[22,0] DISSERTATION XXII : De tous les fruits que recueille l’âme des études libérales, ceux qu'elle retire de la philosophie sont les meilleurs. [22,1] I. Homère raconte d'Ulysse que, pressé par le besoin d'un vaisseau, il en construisit un, à la hâte, de ce qui se trouva sous sa main. Une tempête survint. Le vaisseau d'Ulysse fut mis en pièces. Comme il nageait, Leucothoë lui jeta son ruban de tête. Il se trouva sur le territoire des Phéaciens. Il supplia cette jeune Princesse de le conduire dans la ville. Il fut honorablement accueilli par Alcinoüs, qui l'invita à manger avec les premiers de la nation ; et, après le repas, Ulysse adressa la parole à Alcinoüs, en ces termes: « O Roi Alcinoüs, c'est une belle chose que d'entendre un bon chanteur, divin dans son art, tel que celui qui chante ici. Quel plus agréable but pourrait-on se proposer que de voir les hommes que l'on gouverne, se livrer à la joie, donner des festins domestiques, écouter des chansons, assis, les uns à côté des autres, autour de tables amplement servies, et couvertes de vin ». J'interpelle Ulysse, et je lui demande : « O le plus sage d'entre les hommes, que pensez-vous que soit la volupté? Une table surchargée de mets, des torrents de vin, et, outre cela, des musiciens, aussi supérieurs que celui qui chante la querelle d'Ulysse et d'Achille fils de Pelée? » Ou bien, ce cheval creux dans lequel, se renfermèrent les plus intrépides des Grecs, pour se faire introduire dans Troie, pour s'échapper de ses flancs, se jeter sur les Troyens ivres, et prendre leur ville? Cela vous paraît-il la plus belle chose du monde»? [22,2] II. A merveille, sage Ulysse! c'est ainsi que vous faites l'éloge de cette volupté populaire, que louerait, comme vous, un Barbare récemment arrivé de Babylone, accoutumé à tout le luxe de la table, à toutes les profusions de vin, et à toute la mollesse des chants improvisés ; vous, qui, comme vous le dites, vous êtes défié ailleurs de la suavité du Loto, et du chant des Sirènes. Homère aurait-il voulu nous donner à entendre quelque chose de mieux, que ce que ces paroles semblent présenter, au premier coup d'œil. En effet, par cette profusion de mets et de vin, par ces tables splendidement servies, et ces coupes qu'on ne cesse de remplir, par les éloges donnés aux convives qui, au milieu de ces plaisirs, prêtent une oreille attentive à ces chanteurs ; Homère me paraît nous avoir présenté l'emblème d'une fête honnête et décente, digne de l'émulation du sage, et qui consiste à transférer la volupté, des choses honteuses aux choses les plus recommandâmes, et des plaisirs de la table aux plaisirs de la musique. Peut-être même ne suffit-il pas que les oreilles jouissent ainsi sans règle et sans mesure des sons mélodieux des flûtes et des hautbois, qui se réduisent à un vain bruit ; et faut-il encore y ajouter un art qui orne et qui rehausse les jouissances de l'oreille par son heureuse harmonie. [22,3] III. Eh! quelle serait l'harmonie capable de produire sur nous cet effet? J'aime aussi, moi, la volupté que la musique donne à l'oreille, soit à l'aide du son des flûtes, soit à l'aide des vibrations de la lyre, soit à l'aide de tout autre instrument de musique, propre à nous plaire par d'agréables modulations. Cependant je crains que, quoique ces modulations soient accompagnées d'une véritable volupté, lorsqu'elles sont combinées d'après les principes de l'art, elles ne produisent, faute de sens, d'expression et de parole, rien de considérable pour les voluptés de l'âme. Car, si l'on compare la volupté qui résulte de la musique avec celle que procurent les paroles qui y sont jointes, on assimilera les dernières à des aliments solides, et l'autre