[34,0] DISSERTATION XXXIV - Il est un art de mettre à profit tous les accidents de la vie. [34,1] IL est affligeant de voir que les Dieux aient séparé, pour l'intérêt des hommes, les biens d'avec les maux ; qu'ils aient ordonné les choses humaines de manière à ce qu'il n'existe aucun mélange entre les uns et les autres, qu'ils aient distingué leur essence respective, comme ils ont distingué le jour d'avec la nuit, la lumière d'avec les ténèbres, l'eau d'avec le feu, (car si l'on rapprochait chacune de ces choses de son contraire, et qu'on les mêlât ensemble pour n'en former qu'un tout unique et commun, on détruirait ce que chacune a de propre) ; et que les hommes de leur côté, tout en n'ayant pour but dans le cours de leur vie que de chercher le bonheur, se rendent les volontaires artisans de leur infortune ; et que si quelqu'un des Dieux leur faisait passer la vie au milieu de la brillante et continuelle lumière du jour, sans qu'ils eussent besoin ni de sommeil, ni du repos de la nuit, ils s'indigneraient contre le soleil qui ne bougerait point et qui ne se coucherait jamais. N'allons pas plus loin, de peur qu'en répondant, nous ne perdions ce point de vue. S'il était possible que les yeux de l'homme soutinssent perpétuellement la présence de la lumière, s'il était un mécanisme à l'aide duquel on pût fixer le soleil dans son mouvement circulaire, de manière que, toujours immobile au-dessus de la terre, il dirigeât continuellement sur nous ses rayons comme un fanal du haut d'une tour ; si cela était ainsi, que le soleil devint stationnaire, et que les yeux de l'homme, sans cesse tournés vers lui, en pussent soutenir l'éclat ; qui serait assez insensé, assez fantasque, assez malheureusement organisé sous le rapport des affections, pour désirer la nuit, les ténèbres, l'inertie des yeux, et cet affaissement du corps qui le rend si semblable à un cadavre ? Soit donc qu'il fût plus facile à nos yeux de supporter l'insomnie, qu'au soleil de s'arrêter, soit qu'il fût plus facile au soleil de s'arrêter, qu'à nos yeux de supporter l'insomnie nous n'aurions pas besoin de faire des vœux pour demander d'aimer la lumière ; mais le relâche que nous trouvons dans les bras du sommeil ne laisserait pas d'être pour nous un besoin de première nécessité. [34,2] II. Il en est ainsi de l'amour du bien. L'âme l'aime ; et comment ne l'aimerait-elle pas ? Elle répugne au mal ; et comment n'aurait-elle pas cette répugnance ? Mais il n'est en son pouvoir, ni d'obtenir sans peine ce qu'elle aime, ni de ne pas recevoir de la main de la nécessité ce qu'elle n'aime pas. Non que j'entende parler de l'âme du méchant. Elle ne respire que méchanceté ; et elle est étrangère au bien. Elle ne sourit point à l'espérance, elle ne jouit pas longtemps de sa prospérité. Je parle de l'âme de l'homme de bien, de celle qui possède la prudence. Voyons si nous dirons de cette âme-là, que lorsque dans l'heureux cours de sa carrière, elle est arrivée à la vertu, elle ait pour jamais atteint le comble de la félicité ; ou si nous dirons que cela soit impossible à la nature humaine. Car il en est du chemin de la vie, comme de celui des coureurs de profession. A chaque pas, on rencontre des fossés, des escarpements, de grands creux, des murs de clôture. Si l'on ne connaît point sa route, si l'on est mauvais marcheur, si l'on n'a, ni la force, ni la confiance, nécessaires pour s'élancer, et franchir les obstacles, on bronche, on tombe, on perd courage. Celui au contraire qui est bon marcheur et qui connaît sa route, va en soutenant son essor avec vigueur. L'expérience qu'il a de son chemin l'empêche de s'en écarter. Son art l'empêche de faire de chute. Car il sait où sont les sentiers unis, et où il ne craindra pas de broncher ; où sont les passages difficiles qu'il faut traverser nécessairement, sans qu'il soit possible de les éviter. [34,3] III. Homère nous offre cet emblème de la vie humaine. «Il est, dit-il, dans le palais de Jupiter deux tonneaux l'un plein de maux, sans aucun mélange de biens ; l'autre, mêlé de biens et de maux.» Mais nulle part il ne parle d'un troisième tonneau qui ne soit rempli que de biens. Jupiter, selon Homère, puise dans ces deux tonneaux ce qu'il doit distribuer au genre humain. Il fait sortir, de l'un, une source non interrompue de maux cruels et violents, de querelles, de fureurs, d'angoisses, de craintes, et la multitude des autres fléaux de ce genre qu'il est impossible d'éviter, et dont rien ne tempère l'amertume. De l'autre, pour parler le langage d'Homère, il fait sortir un mélange de biens et de maux. A la bonne heure, j'admets ce mélange. J'applaudis à cette opinion. Mais je veux présenter, sous une dénomination plus noble