[31,0] DISSERTATION XXXI : Si la volupté est un bien, elle n'est pas un bien solide. [31,1] UN discours précédent, dont nous n'admettons pas la doctrine, avait pour objet de nous persuader que la volupté mériterait la préférence, si son alliance avec la stabilité était praticable. C'est le discours d'un sophiste, adroitement combiné pour nous induire en erreur. Il s'agissait de rechercher la nature de la volupté, jusqu'à quel point elle devait être mise au rang soit des biens, soit des maux. Or, il a dissimulé le véritable état de la question ; et regardant comme décidé que la volupté est un bien, il a recherché si elle est un bien solide. Mais quelle opinion avoir d'un bien essentiellement ondoyant et variable ? Car de même, à mon avis, que prétendre que la terre n'est point stable et immobile, c'est dire, qu'elle n'existe pas ; que soutenir que le soleil ne se meut point, ne roule point autour de la terre, c'est détruire son existence : de même, avancer que le bien n'est pas une chose fixe et permanente, c'est anéantir son essence. Car il n'en est pas du bien, comme de la beauté du corps, qui croît et se développe avec les années. Sous quel point de vue envisagera-t-on donc la volupté, si l'on accorde qu'elle est un bien, et si l'on nie qu'elle soit un bien solide ? Car s'il est de nécessité que ce qui est bien soit par cela même solide, le défaut de solidité rend la volupté incompatible avec le bien. Or, quelle est celle de ces opinions qui a le plus de droits à l'assentiment ? Celle qui prétend que la volupté est un bien, quoiqu'elle ne soit pas un bien solide ; ou celle qui soutient que la volupté n'est point un bien, si en même temps elle n'est pas solide ? Quant à nous, nous pensons que c'est la seconde. Car il vaut mieux nier qu'il y ait de la volupté dans un bien qui a d'ailleurs la solidité pour apanage, que d'admettre qu'il y ait du bien dans une volupté, de laquelle la solidité est séparée. [31,2] II. Puis donc que le bien n'est pas absolument inséparable de la volupté, mais qu'il l'est de la stabilité, et que la volupté n'est point inséparable du bien, et qu'elle l'est de l'instabilité, il faut de deux choses l'une, ou que ceux qui s'attachent à la volupté négligent le bien, ou que ceux qui s'adonnent au bien, ne recherchent point la volupté. Or, je ne pense pas que rien de ce qui n'est pas bien, mérite d'être recherché. Mais sous des apparences extérieures de bien, ce qui n'est pas bien est recherché comme tel ; de même qu'auprès de ceux qui manient de l'argent, on fait passer des pièces fausses, non parce qu'elles sont fausses, mais parce qu'elles cachent leur fausseté sous une extérieure ressemblance avec les pièces d'aloi. Or, en ce qui concerne les espèces monétaires, les essayeurs ont un art à l'aide duquel ils distinguent les mauvaises pièces des bonnes; et en ce qui concerne la dispensation des biens qui nous sont appropriés, nous avons la raison qui nous sert à discerner entre les biens, ceux qui n'en ont que la trompeuse apparence. Néanmoins, semblables à ces caissiers qui manient les espèces sans nulle notion de ce qui en constitue le bon aloi, nous ne nous apercevons point que nous ne grossissons notre trésor que de faux biens. [31,3] III. Qui donc nous servira de guide dans cette recherche ? Comment opérerons-nous ce discernement? Le voici. Si quelqu'un entreprenait d'ôter un bœuf de sa charrue, et un cheval de son char, et que changeant le rôle de l'un et de l'autre, on attelât le bœuf au char, et le cheval à la charrue, ne serait-ce point renverser l'ordre de la nature, faire un outrage à chacun de ces animaux, montrer qu'on ignore à quoi les arts les appliquent l'un et l'autre, et les employer à un service aussi stérile que ridicule ? Et si l'on faisait quelque chose encore plus dénué de bon sens. Si l'on ôtait aux oiseaux leurs ailes, et qu'on voulût en faire des animaux pédestres ; si au contraire en donnant des ailes à l'homme, on le mettait à même de prendre son essor vers les régions éthérées, et de les fendre comme un oiseau, ne serait-ce pas la plus ridicule des métamorphoses, puisque la mythologie elle-même n'a pas permis à Dédale d'employer impunément un art aussi insensé, et qu'elle a précipité son fils, malgré ses ailes, du haut des airs dans les flots ? On raconte qu'un jeune Carthaginois prit à la chasse un lionceau à peine sevré, qu'il l'apprivoisa en le nourrissant avec d'autres aliments que ceux qui lui étaient naturels, et que par