[3,0] LIVRE TROISIÈME. [3,1] 1. AU LECTEUR. Ce livre, tel qu'il soit, t'arrive, cher lecteur, Du fond de la Gaule lointaine Que distingue le nom de la toge romaine. Peut-être au précédent il est inférieur ; Tous deux sont cependant enfants du même auteur. Mais autant qu'aux palais le cède un toit de chaume, Autant le fils gaulois le cède aux fils de Rome. [3,2] 2. A SON LIVRE. Avant de me quitter pour te rendre à la ville, Mon cher livre, fais choix d'un protecteur utile, Si tu ne veux bientôt à tes dépens Habiller la marée, ou le poivre et l'encens. Tu nommes Faustinus? J'approuve ta prudence. Vers Rome désormais marche avec assurance ; Fier du double ornement qui décore ton front, Et des fermoirs où l'or en bossettes éclate, Va parfumé de cèdre, et vêtu d'écarlate, De ton titre étaler le brillant vermillon ! Ton succès est certain : sous un tel patronage Tu dois de Probus même entraîner le suffrage. [3,3] (3.) Tu caches ta belle figure par un du fard noir mais tu blesses les eaux de ton corps disgracieux. Considère que c’est la déesse elle-même qui parle par ma bouche. "Ou découvre ton visage ou prends ton bain en tunique". [3,4] 4. A SON LIVRE. Tu vas te rendre à Rome ; eh bien, mon livre, écoute ! On te demandera sans doute D'où tu viens. Tu réponds : Des parages connus Traversés par la large route Construite aux frais d'Émilius. - Où réside l'auteur ? - Si tu le veux, ajoute : Au forum de Cornélius. - Pourquoi sa longue absence ? - A Rome tout le blesse ; Il ne peut voir qu'avec douleur Et des clients la servile bassesse, Et des patrons l'insolente hauteur. - Quand le reverrons-nous ? - Il est parti poète, Et, pour sortir de sa retraite, Il attend qu'il devienne ou danseur ou chanteur. [3,5] 5. AU MÊME A Rome, où je ne puis protéger ta faiblesse, Mon livre, à quel patron veux-tu que je t'adresse? J'en vois plusieurs chez qui tu serais bienvenu, Mais il suffit d'un seul de qui tu sois connu. C'est Jule, mon ami, dont le nom à toute heure Se retrouve en mes vers. Maintenant il demeure Aux portes de la ville, en ce même logis Qu'occupait autrefois le célèbre Daphis. Va le trouver : de lui, de son épouse affable Sois sûr de recevoir l'accueil le plus aimable. A ton nom, fusses-tu de poudre tout couvert, Chez eux, le coeur, les bras, pour toi tout est ouvert. N'importe qui des deux d'abord s'offre à ta vue, Dis-lui tout simplement : Martial vous salue ; Chez d'autres, il faudrait prier, solliciter ; Chez Jule, il n'est besoin que de te présenter. [3,6] 6. A MARCELLINUS. Le dix-huit mai revient, et ce jour désiré Pour toi, Marcellinus, est doublement sacré. De ton père jadis il marqua la naissance, Et signale la fin de ton adolescence. Parmi tous les beaux jours qui pour ton père ont lui, Celui qui te fait homme est le plus beau pour lui. [3,7] 7. SUR SA SPORTULE. Plus de sportule ! Adieu les cent chétifs quadrans Que chaque soir, sous le nom d'honoraire, Un baigneur tout en eau délivrait aux clients Lassés d'avoir vingt fois couru la ville entière. Qu'en dites-vous, trop avares patrons Qui faisiez jeûner vos piétons ? Pauvres clients, troupe affamée, A l'avenir vous ne vous plaindrez plus ; La sportule enfin supprimée A fermé la porte aux abus ; Sans murmure, du maître escortez la litière, Vous êtes aujourd'hui sûrs d'un juste salaire. [3,8] 8. CONTRE COSMUS. Côme épouse Thaïs la borgne, et pour tous biens La belle n'a qu'un oeil - Qu'a-t-il fait des deux siens ? [3,9] 9. CONTRE CINNA. Cinna, dit-on, en vers sur moi prend ses ébats ; C'est faux ; il n'écrit point, puisqu'on ne le lit pas. [3,10] 10. CONTRE PHILOMUSE. Homme sage et de prévoyance, Ton père, connaissant ta prodigalité, T'entretenait dans une honnête aisance, Mais sans outrer la