jean, frère de celui-ci, Benoît leur neveu, Clément, Damase, noble et plein d'ardeur pour le bien, Léon, Victor, Etienne et Nicolas. Henri, roi des Français, épousa Bertrade, fille de Julius Claudius, roi de Russie, qui lui donna Philippe, et Hugues-le-Grand, comte de Crépi. Après la mort de son père, Philippe régna quarante-sept ans; il épousa Bertrade, fille de Florent, duc des Frisons, dont il eut Louis, Thibaut et Constance. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1047, Guillaume-le-Bâtard, duc des Normands, amena le roi Henri en Normandie: secondé par ce monarque, il combattit au Val-des-Dunes contre ses propres parents et sujets; il vainquit et soumit Gui, duc de Bourgogne, et une partie des rebelles; il mit les autres en fuite. Ensuite, confirmé dans sa puissance, il prit pour femme Mathilde, fille de Baudouin, comte de Flandre, dont il eut quatre fils et cinq filles, savoir: Robert, Richard, Guillaume et Henri, Agathe, Adelise, Constance, Adèle et Cécile. La fortune inconstante fit passer par des destinées diverses une si illustre lignée: elle précipita chacun vers sa chute au jour marqué, ainsi que nous l'avons suffisamment fait connaître ailleurs. Des séditieux s'étant élevés par la suite, et ayant semé la discorde parmi les princes dont nous venons de parler, une grande guerre eut lieu entre les Français et les Normands, et causa la mort de beaucoup de personnes au milieu d'un carnage affreux. Enfin, l'an de l'Incarnation du Seigneur 1054, le roi Henri entra sur le territoire d'Evreux, et se mit à commettre les plus grands ravages, soit par les déprédations, soit par l'incendie; il fit passer son frère Eudes, avec plusieurs milliers de soldats au delà de la Seine, par le Beauvaisis. Cependant le duc Guillaume suivait avec ses troupes le roi Henri, sur son flanc, et attendait l'occasion favorable de lui livrer bataille. Il ordonna à Roger de Mortemer et à tous les Cauchois de se porter précipitamment sur l'armée d'Eudes. Ils obéirent sans retard à l'ordre qu'ils avaient reçu; et se présentant tout à coup devant les Français à Mortemer, ils en vinrent aux mains avec eux; ayant remporté la victoire, ils firent prisonnier Gui, comte de Ponthieu, et mirent en fuite Eudes, ainsi que Raoul, comte de Mont-Didier, dont un grand nombre de chevaliers furent tués. Alors le pape Léon mourut l'an sixième de son pontificat, à la deuxième année duquel l'abbaye d'Ouche avait été restaurée, et Thierri consacré premier abbé de Saint-Evroul (le 7 octobre). Huit ans après, il partit pour les pays étrangers, et mourut dans l'île de Chypre, le jour des calendes d'août (Ier août). Il s'opéra sur son tombeau un grand nombre de miracles. [7,3] CHAPITRE III. Après vingt-quatre ans de règne, Edouard, roi des Anglais, termina sa carrière l'an sixième du règne de Philippe, roi des Français. D'après la généalogie de ce prince, il descendait, ainsi qu'il suit, de Sem, fils de Noé: Sem engendra Arfaxate et Béadung; Béadung engendra Wala; Wala engendra Hatra; Hatra engendra Itermod; Itermod engendra Heremod; Heremod engendra Sceldunea; Sceldunea engendra Beaw; Beaw engendra Cetuna; Cetuna engendra Geata, que les Païens adorèrent longtemps comme un dieu. Celui-ci engendra Findggoldwlf, père de Fidhulput, duquel Fréalaf étant issu, devint père de Frithowald. De celui-ci sortit Woden, duquel les Anglais appellent leur sixième férie jour de Woden (mercredi). Ce dernier obtint parmi les siens une grande élévation et beaucoup de puissance - - -. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1084, Henri, roi des Teutons, rassembla une grande multitude de Saxons, d'Allemands, de Lorrains et d'autres peuples. Entré avec violence en Italie, il y pénétra, assiégea Rome et la soumit. Les Romains s'étant rendus à lui, séduits par les présents qu'il leur avait promis, il prit la ville. Il chassa du siége apostolique Grégoire VII, et lui substitua criminellement Guibert, métropolitain de Ravenne. Grégoire se retira à Bénévent: de violentes dissensions qui s'élevèrent dans l'univers à cet effet causèrent de grands dommages aux enfants de l'Eglise, et durèrent longtemps pour le malheur de beaucoup de monde. Appelé au baptême Hildebrand, le pape Grégoire avait été moine dès son enfance; il s'était appliqué assidûment toute sa vie à la sagesse et à la religion, et avait livré au péché un combat continuel. Il monta par chacun des grades des ordres ecclésiastiques jusqu'au faîte du souverain pontificat, dans lequel, pendant seize années, il s'appliqua à observer avec vigilance la loi de Dieu. Enflammé du zèle de la vérité et de la justice, il réprimandait toute espèce de crimes, et n'épargnait aucune iniquité ni par crainte ni par faveur. C'est pourquoi il eut à souffrir la persécution et l'exil de la part de ceux qu'il n'avait pu dompter, et qui résistaient au joug du Seigneur; toutefois, quels que fussent leurs moyens, il resta invincible jusqu'à sa mort. Il avertit souvent, il reprit, et enfin excommunia Henri, roi des Teutons, parce qu'il était incorrigible prévaricateur de la loi divine. Ce prince abandonna sa femme, qui était fille d'Eustache, illustre comte des Bolonais; et comme le porc se plaît dans la fange, il s'attacha aux sales voluptés de l'adultère, et se montra tout-à-fait opposé aux lois de Dieu comme aux exhortations des gens de bien. Cependant Godefroi, duc de Lorraine, mécontent de la répudiation de sa sœur, fit la guerre à Henri, et, ayant réuni plusieurs milliers de chevaliers en un corps d'armée, il lui livra bataille, le chassa de son camp après l'affront d'une défaite, et vengea ainsi les injures qu'avait éprouvées sa sœur. Ce roi faisait venir perfidement à sa cour ceux des grands dont il convoitait les femmes, les filles ou les biens; il envoyait en cachette ses satellites au-devant d'eux, et, profitant de leur sécurité pendant le voyage, les faisait assassiner. Ainsi cet infâme monarque se souillait de ces crimes et de beaucoup d'autres, et entraînait à une perte commune les innombrables complices de sa scélératesse. Dès que le pape Grégoire entendit les plaintes que tant de forfaits firent élever, il réitéra ses prières pour engager ce prince à corriger sa vie; mais, se moquant méchamment du médecin et du docteur, Henri ne tira aucun profit de ces avertissements. Grégoire réunit souvent en concile un grand nombre de prélats, et s'occupa des moyens de remédier aux maux de l'empire chrétien, que Henri souillait honteusement et méchamment. A la fin, voyant que, malgré de fréquents avertissements, Henri persistait opiniâtrement dans le crime, le pontife l'excommunia, d'après le jugement du concile; il dépouilla ce prince endurci de la puissance du trône qu'il avait damnablement usurpée, et, d'après son autorité apostolique, fit donner, par les mains de plusieurs prélats, la consécration royale au comte Conrad. En conséquence, privé du sceptre, Henri, pendant toute une année, se tint tranquille dans sa propre maison, jouissant du comté qu'il tenait de ses parents par droit héréditaire; mais il se procura de grands secours en répandant largement l'argent du trésor considérable qu'il avait autrefois amassé. Ensuite, réunissant plusieurs milliers de complices, il méprisa le décret d'excommunication qui les frappait tous; il se révolta en ennemi public, fit la guerre au roi Conrad, l'égorgea après l'avoir vaincu, et détruisit son armée avec toute sorte de cruautés. Enorgueilli d'une telle victoire, Henri reprit l'empire qu'il avait perdu, comprima les révoltés; puis, ayant augmenté considérablement ses forces, mit le siége devant Rome, et déploya toute sa puissance contre le pape Grégoire. Il me semble que ce prince avait oublié comment Absalon, après avoir rassemblé. de grandes armées contre David, son propre père, avait levé les armes contre lui de l'avis d'Achitophel de Gilon, avait envahi Jérusalem, d'où il avait forcé son père de se retirer, et enfin avait fait périr plusieurs milliers de guerriers; mais ayant accompli ses mauvais desseins sur beaucoup de monde, Absalon avait péri misérablement. C'est ainsi que Henri prit les armes contre son père, et mérita ensuite d'être persécuté cruellement par sa propre famille. Lorsqu'on lui demandait pourquoi il avait fait tant d'horribles entreprises contre le chef de l'Eglise, il disait avec un ris moqueur que la cause des débats qui avaient lieu entre le pape et lui provenait de ce que le médecin voulait employer des remèdes trop violents pour guérir son malade peu patient. Le monarque sans frein pressa vigoureusement le siége de Rome; il employa à l'égard des Romains tantôt les menaces et la violence pour les effrayer, tantôt les présents et les promesses pour les séduire, et par ces moyens, attirant à lui les citoyens, il s'empara de la ville. Dans une telle défection, le pape Grégoire gagna la Pouille; là, honorablement reçu par les Normands, il passa quatre ans, et donnant aux fils de l'Eglise des règles de conduite, il y trouva la fin de ses travaux. Alors l'empereur Henri introduisit injustement, dans le bercail du Seigneur, Guibert, métropolitain de Ravenne, que l'on appela Clément: telle fut la cause de la longue et grave dissension qui divisa le monde, et fit périr beaucoup de personnes par une double mort. Les Milanais et les Mayencais, et beaucoup d'autres qui suivaient le parti de Guibert, frappaient d'anathême tous les Grégoriens, et les poursuivaient cruellement les armes à la main. De son côté, Grégoire, soutenu par ses partisans, rappelait les Guibertins égarés à l'unité de l'Eglise, et, conformément au droit ecclésiastique, excommuniait ceux qui dédaignaient de faire un retour sur eux-mêmes. Odon, comte de Sutri, était neveu de l'usurpateur Guibert; il s'employait par la violence et les prières à amener à son criminel parti tous les hommes qu'il pouvait, soit étrangers, soit indigènes; il livrait aux tourments ceux qui lui résistaient et qui refusaient de faire une illégitime soumission à l'hérétique; il les punissait même d'une mort cruelle. [7,4] CHAPITRE IV. Au milieu des ténèbres de tant de calamités, l'Eglise catholique, gémissante, priait le Seigneur, qui est la vraie lumière et la vraie justice, de rendre la paix et la vérité aux hommes de bonne volonté sur la terre, après avoir renversé et écarté les auteurs de la discorde. A cette époque, la Grèce, patrie de l'éloquence, avait beaucoup à souffrir du grave tourbillon des guerres; affligée par les plus grands malheurs, elle était partout remplie d'épouvante et de deuil. En effet, le Grec Bitinace, enflé d'une excessive ambition et de l'esprit d'orgueil, usurpa l'empire, chassa du trône Michel, empereur de Constantinople, priva des yeux le fils de ce prince qui devait lui succéder, et le jeta dans les fers; il fit mettre en prison les deux filles de Robert Guiscard, dont une avait été fiancée au jeune prince. Michel, chassé de son trône, se réfugia en Italie, et réclama humblement l'assistance des Normands pour lui et pour sa famille. Le magnanime duc Guiscard accueillit honorablement le prince dépouillé de la majesté impériale, calma ses chagrins par les bons offices et les faveurs, et lui promit avec joie toute sorte de secours. Fidèle à ses promesses, et sans aucun retard, il fit avec activité tout ce qu'il fallait pour le venger. Toutefois, comme Dieu ne le voulait pas, tant de pénibles préparatifs n'aboutirent qu'à de vaines menaces; et il ne lui fut point permis de conduire à son terme cette entreprise, qui avait été l'objet de ses efforts les plus empressés. Alexis, chef de la milice, s'était, par l'ordre de Michel, rendu en Paphlagonie, et avait conduit l'armée grecque contre les Turcs, qui réclamaient comme otage Nicée, ville de Bithynie. En apprenant l'expulsion de l'empereur légitime, et la téméraire tyrannie du perfide usurpateur, il harangua l'armée, et demanda ce qu'il devait faire. Ce général était prudent et vertueux, généreux, vaillant, et agréable à tout le monde: aussi tout le monde l'aimait, et se montrait disposé à exécuter ses ordres. Il exhorta ses soldats à se réunir tous pour assiéger Constantinople et l'enlever virilement au lâche tyran qui prétendait les gouverner. En peu de jours la ville fut enveloppée; de l'avis des citoyens, les portes furent ouvertes par Raimond de Flandre, auquel la garde de la place était principalement confiée. Alexis entra dans le palais impérial, précipita du trône Bitinace, lui fit couper sa longue barbe, et, sans lui faire d'autre mal, le fit conduire en prison. Lui-même, à la satisfaction générale, prit le sceptre et le diadême de l'empire; il gouverna courageusement et noblement, dans le bonheur comme dans l'adversité, pendant trente années, l'Etat dont il s'était rendu maître. Prince très-sage, compatissant pour les pauvres, guerrier courageux et magnanime, affable aux soldats, il prodiguait ses largesses, et fut très-dévot observateur de la loi divine. Dès le commencement de son règne, il fit tomber les fers du fils de Michel, qui, comme nous l'avons dit, avait perdu la vue, et confia sa personne à la protection de l'abbé du monastère de Saint-Cyr. Comme ce jeune prince se sentait inutile au monde, il se fit moine, et resta toute sa vie avec les serviteurs de Dieu. Alexis aima tendrement, comme s'il eût été leur père, deux filles de Guiscard; il eut d'elles les plus tendres soins, et, pendant près de vingt ans, les éleva sous sa protection au milieu des délices. Le matin, au moment où l'empereur se levait de son lit et se lavait les mains, leur emploi était de lui présenter une serviette, d'apporter un peigne d'ivoire, et de lui peigner la barbe. Ces nobles princesses ne furent assujéties par ce prince généreux qu'à ce doux et agréable service; puis, long-temps après, il les renvoya à son allié Roger, comte de Sicile, en témoignage de l'amitié qu'il lui portait. "Quotidie mundi rota uersatur titubantis; Vera probant fieri mortales dicta Tonantis." «Tous les jours la roue de ce monde chancelant ne cesse de tourner, et les mortels éprouvent la vérité des paroles du Tout-Puissant.» On mesurera pour vous dans la même mesure dont vous vous êtes servis. C'est ainsi que, comme Michel avait chassé du trône impérial Diogène, son beau-père, de même il en fut précipité par Bitinace, qui à son tour, par une semblable catastrophe, fut renversé par Alexis. De concert avec le patriarche de la ville royale, ainsi qu'avec les sages et les sénateurs de l'empire Grec, Alexis arrêta que le saint empire ne serait point rendu à Michel, qui s'était retiré chez l'ennemi public, et s'était confié, lui et l'Etat, à la perfidie des Normands, qui avaient pour habitude de ne pas rendre, mais d'enlever l'empire à leurs alliés, de leur ravir cruellement leurs dignités, et de les asservir sans réserve au lieu de les délivrer de leurs ennemis et de les aider à ressaisir leur pouvoir légitime. Alexis s'attacha par les nœuds de l'amitié les Anglais qui, après la mort de leur roi Harold, avaient quitté Albion, avec plusieurs grands du royaume, et pour fuir la présence du roi Guillaume, avaient traversé les mers et gagné la Thrace: il leur confia publiquement son principal palais ainsi que le trésor impérial; il leur remit même la garde de sa personne et de ses affaires particulières. Des quatre coins du monde, des cohortes guerrières se réunirent contre Alexis, et firent de grands efforts pour lui arracher la vie et l'empire. Malgré leur violence, ces tentatives furent inutiles. En effet, par la protection de Dieu, il échappa aux nombreuses embûches de ses ennemis, et dans sa vieillesse il partagea le trône avec son fils Jean. Ainsi tous ceux qui observent avec sagesse reconnaissent que personne n'est assez puissant pour renverser ou détruire celui que Dieu défend et protège. Pendant que les orages des révolutions déployaient, comme nous l'avons dit, leurs fureurs en Illyrie, et que Michel implorait par ses plaintes et ses larmes l'assistance des Italiens, Robert Guiscard rassemblait, de tout son duché de la Pouille et de la Calabre, une puissante armée de Normands et de Lombards; il équipa une flotte considérable, entra dans le port d'Otrante, et, favorisé par le souffle des vents, il aborda par mer à Durazzo. Les habitants lui ayant courageusement fermé leurs portes, il assiégea cette ville, à la fin du mois de juin. Il n'avait pas dans son armée plus de dix mille combattants; aussi n'était-ce point par le nombre, mais par la valeur de ses soldats, qu'il épouvantait ses ennemis, en envahissant cette Grèce toujours belliqueuse depuis les anciens temps d'Adraste et d'Agamemnon. Robert Giffard et