à l'odeur qui émane de ces aliments. Les aliments sont très utiles à la nourriture, au lieu que l'odeur, en tant qu'odeur, est la chose du monde la plus futile, et la moins propre à servir à la nutrition. En même temps donc qu'on songe aux voluptés de l'oreille, il faut s'occuper de la nourriture de l'âme, et joindre aux effets de la musique, que nous avons assimilés à l'odeur, ceux de la parole, que nous avons assimilés à des aliments solides. Mais, s'il est dans l'ordre que des convives prudents et bien avisés ne se plaisent uniquement qu'aux choses qui sont du ressort de la parole, quelles seront celles de ces choses que nous leur présenterons? Leur présenterons-nous celles de ces choses qui sont l'objet des contestations judiciaires, des combats de la chicane, de ses rubriques, qui sont en possession de faire triompher l'injustice, d'embellir les turpitudes et les infamies, de falsifier la vérité, celle de ces choses qui ne souffrent rien de pur, de sain, de sincère, ni qui reste dans l'état où la Nature l'a placé, et qui ressemblent parfaitement à ces marchands d'esclaves, qui, recevant leurs esclaves avec une habitude de corps, telle tout simplement que la produit la pure lumière du soleil, et un air libre, détruisent, en les nourrissant à l'ombre, et en les façonnant à la mollesse, cette complexion vigoureuse et robuste que leur avait d'abord donnée la Nature, et qui vaut bien mieux que celle que l'art y substitue? Car c'est ainsi que ceux qui ont embrassé la profession du Barreau ont l'impudeur de se conduire. [22,4] IV. Mais un pareil emploi de la parole, outre son insigne imposture et son extrême difformité, n'est pas très propre à offrir à l'âme des choses qu'elle puisse se plaire à entendre. Aussi n'ai-je garde de louer les spectacles qui font les délices des Aeniens, lorsqu'ils se donnent des festins, et dans lesquels ils sont, les uns acteurs, et les autres spectateurs. Deux d'entre eux font semblant de se battre ensemble, tandis qu'un troisième joue de la flûte. L'un a l'air d'être un agriculteur, et il laboure tandis que l'autre a l'air d'être un voleur, et qu'il est aimé. De son côté, l'agriculteur a aussi des armes auprès de lui. Aussitôt que le voleur s'avance, le laboureur quitte sa charrue : il vole à ses armes : les deux champions se courent sus réciproquement : ils se portent les coups au visage, et feignent de se blesser, de se terrasser l'un l'autre. Un tel spectacle ne convient point dans un festin. J'aime bien mieux l'ancienne coutume des Perses, à laquelle ils furent redevables de leur liberté. Les Perses traitaient leurs intérêts politiques, au milieu des banquets, comme les Athéniens dans leurs assemblées ; et les choses se passaient avec bien plus de décence et de dignité dans les festins des premiers, que dans les Comices des autres. Car, chez les Perses, la loi punissant l'ivrognerie, la jovialité des convives tournait au profit de leur vertu. C'était comme de l'huile sur le feu. L'allégresse, l'hilarité se répandaient dans l'âme avec poids et mesure, sans y éteindre entièrement l'ambition, et sans lui laisser franchir les bornes que l'utilité lui prescrit. Au lieu qu'à Athènes, où n'existait aucune loi pour réprimer les écarts et la licence de la parole, tout sobres d'ailleurs qu'étaient ses orateurs, ils s'abandonnaient à des transports de démence, pires que ceux que les derniers degrés dé l'ivresse peuvent enfanter. [22,5] V. Mais laissons-là les Perses et les Athéniens, et revenons à notre sujet. La raison nous enseigne que l'âme, qui a le goût du bien, doit être régalée de discours comme d'un festin ; mais non pas de discours tels que ceux du Barreau. De quels discours donc? De ceux