libéralité ; Et voyant peu de sûreté A te livrer forte somme d'avance, Il te fixait avec prudence, Pour tes menus plaisirs, deux cents écus par mois, Qu'il te comptait, non pas tout à la fois, Mais jour par jour, afin de régler ta dépense. Il meurt ; et te voilà d'une fortune immense Propriétaire incontesté ; Ah ! malheureux, il t'a déshérité. [3,11] (11.) Si ta bonne amie n’est ni Thaïs, ni borgne, Quintus, pourquoi penses tu que mon distique est fait contre toi ? - Il y a quelque chose de rapprochant. - Ai-je dit Thaïs pour Laïs ? Dis-moi, quelle est le rapport entre Thaïs et Hermione ? Toi, tu t’appelles Quintus : changeons le nom de l’amant : si Quintus ne le veut pas, que ce soit Sextus qui aime Thaïs. [3,12] 12. CONTRE FABULLE. Hier, à ton dîner, tout était parfumé. J'en conviens ; mais aussi bien maigre était la chère ; Que me font les odeurs quand je suis affamé ? Un bon dîner, pour moi, c'est le point nécessaire. Ne point manger, être embaumé, C'est le rôle d'un mort étendu dans sa bière. [3,13] 13. CONTRE NAEVIA. Ce lièvre, ce turbot et ce poulet juteux, Naevia, ne sont-ils ici que pour la forme ? Quel scrupule religieux T'empêche d'entamer ce sanglier énorme ? Rien n'est cuit, me dis-tu, tout est mal apprêté ; Cette chair saigne encore ! Sévèrement traité, Ce soir le cuisinier payera sa négligence. - De tant de soins pour ma santé, Je te rends grâce, et ma faim t'en dispense ... Mais, déjà tout est emporté, Et ton dîner, qui tout entier te reste, N'aura pour moi rien d'indigeste. [3,14] 14. SUR TUCCIUS. Parti d'Espagne accourait Tuccius Le parasite, et près d'entrer dans Rome, Il apprend au pont Mulvius Que la sportule et ses abus, De la veille, n'existent plus. Désappointé, tout aussitôt notre homme, En murmurant de son espoir déçu, Repart ainsi qu'il est venu. [3,15] (15.) Personne à Rome ne prête plus que toi, Cordus. "Comment est-il possible qu’il soit si pauvre ?" Il prête en aveugle. [3,16] 16. CONTRE UN CORDONNIER. Digne suppôt de la manique, D'un spectacle ordonnant l'apprêt, Tu veux donc qu'au poignard s'applique Ce que t'a donné le tranchet ? L'entreprise est vraiment unique, Et ne peut être que l'effet De quelque délire bachique. Car, que penser lorsque je vois Que sans regret, même avec joie, De ton propre cuir cette fois Tu fais aussi large courroie ? Si tu n'es pas fou du cerveau, Crois-moi, rentre et reste en ta peau. [3,17] 17. CONTRE SABIDIUS. D'un gâteau trop brûlant au dessert présenté, Aucun convive encore n'avait goûté ; Tous souffraient volontiers un instant de remise, Quand, pressé par la gourmandise, Sabidius, parasite éhonté, S'empare du plat convoité, Et dessus souffle à plus d'une reprise. Mais pour tous les dîneurs, ô cruelle surprise ! Lorsque l'on put en approcher, Nul d'eux ne voulut y toucher ; Empoisonné par une haleine impure, Le gâteau si friand n'était plus qu'une ordure. [3,18] 18. CONTRE MAXIMUS. Un gros rhume, dis-tu, te tient depuis trois jours : L'excuse est bonne: ami, remporte ton discours. [3,19] 19. SUR UNE VIPÈRE CACHÉE DANS LA GUEULE D'UNE LIONNE. Près du portique aux cent colonnes, Au Platanon, à l'ombre des berceaux, En bronze figurait, parmi des animaux, La plus terrible des lionnes Qu'anima jamais l'art sous ses hardis ciseaux. Un jeune enfant, le bel Hylas, Près du monstre prenait ses innocents ébats. En folâtrant, dans sa gueule béante Il plonge sa main imprudente. Mais dans les flancs de ce monstre d'airain, Un monstre plus cruel, une affreuse vipère Dormait cachée : ô crime du destin ! Le reptile s'éveille ainsi que sa colère. Le bel enfant, digne d'un meilleur sort, Expie à l'instant même une erreur déplorable, Dont il ne s'aperçoit qu'en recevant la mort. Heureux si la lionne eût