[6,0] DISSERTATION VI : Qu'est-ce que la Science ? [6,1] EN quoi consiste ce qui constitue la différence entre l'homme et la brute? En quoi consiste, d'un autre côté, ce qui constitue la différence entre les Dieux et l'homme ? Quant à moi, je pense que c'est par la science que l'homme est au-dessus de la brute, et que c'est par les vices qu'il est au-dessous des Dieux. Car, sous le rapport de la vertu, les Dieux valent mieux que les hommes; sous le rapport de la science, l'homme vaut mieux que la brute. Est-ce une raison de penser que la science soit autre chose que la sagesse ? Non, par Jupiter, pas plus que de penser que la vie soit autre chose que la vie. Elle est quelque chose de commun à tous les êtres, soit mortels, soit immortels ; mais si, envisagée sous ce point de vue de qualité, elle est une seule et même chose; envisagée sous le rapport de son plus ou moins de durée, elle se divise en deux espèces. Car les Dieux ne meurent jamais, et l'homme n'a qu'une existence éphémère. De même que s'il était possible à certains yeux de demeurer toujours ouverts, d'avoir la vue dans une activité continuelle, et de recevoir perpétuellement l'impression de la lumière, sans avoir besoin que des paupières vinssent les envelopper, que le sommeil vînt leur donner du repos, et que la nuit leur apportât du relâche, l'action de la vue serait commune sous ce rapport, et à ces yeux, et aux yeux ordinaires, en différant sous le rapport de la durée : de même, sans doute, la science, qui est quelque chose de commun aux Dieux et aux hommes, a néanmoins quelque rapport de différence eu égard aux uns et aux autres. Peut-être ailleurs traiterons-nous de la science en ce qui concerne les Dieux. Quant à présent, occupons-nous d'une question plus ordinaire et plus connue; et recherchons ce que c'est, pour l'homme, que savoir, que connaître, qu'apprendre; et toutes autres expressions de ce genre, par lesquelles on place l'âme dans un état de contemplation. [6,2] II. Ce que les sens rassemblent dans un cadre étroit de contemplation, (à quoi l'on donne le nom d'expérience), ce qu'ils soumettent aux yeux de l'âme, et sur quoi la raison applique son cachet, après l'avoir examiné, appellerons-nous cela Science? Comme lorsque je dis : les premiers hommes ne savaient point encore ce que c'était qu'un vaisseau. Ils désiraient communiquer ensemble. Le besoin les y portait, mais la mer y mettait obstacle. Ils virent un oiseau descendre des airs et nager. Ils virent quelque chose de pesant, d'ailleurs, flotter légèrement sur les ondes. Peut-être virent-ils quelque part un arbre porté par un fleuve dans la mer. Peut-être quelqu'un d'entre eux tomba-t-il dans l'eau sans le vouloir, et en remuant ses membres parvint-il à surnager et à se sauver; peut-être même s'exerça-t-il à la nage par amusement. Quoi qu'il en soit, l'expérience recueillit la première pensée de la navigation, et construisit d'abord une méchante barque des premiers, des plus légers matériaux, qui lui tombèrent sous la main. Cet aperçu ne tarda pas à être perfectionné par les combinaisons du raisonnement ; et l'on eut bientôt une espèce de char creux que des rames firent mouvoir, que des voiles et les vents poussèrent, qu'un gouvernail dirigea, et auquel on s'abandonna uniquement sur la foi de la science acquise dans cet art-là. Voici comme on raconte que la médecine a été jadis inventée. Les parents d'un malade allaient le déposer dans un des passages les plus fréquentés, les passants s'approchaient, faisaient des questions sur la maladie, et selon qu'ils avaient été atteints du même mal, et qu'ils avaient été guéris, ou en avalant quelque chose, ou en se cautérisant, ou en faisant une amputation, ou en se mettant à la diète, chacun de ceux qui avaient été malades, indiquait