Guillaume de Grandménil, ainsi que d'autres guerriers éprouvés, qui depuis peu étaient arrivés de la Neustrie, faisaient partie de cette expédition. Marc Boémond, fils de Guiscard et d'une Normande, secondait son père, en l'absence duquel il dirigeait avec soin une partie de l'armée, conduisant prudemment les affaires, et s'essayant à la valeur guerrière qu'il devait signaler un jour. Son frère Roger, surnommé la Bourse, était, par l'ordre de son père, resté en Pouille, et veillait sur le duché dont il devait hériter au droit de sa mère. L'empereur Alexis, excité par les plaintes des habitants de Durazzo, rassembla une armée considérable, et s'appliqua à détruire, dans un double combat de terre et de mer, les troupes qui assiégeaient sa ville. Cependant, tandis que l'empereur expédiait de toutes parts des courriers, et que l'on rassemblait des cohortes de guerriers dans les îles et les provinces voisines, Boémond alla au fourrage un certain jour avec cinquante chevaliers, et se trouva par hasard en face de cinq cents ennemis, qui, armés à la légère, étaient envoyés en avant de l'armée pour porter secours aux assiégés. A peine ces deux troupes se reconnurent qu'un combat animé s'engagea; mais les Grecs ne pouvant soutenir la charge des Normands, tournèrent le dos et laissèrent un butin considérable. Ils perdirent alors une croix d'airain, que l'empereur Constantin avait fait faire à l'image de celle qu'il vit dans les cieux, au moment où il allait en venir aux mains avec Maxence. A leur retour du combat, les Normands firent naître dans le cœur de leurs compagnons d'armes une grande joie et l'espérance de la victoire. Quant aux Grecs, ils conçurent une profonde affliction et une grande défiance de leurs forces par la perte qu'ils avaient faite de la croix du Seigneur, qu'ils travaillèrent de tous leurs moyens à racheter par de grandes sommes d'argent; mais Guiscard regarda comme indigne de conclure un tel marché, parce qu'il estima que l'airain qui composait cette croix était, par la vertu du Christ, plus précieux que tout l'or du monde; c'est pourquoi il porta toujours cette croix avec lui dans beaucoup de circonstances périlleuses. Après sa mort, le couvent de la Sainte-Trinité de Venosa l'a conservée respectueusement jusqu'à ce jour, et la révère avec plusieurs autres reliques des saints. Au mois d'octobre, l'empereur Alexis s'approcha de Durazzo, et disposa au combat ses légions, composées de soldats de diverses nations. Ensuite, ayant livré bataille, il y eut une grande effusion de sang, et de part et d'autre on éprouva de grands dommages par les fureurs de Mars. Enfin le Seigneur considéra du haut des cieux le petit nombre fidèle mais courageux des guerriers de l'Occident; il leur accorda la victoire; il répandit l'épouvante sur les troupes d'Orient, qui se fiaient à leur courage, et les mit honteusement en fuite. Le duc Robert, joyeux d'un si noble triomphe, laissa là Durazzo, et pénétrant plus loin avec son armée, prit ses quartiers d'hiver en Bulgarie. Pendant les trois mois qu'avait continue le siége de Durazzo, Guiscard avait dévasté tout le pays des environs, et n'y avait rien laissé qui pût servir à la subsistance des hommes ni des chevaux. [7,5] CHAPITRE V. Ce fut alors que les ambassadeurs des Romains se présentèrent devant le duc Robert, avec des dépêches apostoliques, et l'ayant salué d'une manière suppliante, lui adressèrent la parole en ces termes: «Vaillant duc, le pape Grégoire vous prie humblement et instamment, comme un père en agirait à l'égard de son fils, d'employer sans retard votre invincible bravoure en faveur du Saint-Siége, et, pour l'amour de Dieu, de ne proposer aucune excuse pour vous dispenser de cette assistance. Henri, roi des Allemands, assiége Rome, et retient enfermés dans la citadelle de Crescence le pape et le clergé qui lui est resté fidèle. Là le pape, enveloppé avec la troupe du peuple fidèle, craint d'être le jouet de la défection des nobles, qui sont très-avares et perfides, et de tomber aux mains de ses ennemis. C'est pourquoi il nous envoie vers vous pour réclamer votre prompte assistance dans de si urgentes conjonctures. Par la faveur de Dieu, votre vaillance s'est élevée au dessus de tous vos ennemis; aucune puissance humaine ne lui résistera tant que vous combattrez pour Dieu, et que vous obéirez au vicaire de saint Pierre, prince des Apôtres.» A ces mots, le magnanime héros éprouva de grands embarras; car il desirait secourir ce vénérable pape attaqué par des lions furieux, comme Pierre dans la prison d'Hérode; et en même temps il hésitait beaucoup à laisser sans chef en terre étrangère, comme les agneaux parmi les loups, son armée si peu considérable au milieu d'ennemis nombreux, perfides et cruels. Enfin ayant élevé les yeux de l'ame vers le Seigneur, duquel tout bien procède, il convoqua ses troupes ainsi que son fils Boémond, et leur adressa ce discours: «Il faut toujours obéir à Dieu qui nous parle par la bouche du commun pasteur de l'Eglise catholique. Avec l'aide de Dieu, j'obéirai aux ordres du pape; et le plus tôt que je pourrai, je tâcherai de retourner vers vous. En attendant, reposez-vous prudemment dans cette province et observez une grande circonspection parmi les ennemis qui vous entourent de toutes parts. Si quelqu'un a l'audace de vous attaquer à force ouverte, résistez virilement avec l'aide de Dieu. Toutefois gardez-vous bien de commencer les hostilités ni de fournir à vos ennemis l'occasion de combattre, ni d'attaquer les habitants de ce pays jusqu'à ce que je sois de retour auprès de vous. Je m'acquitterai du service qui m'est imposé par le Seigneur, et, si la vie m'accompagne, je reviendrai promptement. Par l'ame de Tancrède, mon père, je jure et vous affirme par serment que jusqu'à mon retour auprès de vous, je n'userai point du bain, je ne me raserai point la barbe ni ne me ferai couper les cheveux.» Après ce discours, le vaillant chevalier s'embarqua aussitôt, avec un petit nombre de compagnons d'armes, et, conduit par la main de Dieu, partit pour la Pouille. Là, ayant pris avec lui une troupe de guerriers, il marcha sur Rome. Sur ces entrefaites, l'empereur Henri, ayant appris par des rapports véridiques que le duc Robert avait vaincu l'empereur de Constantinople et qu'il accourait à l'improviste, impétueux comme la foudre, pour prêter son secours au pape, considérant prudemment les vicissitudes des événements, éprouva de grandes craintes. Ayant fait la paix avec quelques grands, il occupa une partie de la ville, et regagna les contrées Occidentales de ses Etats; il aima mieux se retirer honnêtement, sain et sauf et en liberté, que d'attendre un adversaire furieux et de s'exposer à être enveloppé dans le tourbillon d'un combat auquel il n'était pas préparé. Pendant que le monde était exposé à tant de graves agitations et aux tempêtes de tant de guerres, pendant que les royaumes terrestres étaient ballottés comme le vaisseau au milieu de la mer, le vénérable Robert, abbé de Sainte-Euphémie, à son retour de la guerre de Durazzo en Calabre, tomba malade le 21 novembre pour avoir, dit-on, pris du poison dans ses aliments. En effet, un certain Sarrasin servait en qualité de boulanger dans le couvent de Sainte-Euphémie. Il avait épousé la sœur du prieur Guillaume, fils d'Ingran, et pour une cause qui n'est pas connue et qui est de peu d'importance, il nourrissait une haine secrète contre l'abbé. C'est pourquoi, poussé par un instinct diabolique, il empoisonna des mets, imitant son ancêtre Ismaël qui, par un jeu coupable, chercha à tourmenter le simple Isaac. L'homme de Dieu, à la grande affliction de ses moines, fut malade pendant treize jours, et mourut le 2 des ides de décembre (12 décembre), après s'être confessé, et avoir reçu la sainte communion. Il fut inhumé dans l'église de Sainte-Marie, mère de Dieu, qu'il avait construite de fond en comble. Il fut arrêté que le jour anniversaire de sa mort serait, en mémoire de lui, solennisé tous les ans: c'est ce qui est pratiqué avec empressement par les moines qu'il s'était appliqué à élever dans la maison de Dieu comme un père élève ses enfants. On a l'habitude, ce même jour, de donner aux pauvres, pour ce pasteur défunt, une abondante aumône. A l'approche de Guiscard, les orgueilleux Romains se réunirent, et crurent qu'il était indigne d'eux de laisser attaquer la capitale du monde par de farouches étrangers. En conséquence, animés par plusieurs discours, ils marchèrent en armes à la rencontre de l'ennemi; mais aussitôt chargés par les Normands, endurcis dès long-temps au maniement des armes, ils furent repoussés. Les vainqueurs, pêle-mêle avec les fuyards, entrèrent dans la ville, et, par l'ordre de leur duc irrité, mirent le feu aux maisons. C'est ainsi que Guiscard s'ouvrit l'entrée de Rome par le fer et la flamme, et qu'ensuite aucun citoyen n'osa murmurer contre lui. Comme il se rendait à la tour de Crescence, le pape alla au devant de lui avec le clergé, lui rendit grâce de ses efforts et de son assistance, lui donna l'absolution de ses péchés à cause de son obéissance, et lui souhaita l'éternelle bénédiction de Dieu. Après la conférence de ces grands hommes, et lorsque le pape eut fait le récit de ses griefs, le duc irrité proféra ces menaces: «Les citoyens Romains sont méchants et perfides; ils sont et seront toujours ingrats envers Dieu et ses saints malgré les innombrables bienfaits qu'ils ont reçus d'eux. Rome, qui est la capitale du monde, et qui passa jadis pour guérir tous les péchés, est devenue une habitation de dragons et un antre de toute espèce de perversité. C'est pourquoi je détruirai par le fer et la flamme cette caverne de brigands; je mettrai à mort ses vils et criminels habitants. Les Romains s'obstinent à continuer contre leur évêque la persécution commencée par les Juifs. En effet, de même que les Juifs crucifièrent le Christ, les Romains n'ont-ils pas martyrisé Pierre et Paul, qui sont ses membres? Que dirai-je de Lin et de Clet, de Clément et d'Alexandre, de Sixte et de Telesphore, de Calixte et d'Urbain, de Corneille et de Fabien? Ces saints personnages employèrent leurs soins pontificaux à soulager les maux des Romains, et leurs propres concitoyens, qu'ils cherchaient à sauver, les ont fait périr outrageusement. Que rapporterai-je de Sébastien, qu'ils suspendirent avec une chaîne dans le cloaque après l'avoir percé de flèches? Que dirai-je de Laurent, qu'ils étendirent sur un gril de fer, et qu'ils rôtirent comme un poisson sur des charbons ardents? Que dirai-je d'Hippolyte, qu'ils déchirèrent attaché à des chevaux indomptés? Que dirai-je d'Hermès, de Tiburce, de Zénon, de Valentin et de tant d'autres saints dont le nombre est incalculable pour l'intelligence humaine? La renommée rapporte beaucoup de témoignages qui confirment que toute la ville de Rome est couverte du précieux sang des martyrs, et que ses lieux les plus abjects recèlent les corps de saints innombrables. La même cruauté qui animait alors les Païens anime aujourd'hui de ses fureurs les faux chrétiens qui, poussés par la cupidité, favorisent les profanes, et secondent contre l'Eglise catholique les hérétiques insensés. Aussi ne méritent-ils pas qu'on ait pour eux aucune pitié. Je punirai ces impies par le glaive vengeur; je livrerai aux flammes cette cité sanglante, et, avec l'aide de Dieu, je la rendrai meilleure en la faisant repeupler par les nations transalpines.» Alors le pape se précipita aux pieds du duc, et, baigné de larmes, il lui dit: «Epargnez-moi l'horreur de détruire, à cause de moi, la ville de Rome. Je suis l'élu du peuple pour le salut de la ville et non pour sa ruine. J'aime mieux mourir comme notre Seigneur Jésus-Christ que de voir venger cruellement mes propres injures sur les pécheurs. En effet, ceux-là sont les ennemis de notre Créateur qui méprisent ses décrets, troublent cruellement l'ordre de l'Eglise, et, comme des loups ravisseurs, dispersent le troupeau de Dieu. C'est à lui qu'appartiennent l'injure et la vengeance, le service et la rétribution; il connaît ses pieux serviteurs; il abhorre ses ennemis. C'est pourquoi recommandons-nous et ce qui nous appartient à sa toute-puissance; prions-le d'un cœur bienveillant de briser de son glaive réformateur tout ce qui s'oppose à sa sainte loi, et de nous diriger selon son bon plaisir et sa volonté.» C'est ainsi que le pape calma le duc irrité, et qu'ayant pris conseil, il sortit de la tour de Crescence avec le clergé qui le suivit, et, accompagné de Guiscard, qui le conduisit avec une puissante armée, il se rendit à Albe. Jules Ascagne, fils d'Enée, fonda cette ville, et l'empereur Constantin la donna au pape saint Sylvestre. Après avoir reçu la bénédiction apostolique, le duc se rendit en toute hâte vers la mer, et, l'ayant passée sans retard, retourna auprès de ses troupes comme il le leur avait juré. [7,6] CHAPITRE VI. Cependant l'habile empereur des Grecs ayant su que Robert était passé en Italie, persuadé qu'il pourrait porter un coup funeste aux Normands en l'absence de leur chef, se disposa au combat, rassembla beaucoup de troupes, et força les Normands à combattre malgré eux. La bataille s'étant engagée, les soldats de Guiscard faiblirent d'abord, effrayés par plusieurs causes. Ils furent, au commencement de l'engagement, sur le point d'être vaincus; car, comme ils considéraient leur petit nombre, l'absence de leur chef toujours heureux et la multitude de leurs ennemis, ils faillirent prendre la fuite avant le combat. Boémond, hésitant avec ses troupes et redoutant la bataille, invoquait Dieu du fond du cœur au milieu de ses inquiétudes: soudain il éprouva l'assistance de la divine bonté, et une voix d'en haut fit retentir ces paroles: «Boémond, que fais-tu? combats vaillamment. Celui qui seconda ton père t'aidera également si tu as confiance en lui, et si tu combats pour lui fidèlement.» Les Normands furent ranimés et fortifiés par cette voix, et marchant en avant chargèrent les Grecs si vivement que ceux-ci furent repoussés, et que tournant le dos ils abandonnèrent d'amples dépouilles aux étrangers qui manquaient de beaucoup de choses. A son retour de Toscane, Guiscard trouva ses troupes assez joyeuses de cette victoire. Lui-même partageant une si noble joie, rendit grâces à Dieu. Il envoya Boémond, qui avait été blessé dans le combat, pour se faire guérir à Salerne, dont les médecins avaient acquis une réputation qui s'était répandue dans tout l'univers, à cause de l'habileté supérieure dont ils avaient fait preuve dans leur art. Cependant les habitants de Durazzo voyant que les Normands s'étaient avancés fort loin dans la Bulgarie, qu'ils avaient enlevé à force armée plusieurs provinces de l'empire de Bysance, et que leur ville se trouvait entièrement privée des secours des Thraces, des Macédoniens, et d'autres peuples voisins, s'entretinrent mutuellement de leurs inquiétudes, pour savoir comment ils pourraient se tirer de l'embarras où ils étaient. Enfin les plus hardis se déterminent à prendre un parti: ils envoient en secret des députés vers le duc, lui demandent la paix, et promettent sincèrement d'ouvrir à ses troupes l'intérieur de leur ville. Guiscard leur accorda leur demande, et envoya trois cents chevaliers pour prendre possession de la place. Les Normands vinrent de nuit, on leur ouvrit la ville, et dès qu'ils furent entrés, la paix s'établit, et la sécurité s'affermit entre les deux peuples. Sichelguade, femme de Robert Guiscard, était fille de Guaimalch, duc de Salerne, et sœur de Gisulfe, qui avait été dépouillé de son duché par l'avide usurpation de son beau-frère. Elle détestait Boëmond son beau-fils, craignant que, comme il était plus vaillant, plein d'esprit et de mérite, il n'enlevât à son fils Roger le duché de la Pouille et de la Calabre, qui lui appartenait par droit héréditaire. C'est ce qui la détermina à préparer uns potion mortelle, et à l'envoyer aux médecins de Salerne, parmi lesquels elle avait été élevée, et qui lui avaient enseigné la science des empoisonnements. Dès qu'ils connurent le desir de leur maîtresse et de leur élève, ils donnèrent le poison mortel à Boémond, qu'ils devaient soigner. Quand il l'eut pris, il fut malade à la mort, et envoya aussitôt à son père un courrier pour lui annoncer la gravité de sa maladie. Le duc, qui était pénétrant, découvrit aussitôt l'artifice de sa femme; l'ayant, dans sa tristesse, fait venir devant lui, il lui fit cette question. «Boémond, monseigneur, est-il encore vivant?» Elle répondit: «Seigneur, je n'en sais rien.» Il ajouta: «Que l'on m'apporte le texte du saint Evangile