été véritable ! [3,20] 20. SUR CANIUS. Dis-moi, Muse, que fait mon ami Canius ? Consacre-t-il à la mémoire Les annales des Claudius ? Nous apprend-il ce qu'il faut croire. De cet écrivain déhonté Qui de Néron défigura l'histoire ? De Phèdre nous rend-il la mordante gaîté Et sa naïveté caustique, La douceur de Tibulle, ou du genre héroïque La grave et noble austérité ? Ou bien, dans un ouvrage arrangé pour la scène, Fait-il rire Thalie, ou pleurer Melpomène ? Le matin, parfois, le voit-on, Digne ornement d'un cercle avoué d'Apollon, Lire avec goût ses vers remplis d'un sel attique ? Ou, du milieu du jour évitant la chaleur, Errer, libre de soins, de portique en portique, Puis, vers le soir, revenir en flâneur Sous les hauts buis d'Europe aspirer la fraîcheur ? Quels bains, quelle campagne honore sa présence ? Mais, peut-être, son inconstance, En dépit dé l'été, dont il prévient la fin, Aux thermes de Baya donnant la préférence, Il s’embarque sur le Lucrin, Qu'il traverse avec nonchalance ? Enfin, Muse, dis-moi ce qu'il fait, ce qu'il dit ? - Il rit. [3,21] 21. CONTRE UN MAÎTRE CRUEL. Un esclave qu'au front son maître avait flétri, Quand par les proscripteurs ce maître est poursuivi, Contre les assassins s'arme, prend sa défense, Le sauve. Est-ce un bienfait, ou bien une vengeance ? [3,22] 22. CONTRE APICIUS. Le patron des gourmands, l'illustre Apicius Venait de dévorer six fois cent mille écus ; Cent mille lui restaient : une pareille somme Pouvait suffire encore pour vivre en honnête homme ; Il en juge autrement ; et, redoutant la faim, Il veut terminer son destin, Et pour mourir en gastronome, Il s'empoisonne en un dernier festin. Apicius, ton nom, cher à la gourmandise, Était déjà fameux : ta mort l'immortalise. [3,23] 23. CONTRE UN AVARE QUI DONNAIT A DÎNER. Lorsqu'à l'aspect du luxe étalé sur ta table, Notre appétit, excité par les mets, Se flatte d'un repas aussi fin qu'agréable, De tous les plats ta main impitoyable S'empare ; et les passe aux valets Derrière toi placés exprès. Si cette lésine incroyable, Est chez toi manie incurable, Fais mieux : à tes pieds désormais Ordonne qu'on place la table. LA MÊME, PLUS BRIÈVEMENT. Si ta lésine inexcusable Prétend nous ravir tous les mets Pour les passer à tes valets, A tes pieds fais servir la table. [3,24] (24.) Coupable d'avoir rongé une vigne, un bouc qui devait périr se tenait, Bacchus, près de tes autels, victime agréable pour leurs foyers. Comme il voulait l'immoler au dieu, l'aruspice étrusque avait demandé à un paysan grossier de couper aussitôt et avec une faucille bien affilée les testicules de l'animal pour faire disparaître l’odeur de cette chair immonde. Lui-même, penché sur l'autel verdoyant, pendant qu’il coupait le cou récalcitrant et le retenait de la main soudain, une énorme hernie apparut, au grand scandale des rites. Notre paysan l'attaque avec son fer et le coupe, en pensant que l'antique rituel des sacrifices l'exigeait et que les vieilles divinités étaient honorées par l'offrande de tels organes. Ainsi, toi qui étais aruspice étrusque, maintenant tu es devenu aruspice galle, en égorgeant un bouc tu es devenu toi-même un chevreau. [3,25] 25. A FAUSTINUS. Si tu veux, d'un bain trop brûlant, Abaisser la température, Plonge-y Sabinus le rhéteur : je te jure Qu'il sera de glace à l'instant. [3,26] 26. CONTRE CANDIDE. Eh bien ! Candide, soit : toi seul, possèdes tout ; Toi seul tu réunis l'agréable et l'utile. Biens de campagne, biens de ville. Beaux vases, bonne cave, et bon sens et bon goût, Bon coeur et bon esprit surtout. Enfin, chez toi, pour toi, Candide, tout abonde, Puisque tu le veux, j'en conviens ; Oui, tout est pour toi seul ; j'en excepte un seul bien, Ta femme, qu'avec