et plus relevée, cette dispensation du maître des Dieux, qui me paraît la plus raisonnable. Voici de quelle manière. [34,4] IV. La vertu et la méchanceté de l'âme représentent les deux tonneaux de Jupiter. L'une, la méchanceté, semblable à un torrent impétueux, répand le trouble et le désordre dans le champ de la vie. C'est le débordement d'un fleuve, qui se jette en hiver sur des terres ensemencées, et sur des plantations ; débordement funeste aux agriculteurs, aux bergers, aux voyageurs même ; fécond en ravages sans rien produire d'utile, il fait périr les semences, et détruit les fruits dans leurs germes. La vie, au contraire, de celui dont l'âme éprouve les bénignes influences de la vertu, offre le spectacle continuel, de la fertilité, de l'abondance, et de la maturité des fruits qu'elle donne. Cependant, l'agriculteur doit se fatiguer, prendre de la peine, avoir des sollicitudes. Car l'agriculteur Égyptien ne se repose pas uniquement sur les eaux du Nil ; il ne sème point, avant d'avoir attelé ses bœufs à sa charrue, avant d'avoir formé ses sillons, avant d'avoir fait un travail long et pénible. Lorsqu'il a fait tout cela, il permet au fleuve de couvrir ses terres. C'est ainsi que se marient les ondes du Nil et les soins de l'agriculture, les espérances avec les travaux, et les fruits avec les sollicitudes. Il en est de même des biens et des maux. Ou bien si ce rapprochement vous choque, ne l'admettez pas. Mais, tenez pour certain, que les biens ne sont pas tellement à notre discrétion que nous n'ayons qu'à les désirer. Si nous allons dans un port pour nous embarquer, nous prendrons pour pilote, non pas celui qui n'a jamais vu de tourmente, qui n'a jamais été aux prises avec la tempête, mais celui qui a appris son métier au milieu des naufrages et des accidents de la mer. Quant à toi, j'ai une médiocre confiance dans un Général constamment favorisé par la victoire. Combien Nicias aurait été précieux pour les Athéniens, s'il eût survécu à sa malheureuse expédition de Sicile. Que de leçons de modération et de sagesse aurait rapporté d'Amphipolis le Démagogue Cléon, s'il n'y eût point succombé. Mais lorsque je vois les faveurs de la fortune constamment attachées à un Amiral, à un Général d'armée, à un homme privé, à un Magistrat, à un simple Citoyen, à une Cité, tant de prospérité m'inspire de la défiance, comme en inspirèrent Crésus à Solon, et Polycrate à Amasis. [34,5] V. Crésus régnait sur un pays abondant en excellente cavalerie. Polycrate dominait sur une mer où ses vaisseaux faisaient la loi. Mais ni l'un ni l'autre, ne conserva longtemps son empire, ni Crésus celui de la Lydie, ni Polycrate celui de la mer. Polycrate fut fait prisonnier par Oroète, et Crésus par Cyrus. Après une longue prospérité, ils éprouvèrent de longs malheurs. Aussi Solon ne regardait point Crésus comme heureux. Solon était trop sage pour porter un tel jugement. Aussi Amasis renonça à ses liaisons avec Polycrate. Il en prévoyait le danger. Aussi, pour ce qui me concerne, celui qui, dans le cours de sa vie, n'a reçu du malheur qu'une légère impression, qu'une faible atteinte, « celui dont les lèvres en ont effleuré la coupe, sans que le breuvage ait pénétré jusqu'à son gosier», celui qui possède la vertu, et qui sait en faire usage même dans l'adversité, celui-là est l'objet de mes éloges. Dans un tableau, les couleurs les plus éclatantes sont celles qui plaisent le plus à la vue. Mais si l'on ne les tempère point par des ombres, on en détruit l'agrément. Enlacez quelques revers dans le tissu de vos prospérités, vous sentirez mieux le prix de la vertu, vous apprécierez davantage votre bonheur. [34,6] VI. Dans le corps humain, c'est la soif qui est le véhicule du plaisir qu'on éprouve à boire. C'est la faim qui produit le plaisir qu'on trouve à manger. C'est l'obscurité de la nuit, qui est la source du plaisir qu'ont les yeux à contempler la lumière. D'un autre côté, l'homme désire la nuit après le soleil, la faim après qu'il a beaucoup mangé, la soif après qu'il a beaucoup bu, et lui ôter cette alternative, ce serait empoisonner ses jouissances. C'est ainsi que l'on dit d'Artaxerxès, Roi de Perse, qu'il n'eut jamais le sentiment de son bonheur, tant que ses jours coulèrent dans les bras d'une longue paix, et dans le sein des voluptés de tout genre. L'Asie entière était mise à contribution pour ses repas. Les fleuves les plus limpides lui fournissaient leur cristal ; tous les arts variaient à l'envi les délices de sa table. Mais, lorsque des flottes eurent porté la guerre chez lui, lorsque des milliers de Grecs, commandés par les Généraux les plus habiles, furent venus l'attaquer ; lorsque vaincu, et forcé de se sauver par la