et un glaive.» Quand on eut exécuté ses ordres, il prit le glaive, et jura ainsi sur le livre saint: «Vous m'entendez, Sichelguade; je jure par ce saint évangile que, si mon fils vient à mourir de la maladie qui le retient au lit, je vous ferai périr par cette épée.» La duchesse, excessivement effrayée de ces paroles, prépara un antidote salutaire, envoya sur-le-champ un messager à Salerne vers les médecins par lesquels elle avait fait préparer la mort de Boémond, et les sollicita, par des caresses et des prières instantes, de la secourir dans le danger où elle était plongée. Les médecins, apprenant que leur perfidie était découverte, et que leur maîtresse se trouvait dans un grand embarras, priant Dieu que les terribles menaces du duc ne reçussent pas leur accomplissement, cherchèrent, par tous les moyens que fournissait leur art, à guérir le jeune homme qu'ils avaient empoisonné. Par l'aide de Dieu, qui avait décidé de se servir de lui pour vaincre les Turcs et les Sarrasins, ennemis de la foi chrétienne, le malade se rétablit, mais toute sa vie il resta pâle à cause du poison qui avait altéré sa santé. Cependant la princesse, astucieuse et avisée, était plongée dans de profondes réflexions, et sans cesse agitée d'une extrême crainte, ne se dissimulant pas que, si son envoyé tardait à passer la mer, et que le malade mourût avant son arrivée, elle ne pourrait éviter le trépas dont l'avait menacée son mari. En conséquence, elle conçut un projet sanguinaire, et tout-à-fait exécrable. O douleur! elle empoisonna son mari. Dès qu'il commença à devenir malade, et qu'elle ne douta pas de sa mort inévitable, elle rassembla ses amis avec les autres Lombards, se leva pendant la nuit, gagna la mer, monta sur les meilleurs vaisseaux avec tout son monde, et, pour que les Normands ne pussent la poursuivre, elle mit le feu à tous les autres bâtiments. Lorsqu'elle eut touché au rivage de la Pouille, un certain chevalier de son escorte, l'ayant quittée en cachette, se rendit de nuit à Salerne, et étant allé trouver Boémond en toute hâte, il lui dit: «Levez-vous vite, fuyez, et sauvez-vous.» Le prince ayant demandé la cause de cet avis, le chevalier répondit: «Votre père est mort, et votre belle-mère est dans la Pouille. Elle marche à grands pas vers ce lieu pour vous mettre à mort.» Dans cette grave circonstance, Boémond, tout troublé, monta sans retard sur un âne, sortit en cachette de la ville, et s'enfuit auprès de Jourdain, prince de Capoue, qui était son cousin: reçu par lui avec amitié, il n'eut plus rien à craindre de la perfidie et des menaces de sa belle-mère. Celle-ci étant parvenue à Salerne, et se voyant prévenue dans ses projets par la fuite de celui qu'elle cherchait, elle fut saisie d'une vive douleur. Son fils Roger, surnommé la Bourse, obtint de la succession de ses ancêtres le grand duché en deçà de la mer. Les Normands, qui se trouvaient avec leur chef sur la terre étrangère, furent en proie à toute sorte d'inquiétudes, quand ils virent ce grand et vaillant guerrier mis en péril par les embûches d'une femme, la force de leur armée diminuée par la retraite des Lombards, qui s'étaient enfuis secrètement avec leur maîtresse, et enfin les retards et les difficultés considérables que la destruction de leurs vaisseaux opposait à leur retour en Italie. En conséquence, le magnanime Guiscard réunit auprès de lui Robert, comte de Loritello, et Geoffroi de Conversano, ses neveux, Hugues-le-Borgne de Clermont, Guillaume de Grandménil, Eudes le bon marquis, son beau-frère, et ses autres parents, ainsi que les grands de son conseil: il leur demanda ce qu'il y avait à faire dans cette circonstance. Comme chacun murmurait à voix basse, et ne savait quel parti proposer, Guiscard parla en ces termes: «La vengeance divine nous frappe à cause de nos péchés, et nous punit de notre excessive ambition. Comme le maître frappe ses serviteurs, le Seigneur en agit de même avec nous justement, et nous fait connaître qu'il ne faut pas desirer l'éclat de la gloire mondaine. Rendons grâces à Dieu pour tout le bien qu'il a daigné nous accorder, et prions-le de tout notre cœur d'avoir toujours pitié de nous. Issus de parents pauvres et obscurs, nous avons abandonné les stériles campagnes du Cotentin et nos pénates dépourvus des objets les plus nécessaires; partis pour Rome, ce n'a pas été sans de grandes frayeurs et de grandes difficultés que nous avons pu dépasser cette ville. Enfin, grâces à la faveur de Dieu, nous avons conquis beaucoup de vastes cités; mais ce n'est ni à nos forces ni à nos mérites que nous devons attribuer ces avantages; c'est à la divine Providence que nous en sommes redevables. Enfin nous avons envahi cette partie de l'empire de Constantinople à cause des péchés de ses habitants, autant que nous avons pu en parcourir dans l'espace de quinze jours. Vous savez parfaitement que l'empereur Michel m'a appelé à son secours, chassé qu'il était méchamment de son trône par ses propres sujets, et parce que j'avais légitimement promis ma fille à son fils. S'il eût plu à Dieu, j'avais résolu de marcher sur Constantinople, que possède un peuple lâche, esclave des délices et de la volupté. Je l'aurais soumise à des guerriers catholiques, capables d'arracher aux Turcs Jérusalem, cette sainte ville de Dieu, et qui, après avoir repoussé par la force les armées païennes, pussent étendre l'empire chrétien. C'est dans cette intention que j'ai entrepris de si grands travaux et une si périlleuse campagne. L'irrésistible volonté du Dieu tout-puissant en a ordonné autrement. David voulut élever à Jérusalem un temple au Seigneur; mais Dieu décida que Salomon, fils de ce prince, aurait le bonheur ineffable de le terminer. Ainsi, comme je le pense, mes projets recevront leur exécution dans les temps à venir. Le fruit de mon travail se fera connaître un jour, et sera utilement signalé à nos descendants comme un encouragement à une si grande entreprise. Recevez donc, hommes courageux, un sage conseil, et n'allez pas perdre cette ancienne vertu que j'ai tant de fois éprouvée dans les occasions difficiles et périlleuses. Je ne suis qu'un homme, et mortel comme tous les autres. Vous êtes nombreux, comblés de nombreux avantages par la grâce de Dieu. Vous avez fait de grandes actions qui ont été publiées au loin. Les historiens ne nous présentent nulle part des exploits plus brillants, exécutés par des hommes si peu nombreux, et avec d'aussi faibles moyens, que ceux qui vous sont dus avec l'aide de Dieu. Choisissez donc parmi vous le plus brave et le plus sage; confiez-lui le commandement; ne vous laissez pas enlever cette terre fertile, conquise avec tant de peines et en si peu de temps. Boémoud, mon fils, si la vie et la santé lui restent, s'empressera au plus vite de voler à votre secours.» Comme le duc disait ces choses et d'autres semblables, un Français, nommé Pierre, et quelques-uns de ses amis, pesant habilement les discours de ce prince, parlèrent en ces termes: «Il se trouve de grandes difficultés et beaucoup d'embarras dans ce que vous nous prescrivez. Nos ennemis sont innombrables, et notre troupe se réduit à peu de monde; nous avons pour adversaire un empereur puissant et habile, que, forcés par vous, nous avons souvent offensé gravement en plusieurs circonstances. Nous ne pouvons résister à sa bravoure et à sa vaste puissance. En effet, il commande à plusieurs royaumes et à plusieurs nations. Plût à Dieu que nous pussions en paix et en sûreté retourner vers nos maisons dont nous sommes partis!» Quand il eut entendu ce discours, le duc gémit profondément; il se mit à invoquer Dieu en versant des larmes et à s'affliger en ces mots sur la destinée de son fils: «Hélas! dit-il, quelle est ma misère au milieu de tant d'infortunes! Autrefois j'ai causé du mal à beaucoup de monde; j'ai fait beaucoup d'entreprises injustes; maintenant les malheurs que j'ai si longtemps mérités viennent tous m'attaquer à la fois. Dieu tout-puissant, épargnez-moi; Dieu bon, ayez pitié de moi pécheur; Dieu fort, secourez votre peuple que j'ai conduit ici. O mon fils Boémond, toi qui par la valeur et la sagesse égalais le Thébain Epaminondas, où te trouverai-je? Boémond, noble champion, toi qu'on peut comparer sous les armes au Thessalien Achille, ou au Français Roland, vis-tu encore, ou bien est-ce la mort qui te retient loin de moi? Es-tu retenu pour ta perte? que t'est-il arrivé? qu'est devenue ton ardeur? Si tu vivais encore tel que je te laissai quand je partis pour l'Italie, tu m'aurais bientôt rejoint, et tu prendrais possession de cette contrée opulente de la Bulgarie, que nos armes ont conquise. En effet, je sais que tu as tant de valeur, si tu vis encore, que, si la Providence divine permettait que tu fusses présent à ma mort, tu ne perdrais jamais, avec son aide, les biens que j'ai acquis par la guerre. Courage, vaillans compagnons d'armes! Ne négligez aucune précaution, et songez que vous êtes bien loin de vos foyers. Rappelez-vous quels prodiges de valeur les Normands ont accomplis; n'oubliez pas que nos pères ont tant de fois combattu avec les Français, les Bretons et les Manceaux, et qu'ils les ont courageusement vaincus. Rappelez à votre mémoire les grandes choses que, sous mon commandement, vous avez faites en Italie et en Sicile. Vous y avez conquis Salerne et Bari, Brindes et Tarente, Bisignano et Reggio, Syracuse et Palerme, Cosenza et Castro, et plusieurs autres villes et forteresses. Avec l'aide de Dieu, conduits par moi, vous avez Vaincu Gisulfe, duc de Salerne, Wazson, comte de Naples, et d'autres princes très courageux. Ainsi gardez-vous de vous dégrader par la perte de votre ancienne valeur. Choisissez en commun, comme je vous l'ai dit, l'un de vous pour vous commander; et conservez dignement les fertiles provinces que vous avez conquises.» De tous ceux qui assistaient à ce conseil, aucun n'osa prendre le commandement: tout le monde ne songea qu'aux moyens de se retirer avec sûreté. Enfin l'an de l'Incarnation du Seigneur 1085, Robert Guiscard, illustre duc de la Pouille, homme auquel on ne peut pour ainsi dire trouver en nos temps personne de comparable, après s'être purifié de ses péchés par la confession, et s'être muni de la salutaire Eucharistie, non vaincu par le bras d'un guerrier, mais victime de cette même méchanceté féminine qui fit bannir du Paradis Adam, le premier des hommes, blessé non par les armes mais par le poison, fut enlevé de ce monde lorsque l'heure de sa mort fut arrivée. Quand il eut cessé de vivre, les Normands salèrent son corps, et demandèrent à l'empereur la faculté de retourner en paix dans leur patrie. Comme il était bon, l'empereur pleura beaucoup le duc défunt, qui n'avait jamais fui dans le combat, satisfait toutefois d'être délivré d'un si terrible ennemi. Il accorda avec bonté, à ceux qui la voulurent, la permission de retourner en Italie avec le corps de leur prince, et tous les serviteurs attachés à sa personne; il assura de grands appointements à ceux qui voudraient demeurer avec lui, et prendre du service dans ses Etats. Ainsi ceux qui auparavant avaient attaqué vigoureusement le monarque de Byzance, le servirent désormais avec fidélité. De retour dans la Pouille, les Normands portèrent le corps de leur duc à Venosa, et l'y ensevelirent, avec une profonde affliction, dans le couvent de la Sainte-Trinité. Le vénérable abbé Béranger, fils de Vruald, qui était fils d'Helgon, était à la tête de ce monastère: il avait été élevé à Ouche par le pieux abbé Thierri, et amené en Calabre par l'abbé Robert. Ensuite le pape Alexandre l'avait consacré abbé du monastère de Venosa: quelques années après, le pape Urbain l'éleva à l'évêché de cette ville, en considération de la bonté de ses mœurs et de l'étendue de ses lumières. [7,7] CHAPITRE VII. Pendant que les tempêtes dont nous venons de parler exerçaient leurs fureurs dans l'univers, quelques sorciers s'avisèrent à Rome de rechercher quel serait le pape qui succéderait à Hildebrand, et découvrirent qu'après sa mort, ce serait un pontife du nom d'Odon qui occuperait le siége de Rome. Ce qu'apprenant Odon, évêque de Bayeux, qui de concert avec le roi Guillaume, son frère, gouvernait les Normands et les Anglais, faisant peu de cas de la puissance et des richesses des Etats d'Occident, s'il ne dominait au loin et sur tous les mortels par le droit de la papauté, il fit partir des délégués pour Rome; il y fit orner à grands frais et même en objets superflus un palais qu'il fil acheter, et se concilia, à force de présents, l'amitié des sénateurs du peuple Romain. Il réunit Hugues, comte de Chester, et une troupe considérable des chevaliers les plus distingués, les pria de passer avec lui en Italie, et leur prodigua de grandes promesses, à l'appui de ses prières. Comme les Normands sont légers, et empressés de voir les contrées étrangères, ils acceptèrent la proposition du présomptueux prélat, qui n'avait pas assez de la principauté d'Albion et de la Neustrie; ils se déterminèrent à quitter les grandes terres qu'ils possédaient dans les contrées occidentales, et promirent par serment d'accompagner le prélat au delà du Pô. Le prudent roi Guillaume apprit ces préparatifs; mais il ne les approuva pas, et pensa qu'une telle entreprise serait préjudiciable à son royaume et à beaucoup d'autres. En conséquence, il se hâta de passer en Angleterre, et sans être attendu se trouva dans l'île de Wight, à la rencontre de l'évêque Odon, qui voulait en grande pompe passer en Normandie. Le roi ayant aussitôt rassemblé en conseil les grands du royaume, leur parla en ces termes: «Illustres seigneurs, écoutez attentivement mes paroles et donnez-moi, je vous prie, vos salutaires conseils. Avant que je passasse en Normandie, j'avais confié le gouvernement de l'Angleterre à mon frère, l'évêque de Bayeux. Plusieurs rebelles s'étaient soulevés contre moi en Normandie, et je me trouvais pour ainsi dire envahi par mes proches, et par l'étranger. Mon fils Robert, ainsi que quelques jeunes gens que j'ai élevés, et auxquels j'ai donné leurs premières armes, s'étaient révoltés contre moi; ils avaient reçu l'adhésion empressée de quelques sujets sans foi, et des ennemis de mon voisinage. Mais par la protection de Dieu, dont je suis le serviteur, ils n'ont obtenu aucun succès, et n'ont eu de moi que le fer resté dans leurs blessures. En me tenant prêt à la guerre, j'ai comprimé par la terreur les Anglais, soulevés contre moi: j'ai pareillement contenu, par les armes et la force, les Manceaux qui se révoltaient. C'est dans de telles occupations que j'ai été embarrassé outre mer, et qu'y prolongeant mon séjour, j'ai péniblement travaillé pour l'utilité publique. Cependant mon frère opprimait l'Angleterre; il dépouillait les églises de leurs terres et de leurs revenus; il leur enlevait tous les ornements qui leur avaient été donnés dans les temps passés; mes chevaliers, qui devaient mettre l'Angleterre à couvert des attaques des Danois, des Hibernois, et des autres ennemis qui me menacent vivement, ils les a séduits, et il se prépare, au mépris de mes droits, à les entraîner avec lui au delà des Alpes, dans des contrées étrangères. Mon cœur est accablé de douleur, surtout à cause du mal fait aux églises de Dieu. Les rois chrétiens qui ont régné avant moi ont aimé l'Eglise; ils l'ont enrichie de toutes sortes de biens et de présents: aussi, comme nous le croyons, ils reposent maintenant, pleins de joie de leurs bienheureuses récompenses, dans le séjour de toutes les félicités. Tels furent Edelbert et Edwin et saint Oswald, Athulf et Alfred, Edouard-le-Vieux et Edgar, ainsi qu'Edouard, mon cousin et mon très-cher seigneur, qui donnèrent de grands biens à la sainte Eglise, que l'on doit considérer comme l'épouse de Dieu. Cependant mon frère, à qui j'avais confié le soin de tout mon royaume, a violemment enlevé ces biens; il a cruellement opprimé les pauvres; il a détaché de mon service et pour un espoir frivole un grand nombre de chevaliers, et, frappant toute l'Angleterre d'exactions injustes, il a porté partout le désordre et le trouble. En conséquence, considérez attentivement ce qu'il faut faire, et donnez-moi, je vous prie, vos conseils.» Comme tout le monde craignait l'évêque Odon et que chacun hésitait à donner son avis, le monarque magnanime ajouta: «Les témérités coupables doivent toujours être réprimées, et nulle faveur ne doit empêcher de punir celui qui fait tort à la chose publique. Saisissez donc cet homme, qui trouble la terre, et gardez le soigneusement pour le mettre hors d'état de faire encore pis.» Personne n'osant