toi partage tout le monde. [3,27] 27. CONTRE GALLUS. A mes dîners souvent je t'invite, et jamais, Pour m'appeler aux tiens tu ne te mets en frais. Je pourrais m'en piquer : pourtant je te pardonne Si jamais à manger tu n'invites personne. Il n'en est point ainsi : tu donnes des repas Presqu'à toute la ville, et moi je n'en suis pas. Nous avons tort tous deux : - Comment dois-je l'entendre ? - J'ai tort de t'inviter ; toi de ne me pas rendre. [3,28] 28. CONTRE NESTOR. Mon oreille, dis-tu, sent fort. Belle merveille ! Tu viens à chaque instant me parler à l'oreille. [3,29] 29. CONTRE ZOÏLE. Ces chaînes, ô Saturne, et cette double entrave Que Zoïle aujourd'hui vient de te dédier, Sont les premiers anneaux, qu'étant jadis esclave, Il a portés, avant d'être fait chevalier. [3,30] 30. A GARGILIUS. La sportule aujourd'hui n'est qu'un simple repas ; Adieu des cent quadrans la rente accoutumée ! Ici, comment fais-tu pour sortir d'embarras, Gargilius ? je ne le conçois pas. Où prends-tu le loyer de ta chambre enfumée ? Qui fournit à ton entretien, A tes bains, à l'enfant de qui tu te fais suivre ? - Je suis très économe et vis de peu. - C'est bien ; Fais mieux encor. - Comment ? - Tâche de ne pas vivre. [3,31] 31. A RUFIN Riche propriétaire, aux champs comme à la ville, Tu vois de débiteurs une foule servile. S'incliner humblement devant ton coffre-fort, Et ta table dorée, élégamment servie, A la table des Dieux ne porte point envie : Jouis, mais sans orgueil, de ces faveurs du sort ; Sois envers tes clients d'un plus facile abord ; Deviens simple, modeste, et surtout fais-nous grâce De tes impertinents mépris ; Didyme t'éclipsa jadis, Philomèle aujourd'hui t'efface. [3,32] 32. CONTRE MATRINIA Tu demandes, Matrinia, si je ne serais pas impuissant auprès d’une vieille ? Non, je ne le serais pas, même auprès d’une vieille ; mais tu n’es pas vieille, toi, tu es morte. Je n’eusse pas reculé devant Hécube, devant Niobé, Matrinia, avant que l’une fût changée en chienne, et l’autre en rocher. [3,33] 33. COMMENT IL VEUT UNE MAÎTRESSE. Je la veux de condition libre ; mais si c’est impossible, une affranchie me suffira ; une esclave serait ma dernière ressource : mais cette esclave, je la préférerais aux deux autres, si sa beauté lui tient lieu de condition libre. [3,34] 34. SUR CHIONE. Je vais dire pourquoi tu mérites le nom que tu portes, et pourquoi tu ne le mérites pas. Tu es froide, tu es noire : tu n’es pas et tu es Chioné. [3,35] 35. SUR DES POISSONS CISELÉS. Les poissons qu'en ce vase a gravés le ciseau, Veux-tu les voir nager ? donne-leur un peu d'eau. [3,36] 36. A FABIANUS. Quoi ! d'un client nouveau le service assidu, Tu l'exiges de moi ? jusqu'au bout voudras-tu, Qu'assiégeant, le matin, ta porte, où je m'enroue, J'attende ton lever ? que, les pieds dans la boue, J'escorte tes porteurs, que trop tard tu préviens, Jusqu'aux bains d'Agrippa qui ne sont pas les miens ? Dois-je encore, lassé de trente ans de servage, De ta vieille amitié faire l'apprentissage ? Ma robe est en lambeaux. Dis-moi, n'est-il pas temps Qu'enfin mis en congé je vive à tes dépens ? [3,37] 37. CONTRE LES AMIS IRRITABLES. Amis fortunés, vous ne savez que vous fâcher. C'est mal agir, mais vous trouvez profit à le faire. [3,38] 38. A SEXTUS. Quel motif, quel projet, Sextus, t'amène à Rome ? Enfin, quel est, dis-moi, ton but et ton espoir ? - Parmi les orateurs que le barreau renomme Je puis au premier rang espérer de m'asseoir. - Atestinus, Civis, malgré leur éloquence (Tu les connus tous deux), sont morts dans l'indigence. Eh bien, faisons des vers ; mes chants seront si doux Que Virgile lui-même en deviendrait jaloux. - Insensé ! tous ces gens que tu vois en guenille, De Virgile