le remède qui lui avait rendu la santé. L'identité des maladies fixa dans la mémoire l'identité des médicaments qui les avaient guéries; et une courte habitude de l'ensemble de ce résultat fut la mère de la science. C'est ainsi que les autres arts, celui du charron, celui de l'armurier, celui du tisserand, celui du peintre, naquirent de l'expérience. [6,3] III. À la bonne heure, appelons Science l'habitude de l'âme appliquée aux ouvrages, aux opérations quelconques de l'homme. Mais cette science, s'étend-elle jusqu'aux brutes? Sans doute, car le sens interne et l'expérience ne sont pas exclusivement propres à l'homme. Les brutes reçoivent dès sensations, apprennent certaines choses par l'expérience, de manière qu'il est une sorte de sagesse qu'elles ont soin d'acquérir. En été, les grues quittent l'Égypte dont elles ne peuvent supporter les chaleurs. Elles étendent leurs ailes comme des voiles, et les vents les portent tout droit dans la Scythie. La structure de ces animaux n'est point d'ailleurs régulière. Ils ont le milieu du corps lourd ; le col long ; le côté de la queue léger ; la partie, où les ailes sont attachées, grêle; les jambes écarquillées. Dans leur vol, ils sont ballottés, comme l'est un vaisseau par les vagues. Instruite de cet inconvénient, la grue ne s'envole point qu'elle n'ait pris dans, son bec une pierre, qui lui sert comme de lest, au milieu des airs ; soit qu'elle ait imaginé cet expédient d'elle-même, soit qu'elle le doive à l'expérience. Les biches de la Sicile traversent, en été, la mer, à la nage, pour aller pâturer dans la campagne de Reggio. Ce long trajet épuise la force des biches, qui sont forcées de tenir la tête toujours au-dessus de l'eau. Voici le moyen à l'aide duquel elles s'épargnent cette fatigue. Elles nagent, rangées sur une seule ligne, l'une à la queue de l'autre, comme une armée qui marche en colonne. Elles nagent, ayant chacune leur tête appuyée sur le flanc de celle qui la précède. Celle qui fait le chef de file, lorsqu'elle est fatiguée, se détache pour se placer la dernière ; et c'est ainsi qu'alternativement elles passent de la tête à la queue. C'est ainsi que, dans son expédition, Xénophon commandait l'arrière-garde, et Chirisophe l'avant-garde; de manière que les brutes ont des notions de la tactique militaire. [6,4] IV. Que le sens interne donc, et que l'expérience ne soient pas exclusivement propres à l'homme, l'homme a du moins cet avantage, en ce qui concerne la raison ; et, sous ce point de vue, la science n'est autre chose que la raison qui soumet, longtemps, et sans distraction, les mêmes objets à ses opérations; qui cherche dans les choses les rapprochements divers, qui sépare ce qu'elles ont de dissemblable, qui réunit ce qu'elles ont d'identique, qui met ensemble celles qui ont de l'affinité, qui distingue celles qui sont confondues, qui divise celles qui sont hétérogènes, qui met en ordre celles qui sont désordonnées, qui fait concorder celles qui n'ont entre elles aucune harmonie. Telles sont, sans doute, l'Arithmétique, la Géométrie, la Musique, et toutes les autres parties des connaissances humaines, étrangères à toute action mécanique, et qui, enfantées par la force de la raison, n'ont eu d'autre berceau, d'autre moule, que l'intelligence humaine. Et cependant, ces sciences ne passent pas pour les plus anciennes aux yeux d'Homère, cet homme recommandable par son antiquité, et qui d'ailleurs mérite pleine confiance. Il admire uniquement, il regarde comme seuls Sages, « Les Devins, les Médecins, les Charpentiers, ou les divins Chanteurs ». Ô quel parallèle ! Un devin, un médecin, un charpentier, un chanteur, dans le nombre des Sages ! Apollon et Esculape sur la même ligne d'honneur et de recommandation, qu'Epéus et que Phémius ! Mais