porter la main sur un évêque, le roi fut le premier à le saisir. Odon se récria, et dit: «Je suis clerc et ministre du Seigneur; on ne peut condamner les évêques sans le jugement du pape.» Le roi lui répondit sagement: «Je ne condamne ni le clerc ni le prélat, mais le comte qui dépend de moi, et que j'ai établi mon lieutenant dans mes Etats; je le saisis, parce que je veux qu'il me rende compte du gouvernement que je lui ai confié.» C'est ainsi que la puissance royale arrêta le prélat. Il fut conduit en Normandie, et mis en prison dans la tour de Rouen. Il y fut gardé et soigneusement renfermé pendant quatre ans, c'est-à-dire, jusqu'à la mort de Guillaume. Le chef du désordre ayant été enlevé, les chevaliers retournèrent à leur devoir, et la sagesse du roi assura d'une manière inébranlable la tranquillité de son royaume au dedans et au dehors. Nous voyons dans ce prélat s'accomplir clairement ce que dit Fulgence dans son livre: «Celui qui prétend plus qu'il ne doit deviendra moindre qu'il n'est.» L'évêché de Bayeux et le comté de Kent, si riche en trésors, l'exercice du pouvoir royal réuni au sien propre dans toute l'Angleterre et la Normandie, ne suffirent pas à un clerc qui cherchait à envahir l'univers entier, poussé à cette entreprise, non par la divine inspiration, non par l'élection canonique, mais par la présomptueuse extravagance d'une incurable cupidité. Il perdit donc ce qu'il avait; il gémit dans la captivité, et laissa à la postérité un exemple bien propre à détourner les hommes de rechercher trop avidement les honneurs. [7,8] CHAPITRE VIII. Dans ces temps Mathilde, reine des Anglais, tomba malade; inquiète de sa maladie prolongée, elle reconnut ses péchés, les pleura amèrement, et après avoir religieusement accompli tout ce que prescrivent les usages de notre foi, et s'être munie du sacrement du salut, elle mourut le 3 novembre. Son corps fut porté dans le couvent de la Sainte-Trinité qu'elle avait bâti à Caen pour des religieuses, et enterré respectueusement, par un grand nombre d'évêques et d'abbés, entre le choeur et l'autel. Ses obsèques furent célébrées par les moines et les clercs avec un grand concours de pauvres, que de son vivant elle avait fréquemment secourus au nom du Christ. On éleva à sa mémoire un tombeau admirable, orné d'or et de pierreries, et l'on y grava élégamment en lettres d'or l'épitaphe suivante: «La sculpture de ce beau tombeau recouvre brillamment la vertueuse Mathilde issue du sang des rois. Son père fut duc des Français; elle eut pour mère Adèle, fille de Robert, roi des Français, et sœur de Henri qui monta sur le trône. Unie en mariage au magnifique roi Guillaume, elle fit bâtir ce temple et cette maison qu'elle enrichit de beaucoup de terres et de dignes ornements, et qu'elle eut soin de dédier à Dieu. Consolatrice des pauvres, amie de la piété, ce fut en prodiguant des trésors que, pauvre pour elle-même, elle fut riche pour l'indigence. C'est par cette conduite qu'elle mérita d'être admise à partager la vie éternelle, le second jour du mois de novembre. L'abbesse Mathilde gouverna dignement pendant quarante-sept ans le monastère de Caen, dédié à la sainte et indivisible Trinité; elle y éleva Cécile, fille du roi Guillaume, ainsi que plusieurs autres dames zélées pour le service de Dieu, et les forma à la vie régulière. A la mort de l'abbesse Mathilde la noble Cécile lui succéda, et pendant plusieurs années remplit les fonctions de mère, du temps du roi Henri, son frère. Ensuite une fille du comte Guillaume, fils d'Etienne de Blois, prit les rênes du même couvent; mais elle les garda peu de temps, ayant été surprise par un trépas prématuré.» Après la mort de la glorieuse reine Mathilde, le roi Guillaume eut violemment à souffrir, pendant près de quatre ans qu'il lui survécut, des nombreuses tribulations qui s'élevèrent contre lui. En effet, quelques-uns de ses sujets du Maine, pays dont les habitants sont presque toujours agités par l'inquiétude qui leur est naturelle, et dont l'inconstance trouble la paix publique en même temps qu'ils se troublent eux-mêmes, prirent les armes contre le roi Guillaume, et occasionèrent à eux-mêmes, ainsi qu'à beaucoup d'autres, des dommages considérables. Le vicomte Hubert, gendre de Guillaume, comte de Nevers, avait autrefois offensé le roi dans des circonstances peu importantes; mais ses offenses ne firent que s'accroître par la suite; il abandonna Beaumont et Fresnay, ses places fortes, et, comme un ennemi public, se retira avec sa femme et les siens au château de Sainte-Suzanne. Cette place où il s'enfuit est située sur la rivière d'Erve, au haut d'un rocher escarpé sur les confins du Maine et de l'Anjou. Il y réunit une armée, et, sans relâche, fit beaucoup de mal et inspira beaucoup de crainte aux Normands, qui s'efforçaient de protéger le territoire des Manceaux. Ce vicomte était d'une noblesse illustre, remarquable par un mérite éminent, plein de courage et d'audace, et ses grandes qualités avaient porté fort loin sa renommée. Les garnisons de la ville du Mans et des places circonvoisines eurent fréquemment à souffrir des incursions d'Hubert. Elles firent entendre au roi Guillaume leurs plaintes fondées sur de grands malheurs, et réclamèrent son assistance. En conséquence le roi rassembla sans tarder une armée de Normands, manda ceux des Manceaux qui lui étaient restés fidèles, et pénétra dans le pays ennemi avec des forces considérables. Toutefois il ne put assiéger la forteresse de Sainte-Suzanne, qui était inaccessible à cause des rochers et de l'épaisseur des vignes qui l'entourent de toutes parts; il ne put pas non plus tenir étroitement enfermé l'ennemi qui y était, parce que celui-ci se procurait courageusement des moyens de communication. C'est pourquoi le roi éleva un fort dans le val Beugic, et y plaça une forte garnison pour contenir l'ennemi. Quant à lui, il retourna en Normandie pour y régler les affaires importantes de l'Etat. L'armée du roi, à la tête de laquelle se trouvait Alain-le-Roux, comte des Bretons, se faisait remarquer par ses richesses, par ses chevaux et par son appareil militaire; mais les assiégés s'efforçaient de les égaler en courage et en nombre; car de l'Aquitaine, de la Bourgogne et des autres provinces de la France, les meilleurs chevaliers volaient vers Hubert, et desiraient ardemment le seconder de tous leurs efforts, et signaler leur bravoure. Il en résulta que le château de Sainte-Suzanne s'enrichit aux dépens des assiégeants, et que de plus en plus il se fortifiait journellement dans ses moyens de résistance. Il arrivait souvent que de riches seigneurs, soit Normands, soit Anglais, tombaient dans les mains des assiégés: du prix de leur rançon, le vicomte et Robert de Bourgogne, dont il avait épousé la nièce, ainsi que les autres personnes de son parti, s'enrichissaient honorablement. C'est ainsi que pendant trois années Hubert résista aux Normands, et, chargé des dépouilles de l'ennemi, brava ses attaques. Dans cette guerre, Robert de Vieux-Pont, Robert d'Ussi et plusieurs autres chevaliers Normands de distinction furent tués, et laissèrent de justes regrets. Le 18 novembre, lorsque l'armée normande allait charger l'ennemi, un jeune homme encore imberbe, qui s'était caché le long du chemin dans des buissons, tira une flèche, et frappa mortellement sous l'œil Richer de l'Aigle, fils d'Engenoul. Ses compagnons d'armes accoururent pleins de fureur, se saisirent aussitôt du jeune homme, et voulurent le tuer pour venger ce noble seigneur; mais Richer mourant le protégea. Pendant qu'on voulait égorger le jeune homme, le blessé cria aussi fort qu'il put: «Pour l'amour de Dieu, laissez-le aller; c'est ainsi que je dois mourir pour l'expiation de mes péchés.» Le meurtrier fut aussitôt renvoyé; le chevalier, digne de regrets, confessa ses péchés à ses camarades, et mourut avant qu'on eût pu le conduire à la ville. On porta son corps à un certain couvent de moines que son père Engenoul avait bâti dans ses terres en l'honneur de saint Sulpice, évêque de Bourges: c'est là qu'au milieu du deuil profond de ses parents et de ses amis, il fut inhumé par le vénérable Gilbert, évêque d'Evreux. Ce seigneur fut justement pleuré de ceux qui le connaissaient, car il s'était distingué toute sa vie par beaucoup de bonnes qualités, Il avait une grande force de corps; il était beau et agile, fidèle à la loi de Dieu, doux et humble avec les hommes religieux, habile et éloquent dans les affaires du siècle, et dans toutes ses habitudes tranquille et généreux. Il eut pour femme Judith, fille de Richard d'Avranches, surnommé Goz, et sœur de Hugues, comte de Chester. Il eut d'elle Gislebert de l'Aigle, Engenoul, Mathilde et plusieurs autres enfants de l'un et l'autre sexe. Gislebert, resté seul par la mort de ses frères et de ses sœurs, devint le successeur du mérite et des biens de son père; il épousa Julienne, fille de Geoffroi, vaillant comte de Mortagne, dont il eut Richer, Engenoul, Geoffroi et Gislebert, dont le second et le troisième périrent en mer le 25 novembre avec Guillaume Adelin, fils du roi Henri, et avec plusieurs autres personnages de distinction. Mathilde épousa Robert de Mowbrai, seigneur puissant, comte de Northumberland, qui, la même année, prit les armes contre Guillaume-le-Roux, roi des Anglais. Ayant été pris peu de temps après, il vieillit sans avoir de lignée, pendant près de trente-quatre ans, dans la prison où le retinrent ce monarque et son frère Henri. Maintenant je vais revenir aux événements dont je me suis un peu écarté. Au mois de janvier, Guillaume de Varenne, Bauldri de Quitri, fils de Nicolas, et Gislebert de l'Aigle, qui desirait venger la mort de Richer son frère, s'efforcèrent, avec une puissante armée de Normands, de livrer assaut aux assiégés; mais ils n'y gagnèrent que le fer qui s'enfonça dans leurs blessures. Alors Guillaume, comte d'Evreux, fut fait prisonnier, et Machiel de Guitot, fils de Godefroi-le-Petit, fut blessé mortellement. Ses écuyers en pleurs et ses compagnons d'armes le portèrent à son logement où, ayant fait venir un prêtre, il confessa ses péchés, se munit du saint viatique, et se prépara à attendre la mort. Les Normands qui gardaient la fortification du Val de Beugie essuyèrent de grands échecs, et sans cesse affaiblis par le glaive des plus braves guerriers, redoutaient encore de plus affreux malheurs. Comme ils ne pouvaient l'emporter sur Hubert ni par la valeur, ni par le bonheur, ayant changé d'avis et de résolution, ils essayèrent de le faire rentrer dans l'alliance du roi. Quoique dans cette guerre Hubert eût augmenté ses richesses et sa puissance, comme il desirait obtenir la sécurité d'une paix agréable, il se rendit prudemment aux invitations des conciliateurs. Sans aucun retard, des députés furent envoyés en Angleterre auprès du roi. Aussitôt que ce monarque apprit la mort de Hervé le Breton, qu'il avait mis à la tête de ses troupes, de Richer et d'autres guerriers intrépides, ainsi que les heureux succès de son adversaire, il sentit bien qu'Hubert se fortifierait chaque jour contre lui, et songea à prendre des précautions pour que l'excès de l'opiniâtreté n'entraînât pas la ruine de ses chevaliers. En conséquence il pardonna sagement à Hubert ses anciennes fautes. Celui-ci ayant obtenu un sauf-conduit, passa la mer pour se rendre auprès du roi, qui, l'ayant traité amicalement, lui rendit honorablement les domaines de ses pères. Les Normands et les Manceaux étaient au comble de la joie après avoir eu durant quatre ans à souffrir toutes les calamités de la guerre. Ensuite, tant que le roi Guillaume vécut, le chevalier dont nous venons de parler se maintint en bonne intelligence avec lui, indépendant, heureux, et en possession de ses seigneuries qu'il transmit en mourant à ses fils Raoul et Hubert. Dans ce temps-là, le roi Guillaume fît faire le recensement des chevaliers du royaume d'Angleterre, on en trouva soixante mille, auxquels il ordonna de se tenir prêts en cas de besoin. En effet Canut-le-Jeune, roi des Danois, équipait alors une grande flotte, et se préparait à venir réclamer ses droits en Angleterre que ses parents Swen et Canut avaient autrefois subjuguée. Ce prince était rempli de dévotion devant Dieu, élevé en puissance parmi les hommes, et digne d'éloges pour ses grandes prouesses. Il avait extrêmement effrayé, par ses menaces et ses préparatifs, les Normands qui habitaient l'Angleterre; mais, arrêté par divers événements, il ne put réaliser ses projets du vivant de Guillaume-le-Bâtard. Mais sous le règne de Guillaume-le-Jeune, tandis qu'une grande flotte équipée était à l'ancre sur le rivage, et qu'au souffle d'un vent favorable on faisait embarquer l'armée qui devait attaquer l'Angleterre, le roi Canut, desirant connaître la volonté de Dieu, entra dans une église, se prosterna humblement devant l'autel, et, les larmes aux yeux, pria le Seigneur de diriger son entreprise selon sa bonne volonté. Son frère entra ensuite dans le temple, vit que le roi était seul devant l'autel; considéra combien était grand le péril qui, pour un seul homme, en menaçait tant de milliers, et que, s'il le tuait, il s'opérerait un changement aussi prompt qu'important. Sans différer, il tira son glaive, coupa la tête au roi qui faisait ses prières, et s'enfuit aussitôt en pays étranger. Soudain, à cette triste nouvelle, toute l'armée se dispersa, et chacun retourna à ses propres affaires. Le sénat plaça sur le trône, en l'absence du parricide, Calomanoth, autre frère du roi. Le corps du roi Canut fut honorablement inhumé dans une église; il s'opéra par la grâce de Dieu beaucoup de miracles sur son tombeau. On bâtit en ce lieu un grand monastère, et on y plaça des moines du même ordre que celui qui est établi en Angleterre à Cowesham. C'est de là que les premiers moines passèrent chez les Danois, et firent connaître diligemment, à la grande admiration des barbares, la discipline monastique. Le roi, dont nous venons de parler, fut à bon droit honoré par les moines et par les autres hommes de vie religieuse. Le premier il corrigea les mœurs de sa nation, qui était nouvellement convertie et sans frein. Il éleva, selon les instructions des canons, des siéges tant métropolitains qu'épiscopaux; il fit venir des moines, qui jusqu'alors avaient été odieux et inconnus aux Danois, et leur donna libéralement dans ses Etats des lieux convenables pour s'y fixer. [7,9] CHAPITRE IX. