[9,0] DISSERTATION IX : Qu'est-ce que l'Esprit familier de Socrate ? [9,1] I. VOYONS; demandons à cet Esprit familier, (car il a de la philanthropie, et il est accoutumé à répondre par l'intermédiaire du corps humain, comme le fait Isménias par l'intermédiaire des flûtes) demandons-lui, ainsi qu'Ulysse chez Homère, « Êtes-vous un Dieu ou un homme ? Si vous êtes quelqu'un des Dieux qui habitent l'immense Olympe, nous n'avons pas besoin de vous en demander davantage. Nous savons à quoi nous en tenir. Mais, si vous êtes quelqu'un des mortels qui habitent sur la terre, êtes-vous un être susceptible d'éprouver les mêmes impressions que nous, de parler la même langue que nous, de naître comme nous, et de ne vivre qu'autant que nous; ou bien, attaché à la terre pour y faire uniquement votre séjour, êtes-vous d'ailleurs, sous le rapport de l'essence, supérieur aux êtres qui la peuplent? Car la substance des Dieux subalternes n'est point composée de chair, (il faut répondre pour eux, ils l'ordonnent ainsi) ni d'os, ni de sang, ni d'aucun autre de ces éléments capables d'être séparés, dissous, fondus, et par cela même de s'évanouir. En quoi consiste-t-elle donc? Commençons par considérer la nécessité de l'existence de ces Dieux du second ordre. Ce qui est passible est contraire à ce qui est impassible : ce qui est mortel est contraire à ce qui est immortel : ce qui est dénué de raison est contraire à ce qui est raisonnable : ce qui est insensible est contraire à ce qui a du sentiment : ce qui est sans âme est contraire à ce qui en a une. Tout ce qui a une âme réunit donc deux de ces qualités; ou ce qui est immortel est impassible; ou ce qui est passible est immortel; ou ce qui est mortel est passible; ou ce qui est sensible est dénué de raison ; ou ce qui a une âme est impassible : telle est la marche de la nature. Elle descend insensiblement, et par gradation, de ce qui est supérieur et plus recommandable à ce qui l'est moins. Retrancher quelqu'un de ces intermédiaires, ce serait saper la nature dans ses fondements. De même, dans la série harmonique des sons, c'est des consonances intermédiaires que dépend celle des deux extrémités du diapason ; en descendant des sons les plus aigus aux sons les plus graves; c'est en appuyant ce passage sur les sons intermédiaires, qu'on le rend mélodieux pour l'oreille et les instruments. [9,2] II. Pensez donc qu'il en est de l'ordre de la nature, comme de celui de la plus parfaite harmonie; et placez DIEU dans la classe de la substance impassible et immortelle, les Dieux subalternes dans la classe de la substance immortelle et passible, l'homme dans la classe de la substance passible et mortelle, la brute dans la classe de la substance dénuée de raison et sensible, la plante dans la classe de la substance qui a une âme, et qui est impassible. Pour le moment, nous laisserons à l'écart tout le reste; et nous ne nous occuperons que des Dieux du second ordre, que nous disons tenir le milieu entre DIEU et l'homme. Voyons, s'il est un moyen de les retrancher de l'échelle des êtres, sans détruire les extrémités. DIEU est-il immortel d'un côté, et passible de l'autre ? Nullement. Mais il est immortel et impassible à la fois. Et l'homme est-il mortel d'un côté, et impassible de l'autre? Nullement. Il est bien mortel, mais il n'est pas impassible. Que deviendra donc la substance qui est en même temps immortelle et passible? Car il doit nécessairement exister une substance qui tienne de DIEU et de l'homme, supérieure à l'homme, inférieure à DIEU, s'il doit exister une analogie entre ces deux extrêmes. Deux choses, en effet, étant distinctes et séparées par leur nature, elles ne pourront jamais se rapprocher l'une de l'autre, à moins qu'un intermédiaire commun ne vienne les mettre réciproquement en contact. [9,3] III. C'est comme si je disais : il existe une substance que nous appelons feu, et qui est à la fois chaude et sèche. Le froid est le contraire du chaud. L'humide est le contraire du sec. Il est donc impossible de changer du feu en eau, ou de l'eau en feu. Il ne serait pas plus aisé de changer le froid en chaud, ni l'humide en sec. Telle est la contrariété que la Nature a établie elle-même entre ces choses. Mais elle leur a donné l'air, comme pour servir entr'elles de conciliateur. Il emprunte du feu la chaleur, de l'eau l'humidité; par-là s'opère le rapprochement et la communication : par-là s'effectue la transition, le passage, du feu à l'air par la chaleur, et de l'air à l'eau par l'humidité. D'un autre côté, l'air est chaud et humide, et la terre est froide et sèche. Or la sécheresse est le