[29,0] DISSERTATION XXIX. Quelle est la fin de la philosophie ? [29,1] Le Crotoniate aime l'olivier d'Olympie : l'Athénien aime la palme navale : le Lacédémonien aime le service militaire dans l'infanterie : le Crétois aime la chasse : le Sybarite aime le luxe : le Thébain aime la flûte : et l'Ionien aime le chant et la danse. D'un autre côté, le marchand aime l'or : le buveur aime la taverne : ceux qui cultivent les Muses aiment la galanterie : le chanteur aime les vers : et le Rhéteur aime les sujets d'éloquence. Et cet original, à qui les hommes donnent le nom de philosophe, n'aime-t-il absolument rien? Il serait donc une pierre, et non pas un être capable de voir, de respirer, de se mouvoir, de penser, d'éprouver des désirs, des sensations, des appétits. A la bonne heure; il aime bien quelque chose, mais il ne pourra pas vous dire, en un seul mot, ce qu'il aime. Qu'est-ce donc à dire, le bonheur? Vous êtes bien bon de penser qu'aucun de ceux dont nous venons de parler, se croie moins sage que vous, dans l'objet de sa prédilection, et que chacun ne vous répondra pas que c'est dans la vue du bonheur qu'il se livre à la gymnastique, à la boisson, au trafic, à la chasse, à la danse, à la guerre, à l'amour, au chant, à l'éloquence. Pensez-vous que Sardanapale, en se plongeant dans la mollesse, en amortissant ses livides yeux, en se peignant avec tant d'élégance, en s'enfonçant dans la pourpre, en se claquemurant dans ses palais au milieu de ses courtisanes, ait cherché autre chose que le bonheur ? Certes, il n’avait pas l'intention d'être malheureux. Quoi donc ! Ce Perse qui réduisit en cendres les temples des Egyptiens ; celui qui couvrit leur fleuve d'outrages, qui fit immoler leur bœuf Apis, ne tendait-il pas au même but, par de semblables prouesses ? Et Xerxès, ne dirait-on point qu'il a pu le disputer en bonheur à Jupiter, (tant il se persuada à lui-même qu'il possédait le bonheur dans toute sa réalité) lorsqu'à l'aide de ses vaisseaux de transport disposés en guise de pont, il eut formé un point de contact éphémère entre l'Europe et l'Asie? Lorsque, tandis que chez Homère, Neptune est égal en puissance à Jupiter, il s'imaginait l'avoir fait fustiger et mettre en prison ? [29,2] Mais pourquoi parler des Princes Barbares? Ne voyez-vous point Pisistrate, un Grec, un Athénien, marchant, sans relâche, vers la citadelle, comme si le bonheur y avait été déposé pour lui avec l'antique olivier ? On dirait qu'il n'y a plus pour lui de repos, s'il ne parvient à s'en rendre maître. La prédiction égyptienne ne fut point capable de persuader à Polycrate de ne point s'enorgueillir de sa prospérité, tandis qu'il dominait sur toute la mer d'Ionie, tandis qu'il avait à sa disposition de nombreuses flottes ; tandis qu'il possédait une bague du plus grand prix, et qu'il avait à sa Cour, dans Anacréon un ami, et dans Smerdis un Ganymède. Mais Pisistrate et Polycrate ressemblaient à ceux qui se laissent éblouir par les prestiges spécieux et par les funestes illusions du luxe et des jouissances. N'entendez-vous point Homère, louant les Æacides, « de ce qu'ils allaient à la guerre» avec autant de gaîté de cœur qu'à un festin» ? Et néanmoins, quelque peu aimable que soit la guerre, elle a été aimée par des hommes qui n'étaient pas sans-mérite. Tel fut autrefois ce Philippe, qui pouvait fort bien rester tranquille dans la Macédoine, vivre content des trésors d'Amyntas, s'en tenir au bonheur de Perdiccas, au lieu de l'aller chercher ailleurs, comme s'il s'était envolé de son royaume. Tel fut, à ce qu'il paraît, le motif qui le poussa à combattre contre les Triballes, à faire une irruption en Illyrie, à assiéger Byzance, à renverser de fond en comble Olynthie, à tromper les Athéniens, à se coaliser avec les Thessaliens, à faire alliance avec les Thébains, à s'emparer d’Elatée, à saccager la Phocide, à se rendre parjure, menteur, et à se faire mutiler. Il ne respectait ni sa parole, ni ses traités. Il n’avait égard ni à la honte, ni à l'infamie. Demandons à Philippe, en échange de quoi il s'est exposé à tant de fatigues, à tant de dangers, et à se faire crever les yeux. Aimais-tu donc le malheur ? Question ridicule. Sans doute, Philippe ne rencontra point ce qu'il cherchait, mais ce fut le désir du bonheur qui le lança dans la carrière. Ce fut pour la même raison qu'Alexandre, ayant dit adieu à l'Europe, comme dénuée d'éléments de bonheur, passa en Asie, dans l'idée qu'il était, à Sardes, au milieu de ses richesses ; en Carie, dans le trésor de Mausole ; à Babylone, dans ses murailles; en Phénicie, dans ses ports; en Egypte, sur ses rivages, ou dans les sables des