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1087, le neuvième jour de mai, le corps de saint Nicolas, archevêque et confesseur de Myre, fut transféré à Bari. Jean, archidiacre de l'église de Bari, a raconté éloquemment comment et par qui fut opérée cette translation. Il me semble convenable de tirer quelque chose de son récit, et d'insérer dans ce livre quelques détails sur un fait si glorieux, pour l'instruction des gens studieux qui n'ont point eu occasion de voir le travail de Jean, s'il arrive par hasard qu'ils daignent jeter un coup d'œil sur mon ouvrage. Du temps de l'empereur Alexis, les Turcs et d'autres peuples païens, voulant exercer leurs fureurs, sortirent de leurs frontières, et, par la permission de Dieu, ravagèrent la Lycie et d'autres contrées chrétiennes. En punition des péchés du peuple chrétien, ils détruisirent les églises, profanèrent de toutes manières les croix, les images du Christ et les sanctuaires; ils livrèrent aux flammes un grand nombre de villes avec leurs habitants. C'est ainsi que, pendant plusieurs années, ils exercèrent leur rage, et firent un grand carnage des Chrétiens. Par suite de ces événements, Myre, métropole de la Lycie, fut soumise à la puissance des Turcs, et ses anciens habitants, pour la punition de leurs péchés, en furent complétement chassés. Cependant des habitants de Bari qui s'étaient proposés de se rendre sur trois vaisseaux à Antioche pour affaires de commerce, approchant du séjour des Myréens, envoyèrent un certain pélerin comme espion à l'église de Saint-Nicolas, qui se trouve dans l'intérieur de la place. A son retour il fit connaître qu'il se trouvait beaucoup de Turcs qui s'y étaient réunis pour les obsèques du commandant de la ville dont le corps était exposé. A ce récit les négociants de Bari déployèrent aussitôt leurs voiles, tournèrent la proue de leurs vaisseaux vers Antioche, et s'éloignèrent heureusement de Myre en peu de jours; ils firent rencontre d'un vaisseau vénitien, et commencèrent, suivant l'usage, à se demander mutuellement des nouvelles. Il y avait parmi les navigateurs de Bari quelques hommes qui étaient connus des Vénitiens et liés d'amitié avec eux; ils s'entretinrent du corps de saint Nicolas. Les Vénitiens ne balancèrent pas à faire connaître dans leurs discours ce que depuis long-temps ils avaient projeté. Ils avouèrent qu'ils avaient préparé des pieux de fer et des marteaux, et ne voulaient pas différer de prendre là leur dîner, parce qu'ils devaient tenter de mettre leurs desseins à exécution. Les citoyens de Bari ayant entendu ces choses ne furent que plus animés à tenter l'entreprise et à la conduire à sa fin, non pas tant pour leur gloire et leur honneur ni pour l'avantage de leur patrie que par amour pour un confesseur si excellent. Ils terminèrent donc les affaires qui les avaient appelés à Antioche, et le plus tôt qu'ils purent, ils opérèrent leur retour sous la conduite de Dieu. Ayant heureusement approché du rivage de Myre, ils sentirent s'affaiblir leur première ardeur, et voulaient passer outre; mais, par l'ordre de Dieu, un vent contraire s'éleva du côté du nord, et, dans le silence des vents du midi, força l'équipage de Bari à s'arrêter en ce lieu. En conséquence, comprenant la volonté de Dieu, ils prirent aussitôt les armes, formèrent un corps et laissèrent un petit nombre des leurs pour garder les vaisseaux. Les autres s'étant armés et ayant pris leurs précautions comme pour se présenter à l'ennemi, s'empressèrent de gagner l'église, qui était éloignée d'environ trois milles du rivage. Ils pénètrent dans le cloître de cet édifice, déposent leurs armes, entrent humblement dans la sainte église, et s'occupent à prier le saint prélat. Quand chacun eut terminé les prières, ils demandèrent au sacristain où reposait le corps de saint Nicolas. On leur fit bientôt connaître l'emplacement, et prenant de la liqueur sacrée on leur en donna. Alors Loup, prêtre de Bari, prit de l'huile sainte dans une fiole de verre et la posa sur un lieu élevé pour qu'elle se conservât plus facilement. Par hasard, pendant que l'on parlait, elle tomba sur le pavé de marbre; mais au grand étonnement de tout le monde, elle ne se brisa pas. Cependant les gens de Bari se mirent à causer, comme pour les tenter, avec trois moines qui étaient restés pour garder les reliques: «Nous voulons, dirent-ils, enlever d'ici ce saint corps, et le transporter dans notre patrie. C'est pour cette cause que nous venons de la part du pontife romain, transportés ici sur trois vaisseaux. Si vous voulez consentir à notre demande, nous vous donnerons de chacun des vaisseaux cent sous d'or.» Ayant entendu ces paroles, les moines stupéfaits et épouvantés s'exprimèrent en ces termes: «Oserons-nous former une entreprise que jusqu'ici nul mortel n'a osé tenter impunément? Quel sera le téméraire qui, dans une telle négociation, se fera soit l'acheteur, soit le vendeur? Quelle sera la chose assez précieuse, assez admirable pour être mise en comparaison d'un si grand trésor? Si les maîtres de la terre n'ont pas osé tenter une telle action, nous ne disons pas de force et par violence, mais même par les prières et les supplications, comment pourrez-vous y réussir? Gardez-vous de poursuivre davantage l'exécution d'un pareil attentat, car il est odieux à la divine majesté. Cependant vous pouvez essayer: voici le lieu.» En disant ces mots, les moines pensaient que l'entreprise n'aurait pas le succès qu'en attendaient les hommes de Bari. En effet, il s'était écoulé près de deux cents olympiades, depuis que le bienheureux Nicolas était mort au concile de Nicée, qui fut tenu sous le bienheureux pape Sylvestre et sous l'empereur Constantin; et personne n'avait pu jusqu'alors, ni dérober ces reliques en cachette, ni les enlever manifestement par violence, ni les obtenir du Seigneur à force de prières. Ce qui effrayait les citoyens de Bari, c'est qu'ils se trouvaient en petit nombre dans un pays étranger, au milieu d'une nombreuse population, que le soleil penchait vers son coucher, et que le retour à leurs vaisseaux était difficile. Cependant, fortifiés par Dieu même, ils commencent par se saisir des moines et les mettent sous une sûre garde; ils disposent avec précaution quelques vedettes, pour observer de tous côtés ceux qui pourraient venir. Eux-mêmes se placent en armes çà et là dans toutes les avenues. C'est ainsi que quarante-quatre jeunes gens pleins de valeur s'établissent hardiment au dehors du temple pour tenir bon contre toute attaque; que deux prêtres, Loup et Grimald, avec peu de personnes, exécutent dans l'église ce qui était convenable, et commencent les prières que l'on appelle litanies; mais ils étaient tellement troublés par la frayeur, qu'ils ne pouvaient prononcer les prières qu'ils avaient commencées. Cependant Matthieu, l'un des matelots, saisit hardiment un marteau de fer, frappe le pavé de marbre et le brise: il trouva au dessous une maçonnerie qu'il démolit et dont il se débarrassa: aussitôt on aperçut la surface d'une urne de marbre. Cette découverte les remplit de joie, et leur inspira une nouvelle ardeur pour fouiller de plus en plus profondément, briser avec une petite hache une vieille maçonnerie liée avec de la chaux, et en jeter au dehors les débris. Ce déblaiement terminé, et l'urne découverte, le même jeune homme la frappa de son marteau, et fit une ouverture dans l'un des côtés; il en sortit alors une odeur exquise, qui remplit l'assistance des admirables délices de sa suavité. Ce jeune homme y ayant introduit la main sentit d'abord qu'une liqueur abondante remplissait à peu près jusqu'à la moitié la capacité assez considérable de l'urne. Alors il y plongea la main droite, trouva le précieux trésor qu'il cherchait avec tant d'empressement, et sans rien craindre se mit à le tirer avec promptitude. Ensuite, pour mieux saisir la tête du saint, il se plongea tout entier dans la liqueur, dont la quantité était abondante, et cherchant çà et là des pieds et des mains, comme il le fallait, il découvrit cette tête et tira de ce réservoir salutaire les vêtements et le corps, tout mouillés. Cet événement se passa près de huit cents ans après la mort de saint Nicolas, le 20 avril. Comme on manquait de vases et que ces choses s'étaient passées fort à la hâte, les habitants de Bari enveloppèrent comme ils purent les reliques dans la tunique du prêtre Loup, qui, chargé du saint fardeau, fut aussitôt suivi par toute l'assistance. Ainsi, remerciant le Seigneur de la sainte proie qu'ils avaient enlevée non à l'ennemi, mais du trésor même de Dieu, ils se rendirent promptement au rivage. Quelques-uns d'entre eux emportèrent aussi des fragments de l'urne de marbre qu'ils avaient brisée, et plusieurs évêques en Italie eurent la témérité d'en faire faire des autels et des pierres consacrées. Rassemblés au port, il s'éleva une difficulté pour savoir sur quel navire on mettrait ce dépôt que tout le monde desirait, car tous voulaient avoir avec eux un tel compagnon et un tel patron. Enfin on convint à l'amiable que le vaisseau de Matthieu s'en chargerait, pourvu toutefois qu'il jurât préalablement d'être un allié fidèle, et de ne point se séparer des autres. C'est ce qui arriva. En conséquence, chacun monta gaîment sur son navire; les reliques furent enveloppées dans une étoffe neuve et blanche, et déposées dans un vase de bois que les navigateurs ont coutume d'employer à conserver leur vin. Il n'est pas besoin de rapporter en détail quelle fut la douleur des habitans de Myre, aussitôt qu'ils connurent la perte qu'ils avaient faite. Dès que ceux qui occupaient le fort de Myre, qui est placé sur une hauteur à un mille environ de l'église, eurent appris ce qui s'était passé, ils accoururent de tous côtés en grande hâte; pleins de courroux et de tristesse, ils se rendent au rivage; pleurant la perte de leur pasteur et de leur maître, ils s'arrachent les cheveux et la barbe, et d'une voix unanime chantent ce poème lugubre: «Hélas! quelle catastrophe vient nous accabler en ce moment! quelle honte en voyons-nous rejaillir sur notre patrie! Ces dons de Dieu, que, pendant tant d'années, nous avions conservés, nous sont ravis tout à coup par un larcin facile. Jusqu'ici le territoire de la Lycie avait été enrichi par ce trésor suprême, qui faisait son plus grand ornement. Célébrée dans tout l'univers par des louanges suprêmes, protégée par les mérites de ton père magnanime, malheureuse ville de Myre, tu vas rester dépouillée de respects et de dons, et plongée dans un deuil éternel. Nicolas, ô notre père, pour qui tout l'univers éprouve tant de vénération, pourquoi quittez-vous notre patrie, que dis-je, la vôtre à vous-même? Né dans ces lieux, élevé par de saints parents, ici vous fûtes tour à tour enfant, adolescent, homme et vieillard, toujours pieux. Là, père et seigneur, pasteur et gardien plein de bonté, vous aviez jusqu'alors habité cette patrie, soit pendant votre vie, soit après votre mort. Aussitôt que quelques infortunes affligeaient cette cité malheureuse, ô bon père, elle réclamait votre assistance. Dans son adversité vous étiez toujours là, unique espérance de salut, accordant votre protection au peuple suppliant. Toujours présent, vous accueilliez leurs prières, vénérable patron, et, favorable à leurs vœux, vous leur accordiez toutes leurs demandes. De toutes les parties de l'univers les chrétiens accouraient à ce saint tombeau, si souvent salutaire. Dès que le troupeau fidèle saura que vous en êtes sorti, tout culte et tout honneur cesseront en même temps. Les grâces de Dieu manqueront, et ses premières faveurs ne seront plus que comme un nom dans une ancienne histoire. A qui désormais confierez-vous le soin de nous nourrir, nous qui sommes, vénérable pasteur, vos propres brebis? A présent que vous nous avez quittés, le loup viendra bientôt dévorer le troupeau. Toi seul tu fus à la fois notre vertu, notre consolation, tout notre ornement, notre protection, notre unique espérance, notre salut et la cause de notre joie. Malheur à nous au milieu de tant de calamités! nous avons perdu tous ces biens; nous sommes en butte désormais au deuil et à une éternelle douleur. Hélas! à qui a été donné le pouvoir de consommer un tel attentat et de violer un si saint lieu? Quelle main téméraire a exécuté cette criminelle entreprise? Quel est le sacrilége qui a commis ce vol? Vous qui emportez ces dépouilles opimes, vous êtes comblés de bonheur, tandis que dans notre infortune tous les maux nous accablent.» Pendant que les Myréens étaient livrés à une excessive douleur, et qu'ils ne pouvaient tirer vengeance de leur affliction, les habitans de Bari détachaient, pleins de joie, les cordages, et ramant toute la nuit, gagnèrent l'île que l'on appelle Cacabum, et firent voile pour les îles Cyclades. Partis de là à toutes rames et en grande hâte, ils abordèrent au lieu que l'on nomme Macra, et s'y arrêtèrent trois jours, à cause des vents du nord, qui leur étaient contraires. Dans le trouble que ce retard leur occasiona, ils commencèrent à douter s'ils devaient conserver le corps de saint Nicolas, ou si ce bienheureux desirait qu'ils le portassent ailleurs. Alors Eustache, l'un d'eux, eut, à l'occasion de ce doute, une vision, dans laquelle il se voyait avec effroi la langue tout ensanglantée par des morsures de sangsues. En conséquence, d'une détermination commune, chacun représenta les petites parties de reliques qu'il avait soustraites en cachette, et assura par serment qu'il n'en retenait rien en propre. Romuald exposa deux fragments de dents et de petits ossements qu'il avait cachés. C'est ainsi que chacun rapporta toutes les petites portions qu'il avait furtivement dérobées, et les restitua aux autres membres du saint. Enfin un vent favorable s'étant élevé et les vaisseaux sillonnant la vaste mer, saint Nicolas apparut en songe à Disige, l'un des matelots, le réconforta et lui prédit que lui et ses compagnons entreraient dans le port de Bari, le vingtième jour après l'enlèvement de son corps. Disige fit part de sa vision à ses compagnons, et tous reprirent une grande confiance. Un petit oiseau voltigeant au dessus du navire, parut à l'improviste devant les matelots, et les réjouit par ses fréquents retours. Ils sentaient souvent une odeur très-suave; encouragés par d'autres indices agréables, ils se réjouissaient et s'approchaient gaîment de leur rivage. Sous la conduite de Dieu ils arrivèrent au port Saint-George, qui est éloigné de cinq milles environ des murs de Bari; ils envoyèrent de là annoncer leur retour au clergé et au peuple de cette cité. Aussitôt toute la ville fut remplie d'une joie inopinée, et bientôt les habitants de l'un et l'autre sexe ainsi que de tout âge se rendirent au rivage. Cependant les matelots confièrent la cassette ainsi que les reliques qu'elle contenait au religieux Hélie, abbé du couvent de Saint-Benoît, qui est situé au dessus du port. Il reçut avec respect ce saint dépôt; et, le 9 du mois de mai, il le plaça dans son église, de concert avec ses frères, et le garda diligemment pendant trois jours. Alors Urson, archevêque de Bari, homme religieux, digne de Dieu, très-connu, et très-intimement lié avec les princes d'Italie, était absent de son siége. Un navire équipé à Trani l'attendait; le prélat avait résolu de s'y embarquer le surlendemain, pour se rendre à Jérusalem, où il voulait aller prier. Le messager envoyé par les citoyens alla le trouver, et lui fit part des nouvelles qui occasionaient tant de joie. En conséquence, Urson renonçant au voyage qu'il avait entrepris, plein d'allégresse, ne différa pas de se rendre en toute hâte à Bari. C'est ainsi que le corps de saint Nicolas fut reçu par les habitants de cette ville, et que l'on fixa la solennité de sa translation au neuvième jour de mai. Alors on le transporta à la cour du Catapan, et à la demande des matelots et de tous les citoyens, on le déposa respectueusement dans l'église de Saint-Etienne, premier martyr, qui avait été construite trois ans auparavant par l'archevêque. Ensuite on bâtit en l'honneur de saint Nicolas une église particulière; on confia au vénérable abbé Hélie le saint corps, les offrandes des fidèles, et la direction du travail, et, du consentement de l'archevêque et des citoyens, on le chargea de surveiller tout ce qui était à faire. Aussitôt diverses bandes d'hommes accoururent de toutes les provinces de l'Italie. Il s'opérait là journellement, par la puissance de Dieu, des prodiges et des miracles sans nombre. Dès le premier jour, pendant que l'on plaçait, comme nous l'avons dit, le saint corps dans l'église de Saint-Benoît, plus de trente infirmes, des deux sexes et de tout âge, furent guéris de différentes maladies, et, ayant recouvré une parfaite santé, retournèrent chez eux, pleins de joie, sains et saufs, et rendant des actions de grâces. Quant aux jours suivans, nous ne voulons pas désigner par des notes particulières, ni compter combien de démoniaques ou de sourds, combien de boiteux ou de muets, combien d'aveugles, combien enfin de personnes affligées de diverses maladies furent entièrement soulagées et guéries. En effet, ce nombre est infini et nous est inconnu, comme nous venons de l'indiquer en termes clairs. [7,10] CHAPITRE X. Jean, archidiacre de Bari, dont j'ai parlé plus haut, et du livre duquel j'ai fait cet extrait succinct, a signalé par écrit douze des miracles les plus éclatants; mais ni lui ni qui que ce soit n'a pu faire connaître à la postérité toutes les guérisons et tous les secours que le Dieu tout-puissant a daigné, en faveur des mérites du très-saint évêque Nicolas, accorder jusqu'à ce jour à ceux de ses serviteurs qui l'imploraient fidèlement. Enfin, par la permission de Dieu, plusieurs églises obtinrent des reliques de saint Nicolas; et non seulement les Italiens et les Grecs, mais encore les autres nations, rendent grâces à Dieu pour ces précieux gages. Un certain chevalier, nommé Christophe, qui se trouva présent à la translation de l'illustre Nicolas, cacha une de ses côtes dans sa manche; mais, peu de temps après, devenu malade, il se réfugia au couvent de Venosa, réclama et obtint de l'abbé Béranger l'habit monastique, présenta à la Sainte-Trinité la côte de saint Nicolas qu'il avait avec lui, et fut guéri de sa maladie. Dans le même temps, Etienne, chantre du couvent que le vieux comte Foulques avait bâti dans la ville d'Angers en l'honneur de saint Nicolas, se rendit dans la Pouille, et, par la permission de dom Natal son abbé, quitta exprès l'habit monacal, puis comme clerc habita Bari, obtint beaucoup d'amitié, et ensuite d'influence auprès des sacristains de l'église du saint évêque. Enfin, ayant trouvé l'occasion favorable, il déroba furtivement le bras de saint Nicolas, qui était