qui, reportant l'âme vers le passé, lui présentent le tableau des événements anciens. Car il est très agréable de lire l'Histoire; de se transporter de tous les côtés sans éprouver aucune fatigue ; de promener ses regards sur toutes les régions ; d'être témoin de tous les combats, sans courir aucun risque ; d'embrasser les siècles dans un moment, d'apprendre, en peu de temps, une multitude de faits, ce qui s'est passé chez les Assyriens, chez les Egyptiens, chez les Perses, chez les Mèdes, chez les Grecs; d'être présent, tantôt aux opérations militaires sur le continent, tantôt aux expéditions maritimes, tantôt aux délibérations politiques ; de combattre, à Salamine, avec Thémistocle, aux Thermopyles, avec Léonidas ; de passer la mer avec Agésilas; de se battre en retraite avec Xénophon ; de partager l'amour de Panthée avec Abradatas, la passion de la chasse avec Cyrus, les soins du Gouvernement avec Cyaxare. Si Ulysse passait pour sage, parce qu'il était fécond en ressources, parce qu'il visita les villes, et étudia les mœurs de plusieurs peuples, tout en cherchant à retourner lui-même, et à ramener ses compagnons, dans sa patrie: bien plus sage est celui, qui, à l'abri de tout danger, se nourrit de l'étude de l'Histoire. Il voit Charybde, sans risquer le naufrage ; il entend le chant des Sirènes, sans avoir besoin de se garrotter : il se trouve avec le Cyclope, mais sans en avoir rien à craindre. Si Persée était heureux d'avoir des ailes, de se promener dans les airs, contemplant tous les évènements, toutes les régions de la terre ; les ailes de l'Histoire sont bien plus légères, et s'élèvent bien plus haut que celles de Persée. Elles emportent l'âme, et lui font parcourir tous les climats; non en lui présentant un stérile et vain spectacle, mais en lui offrant, tantôt l'origine et la généalogie des hommes, par exemple : « Crésus était originaire de Lydie ; il était fils d'Alyatte, et Roi des peuples qui habitent les bords de l'Halys; Dardanus tirait immédiatement son origine de Jupiter; tantôt des villes, par exemple : La ville d'Épidamne est à droite en entrant dans le golfe d'Ionie ; les Taulentiens, peuple barbare, en sont limitrophes : dans le golfe d'Argos féconde en chevaux, est la ville d'Éphyre ; tantôt des fleuves, par exemple : Il est un fleuve qui, coulant du Midi au Nord, va se décharger dans le Pont-Euxin ; les Dieux le nomment le Xanthus, les hommes l’appellent le Scamandre». Quelque éphémère, quelque passagère, quelque fugitive, quelque périssable que soit l'espèce humaine, l'Histoire la sauve de l'oubli ; elle conserve la mémoire de la vertu, elle immortalise le souvenir des grandes actions. C'est ainsi que les Lacédémoniens et les Athéniens ne sont point les seuls qui célèbrent la gloire de Léonidas, et la renommée de Thémistocle. On avait encore aujourd'hui Périclès, diriger le Gouvernement d'Athènes, Aristide être l'oracle de la justice, Critias subir sa catastrophe, et Alcibiade prendre la fuite. En un mot, l'Histoire est extrêmement agréable à celui qui ne la connaît pas, par le plaisir qu'elle lui procure, et à celui qui la connaît, par les souvenirs qu'elle réveille. [22,6] VI. Quel sera donc le genre de discours plus propre encore que l'Histoire à composer les festins de l'âme? Il est fâcheux de le dire, et de se mettre en opposition avec plusieurs d'entre vous? Historiens célèbres; néanmoins il ne faut pas le dissimuler. Quoiqu'il y ait beaucoup d'harmonie dans vos écrits, et que vous puissiez le disputer aux poètes, l'âme qui a le goût, de l’honnête et du bon, désire autre chose, et qui ne soit point tel que ce que vous nous présentez. Quel avantage peut recueillir du tableau des maux passés, celui qui