ce moyen il fit disparaître toute sa férocité, de manière qu'il le conduisait dans la ville chargé de fardeaux comme une bête de somme. Mais les Carthaginois, indignés de ce renversement de l'ordre de la nature, condamnèrent le jeune homme à la mort, sous prétexte que quoique encore dans une condition privée, il décelait du penchant pour la tyrannie. [31,4] IV. De même donc que la nature a donné comme moyen de conservation et de salut, au cheval la course, au bœuf le labour, à l'oiseau les ailes, au lion la force, et aux autres animaux autre chose ; de même sans doute l'espèce humaine a reçu de la nature une faculté salutaire et conservatrice. Mais cette faculté doit être différente de chacune de celles des autres animaux, si l'homme ne doit trouver son salut et sa conservation, ni dans la force comme les lions, ni dans la course comme les chevaux, ni porter les fardeaux comme l'âne, ni labourer comme le bœuf, ni voler comme les oiseaux, ni nager comme les poissons. Il est une fonction qui lui est propre et particulière ; c'est de distinguer l'objet final de son existence. C'est cela même. Les facultés ont été distribuées aux animaux chacune à chacun, selon l'usage auquel ces facultés étaient destinées pour leur conservation. Ce qu'ils avaient à faire pour leur conservation a été proportionné à leurs facultés, et les organes de ces facultés ont été proportionnés aux fonctions qu'ils devaient remplir, et aux résultats conservateurs qu'ils devaient produire. En un mot, le bien de chaque animal dépend des procédés propres à l'espèce à laquelle il appartient : les procédés dépendent de la nécessité de l'usage; l'usage dépend de la facilité attachée aux facultés, les facultés dépendent de l'aptitude des organes, et les organes des variétés de la nature. Car la nature est très variée, et de là vient, qu'elle a muni, qu'elle a pourvu les animaux de chaque espèce pour défendre et conserver leur vie, les uns d'une sorte d'arme, les autres d'une autre. Elle leur a donné tantôt des ongles crochus, tantôt des dents affilées, tantôt des cornes robustes, tantôt de la vitesse, tantôt de l'intrépidité, tantôt du venin. Elle n'a au contraire fourni à l'homme aucune de ces ressources. Elle l'a fait nu, délicat, sans défense extérieure contre les impressions de l'air, dénué de vigueur, lent à la course, incapable de voler, inhabile à la nage. Mais elle a infusé dans sa substance pour veiller à sa conservation une invisible étincelle que l'homme appelle intelligence, qui fait seule tout ce qu'il faut pour le conserver, qui pourvoit à tous ses besoins, qui remédie à tous les maux qui l'atteignent ou qui le menacent, qui lui tient lieu de tout ce que les autres animaux ont reçu pour la même fin, qui lui donne l'empire sur tous les êtres qui l'environnent, qui les soumet tous aux résultats de sa raison et à ses lois. [31,5] V. Interrogez-moi maintenant sur le compte de l'homme. Comment nous y prendrons-nous pour rechercher en quoi consiste son bien. Nous répondrons ce que nous avons répondu du lion, des oiseaux, et des autres animaux. Cherchez le bien de l'homme dans les choses qui constituent les fonctions qui lui sont propres. Mais où trouverons-nous ces fonctions ? Là où en est l'organe. Mais où trouverons-nous cet organe ? Là où est ce qui conduit l'homme à sa véritable fin. Partons de là : or, qu'est-ce qui conduit l'homme à sa véritable fin ? La volupté ? Mais vous parlez là d'une chose commune, appropriée à toutes les espèces d'êtres, et dont par cette raison je n'admets point la prérogative. Le bœuf, l'âne, le pourceau, le singe, ont chacun leur volupté. Voyez dans quelle classe vous rangez l'espèce humaine. Voyez quels associés vous lui donnez sous ce rapport-là. Mais si la volupté est le principe conservateur, cherchez après elle quel est son organe. Vous y trouverez une singulière variété. Et ces organes, hors les yeux et les oreilles, ne méritent que le mépris. Mais si nous allons plus avant, et que nous jetions nos regards sur les routes de la volupté, voyez quels sont les organes, chargés des honneurs de notre conservation. Avons-nous trouvé les organes, considérons les fonctions. Ce sont un palais qui dévore, des yeux brillants qui s'amortissent, des oreilles que le charme entraîne. Ce sont toutes les jouissances des Apicius, ce sont toutes les lubricités des Sardanapales. En trouvant les fonctions, vous avez trouvé le bien. Et ce serait là, conserver ! Et ce serait là, être heureux !