convenablement recouvert d'argent, et avait été placé hors du mausolée pour donner la bénédiction au peuple; puis il chercha à fuir vers les Gaules, afin d'enrichir d'un si grand trésor sa patrie et son monastère. Mais comme les citoyens de Bari ne tardèrent pas à découvrir le vol qui leur avait été fait, ils envoyèrent de tous côtés des courriers auprès de leurs voisins, de leurs amis et de leurs protecteurs, et firent observer et garder soigneusement tous les chemins qui conduisent en France pour empêcher le voleur de s'échapper. Etienne gagna Venosa. Là, plein de crainte, et desirant se cacher, il passa l'hiver; mais en attendant la sérénité du printemps, il tomba malade. Ensuite les moyens de subsister venant à lui manquer, il fut forcé pour vivre d'enlever l'argent du saint bras. Cependant le bruit se répandit dans toute l'Italie et la Sicile qu'un bras de saint Nicolas avait été enlevé par les Français. Pendant que tous les peuples ne cessaient de s'entretenir de ce vol, comme quelques habitants de Venosa, et plusieurs personnes attachées au couvent, virent et reconnurent la couverture d'argent, et que le bruit en courait parmi les moines, Erembert, religieux plein d'activité, se rendit en toute hâte avec les gens de sa maison auprès de l'ex moine, qui était malade. Frémissant d'une colère soudaine, il réclama violemment d'Etienne le bras de saint Nicolas comme s'il le lui eût confié lui-même. Quand Etienne se vit pris, ne sachant dans un tel embarras de quel côté se retourner, pâle et tout tremblant, il remit la précieuse relique au moine qui le pressait, et qui, l'ayant reprise avec une grande joie, la transporta au couvent de la Sainte-Trinité, en présence des moines et de tous les citoyens qui chantaient les louanges de Dieu. Là, saint Nicolas a jusqu'à ce jour secouru merveilleusement, dans leurs nécessités, les personnes qui imploraient fidèlement ses reliques. Cet Erembert, dont nous venons de parler, était Normand de nation: d'abord vaillant chevalier avant sa conversion, il était ensuite devenu moine très-fervent dans son ordre. Dans ces temps, un certain chevalier de Normandie, nommé Guillaume, et surnommé Pantoul, se rendit dans la Pouille. Comme il aimait beaucoup saint Nicolas, il demanda avec instance quelque partie de ses reliques, et, secondé par Dieu même dans ses démarches, il obtint de ceux qui avaient transporté le corps de ce bienheureux une dent et deux fragments du tombeau de marbre. Ce chevalier était très-brave; il avait de l'esprit; il était reconnu par les seigneurs de l'Angleterre et de l'Italie comme l'un des plus sensés et des plus riches entre ses compatriotes. Ayant donc obtenu une dent d'un si grand homme, il retourna en Normandie, et invita à un jour déterminé dans son domaine, que l'on appelle Noron, plusieurs personnes pour recevoir dignement les reliques qu'il apportait. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1092, la dent du bienheureux confesseur Nicolas, avec d'autres reliques de saints, fut apportée de la Pouille par Guillaume Pantoul, et placée honorablement dans l'église de Noron, bâtie dans l'ancien temps en l'honneur de saint Pierre. Ce fut pour cette réception que Roger, abbé d'Ouche, et Raoul, alors abbé de Seès, et ensuite archevêque de Cantorbéry, se rendirent au mois de juin à l'invitation de Pantoul, et reçurent les saintes reliques au milieu de l'empressement des moines et de la joie des laïques; ils les placèrent avec soin dans une châsse d'argent, que le chevalier dont nous avons parlé avait libéralement fait préparer. Ces saintes reliques furent souvent implorées par beaucoup de gens attaqués de la fièvre ou d'autres maladies; ils recouvrèrent la santé qu'ils demandaient pieusement, par les mérites du puissant prélat Nicolas. Peu de temps après, le guerrier dont il vient d'être question jeta les fondements d'une nouvelle église, et, ayant donné vingt marcs d'argent, accomplit une grande partie du travail. Malheureusement plusieurs calamités survenues interrompirent l'entreprise, et, par la mort du premier fondateur, elle ne fut point conduite à sa fin. Il mourut le 16 avril, et Keline, sa femme, le 21 septembre. L'un et l'autre reposent ensevelis dans le cloître des moines. Leurs fils, Philippe et Robert, Ivon et Arnoul, n'ont pas encore cherché à imiter parfaitement le zèle de leurs parents pour les choses de la religion. C'est ainsi que nous avons avec véracité placé dans notre ouvrage le récit de la translation du corps de saint Nicolas. Nous implorons fidèlement celui qui opéra tant de merveilles, afin que, se souvenant de nous, il ait pitié de ceux qui se souviennent de lui, et qu'il prie sans cesse Dieu en notre faveur. [7,11] CHAPITRE XI. Maintenant nous allons reprendre le sujet que nous avons un moment abandonné. L'ancienne haine qui avait divisé les Normands et les Français s'étant renouvelée, l'incendie de la guerre se ralluma. Il en résulta pour les clercs et les laïques la grave affliction de toutes sortes de dommages. Hugues, surnommé Stavel, Raoul Malvoisin, et d'autres habitants de la place de Mantes, prirent les armes contre le roi Guillaume, et ayant rassemblé une troupe considérable de brigands, ils firent plusieurs irruptions en Normandie. Pendant la nuit, ils passaient avec leurs troupes la rivière d'Eure, qui sépare la Neustrie de la France, et, cruellement préparés à nuire, se jetaient aussitôt sur le diocèse d'Evreux. Ils dévastaient principalement la terre de Guillaume de Breteuil, aux environs de Paci, et celle de Roger d'Ivri; ils emmenaient les troupeaux de gros bétail, faisaient les hommes prisonniers, et, raillant amèrement les Normands, ils s'enflaient d'un excessif orgueil. C'est ce qui détermina vivement le roi Guillaume, naturellement belliqueux, à réclamer toute la province du Vexin; il demanda que Pontoise, Chaumont et Mantes lui fussent remis par Philippe, roi des Français, et s'emporta contre les ennemis en menaces terribles si on ne lui rendait pas ce qui lui appartenait. Tel était le motif de cette réclamation. Le roi Henri, fils de Robert, roi des Français, devait, après la mort de son père, et par droit de primogéniture, recevoir le bandeau royal; mais il éprouva de la part de la reine Constance, sa mère, toute la haine des marâtres. Elle fit tous ses efforts pour placer, de préférence à lui, sur le trône des Français, Robert son frère, duc des Bourguignons. De l'avis d'Amauri seigneur de Montfort, fils de Guillaume de Hainaut, Henri vint à Fécamp avec une suite de douze personnes, et pria humblement Robert, duc de Normandie, de le secourir dans l'état de misère et d'exil où le réduisait la perfidie de sa mère. Robert le reçut généreusement comme son seigneur naturel, et le retint gracieusement avec lui pendant que l'on célébrait les fêtes de Pâques. Il réunit de toutes parts les troupes normandes, prépara une grande expédition contre la France, et recourant à l'incendie, avec une impétuosité toute normande, il mit le feu à la ville d'Orléans. C'est ainsi que par des dommages extraordinaires il rabattit l'orgueil des Français. Après les avoir réprimés, il replaça sur son trône l'héritier présomptif qui en avait été chassé. Cependant Henri établi dans ses Etats rendit grâce au duc Robert, et lui remit pour prix de ses services tout le Vexin, depuis la rivière d'Oise jusqu'à l'Epte. Drogon, comte de cette province, y donna avec beaucoup d'empressement son consentement, et ayant fait son hommage servit fidèlement, tant qu'il vécut, le duc de Normandie. Ces deux seigneurs se distinguaient par un éminent mérite; ils s'aimaient beaucoup et trouvaient un grand plaisir à s'honorer et à se rendre service. Drogon, comme nous l'avons déjà dit, était du sang de Charlemagne, roi des Français. Le duc Robert lui avait donné en mariage sa cousine Godiove, sœur d'Edouard, roi des Anglais, de laquelle naquirent les comtes Raoul et Gautier et le vénérable Foulques, évêque d'Amiens. Cette jeune princesse fut exilée en Normandie avec son frère, pendant que Canut, roi des Danois, envahit l'Angleterre à force ouverte chassa les deux héritiers légitimes Alfred et Edouard, et fit périr par la perfidie d'Edric, Edmond et Edwin Cliton. Quelques années après, le duc Robert étant mort à Nicée, ville de Bithynie, les grands de la Normandie se révoltèrent contre Guillaume, encore enfant, qui, lorsque son père entreprit avec le comte Drogon le voyage de Jérusalem, n'était encore âgé que de huit ans, et avait été par son père confié à la tutelle d'Alain, son cousin, comte des Bretons. Robert et Drogon étant morts dans leur pélerinage, Alain ayant, par la fraude des Normands, été frappé de mort par un breuvage empoisonné lorsqu'il faisait le siége de Mont-Gomeri, leurs héritiers se trouvèrent méchamment privés de la protection qui leur était nécessaire. Le roi Henri, de l'avis des Français, qui sont toujours ennemis des Normands, s'empressa de redemander le Vexin, et désormais le conserva toujours sous sa puissance. A cause de la faiblesse de son âge, Guillaume ne put alors faire valoir ses droits. Par la suite, occupé de soins plus importants et toujours croissants, soit dans le Maine, soit en Angleterre, il fut forcé de garder le silence, et différa de prendre les armes pour revendiquer le Vexin sur son souverain Henri, ou Philippe son fils. Enfin, vingt-un ans après qu'il eut monté sur le trône des Anglais, Guillaume redemanda le comté de Vexin à Philippe, roi des Français. Ce monarque employa les vains sophismes de la mauvaise foi, et sans aucun égard pour les réclamations du roi d'Angleterre, il le frustra de cette partie de son héritage: c'est ce qui détermina Guillaume, dans la dernière semaine du mois de juillet, à marcher à l'improviste avec son armée sur la ville de Mantes, où il entra pêle-mêle avec la garnison. Les chevaliers et le peuple en étaient sortis secrètement pour juger par leurs propres yeux de la destruction des moissons et de l'arrachement des vignes, qu'Ascelin Goel avait, la veille de l'arrivée du roi, fait dévaster par les troupes normandes; c'est ce qui fit que les troupes de Guillaume arrivant, et s'avançant tout à coup, franchirent les portes, mêlées avec la garnison; et dans la fureur qui les animait, elles mirent le feu à la place, et la brûlèrent ainsi que les églises et les autres édifices. On rapporte que la violence du feu dévora une grande multitude de personnes. Alors l'excès de la chaleur et des fatigues occasiona une maladie au roi Guillaume, dont l'embonpoint était considérable; et il languit pendant six semaines dans de grandes souffrances. Les ennemis de la paix s'en réjouissaient, et s'en promettaient la libre faculté de voler ou de ravir le bien d'autrui. Au contraire, ceux qui desiraient la sécurité de la paix redoutaient beaucoup la mort de leur maître, qui en était le garant. Ce monarque, qui, dans tout le cours de sa vie, avait pris l'avis des hommes sages, qui, comme un fidèle serviteur, avait eu la crainte de Dieu, et s'était montré l'infatigable défenseur de notre mère la sainte Eglise, soutint jusqu'à la mort son louable caractère. Sa fin fut, ainsi que sa vie, digne de respect. Dans toute sa maladie jusqu'à l'heure de sa mort, il conserva l'intégrité de sa raison et la vivacité de son élocution. Repentant de ses crimes, il confessa ses péchés aux prêtres de Dieu, et selon l'usage de la chrétienté, il s'appliqua humblement à apaiser le Seigneur. Les prélats, les abbés et les hommes religieux ne le quittaient pas, et prodiguaient au prince, qui touchait à ses derniers moments, les salutaires conseils de la vie éternelle. Et comme le tumulte de Rouen, qui est une ville populeuse, incommodait beaucoup le malade, il se fit transporter hors la ville à l'église de Saint-Gervais, située à l'ouest, sur une colline, que le duc Richard son aïeul avait donnée à l'église de Fécamp. C'est là que Gislebert, évêque de Lisieux, et Gontard, abbé de Jumiège, avec quelques autres médecins, veillaient soigneusement et s'occupaient avec sollicitude du salut spirituel et de la santé corporelle du monarque. [7,12] CHAPITRE XII. Enfin, le mal s'aggravant outre mesure, Guillaume vit bien qu'une mort inévitable le menaçait: rappelant au fond de son cœur ses intimes réflexions, il craignait pour l'avenir, qui était voilé à sa vue, et faisait fréquemment entendre des soupirs et des gémissements. Il appela près de lui ses fils, Guillaume-le-Roux et Henri, qui se trouvaient là, ainsi que quelques-uns de ses amis, et s'occupa avec prévoyance et sagesse des affaires de ses Etats. Son fils Robert, qui était l'aîné, avait eu autrefois avec lui de vives altercations: depuis peu de temps fâché encore par suite de quelques nouvelles folies, il s'était retiré auprès du roi des Français. Le sage héros ne differa pas de s'assurer, tant pour lui que pour beaucoup d'autres, de grands avantages à l'avenir; il fit en conséquence distribuer ses trésors aux églises, aux pauvres et aux ministres de Dieu. Il régla judicieusement et fit écrire en sa présence par les notaires ce qu'il voulut donner à chacun. Il envoya avec contrition au clergé de Mantes des dons considérables pour rétablir les églises qu'il avait brûlées. Il donna à tous ceux qui étaient présents de sages conseils sur l'observation de la bonne foi et de la justice, sur le respect dû à la loi de Dieu et à la paix, sur les priviléges des églises, sur l'observance des règles des pères, et fit éloquemment cette allocution digne d'une éternelle mémoire, et qu'il interrompit quelquefois par ses larmes. «Mes amis, dit-il, chargé du poids de péchés nombreux, j'éprouve de grandes craintes et j'ignore ce que je dois faire au moment où je vais être traduit au redoutable jugement de Dieu. Dès l'enfance, je fus nourri dans le métier des armes, et je me suis souillé d'une grande effusion de sang. Je ne saurais en aucune manière énumérer tous les maux que j'ai occasionés pendant les soixante-quatre années que j'ai passées dans cette vie d'amertume: maintenant je suis forcé d'en rendre compte sans retard au juge équitable. Lorsque mon père, partant volontairement pour les contrées étrangères, me remit le duché de Normandie, j'étais encore bien jeune enfant, puisque je n'avais que huit ans: depuis cette époque jusqu'à ce moment, j'ai toujours supporté le poids des armes; pendant près de cinquante-six années, j'ai gouverné ce duché au milieu des embarras de la guerre. Mes propres sujets, dont j'étais le prince, m'ont souvent tendu des embûches, et méchamment m'ont occasioné de grands préjudices et de graves injures. Ils ont avec perfidie fait périr Turchetil, mon gouverneur, Osbern, fils d'Herfast, sénéchal de Normandie, le comte Gislebert, père de la patrie, ainsi que beaucoup d'autres soutiens de l'Etat. Toutefois, dans ces périlleuses circonstances, j'ai éprouvé le dévouement de mon peuple. Souvent, durant les nuits, dans la crainte de mes parents, j'ai été enlevé furtivement de ma chambre par mon oncle Gaultier; et, pour n'être pas découvert par les méchants qui me cherchaient pour me tuer, j'ai été transporté dans l'habitation et les retraites du pauvre. Les Normands sont un peuple généreux, s'ils sont gouvernés avec douceur et fermeté; invincibles dans les plus grandes difficultés, ils l'emportent sur tous les peuples, et, plus vaillants que leurs ennemis, ils s'appliquent à les vaincre. Si on les gouverne autrement, ils s'entre-déchirent et consument ainsi leur ardeur; avides de révoltes, desireux de séditions, ils sont disposés à tous les attentats. Il faut donc les contenir par la constante application de l'équité, et, sous le frein de la discipline, les forcer de marcher dans les sentiers de la justice. Comme le coursier indompté, si on les laisse aller sans frein au gré de leurs desirs, eux et leurs princes seront accablés de misère, de honte et de confusion. Dès longtemps j'en ai fait l'épreuve à mes dépens. Mes proches, mes parents même, qui auraient dû employer tous leurs moyens pour me protéger contre tout le monde, se sont fréquemment soulevés contre moi par des conspirations, et me ravirent presque tout l'héritage de mes pères. «Gui, fils de Renaud, duc des Bourguignons, et d'Adelise ma tante paternelle, m'a rendu le mal pour le bien. Pourtant je l'avais reçu avec bonté à son arrivée des pays étrangers; je l'avais honoré comme mon frère unique; je lui avais même donné Vernon, Brionne, et une partie assez importante de la Normandie. Cependant il m'a outragé par ses paroles et ses actions. Il m'a représenté méchamment comme bâtard, comme dégénéré et comme indigne du pouvoir. Il m'a diffamé