n'a point encore appris comment se défendre du mal? Qu'ont gagné les Athéniens à savoir l'histoire de l'Attique, et les habitants d'Halicarnasse à savoir celle de l'Ionie? Les insulaires de Chio se sont-ils par-là rendus plus heureux? Si du moins, séparant le bon du mauvais, on laissait le dernier dans l'oubli, et que l'on ne s'occupât que de l'autre, l'âme pourrait tirer quelque fruit des actions dont le tableau lui serait offert ; de même que l'œil prend des modèles dans les ouvrages des peintres. Mais dans l'Histoire, on mêle, on confond tout ; et il y a plus de mauvaises actions que de bonnes. On n'y voit, à peu près, que brigandage, tyrannie, guerres injustes, revers non mérités, attentats, déplorables calamités, et tragiques révolutions : toutes choses, qu'il serait dangereux d'imiter, dont le souvenir afflige, et dont les funestes résultats sont éternels. Quant à moi, je désire régaler mon âme de mets plus nourrissants et plus salutaires. Il me faut de ces aliments salubres, avec lesquels et Socrate, et Platon, et Xénophon, et Eschine, ont donné à leur âme une si brillante santé. [22,7] VII. L'âme de l'homme éprouve les impressions du désir, de la crainte, de la tristesse, de l'envie, et de toutes les autres passions. Etes-vous témoin d'un de ces soulèvements, d'une de ces agressions que les Hérauts d'armes ne proclament pas. Parlez-moi de cette guerre, et laissez-là la guerre des Mèdes. Entretenez-moi de cette maladie, et ne me parlez point de la peste. Dites-moi qui je dois choisir pour Général et pour Médecin. Laissons Hippocrate soigner les corps, et Thémistocle s'occuper de marine. Indiquez-moi un Médecin pour l'âme, un Général pour l'âme; et, si vous n'en trouvez point parmi les hommes, adressez-vous aux immortels. N'entrez point avec eux dans les détails des dévastations rurales, des brigandages, maritimes, des sièges des villes, des maladies épidémiques. Ce n'est pas la peine. Ce sont des choses qui n'ont qu'une existence éphémère. Les campagnes seront ravagées, quand même les troupes du Péloponnèse les respecteraient. La mer n'en sera pas moins infestée par des pirates, quoique les Athéniens ne naviguent pas. Si ce n'est point Philippe, ce sera le temps qui détruira vos murailles. Au défaut de la peste, d'autres causes produiront la mort. Mais la vertu est inaccessible à toute agression, à toute atteinte, dans le cœur de l'homme. Consultez les Dieux sur son compte, lorsque l'âme est attaquée, assaillie, assiégée, rendue malade par les passions. Te faut-il un oracle? As-tu besoin d'une réponse des Dieux? Invoque le Dieu lui-même; « O toi, dont le bras est armé d'un arc d'argent, protecteur de Chrysès, exauce-moi. Exauce-moi, ou toi, Apollon, ou toi, Jupiter, ou toi, tout autre Dieu, s'il en est, qui guérisse les maladies de l'âme. Exauce-moi, si dans ton temple je t'ai quelquefois présenté d'agréables offrandes, ou si j'ai brûlé de grasses victimes sur tes autels ». Apollon exaucera ce vœu, plutôt que celui de Chrysès. Car tu n'invoques pas ce Dieu pour qu'il envoie la peste, pour qu'il lance ses flèches meurtrières, pour qu'il répande la mort sur les chiens, sur les hommes, sur les mulets. Ce ne sont point les prouesses du Dieu qui préside à la musique, à la sagesse, à la divination. En les lui attribuant, Homère a enveloppé sous cette allégorie l'action des rayons du soleil qui traversent les airs, avec plus de rapidité que la flèche, et qui opèrent la dissolution des corps avec une force à laquelle rien ne peut résister. Qu'Homère donc, qu'Hésiode, ou tout autre divin poète, m'indique, dans ses chants, un Dieu qui guérisse les maladies de l'âme. Voilà l'œuvre digne d'Apollon : voilà l'œuvre digne de Jupiter.