Homère, dans ce passage, ne dispense-t-il point l'éloge aux sciences dont il parle, - plutôt en considérant l'époque de leur origine, que leur utilité réelle? Quant à nous, nous ne prendrons point cette route. Mais nous dirons : l'âme de l'homme est de tous les êtres celle qui se meut avec le plus de facilité, et le plus de vélocité. Elle est un mélange de substance mortelle et de substance immortelle. Sous le rapport de la première substance, elle tient de la brute. Car elle se nourrit, elle croît, elle se meut, elle a de l'instinct. Sous le rapport de la substance immortelle, elle tient de la Divinité. Car elle est intelligente, raisonnable, susceptible d'apprendre, de savoir. Lorsque chez elle la substance mortelle s'accorde avec la substance immortelle, cet accord s'appelle prudence, et il tient le milieu entre la science et l'instinct. En tant que l'âme est dénuée de raison, elle agit par instinct. En tant que la substance divine la dirige, son action est de l'intelligence. En tant que ces deux mobiles sont combinés comme ils le sont dans la nature humaine, l'action de l'âme est de la prudence. L'instinct recueille l'expérience; la prudence recueillie la raison; l'intelligence recueille l'évidence immuable ; et j'appelle science, la combinaison harmonique de ces trois éléments. S'il faut une comparaison pour nous faire mieux entendre ; que l'on considère l'instinct comme la partie mécanique dans l'art de la construction, l'intelligence comme la géométrie ou la partie ordonnatrice, la prudence comme la personne même des architectes. La partie qui tient le milieu entre la partie géométrique et la partie mécanique est une sorte de science, eu égard à cette dernière ; mais eu égard à la partie géométrique, elle lui est inférieure sous le rapport de l'évidence immuable. [6,5] V. Or, les facultés de l'homme se partagent entre la science, la prudence, et l'expérience. Cette dernière, en s'exerçant sur le feu, sur le fer, et sur tous les autres objets physiques, les approprie à tous les besoins de la vie, à l'aide du parti que les arts en tirent. La prudence a l'empire des passions de l'âme, et les gouverne, à l'aide du raisonnement. Considérée dans son rapport avec l'expérience, elle tient lieu de science, mais elle est inférieure à la science proprement dite, en tant que s'appliquant à une nature d'objet, qui n'a ni consistance, ni uniformité ; elle prend, si l'on peut s'exprimer ainsi, la forme de sa manière d'être. Quant à l'intelligence, elle est la partie la plus importante de l'âme. C'est elle qui a le suprême droit à l'empire, ainsi que la loi dans la Cité ; non pas la loi qui est écrite sur des tables, qui est imprimée sur des colonnes, qui est votée par des suffrages, qui est délibérée dans des comices, qui est sanctionnée par le peuple ; non pas celle qui est consacrée dans les tribunaux; non pas celle qui est l'ouvrage de Solon ou de Lycurgue ; mais la loi que Dieu lui-même a promulguée; loi, qui n'a jamais été écrite ; qui ne doit son autorité à aucun vote ; qui ne doit aucun compte de son empire. Cette loi est la seule qui en mérite le nom. Celles d'ailleurs qui le portent, ne sont que des opinions, fausses, erronées, trompeuses. Ce furent ces lois qui condamnèrent Aristide au bannissement, Périclès à une amende, Socrate à la mort. Et néanmoins, aux yeux de cette loi divine, Aristide était un homme juste, Périclès un grand homme, et Socrate un philosophe. Les effets de ces lois sont des Gouvernements démocratiques, des tribunaux, des comices, des fermentations populaires, de la vénalité parmi les démagogues, des révolutions de toute espèce, des calamités de tout genre. Les résultats de l'autre loi sont, au contraire, la liberté, la vertu, une vie exempte de maux, une félicité immuable. Les