hostilement. Que rapporterai-je de plus? Traître à sa foi, il s'est révolté contre moi; il a détaché de mon parti plusieurs seigneurs normands, Ranulfe de Bayeux, Haymon-le-Dentu, Néel du Cotentin, et plusieurs autres; par ses criminelles suggestions il les a forcés de partager son parjure. Oubliant son hommage et la fidélité qu'il m'avait jurée, il a cherché à m'enlever toute la Normandie. Ainsi donc, enfant imberbe encore, j'ai été contraint de prendre les armes, et dans la plaine du Val-des-Dunes, de livrer bataille à l'un de mes hommes, à mon propre cousin. Alors, avec l'aide de Dieu, qui est un juge équitable, j'ai vaincu mes ennemis entre Caen et Argence: après les avoir complétement défaits par la permission divine, j'ai librement possédé mon patrimoine. Ensuite je mis le siége devant la forteresse de Brionne, j'y renfermai Gui blessé, et qui avait fui du champ de bataille; et je ne me retirai de cette place qu'après avoir chassé de la Neustrie l'ennemi public, et m'être fait remettre toutes ses places fortes. «Peu après il me survint d'autres adversités d'une gravité majeure. Mes oncles paternels, Mauger, archevêque de Rouen, et Guillaume son frère, auquel j'avais donné gratuitement Arques et le comté de Talou, me méprisèrent comme bâtard; ils armèrent contre moi Henri, roi des Français, et Enguerrand, comte de Ponthieu. Dès que j'appris ces événements dans le Cotentin, où je me trouvais, je me mis en marche malgré les avis contraires qu'on me donnait. Je fis marcher en avant sur Arques quelques chevaliers qui avaient le plus d'ardeur pour porter les premiers coups; puis, les suivant avec peu de troupes, j'assiégeai cette place difficile. Avant que je fusse parvenu dans les champs qui se trouvent entre les deux rivières de Sie et de Garenne, mon avant-garde attaqua le comte Enguerrand, au moment où il cherchait en toute hâte à s'introduire dans le château; elle le tua dans un combat acharné, car ce chevalier était très-brave, et elle mit en fuite la troupe qu'il commandait. Je pressai vigoureusement la garnison par un siége opiniâtre; je forçai le comte parjure à sortir de mes Etats, et je ne lui permis jamais tant qu'il vécut de rentrer dans les biens qu'il avait perdus. «Par décret du pape, je fis déposer du siége épiscopal le prélat insolent qui n'était ni dévot à Dieu, ni fidèle à son prince, et je substituai à sa place Maurile, vénérable cénobite que Dieu même m'avait envoyé de Florence, ville d'Italie. «On a vu souvent le roi Henri, confiant dans sa puissance et bouillant d'audace guerrière, stimulé vivement par les instances de mes ennemis, me fouler aux pieds comme un homme sans défense et chercher à m'écraser en m'imposant d'illégitimes redevances. Souvent il entra sur mes terres avec de grandes armées; toutefois il n'eut jamais à se féliciter de m'avoir enlevé beaucoup de butin, et d'avoir fait mes hommes prisonniers. Fréquemment il pénétra dans mon territoire avec un grand appareil, et en proférant les plus terribles menaces, mais jamais il ne rentra chez lui joyeux, ni sans affront. Les hommes les plus vaillants qui l'acompagnèrent dans ses expéditions ne l'accompagnèrent pas dans sa fuite, tombés qu'ils étaient misérablement ou sous mon glaive ou sous le fer de mes compagnons d'armes. «Autrefois le roi Henri, vivement irrité contre moi, fit marcher une grande armée de Français en deux divisions, afin d'accabler notre territoire par une double attaque. Il conduisit en personne une troupe dans le diocèse d'Evreux, pour en dévaster tout le le territoire jusqu'à la Seine; il en confia une autre à son frère Eudes, à Renaud de Clermont et aux deux comtes Raoul de Mont-Didier, et Gui de Ponthieu, pour entrer aussitôt en Neustrie par les gués de l'Epte, envahir le pays de Brai, le Talou, ainsi que tout le territoire de Rouen, et les dévaster entièrement jusqu'à la mer, par le fer, la flamme et le pillage. A la nouvelle de cette double invasion, je marchai sans retard à la rencontre de l'ennemi; je me tins toujours avec les miens tout le long du rivage de la Seine vis-à-vis les tentes du roi, et partout où il essayait de ravager mon territoire je me trouvai prêt à le repousser par le fer et par les armes. J'envoyai contre Eudes et ses légions Robert, comte d'Eu, Roger de Mortemer et d'autres chevaliers éprouvés. Ayant rencontré les Français près du château de Mortemer, on fit de part et d'autre des dispositions hostiles. Un combat terrible s'engagea, et des deux côtés il y eut une grande effusion de sang. Dans les deux armées, en effet, on comptait de braves combattants qui jusqu'à la mort ne savaient point céder. Ici s'acharnaient les Français par le desir d'acquérir; là frappaient les Normands animés de l'espoir de repousser l'ennemi et de se défendre eux et leurs familles. Enfin, avec l'aide de Dieu, les Normands triomphèrent, et les Français lâchèrent le pied. Cette bataille eut lieu au delà de la Seine, durant l'hiver, avant le carême, huit ans après la bataille du Val-des-Dunes. Alors Gui, comte de Ponthieu, fut pris, Eudes, Renaud et plusieurs autres prirent la fuite, et durent leur salut à la rapidité de leur course. Le comte Raoul eût été pris également si Roger, chef de mon armée, ne fût venu à son secours, car depuis long-temps il lui avait fait hommage. Dans un si grand péril, il lui rendit un service aussi beau que légitimement dû, en le gardant dans son château pendant trois jours, et en le conduisant en suite en sûreté chez lui: Pour cette offense je chassai Roger de la Normandie; mais m'étant reconcilié avec lui, peu de temps après, je lui rendis ses biens, à l'exception du château de Mortemer, dans lequel il avait sauvé mon ennemi, et dont je le privai à bon droit, ce me semble, pour le donner à Guillaume de Varenne son cousin, serviteur fidèle. Je gardai en prison tant qu'il me plut Gui, comte de Bayeux. Au bout de deux années je reçus son hommage de manière qu'il me fut désormais toujours fidèle, et qu'il me servit chaque année avec cent hommes dans tous les lieux où je le lui prescrivais. Je le comblai ensuite de faveurs, et l'ayant ainsi honoré, je le renvoyai en paix. Après la bataille de Mortemer, je fis connaître ce qui s'était passé au delà de la Seine, au roi des Français, par Raoul de Toëni. Dès que Henri eut appris ces nouvelles, il se leva aussitôt pendant la nuit, et prit en toute hâte la fuite avec son armée; et depuis ce moment il n'a passé aucune nuit tranquille sur mes terres. «C'est ainsi que, depuis mon enfance, plongé de toutes parts dans d'innombrables adversités, je m'en suis, grâce à Dieu, tiré honorablement en toute circonstance. Devenu en conséquence un objet d'envie pour tous mes voisins, je n'ai été vaincu par aucun d'eux, avec l'aide de Dieu, en qui j'ai toujours mis toute mon espérance. C'est ce qu'ont souvent ressenti les Bretons et les Angevins; c'est ce que peuvent témoigner les Français et les Flamands; c'est ce qu'ont rudement éprouvé les Anglais et les Manceaux. «Geoffroi Martel, comte d'Anjou, Conan, prince des Bretons, et Robert-le-Frison, comte des Flamands, firent contre moi beaucoup d'entreprises perfides; mais, comme Dieu me gardait, ils ne parvinrent jamais au but de leurs vœux, quels que fussent leurs efforts et les embûches qu'ils me tendaient. J'ai acquis le diadême royal, qu'aucun de mes prédécesseurs n'avait porté: c'est seulement un effet de la grâce divine, et non le fruit de mon droit héréditaire. Il me serait difficile de vous raconter quels sont mes travaux d'outre-mer, et quels combats périlleux j'ai eu à livrer aux peuples d'Exeter, de Chester et du Northumberland; aux Ecossais, aux Gallois, aux Norwégiens, aux Danois, et à mes autres ennemis, qui s'efforçaient de me dépouiller du royaume d'Angleterre: dans toutes ces circonstances, la fortune me donna la victoire. Mais quoique l'humaine ambition se réjouisse de pareils triomphes, cependant je suis en proie aux atteintes d'une inquiète terreur quand je pense que dans toutes ces actions la cruauté marcha avec la hardiesse. C'est pourquoi, prêtres et ministres du Christ, je vous prie humblement de me recommander dans vos prières au Dieu tout-puissant, pour qu'il me remette les péchés dont le fardeau m'accable, et pour qu'il m'accorde le salut parmi les siens, par l'effet de son infatigable clémence. Je prescris que l'on donne aux églises et aux pauvres les trésors que j'ai amassés, afin que ce qui fut le fruit du crime soit employé à de saints usages pour les saints. Vous devez vous rappeler combien je vous ai tendrement aimés, et combien je vous ai vaillamment défendus contre tous vos rivaux. «Jamais je n'ai violé l'Eglise de Dieu, qui est notre mère; partout, autant que la raison l'exigeait, je l'ai profondément révérée. Jamais je n'ai vendu les dignités ecclésiastiques. Détestant la simonie, je m'y suis toujours opposé. Dans l'élection des dignitaires, j'ai cherché le mérite de la conduite ainsi que la bonne doctrine, et, autant qu'il a été en moi, j'ai confié le gouvernement de l'Eglise au plus digne. C'est ce que je peux prouver avec vérité par Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, par Anselme, abbé du Bec, par Gerbert, abbé de Fontenelle, par Durand, abbé de Troarn, et par plusieurs autres docteurs de mon royaume, dont la célébrité a retenti, je crois, jusqu'aux extrémités de la terre. J'ai choisi pour mes conseils les prudhommes; j'ai trouvé dans leur société la vérité et la sagesse: c'est pourquoi j'ai toujours cherché et me suis toujours plu à jouir de leurs conseils. «Avec le secours de Dieu, neuf abbayes de moines et une de religieuses, qui avaient été fondées en Normandie par mes pères, ont, par mes soins, reçu de l'accroissement, et se sont glorieusement embellies des dons considérables que je leur ai faits. Depuis que je gouverne le duché, dix-sept couvents de moines et six de religieuses ont été bâtis: l'office divin s'y fait journellement avec pompe, et d'abondantes aumônes y sont distribuées pour l'amour du roi suprême. C'est ainsi que la Normandie se trouve munie de forteresses, où les mortels apprennent à combattre contre les démons et les vices de la chair. Par l'inspiration de Dieu, j'ai été le créateur ou le fondateur de ces maisons, leur protecteur fervent et leur bienveillant ami. J'ai confirmé avec bonté, en Normandie et en Angleterre, toutes les concessions de terres et autres revenus que les grands de mes Etats ont faites à Dieu et à ses saints pour le salut de leur ame; et j'ai défendu gratuitement, de mon autorité supérieure, les chartes de donation contre les entreprises de l'envie et du brigandage. «Tels ont été mes soins depuis ma jeunesse; telles sont les obligations que j'impose à jamais à mes successeurs. Vous, mes fils, imitez-moi constamment en ce point, afin d'être honorés maintenant et à l'avenir devant Dieu et les hommes. Vous qui êtes mon sang, je vous prescris surtout de vous attacher sans cesse à la société des gens de bien et des sages, ainsi que d'obéir en tout à leurs ordres, si vous voulez posséder une gloire durable. Voici quelle est la doctrine des pieux philosophes: discerner le bien d'avec le mal, observer en tout la justice, n'épargner aucun effort pour éviter la méchanceté; épargner et secourir les infirmes, les pauvres et les justes, contenir et combattre les orgueilleux et les méchants; les empêcher de nuire aux simples; fréquenter dévotement la sainte Eglise, préférer à toutes les richesses le culte de Dieu, et, de jour comme de nuit, pendant l'adversité ainsi que durant le bonheur, observer infatigablement la loi divine. J'ai accordé à mon fils Robert le duché de Normandie avant que j'eusse livré bataille à Hérald dans les plaines de Senlac: comme il est l'aîné de mes fils, et qu'il a déjà reçu les hommages de presque tous les barons de ce pays, on ne peut lui enlever les biens que je lui ai donnés. Toutefois je sais, à n'en pouvoir douter, que la contrée qui sera soumise à son pouvoir sera véritablement malheureuse. En effet, il est orgueilleux, insensé et désordonné; il aura long-temps à souffrir les plus cruelles infortunes. Je n'établis personne pour me succéder au trône d'Angleterre: mais je le recommande à l'éternel Créateur, au pouvoir duquel je suis soumis ainsi que toutes choses. Ce n'est point par droit héréditaire que j'ai possédé un si grand honneur: j'ai enlevé ce trône au parjure Hérald, après un cruel combat et une grande effusion de sang humain et je l'ai assujéti à ma domination, après avoir tué ou mis en fuite les partisans de ce prince. J'ai haï plus qu'il ne convenait les habitants naturels de ce royaume. J'ai cruellement vexé les nobles et le peuple; j'en ai déshérité injustement plusieurs, j'en ai fait périr par la faim et par le fer une innombrable quantité, surtout dans le comté d'York. Les peuples de Durham et de la Northumbrie accueillirent contre moi l'armée de Swen, roi des Danois; ils tuèrent non seulement Robert de Cummin avec mille de mes soldats dans les murs de Durham, mais encore, dans divers lieux, plusieurs seigneurs de mon armée, et quelques-uns de mes plus braves chevaliers. Cet événement m'ayant enflammé d'un violent courroux, je m'élançai comme un lion furieux vers les Anglais du nord; j'ordonnai à l'instant même de brûler les habitations des rebelles, ainsi que leurs moissons, tous leurs biens et leurs meubles, et d'égorger partout les troupeaux de toute espèce. C'est ainsi que je punis une multitude des deux sexes par le désastre d'une cruelle famine. Ainsi j'eus la cruauté de massacrer, hélas! plusieurs milliers d'individus d'une florissante nation, tant vieillards que jeunes gens. C'est pourquoi je n'ose remettre à personne, si ce n'est à Dieu seul, les faisceaux de ce royaume, que j'ai obtenu par tant de péchés, de peur qu'à mon occasion, après ma mort, il n'arrive encore de plus grandes calamités. Je desire que mon fils Guillaume, qui, dès son enfance, m'a toujours été attaché, et, selon son pouvoir, m'a obéi de bonne grâce en toutes choses, se maintienne long-temps dans l'esprit de Dieu, et, si c'est la volonté divine, brille heureusement sur le trône royal.» Pendant que le roi Guillaume disait ces choses et beaucoup d'autres semblables, et que la stupeur saisissait les assistants, qui mesuraient des yeux toute l'étendue de l'avenir, Henri, le plus jeune des fils du roi, entendant qu'il ne lui revenait rien de la succession royale, se plaignit et dit au monarque en pleurant: «Et moi, mon père, que me donnez-vous?» Guillaume lui répondit: «Je vous donne de mon trésor cinq mille livres d'argent.» Henri reprit: «Que ferai-je de ce don, si je n'ai pas de lieu pour habiter?» Son père repartit: «Mon fils, contentez-vous de votre sort et confiez-vous dans le Seigneur; souffrez pacifiquement que vos frères aînés vous précédent. Robert aura la Normandie, et Guillaume l'Angleterre. Quant à vous, vous aurez, lorsque votre temps sera venu, tout le bien que j'ai acquis, et vous surpasserez vos frères en richesses et en puissance.» A ces mots, le roi craignant que, dans des Etats aussi étendus que les siens, il ne s'élevât soudainement des troubles, écrivit à l'archevêque Lanfranc une lettre pour déterminer qui serait roi, la remit signée de son sceau à son fils Guillaume-le-Roux, et lui prescrivit de passer sur-le-champ en Angleterre. Ensuite l'ayant embrassé, il le bénit et l'envoya en toute hâte au delà des mers prendre le diadême. Guillaume était à peine parvenu au port que l'on appelle Wuyssen, qu'il apprit la mort de son père. Henri de son côté s'empressa d'aller toucher la somme qui lui était accordée, d'en vérifier le poids pour s'assurer que rien n'y manquait, d'appeler des amis éprouvés, auxquels il pût se fier, et de se procurer un lieu de sûreté pour placer son trésor. Cependant les médecins et les ministres du roi qui gardaient le prince malade, et les grands qui venaient pour le visiter, implorèrent sa miséricorde en faveur des personnes qui étaient retenues dans les fers, et le supplièrent humblement d'avoir pitié d'elles et de leur rendre la liberté. Le roi leur répondit: «Il y a bien long-temps que j'ai retenu prisonnier, et même injustement, Morcar, noble comte anglais; mais j'en ai agi ainsi par la crainte que j'éprouvais qu'il ne troublât l'Angleterre, s'il conservait sa liberté. J'ai retenu dans les fers Roger de Breteuil, parce qu'il a été animé d'une fureur opiniâtre contre moi, et qu'il a provoqué à la révolte Raoul de Guader, son beau-frère, ainsi que plusieurs autres; et j'ai juré qu'il ne sortirait pas de prison tant que je vivrais. C'est ainsi que j'ai fait arrêter beaucoup de