fuite au travers d'une petite colline, après avoir pris quelque repos pendant la nuit, il se sentit pressé par la soif pour la première fois de sa vie, il n'eut là, ni le Choaspe, ni le Tigre, ni le Nil, ni des coupes, ni des échansons ; et il se trouva trop heureux de se désaltérer avec l'eau fétide que le Marde son hôte lui tira d'une outre. Ce ne fut qu'alors que ce Prince infortuné apprit quel est le besoin de la soif, et en quoi consiste le plaisir de boire. [34,7] VII. Quoi donc ! les voluptés du corps auront leur satiété, et la prospérité n'aura pas la sienne ? Je la vois cependant plus accablante et plus pénible que celle des jouissances physiques. En effet, ne fut-il pas impossible à Achille de couler ses jours dans le repos, à Nestor de passer sa vie, sans faire usage de son éloquence, à Ulysse de vivre loin des dangers ? Il ne dépendait que d'Achille de rester auprès des Myrmidons, de les rendre heureux sous son règne, de cultiver ses campagnes Thessaliennes, et de choyer Pélée dans ses vieux jours. Nestor était le maître de gouverner en paix à Pylos, et d'y attendre tranquillement la vieillesse. Ulysse pouvait ne pas bouger de chez lui. Il pouvait demeurer auprès du Nérite couvert de forêts, dans son pays fécond en belle jeunesse ; il pouvait ultérieurement ne pas abandonner Calypso, ni cette grotte sombre et fraîche où il était servi par des Nymphes, où la vieillesse ni la mort ne devaient jamais l'atteindre. Mais il ne voulut point d'une immortalité qui devait condamner sa vertu à l'oisiveté, et sa prudence à l'inertie. Il faut donc que celui qui entreprend de pratiquer la vertu, se prépare à s'écrier souvent, lorsqu'il sera aux prises avec les tribulations humaines : «Courage, mon cœur, je me suis trouvé d'autres fois dans des circonstances encore plus critiques ». [34,8] VIII. Mais quelle sera donc la réputation d'Ulysse, si nous laissons de côté les traverses auxquelles il a été en butte ? Que deviendra la gloire d'Achille, si l'on passe sous silence, Hector, le Scamandre, les douze Cités qu'il saccagea sur le bord de la mer avec ses vaisseaux, les onze autres qu'il détruisit sur le continent ? Ce fut du milieu même de ses travaux et de ses combats, que les hommes enlevèrent Hercule, pour le placer dans l'Olympe à côté de Jupiter. Ôtez les monstres qu'il a terrassés, les brigands qu'il a exterminés, ses longues cours, ses divers voyages, et cette suite non interrompue de périls auxquels il s'est exposé, et vous détruisez sa vertu. Certes, ni aux jeux Olympiques, ni aux jeux Pythiques, on ne décerne ni le rameau d'olivier, ni la pomme, à celui qui s'est présenté seul dans l'arène. Pour être proclamé par le Héraut, il faut avoir combattu. Or, dans l'arène de la vie, dans les combats que l'homme est appelé à soutenir sur la terre, quels seront les antagonistes de l'homme de bien, sinon les circonstances critiques et l'adversité ? [34,9] IX. Voyons, appelons des Athlètes : faisons-les entrer dans l'arène. D'Athènes, prenons Socrate pour combattre contre Mélitus, contre les fers, contre le poison. De l'Académie, prenons Platon pour combattre contre la colère d'un tyran, contre une mer orageuse, contre les plus grands dangers. Prenons un autre champion dans l'Attique, pour combattre contre le parjure de Tissapherne, contre les embûches d'Ariée, contre la trahison de Ménon, contre la perfidie du grand Roi. Il faut que le Royaume de Pont nous fournisse encore un nouvel Athlète, qui soutienne de rudes combats, contre de vigoureux antagonistes, la pauvreté, l'ignominie, la faim et le froid. Quant à moi, je le loue de s'engager dans une pareille lutte. « Il s'endurcit aux souffrances à force de se faire lui-même des blessures. Il ne se couvre que de haillons ; aussi n'a-t-il pas grand-peine à triompher ». De là vient que je donne aux hommes la couronne de la vertu, et que je les proclame comme ayant remporté la palme de la victoire. Qu'on cesse de les mettre en butte avec les maux attachés à l'humanité, on leur arrache la couronne, on les rend indignes d'être proclamés vainqueurs. Ôtez aux Athéniens la campagne de Marathon, et la mort qu'ils y trouvèrent ; ôtez à Cynégyre la gloire de s'être fait couper ses deux mains ; ôtez à Polyzèle la vision qui le rendit aveugle ; ôtez à Callimaque ses blessures, vous ne leur laissez rien de recommandable, que leur Érichthon et leur Cécrops, vraies fables qui ne méritent aucune foi. Sparte ne conserva longtemps sa liberté, que parce que ses citoyens ne menaient pas en temps de paix une vie oisive. Chez eux, c'étaient toujours les mêmes exercices, les mêmes pratiques, pour se familiariser avec la douleur. C'étaient les mêmes maux avec le mélange des mêmes vertus.