Hammoniens. Ce ne fut pas assez pour lui de Darius en fuite, de l'Egypte envahie, de la salutation du grand-prêtre de Jupiter Hammon, et de Babylone en sa puissance. Il poussa ses armes jusqu'aux Indes. Demandons-lui la cause de tant d'expéditions. Que désires-tu? Qu'ambitionnes-tu? Quel est l'objet que tu t'obstines à poursuivre? Que répondra-t-il, sinon, le bonheur ? [29,3] Mais laissons-là les Rois et les Souverains. Jetons nos regards sur les conditions privées. N'y voyons-nous pas chacun, de tous côtés, courir après le bonheur ! Et celui qui travaille la terre ; et celui qui fait le commerce maritime; et celui qui embrasse la profession des armes; et celui qui consacre ses loisirs à l'étude des Lettres ; et celui qui se marie ; et celui qui se charge d'élever des enfants; et celui qui fait le métier de voleur ; et celui qui se livre à des jouissances infâmes ; et l'intrigant qui, par des bassesses, se ménage des libéralités dans les testaments ; et celui qui vit dans l'adultère; et celui qui vend ses services? La plupart s'exposent à des inconvénients, à des dangers, au milieu des gouffres et des abîmes. Ils seraient dignes de pitié, s'ils n'agissaient point avec connaissance. Mais il en est parmi eux qui portent même de l'affection dans ce qu'ils font. Et cette nombreuse classe d'individus qui vit dans l'oisiveté et à l'aventure, a-t-elle renoncé à toute spéculation de bonheur ! Non, certainement. Car les flatteurs ne se donneraient pas tant de peines pour caresser les passions des riches; ni les farceurs pour exciter le rire et les battements de mains; ni ceux qui font le métier de jongleurs et de baladins ne se feraient une si grande affaire des tours de force et de souplesse qu'ils font exécuter à leur corps ; ni tous autres qui attachent une grande importance à ce qu'ils inventent, quelque futile qu'en soit la matière, n'y mettraient point un aussi vif intérêt. [29,4] Un Ionien vint à Babylone se présenter au grand Roi, et lui montrer un tour d'une adresse extraordinaire. Cet Ionien faisait de petites balles rondes d'une espèce de pâte à gâteau. Il plantait une aiguille, la pointe en haut ; et de loin, il jetait ses balles sur la pointe de l'aiguille avec une telle justesse, qu'il ne la manquait jamais. Cet homme, avec ses boulettes et son aiguille, se figurait, sans doute, être un aussi grand personnage qu'Achille avec ses flèches du mont Pélion. Dans la Lybie, un Lybien nommé Psaphon, ambitionna un genre de bonheur qui n’était, certes, ni médiocre, ni vulgaire. Il voulut passer pour un Dieu. Il ramassa plusieurs oiseaux de l'espèce de ceux qui parlent en chantant. Il les instruisit à articuler ces mots, "le grand Dieu Psaphon". Il les laissa ensuite s'envoler dans les montagnes. Ces oiseaux y répétèrent ce qu'on leur avait enseigné; et les autres oiseaux de la même espèce l'apprirent et le répétèrent avec eux. Les Lybiens ne doutèrent point que ces oiseaux ne fussent inspirés par les Dieux. Ils offrirent des sacrifices à Psaphon, et ils le proclamèrent leur Dieu, sur la foi de ce présage. Ce Lybien, à mon avis, ne fut pas moins adroit que ce Darius, dont les Perses ne voulurent point pour leur Roi, jusqu'à ce que la couronne lui eût été déférée par le hennissement d'un cheval en rut. [29,5] Il n'y a donc, parmi les choses humaines, rien qui réunisse tous les goûts. Chacun des hommes attache l'opinion de son propre bien à des affections particulières. Chacun suit une route différente, chacun se fait son sort et sa condition à part. A la vérité, un désir commun à tous c'est celui du bonheur. Mais ils ne le trouvent pas plus les uns que les autres. Semblables à ceux qui chercheraient de l'or et de l'argent dans les ténèbres, sans connaître, d'ailleurs, le son propre et distinctif de ces deux métaux, et qui, n'ayant, pour le juger, que l'infidèle ressemblance du poids et du tact, se jetteraient les uns sur les autres, se pousseraient et se repousseraient tour-à-tour ; n'osant lâcher ce qu'ils tiendraient déjà, de peur que ce ne fût ce qu'ils cherchent; n'osant non plus cesser de chercher, de peur de ne rien tenir encore. De là, du tumulte, des querelles, des provocations, des clameurs de la part de ceux qui se tourmenteraient à chercher, à se plaindre, à se poursuivre les uns les autres, à se lamenter, et à se dépouiller réciproquement. Quelquefois ils pousseraient tous des cris d'allégresse, ils chanteraient victoire à l'envi, comme s'ils étaient déjà en possession du vrai bien. Mais aucun d'eux ne le possèderait encore; et dans leur commune défiance, chacun chercherait à découvrir ce que son voisin aurait trouvé. [29,6] Telle est l'espèce