personnes pour les punir de leur propre perversité, et quelques autres parce qu'elles donnaient lieu de craindre par la suite leur rébellion. En effet, c'est ce qu'exige le maintien du bon ordre; et la divine loi prescrit par la bouche de Moïse aux maîtres du monde de comprimer les coupables, afin qu'ils ne fassent pas périr les innocents. Placé maintenant à l'article de la mort, comme je desire être sauvé et absous de mes péchés par la miséricorde de Dieu, j'ordonne qu'à l'instant même toutes les prisons soient ouvertes, que tous les prisonniers, à l'exception de l'évêque de Bayeux, mon frère, soient relâchés, et renvoyés en liberté pour l'amour de Dieu, afin qu'il me fasse miséricorde. Toutefois que les prisonniers ne sortent qu'à condition qu'ils jureront à mes ministres de ne pas troubler la sécurité de l'Etat, de maintenir en toute manière la paix dans l'Angleterre et la Normandie, et de résister virilement et de tout leur pouvoir aux ennemis de la tranquillité publique.» Quand Robert, comte de Mortain, eut entendu que la détermination du roi condamnait son frère à une prison perpétuelle, il s'affligea beaucoup. Herluin de Conteville avait épousé Herlève, concubine du duc Robert, de laquelle il avait eu deux fils, Odon et Robert. Guillaume, duc d'abord, et ensuite roi, avait comblé son beau-père de grands biens tant on Normandie qu'en Angleterre, et il avait donné des dignités et des terres considérables au fils de Herluin, Raoul, qu'il avait eu d'une autre femme, et à ses frères utérins Odon et Robert. Après que le duc eut chassé de Normandie, pour des motifs de peu d'importance, Guillaume, surnommé Werlenge, comte de Mortain, et fils du comte Mauger, il avait donné son comté à son frère Robert, fils de Herluin. A la mort de Hugues, évêque de Bayeux, fils du comte Raoul, il avait pareillement élevé à cet évêché son frère Odon, auquel il confia ensuite en Angleterre le comté de Kent. Enfin pour les excès qu'Odon avait commis et dont nous avons parlé plus haut, le roi Guillaume s'empara de lui dans l'île de Wight, le retint quatre ans en prison, et ne voulut pas même au moment de la mort le relâcher à cause de son insolence. C'est pourquoi le comte de Mortain, dont nous avons parlé plus haut, éprouvait une grande affliction, et par lui-même comme par ses amis, cherchait à fléchir à force de supplications le roi Guillaume en faveur de son frère, et fatiguait le malade par l'importunité de ses prières. Voyant que beaucoup de personnes s'intéressaient avec instances pour l'évêque de Bayeux, lassé de tant de supplications, le roi parla en ces termes: «Je suis étonné que votre prudence ne vous découvre pas quel est l'homme pour lequel vous m'implorez. Vos demandes n'ont-elles pas pour objet cet homme qui si long-temps s'est montré l'ennemi de la religion et le perfide auteur des séditions les plus pernicieuses? Est-ce que celui que j'ai renfermé pendant quatre ans n'est pas cet évêque qui, au lieu d'être l'équitable gouverneur des Anglais, est devenu le plus détestable oppresseur des peuples et le destructeur des monastères? En demandant la liberté de ce séditieux, vous commettez une mauvaise action, et vous vous préparez à vous-mêmes de grands malheurs. Il est évident que mon frère Odon est léger et ambitieux, attaché aux desirs de la chair et porté à d'excessives cruautés, et qu'il ne quittera jamais les voluptés et les vanités coupables. C'est ce que j'ai clairement éprouvé dans plusieurs circonstances, et c'est pour cela que j'ai mis dans les fers, non pas le prélat, mais le tyran. Sans nul doute, s'il recouvre sa liberté, il troublera tout le pays et sera la cause de la perte de plusieurs milliers de personnes. Ce que je dis là ne provient point de la haine d'un ennemi, mais, comme père de la patrie, je prends les intérêts du peuple chrétien. En effet, s'il se comportait avec chasteté et modestie, comme il convient toujours à un prêtre et à un ministre de Dieu, j'éprouverais dans mon cœur une joie plus grande que je ne puis vous le dire.» Comme tous les assistants promettaient que le prélat se corrigerait, le roi reprit: «Que je le veuille ou que je ne le veuille pas, votre demande sera accordée, parce que à ma mort il s'opérera tout à coup une grande révolution. C'est malgré moi que je permets de délivrer mon frère de sa prison. Sachez toutefois qu'il causera à beaucoup de personnes soit la mort, soit de graves calamités. J'ai enlevé à Baudri, fils de Nicolas, toutes ses terres pour le punir, parce qu'il a follement quitté mon service, et, sans ma permission, passé en Espagne. Je les lui rends maintenant pour l'amour de Dieu; je ne crois pas qu'on puisse trouver sous les armes un meilleur chevalier que lui, mais il est inconstant et prodigue, et il court errant dans diverses contrées.» C'est ainsi que le roi Guillaume, quoique gravement tourmenté par une excessive douleur d'entrailles, conservait néanmoins un esprit sain et une vive éloquence, et donnait sans hésiter d'utiles conseils à tous ceux qui s'adressaient à lui pour les affaires du royaume. Enfin le jeudi 9 septembre, lorsque déjà Phébus lançait sur l'univers les traits éclatants de ses rayons, le roi, s'étant réveillé, entendit sonner la grande cloche dans la basilique métropolitaine. Comme il demandait la cause de ces sons, ses serviteurs répondirent: «Seigneur, c'est prime qui sonne à l'église de madame Sainte-Marie.» Alors le roi éleva avec une grande dévotion les yeux vers le ciel, et ayant étendu les mains en haut, il dit: «Je me recommande à sainte Marie, mère de Dieu, ma souveraine, afin que par ses saintes prières elle me réconcilie avec son très-cher fils notre Seigneur Jésus-Christ.» En proférant ces paroles il expira à l'instant même. Les médecins et les autres personnes présentes, qui avaient gardé toute la nuit le roi, dont le repos n'avait été troublé ni par des gémissements, ni par des cris, le voyant alors mourir ainsi à l'improviste, furent profondément étonnés, et tombèrent dans un état voisin de la folie. Cependant les plus riches d'entre eux montèrent à cheval aussitôt, et allèrent en toute hâte pour mettre leurs biens en sûreté. Les domestiques d'un ordre inférieur remarquant que leurs maîtres avaient disparu, pillèrent les armes, les vases, les vêtements, le linge et tout le mobilier du roi, et ayant laissé son cadavre presque nu sur le plancher, ils prirent la fuite. Vous tous qui me lisez, contemplez, je vous prie, ce qu'est la fidélité mondaine. Chacun, pareil au milan, emporta ce qu'il put de la maison royale, et s'évada aussitôt avec sa proie. C'est ainsi que l'impiété se leva avec impudence à la chute du grand justicier, et que la rapacité exerça ses premiers ravages autour de celui-là même qui l'avait si long-temps réprimée. La renommée dans son vol rapide annonça partout la mort du roi, et porta au loin dans les cœurs de ceux qui l'entendirent, la joie ou la tristesse. En effet, la mort du roi Guillaume, le jour même où elle arriva à Rouen, fut annoncée, dans la ville de Rome et en Calabre, à plusieurs exilés qu'il avait déshérités: c'est ce qui fut ensuite rapporté par eux-mêmes en Normandie avec véracité. Le malin esprit se livra à la joie en voyant affranchir, par la chute du juge, ses serviteurs qui aspiraient avidement au vol et au brigandage. [7,13] CHAPITRE XIII. O pompe du siècle, que tu es digne de mépris, parce que tu es trop vaine et périssable! C'est à bon droit qu'on te compare à ces bulles que fait naître la pluie, toi qui en un moment t'élèves et le gonfles, et aussitôt te réduis à rien. C'est ainsi que le plus puissant des héros, auquel récemment s'empressaient d'obéir plus de cent mille chevaliers, et que tant de nations redoutaient avec effroi, maintenant dans une maison étrangère, fut honteusement dépouillé par les siens, et laissé étendu sur la terre nue depuis prime jusqu'à tierce. Les citoyens de Rouen, ayant appris la mort de leur prince, furent profondément effrayés; presque tous, comme s'ils eussent été ivres, perdirent la raison, et ne furent pas moins troublés que s'ils eussent vu leur ville menacée par une multitude d'ennemis. Chacun quitta le lieu où il se trouvait, et demanda conseil sur ce qu'il devait faire à sa femme, aux compagnons qu'il rencontrait, et à ses amis. Tout le monde s'empressa ou au moins se proposa de déplacer ses effets, et les cacha dans la crainte qu'on ne les trouvât. Enfin les hommes religieux, les clercs et les moines s'étant réunis, et ayant repris leurs sens, ordonnèrent une procession. Ayant pris les vêtements convenables, ils se rendirent avec les croix et les encensoirs à Saint-Gervais, et, selon l'usage de la sainte chrétienté, recommandèrent à Dieu l'ame du roi. Alors l'archevêque Guillaume ordonna de transporter le corps à Caen, et de l'y enterrer dans l'église de Saint-Etienne premier martyr, que ce monarque avait fondée. Les frères et les cousins du roi s'étaient déjà retirés, et tous ses serviteurs l'avaient indignement abandonné comme un barbare. On ne trouva pas même un seul de ses serviteurs pour prendre soin des obsèques de son corps. Alors Herluin, l'un des chevaliers du pays, excité par sa bonté naturelle, se chargea courageusement, pour l'amour de Dieu et l'honneur de sa nation, du soin des funérailles: il se procura à ses frais des embaumeurs, des garde-mort et une voiture; il fit conduire le corps du roi au port de la Seine, et, l'ayant fait embarquer, il le conduisit jusqu'à Caen par eau et ensuite par terre. Alors l'abbé don Gislebert avec tous les moines vinrent respectueusement au devant du cercueil, suivis d'une multitude de clercs et de laïques qui pleuraient et priaient. Mais bientôt la mauvaise fortune répandit sur tous une égale terreur: car un immense incendie s'éleva tout à coup d'une maison, vomit d'énormes tourbillons de flammes, et envahit dangereusement une grande partie de l'intérieur de la ville de Caen. En conséquence tous les clercs et les laïques coururent pour étouffer le feu. Les moines restés seuls terminèrent l'office qu'ils avaient commencé, et, chantant des psaumes, conduisirent le corps du monarque à l'église de leur couvent. Enfin tous les évêques et les abbés de la Normandie se réunirent pour donner la sépulture à ce duc illustre, qui était le père de la patrie. Je crois convenable, pour l'instruction de la postérité, de faire connaître les noms de quelques-uns de ces prélats, et d'en faire ici une mention succincte. C'étaient Guillaume, archevêque de Rouen, Odon, évêque de Bayeux, Gislebert, évêque d'Evreux, Gislebert Maminot, évêque de Lisieux, Michel, évêque d'Avranches, Geoffroi, évêque de Coutances, et Girard, évêque de Seès. Les abbés furent Anselme du Bec, Guillaume de Ros de Fécamp, Gerbert de Fontenelle, Gontard de Jumiège, Mainier d'Ouche, Foulques de Saint-Pierre-sur-Dive, Durand de Troarn, Robert de Seès, Osbern de Bernai, Roger du Mont-Saint-Michel-en-Péril-de-Mer; les abbés de Rouen, Nicolas de Saint-Ouen, et Gaultier du Mont-de-la-Sainte-Trinité, ainsi que plusieurs autres qu'il serait trop long de faire connaître par leurs noms. Tous ces prélats s'assemblèrent pour célébrer les obsèques du grand baron, et l'ensevelirent dans l'église entre le chœur et l'autel. Quand la messe fut terminée, comme on avait déjà descendu le cercueil dans la fosse, et que le cadavre était encore sur le brancard, le grand Gislebert, évêque d'Evreux, monta en chaire, et prononça éloquemment un discours étendu sur les grandes qualités du monarque défunt; il le loua surtout d'avoir vaillamment étendu la puissance normande, d'avoir élevé sa nation plus haut que n'avait fait aucun de ses prédécesseurs, d'avoir maintenu dans tous les Etats de sa dépendance la justice et la paix, d'avoir sagement châtié de la verge de l'équité les voleurs et les brigands, d'avoir fortement protégé avec le glaive de sa vertu les clercs, les moines et le peuple sans défense. Quand il eut terminé sa harangue, il s'adressa à l'assistance, et comme tout le monde pleurait d'attendrissement, et confirmait ses assertions, il ajouta: «Puisque dans cette vie nul mortel ne peut vivre sans péché, prions tous, dans la charité de Dieu, pour le prince défunt; appliquez-vous à intercéder pour lui auprès du Seigneur tout-puissant, et pardonnez-lui de bon cœur s'il vous a manqué en quelque chose.» Alors Ascelin, fils d'Arthur, se leva du milieu de la foule, et fit entendre la plainte suivante d'une voix haute devant toute l'assistance: «Cette terre où vous vous trouvez fut l'emplacement de la maison de mon père; cet homme pour lequel vous priez, n'étant encore que duc de Normandie, la lui enleva violemment, et, lui ayant refusé toute justice, y fonda cette église dans l'abus de sa puissance. C'est pourquoi je réclame ce terrain et le revendique ouvertement. De la part de Dieu, je m'oppose à ce que le corps du ravisseur soit couvert de ma terre et enseveli dans mon héritage.» Dès que les évêques et les autres grands eurent entendu cette réclamation, qui fut confirmée par les voisins d'Ascelin, ils l'appelèrent, et loin de lui faire aucune violence, l'apaisèrent par de douces prières, et traitèrent avec lui. En conséquence, pour le seul emplacement du tombeau, on lui donna sur-le-champ soixante sous, et on lui promit de lui payer un prix égal à la valeur du reste de la terre qu'il revendiquait. Peu de temps après, ils accomplirent leur engagement pour le salut de leur maître qu'ils aimaient. Cependant, comme on descendait le corps dans la bière, et qu'on s'efforçait de le plier, parce qu'elle se trouvait trop petite par la maladresse des ouvriers, le ventre, qui était très-gras, creva, et une intolérable odeur frappa les personnes qui l'environnaient ainsi que le reste du peuple. Vainement la fumée de l'encens et des autres aromates s'élevait copieusement des encensoirs: elle ne pouvait l'emporter sur l'horrible puanteur qui s'exhalait. C'est pourquoi les prêtres se hâtèrent de terminer la cérémonie, et de se retirer de suite tout effrayés dans leurs demeures. C'est ainsi que j'ai soigneusement recherché et débrouillé avec véracité ce que la volonté de Dieu manifesta à la mort du duc. Je ne fais point à prix d'argent une tragédie fictive; je ne cherche point, dans une comédie verbeuse. à provoquer le rire des parasites: c'est avec sincérité que j'explique à mes lecteurs studieux les divers faits tels qu'ils sont. Parmi des événements heureux il s'en manifesta de contraires, afin qu'une grande terreur fût imprimée au cœur des mortels. Un monarque naguère puissant et belliqueux, redoutable aux peuples nombreux de tant de provinces, resta étendu nu sur le carreau, délaissé et par ceux qu'il avait mis au monde, et par ceux qu'il avait nourris. Il eut besoin de l'argent d'autrui pour ses funérailles; il fallut recourir au secours des gens du commun afin de pouvoir payer une bière et des garde-mort pour celui qui jusqu'alors avait joui si largement d'une opulence superflue. Il fut porté vers l'église à travers l'incendie par un cortége tremblant; et celui qui avait été le prince de tant de villes, de tant de forts et de tant de places, n'eut pas même un terrain libre pour recevoir la sépulture. L'embonpoint de son ventre, nourri de tant de délices, se déchira ignoblement, et apprit aux hommes prudents comme aux insensés quelle est la gloire charnelle. A l'aspect de la corruption de ce cadavre fangeux, chacun est averti qu'il doit avec ferveur, par le travail d'une salutaire continence, essayer d'obtenir des biens supérieurs aux délices de la chair, qui est de la terre et qui retourne en poussière. La condition du riche et du pauvre est la même: également ils deviennent la proie de la mort et de la pourriture. Ne placez donc pas, ô fils des hommes, votre confiance dans de faux princes; mais réservez la pour le Dieu vivant et véritable, qui est le créateur de toutes choses. Parcourez la suite de l'ancien et du nouveau Testament; prenez-y pour vous de nombreux exemples, afin de savoir ce que vous devez éviter ou desirer. N'espérez pas dans l'iniquité, et n'ayez jamais le desir du bien d'autrui. Si les richesses vous abondent, ne leur livrez pas votre cœur; car toute chair est comme l'herbe, et toute gloire comme une fleur. L'herbe se dessèche, et la fleur tombe; mais la parole de Dieu dure toute l'éternité. Je trouve convenable de finir ici ce septième livre de l'histoire d'Ouche avec la mort du roi: dans le huitième je donnerai à la postérité quelques détails sur ce qui concerne les fils de ce monarque, et les troubles de toute espèce qui agitèrent long-temps et violemment la Normandie et l'Angleterre.