contraire de l'humidité, comme la froideur est le contraire de la chaleur. L'air ne se changerait donc jamais en terre, si la nature n'eût placé, entre l'un et l'autre, l'eau qui leur sert comme d'arbitre, qui les concilie, qui les unit, en recevant, de la part de l'air, l'humidité, de la part de la terre la froideur. Voici le succinct abrégé de tous les rapports du même genre. Chacune de ces choses étant composée de deux éléments contraires, on prend toujours de l'un une de ses parties, et l'on l'ajoute ensuite à l'autre: l'on sépare l'un de l'autre à moitié, et l'on rapproche l'un de l'autre dans la même proportion. C'est ainsi que les choses contraires entr'elles, et inalliables, se rapprochent néanmoins, se combinent ensemble, comme le feu avec l'air sous le rapport de la chaleur, comme l'air avec l'eau sous le rapport de l'humidité, comme l'eau avec la terre sous le rapport de la froideur, comme la terre avec le feu sous le rapport de la sécheresse. De même ici DIEU est en contact avec les Dieux du second ordre, sous le rapport de l'immortalité; les Dieux du second ordre sont en contact avec l'homme, parce qu'ils sont passibles, comme lui. L'homme est en contact avec la brute, parce que la brute est sensible comme l'homme; la brute est en contact avec la plante, parce que la plante a une âme, comme la brute. [9,4] IV. Portons nos regards, si l'on veut, sur l'économie du corps humain, nous verrons là encore que la nature n'a rien de brusque dans sa marche; et qu'elle a besoin du secours de quelques intermédiaires, pour opérer ses combinaisons et ses résultats. Le cheveu et l'ongle, par exemple, sont plus tendres que l'os, plus ténus que les nerfs, plus secs que le sang, plus rudes que les chairs. En un mot, en toutes choses, où il existe de l'ordre et de l'harmonie, il faut des intermédiaires. Il en faut dans la musique vocale, dans les humeurs du corps humain, dans les couleurs, dans le rythme poétique, dans les décorations, dans les passions, dans les discours. À la bonne heure: Cela étant donc ainsi réglé, si DIEU est impassible et immortel, et que l'homme soit mortel et passible, il faut de toute nécessité qu'entre DIEU et l'homme, existe une substance ou impassible et mortelle, ou immortelle et passible. Or la première de ces deux choses est impossible. Car il ne pourrait jamais se faire que ce qui est impassible coexistât avec ce qui est mortel. Il faut donc qu'il existe des Dieux subalternes, substances à la fois passibles et immortelles, en contact avec DIEU, du côté de l'immortalité, en contact avec l'homme, du côté de la passibilité. [9,5] V. Voici le moment de dire comment les Dieux du second ordre sont passibles et immortels à la fois. Commençons par l'immortalité. Tout ce qui périt, est ou dissous, ou fondu, ou coupé, ou rompu, ou transformé : ou dissous, comme le limon par l'eau; ou rompu, comme les champs par la charrue ; ou fondu, comme la cire par le soleil ; ou coupé, comme une plante par un fer tranchant ; ou transformé, comme l'eau en air et l'air en feu. Or, il faut que la substance des Dieux du second ordre, si'elle doit être immortelle, ne puisse être ni dissoute, ni fondue, ni coupée, ni rompue, ni transformée. Car si elle éprouvait quelqu'un de ces accidents, adieu son immortalité : or, comment les éprouverait-elle, si la substance d'un Dieu de ce genre n'est autre chose qu'une âme dépouillée de corps? Car, si le corps, périssable de sa nature, ne périt point tant qu'elle reste avec lui, il s'en faut beaucoup qu'elle soit susceptible de périr elle-même. Pendant que leur union dure, c'est le corps qui est soutenu, et c'est l'âme qui soutient. Car, si l'âme soutenait autre chose, et qu'elle ne se soutint pas elle-même, que serait la chose qui la soutiendrait, et comment concevoir que l'âme eût une âme? Pendant que l'un est conservé par l'autre, tant qu'il en est soutenu, il faut, de toute nécessité, que cette action de soutenir cesse, lorsqu'elle est arrivée à une chose qui en soutient une autre, et qui se soutient elle-même. Sinon, où s'arrêterait le raisonnement dans une progression qui irait à l'infini ? C'est tout comme si l'on conçoit un vaisseau lancé au milieu des flots, de manière qu'il soit néanmoins attaché à quelque roche, à l'aide de plusieurs cordages, dont l'un tient à l'autre, jusqu'à la roche, point fixe et solide, où se termine leur connexion. [9,6] VI. C'est ainsi que l'âme soutient le corps, le fait surnager au milieu de la tourmente, des flots irrités qui l'agitent, et qui le ballottent. C'est elle qui le maintient là comme dans un port, et qui le conserve. Mais lorsque les