aujourd'hui composent la famille ! - Je fais ma cour aux grands. - A ce métier si vain Deux ou trois ont vécu ; le reste meurt de faim. - Que faire donc ; dis-moi ? car je veux vivre à Rome. - C’est hasard si tu peux y vivre en honnête homme. [3,39] 39. SUR LYCORIS. La borgne Lycoris s'adjuge un beau garçon Dont la fraîcheur en rien ne cède A celle de Péris ou bien de Ganymède. Ma foi, pour une borgne, elle a l'oeil assez bon. [3,40] 40. CONTRE THÉLÉSINUS. Parce qu'en ma faveur, de ton coffre opulent Tu voulus bien distraire une somme empruntée, D'un aussi noble effort ton âme est enchantée, Et des amis fameux tu te crois le plus grand. Sois grand si tu le veux, pour me l'avoir prêtée Je suis plus grand encore, moi, quand je te la rends. [3,41] 41. SUR UN LÉZARD CISELÉ. Sur ce vase incrusté par la main de Mentor, Un lézard te fait peur ! Ne crains rien : il est d'or. [3,42] 42. CONTRE POLLA. En essayant de cacher avec de la farine de fèves les rides de ton ventre, Polla, tu trompes tes yeux sans tromper les miens. Laisse tout simplement à découvert un défaut peut-être fort léger. Une imperfection que l’on cache est supposée plus grande qu’elle n’est. [3,43] 43. CONTRE LENTINUS. Lentinus se teint les cheveux, rajeunit son visage : D'un cygne en un instant l'art en fait un corbeau ; Mais la mort, sous son masque a reconnu son âge, Et lui dit : Meurs; ton front est mûr pour le tombeau. [3,44] 44. CONTRE LIGURINUS. Tout le monde te fuit ; à la table, aux concerts, A peine tu parais, chacun bat en retraite ; Tous les salons pour toi deviennent des déserts ; Veux-tu savoir pourquoi ? tu sens trop le poète ; On peut pardonner tout, excepté ce travers. Veuve de ses petits, la tigresse effrénée, Le serpent dévoré par les feux du soleil, De l'affreux scorpion la queue empoisonnée, D'horreur ne font pas naître un sentiment pareil. Assis, debout, courant, à la ville, en voyage, Aux bains chauds, aux bains froids, toujours tu me poursuis ; Aux lieux les plus secrets vainement je te fuis, Pour arriver à moi tu forces le passage. On m'attend à dîner, tu barres le chemin. A table si j'ai pris ma place, Ton importunité m'en chasse ; Et si, de guerre lasse, enfin, Il arrive que je sommeille, Ta voix en sursaut me réveille Pour expirer sous ton livre assassin. Veux-tu savoir quel est l'effet de ta manie ? On rend justice à ta bonté, Peut-être même à ton génie ; Homme d'honneur, de probité, Tu n'es pourtant qu'un fléau redouté, Qui vivras exilé de toute compagnie, Et qui mourras sans être regretté. [3,45] 45. CONTRE LE MÊME. Je ne sais si Phébus au festin de Thyeste A reculé d'horreur ; mais ce que je sais bien, C'est que, de peur d'ouïr tes vers que je déteste, Je suis prêt pour jamais de renoncer au tien. Ta table est, j'en conviens, servie en abondance ; Mais ta lecture gâte, empoisonne les mets. Garde tes champignons, tes énormes mulets, Tes huîtres, tes turbots, et sers-nous ton silence. [3,46] 46. A CANDIDE. Candide, tu veux donc que, sans fin, sans relâche, En client assidu je serve auprès de toi ? Permets pourtant que je reste chez moi, Et qu'à mon affranchi je remette ma tache. Bien mieux que moi sans doute il peut s'en acquitter. Derrière ton brancard lentement je me traîne Ingambe et leste, il le suivra sans peine, Même, au besoin, il pourra le porter. Que la foule s'oppose à ta marche rapide, En quoi peut t'être utile un serviteur timide Dont les bras sont sans nerfs et les reins délicats ? Mais lui, sans s'étonner, sans ralentir le pas, Il oppose à la presse une épaule d'Alcide, Et de ses larges flancs te faisant une égide, D'une main vigoureuse écarte l'embarras. Tu plaides : enchanté de ta mâle éloquence, Je ne sais qu'écouter, qu'admirer en silence. Tandis