premières lois assemblent les tribunaux, équipent des galères, mettent des flottes à la voile, ravagent les terres, portent la guerre sur mer, détruisent Aegine, entourent Dékélie de murailles, entraînent la perte de Mélos, la prise de Platée, la servitude de Skione, et le bouleversement de Délos. L'autre loi, au contraire, fait devenir vertueux ; elle remplit l'âme d'instruction et de connaissances ; elle fait régner le bon ordre dans les familles, l'harmonie dans les Cités; elle entretient la paix sur mer et sur terre; elle ne produit rien de sinistre, rien de funeste à l'espèce humaine, rien qui appartienne aux Barbares. On ne voit partout que les fruits de la paix, de la concorde, de la science, de la philosophie, et des arts libéraux. [6,6] VI. Ô Loi, plus ancienne que les autres Lois ! Ô Législateur, plus pacifique que les autres Législateurs ! Celui qui s'abandonne spontanément à vous, conserve sa liberté, reste à son aise, sans avoir aucun besoin, ni de ces lois éphémères, ni de leurs insensés ministres. S'il est des hommes capables de vous offenser, de commettre contre vous quelques attentats, ils sont punis ; non qu'ils soient traduits devant les tribunaux des Athéniens, non que les onze les conduisent en prison, non que le bourreau leur présente la ciguë, mais ils trouvent leur châtiment en eux-mêmes, dans leurs vices innés, dans leur méchanceté spontanée; « Car les malheurs qu'ils éprouvent, ils les doivent à leurs propres forfaits ». Ce fut à la transgression de cette loi qu'Alcibiade dut ses malheurs, non point lorsque les Athéniens le rappelèrent de la Sicile, ni lorsqu'il fut dévoué aux Dieux infernaux par les hérauts et les Eumolpides, ni lorsqu'il se sauva de l'Attique. Tout cela était peu de chose ; un jugement et une condamnation assez méprisables. Car Alcibiade fugitif joua un plus grand rôle que ceux de ses concitoyens qui restaient à Athènes ; il fut accueilli avec distinction par les Lacédémoniens : il fortifia Dékélie; il devint l'ami de Tissapherne, et obtint le commandement d'une année de Péloponnésiens. Mais le châtiment d'Alcibiade remontait bien plus haut. Il était l'œuvre d'une bien plus ancienne loi, de juges bien plus anciens. Ce fut lorsqu'il abandonna le Lycée, lorsqu'il fut condamné par Socrate, lorsqu'il fut éconduit par la philosophie. C'est de là que date son bannissement. C'est là que remonte sa condamnation. Ô le cruel anathème ! Ô les irrévocables imprécations ! Ô l'erreur digne de commisération ! Que les Athéniens aient dans la suite sollicité le retour d'Alcibiade. Mais la Philosophie ! mais la Science ! mais la Vertu ! Elles demeurent à jamais implacables et inaccessibles, vis-à-vis de ceux qu'elles ont une fois réprouvés. Telle est la science. Telle est l'ignorance. [6,7] VII. Quant à moi, je donne le nom de science aux lois de Minos, qui furent enseignées par Jupiter à ce Prince, pendant neuf ans, lois dans lesquelles Minos se rendit habile, et avec lesquelles il fit le bonheur des Crétois. J'appelle aussi science digne d'un Roi, la vertu de Cyrus, de laquelle, à la vérité, il donna des leçons, mais des leçons que Cambyse et Xerxès ne surent point mettre à profit. Cyrus gouverna les Perses, comme un berger gouverne son troupeau. Il veilla sur leur conservation, sur leur nourriture. Il fit la guerre aux Mèdes. Il s'empara de Babylone. Il ne permit à aucun loup barbare et ravisseur, de faire sur son bercail aucune incursion. Tandis que Cambyse et Xerxès ne furent que des loups dévastateurs, au lieu de bons bergers qu'ils auraient dû être. Ils exterminèrent leur troupeau de leurs propres mains. Ils se montrèrent tout à fait étrangers à la science dont Cyrus leur avait donné l'exemple. J'appelle aussi les lois de Lycurgue une science harmonique et musicale.