de maladie qui travaille la terre et la mer. C’est elle qui appelé les Citoyens à leurs assemblées politiques : c'est elle qui institue les tribunaux : c'est elle qui encombre les prisons et c'est elle qui construit des vaisseaux : c'est elle qui fait voguer les galères : c'est elle qui met les armées en campagne : c'est elle qui fait monter la cavalerie sur ses chevaux, les cochers sur leurs chars, les tyrans dans les citadelles : c'est pour elle que les Généraux et les troupes mercenaires s'abandonnent au massacre et à l'incendie : c'est pour elle que d'autres font des enfants, et que d'autres se marient : ce n'est pour nulle autre chose que pour l'espérance de ce bonheur dont ils ignorent les vrais éléments, que les hommes supportent une infinité d'autres maux. Dieu a planté dans le cœur de l'homme le désir du bonheur comme un germe de feu; mais il le lui a rendu difficile à trouver. « Sa racine est noire, et sa fleur blanche comme le lait ». Car Homère ne m'en imposera point avec l'obscurité de son mot. Je connais son moly : je pénètre son énigme; et je vois clairement ce qu'est cette chose, « que les mortels ont tant de peine à trouver, et dont les Dieux possèdent toute la science ». [29,7] Cependant Apollon nous parle dans ses oracles, tantôt d'une misérable marmite qui bout en Lydie, tantôt d'un rempart de bois, tantôt d'un isthme extrêmement resserré, tantôt d'un tremblement de terre qui vient, tantôt d'une guerre qui se prépare, tantôt d'une famine prochaine. Mais il ne nous dit rien de cette question bien plus ancienne que toutes les autres, et bien plus digne de devenir la matière d'un oracle, quel est le moyen d'empêcher que les hommes ne se fassent la guerre, qu'ils n'aient besoin de remparts, qu'ils n'aient la famine à craindre. Certes, nous n'apprendrons cela ni de l'Apollon de Delphes, ni du Jupiter de Dodone, ni du Dieu de toute autre contrée. Mais la philosophie nous l'enseignera. O le bel oracle ! ô la divination, source des plus salutaires résultats ! Je croirai à ce qui sortira de ta bouche, si j'y vois de la concordance. Dis-moi des choses qui ne soient point susceptibles de controverse. J'ai besoin d'une prédiction sur la foi de laquelle je vive en pleine sécurité. Quelle destination assignes-tu à l'espèce humaine ? Quelle route lui traces-tu ? Vers quel but la diriges-tu ? Qu'il soit unique pour tous, et commun à tous. Néanmoins je vois aujourd'hui plusieurs colonies de philosophes, dont les unes vont d'un côté, et les autres de l'autre, ainsi qu'on vit autrefois Cadmus aller en Béotie, Archias à Syracuse, Phalanthe à Tarente, Nélée à Milet, Tlépolème à Rhodes. Sans doute, il est nécessaire que la terre soit morcelée, et que, tandis qu'une partie est habitée par certain peuple, une autre partie soit habitée par un autre peuple. Mais le bien est un, indivisible ; rien ne lui manque ; il n'a besoin de rien ; il a tout ce qu'il faut pour suffire à un être raisonnable et intelligent, de même qu'un seul soleil est l'unique bien dans la nature visible, qu'une seule musique est l'unique bien dans les choses qui sont du ressort de l'ouïe, et qu'une seule santé est l'unique bien dans les choses qui appartiennent à la vie. Or, il a été assigné à tous les animaux, à chacun dans son espèce, un bien unique pour leur conservation. Tous ceux qui se ressemblent, ont une même manière de vivre, une même fin, les volatiles, les quadrupèdes, les reptiles, les aquatiques, ceux qui se nourrissent de chair, ceux qui vivent de fourrage, ceux qui mangent des fruits, ceux qui se réunissent en troupeau, ceux qui s'apprivoisent, ceux qui ne s'apprivoisent pas, ceux qui ont des cornes, et ceux qui ne sont pas cornus. Les faire changer de genre de vie, ce serait renverser l'ordre de la Nature. Et l'espèce humaine, la plus sociable, la plus douce de toutes les espèces, celle qui aime le plus ses semblables, et qui a le plus de Raison, court risque d'être poussée à des affections contraires, non seulement par des désirs grossiers, par des appétits désordonnés, par des passions frivoles, mais encore par la philosophie, la plus stable de sa nature, de toutes les choses du monde, mais qui ne laisse pas d'admettre diversité de sectes, et de chefs, qui sépare, qui disperse le troupeau, et dirige les uns d'un côté et les autres de, l'autre : Pythagore vers la musique, Thalès vers l'astronomie, Héraclite vers la solitude, Socrate vers l'amour, Carnéade vers l'ignorance, Diogène vers le travail, Epicure vers la volupté. Voyez-vous combien de chefs ! Voyez-vous combien de systèmes ! Du côté duquel se tourner? Lequel admettre? Auquel croire? Auquel s'attacher ?