nerfs sont fatigués, ainsi que le souffle vital, et les autres choses qui lui servaient comme de cordages, à l'aide desquels il avait jusqu'alors été soutenu par l'âme, il périt, il descend dans les abîmes; tandis que l'âme se sauve comme à la nage, parce qu'elle se soutient et se conserve elle-même. Dès-lors l'âme prend le nom de Dieu du second ordre, substance habitante de l'éther; où elle est transplantée en quittant la terre, comme si elle se transplantait de chez les Barbares, chez les Grecs, d'une Cité livrée à l'anarchie, à la tyrannie, à la sédition, dans une autre Cité, où régneraient la paix, l'ordre et un gouvernement sage. Il me paraît qu'il en est à peu près comme de cet emblème d'Homère, lorsqu'il dit que Vulcain a fabriqué un bouclier d'or, sur lequel il a représenté deux Cités, dans l'une desquelles ce ne sont que « noces, que festins, » que danses, que chants, que fêtes; et dans l'autre on ne voit que guerres, que querelles, que ravages, que combats, que tableaux de douleur, de gémissements, et de désespoir. Tel est le contraste entre la terre et l'éther. Celui-ci est un lieu de paix, qui ne retentit que des cantiques des Dieux du second ordre, et du bruit de leurs danses. La terre, au contraire, est un chaos plein de tumulte, de fracas, et de dissensions. Lorsque l'âme a été transplantée de celle-ci dans l'autre, qu'elle a été délivrée du corps, qu'elle l'a abandonné à la terre, pour le dévorer, à l'époque qui lui a été assignée, et conformément à la loi qui l'avait réglé, elle prend sa place parmi les Dieux du second ordre, après avoir quitté celle qu'elle avait dans un corps humain ; elle contemple, dans toute la pureté de ses yeux, le spectacle qui lui est approprié, sans être offusquée par nulle enveloppe corporelle, sans être éblouie par les couleurs, sans être distraite par la variété des formes, sans qu'aucun épais nuage vienne intercepter ses regards ; elle contemple le beau proprement dit, de ses propres yeux; et nage dans la joie de cette contemplation. La vie d'où elle y sort lui fait pitié à elle-même. Elle s'applaudit du bonheur de la vie où elle entre. Elle éprouve le sentiment de la commisération pour les âmes de même nature qu'elle, qui sont encore plongées dans le tourbillon sur la terre ; et ce sentiment de philanthropie lui fait désirer de se réunir à elles, et de leur servir comme de guide et de sauvegarde. D'ailleurs DIEU lui-même lui ordonne de se rendre sur la terre, de s'y incorporer en quelque sorte avec les hommes, quelles que soient leurs inclinations, leur condition, leurs opinions, et leur profession ; d'y être l'auxiliaire des gens de bien; d'y venger les opprimés ; d'y punir les méchants. [9,7] VII. Ce n'est pas que chacun des Dieux du second ordre soit propre à tout. Chacun d'eux a, ici-bas, des attributions distinctes, des fonctions particulières. Et voilà, sans doute, cette passibilité, sous le rapport de laquelle ces Dieux sont inférieurs au DIEU suprême. Ils ne veulent point changer les inclinations et les habitudes qu'ils eurent pendant qu'ils étaient sur la terre. Esculape professe encore la médecine. Hercule est encore la terreur des monstres et des brigands. Bacchus célèbre encore ses bacchanales. Amphilochus prédit encore l'avenir. Castor et Pollux continuent de naviguer; Minos de rendre la justice; Achille de combattre. Dans le Pont-Euxin, à l'embouchure du Danube, est une île où Achille habite. Là, Achille a un temple; là, Achille a des autels. On ne va à cette île que pour y offrir des sacrifices. Quand les sacrifices sont achevés, on entre dans le temple. Des matelots y ont vu plusieurs fois un homme qui ressemblait à un Dieu, qui avait la chevelure blonde, qui avait une allure militaire, qui était couvert de ses armes, lesquelles armes étaient d'or. D'autres ne l'ont vu en aucune manière, mais ils l'ont entendu, chantant des hymnes guerrières. D'autres l'ont vu et entendu en même temps. S'il arrive à quelqu'un de s'endormir volontairement dans l'île, Achille l'éveille, il le conduit dans sa tente, et il lui donne une fête. Patrocle verse le vin, Achille joue de sa lyre. On dit même que Thétis y assiste, ainsi que beaucoup d'autres Dieux de cet ordre. Les Troyens prétendent également qu'on voit Hector habituellement à l'entour de Troie, se promener militairement dans la campagne, revêtu de brillantes armes. Quant à moi, je n'ai vu ni Achille, ni Hector, mais j'ai vu Castor et Pollux, au-dessus d'un vaisseau, astres brillants, qui le dirigeaient au milieu de la tempête. J'ai vu aussi Esculape, niais non pas en songe. J'ai vu aussi Hercule, et j'étais éveillé.