que stimulant les juges assemblés, De battements de mains, de bravos redoublés ; Il fait trembler la salle d'audience. Mais s'agit-il de contester? Retenu par la bienséance, En débats scandaleux moi je n'ose éclater ; Et lui d'une voix de tonnerre Il terrasse ton adversaire, Que sa rude apostrophe a mis en désarroi. - Ainsi de l'amitié tu trahis donc la loi ? Quel service à présent de toi pourrai-je attendre ? - Tous ceux qu'un affranchi ne pourra pas te rendre. [3,47] 47. SUR BASSUS. A la porte Capène, à l’endroit où la route Est humide des pleurs que distille la voûte, près du champ qui d’Horace a conservé le nom, L'Almon coule ses flots consacrés à Cybèle. Non loin s’élève une étroite chapelle Dès longtemps dédiée au fils d'Amphitryon. Là passait, ce matin, Bassus dans sa voiture, Entouré des divers présents Que prodigue à l'homme des champs Un sol fécond aidé par la culture. C'étaient des choux aux larges flancs, Et la blanche laitue, et la verte poirée, Et la mauve et la chicorée, Deux sortes de porreaux, le melon savoureux, Et la bette si chère aux ventres paresseux. Aux produits du jardin joignez ceux de la chasse, Un lièvre par le chien meurtri, En guirlandes groupés le merle, la bécasse, La caille et la grive bien grasse, Avec un jeune porc de laitage nourri. En avant, un coureur, pour cette fois utile, Portait dans deux paniers pesants Des oeufs bien empaillés et disposés par rangs. - Bassus, apparemment revenait à la ville ? - Non, il partait pour sa maison des champs. [3,48] 48. SUR OLUS. Naguère Olus, nageant dans l'opulence, Fit bâtir un refuge ouvert à l'indigence. Tombé dans l'infortune, il a vendu son bien , Et l'asile du pauvre est maintenant le sien. [3,49] 49. CONTRE UN AMPHITRYON. Tu me sers du verjus, tu bois l'opimien ; Fais-moi flairer ton vin - je te quitte du mien. [3,50] 50. CONTRE LIGURINUS. C'est donc uniquement pour me lire tes vers Que d'un dîner tu me régales, Ligurinus ? je quitte à peine mes sandales, Que pour début, à l'instant tu me sers, Entre douce laitue et piquante saumure, Une oeuvre dont il faut essuyer la lecture. En attendant que de solides mets La table à loisir se garnisse, Un second livre suit ; un autre vient après, Et, durant le second service, Deux autres arrivant encore sur nouveaux frais, Jusqu'après le dessert prolongent mon supplice. J'aime le sanglier ; mais toujours et partout Qu'on m'en serve, il devient un objet de dégoût. Si, pour habiller leur denrée, Mon cher ami, tu n'abandonnes pas Tes maudits vers aux vendeurs de marée, Désormais, j'en jure ma foi, il te faudra dîner sans moi. [3,51] 51. A GALLA. Quand je loue ta figure, quand j’admire ta jambe et tes mains, tu as coutume, Galla, de dire : "Nue, je te plairais davantage." Et toujours tu évites de te baigner avec moi. Est-ce que tu crains, Galla, que moi, je ne te plaise pas ? [3,52] 52. A TONGILIANUS. Ta maison pouvait bien valoir deux mille écus, Tu la perds par le feu : malheur trop ordinaire. On souscrit ; tu reçois en dons quatre fois plus N'aurais-tu pas toi-même été l'incendiaire? [3,53] 53. A CHLOÉ. Je puis me passer de ton visage, de tes mains, de tes jambes, de tes mamelles, de tes fesses, de tes reins ; en un mot, pour ne point me fatiguer à décrire toutes les parties de ton corps, je puis, Chloé, me passer de toute ta personne. [3,54] 54. A GALLA. Quoi ! pour quelques faveurs demander mille écus ! Peut-on avec plus d'art esquiver un refus? [3,55] 55. CONTRE OLLA. Partout où vont tes pas, une vapeur d'essence Qui se répand au loin, signale ta présence : N'en sois pas vaine, Olla ; quand je voudrai, mon chien Aura la même odeur, par le même moyen. [3,56] 56. A Ravenne, mieux vaut un puits qu'une taverne ; Le vin s'y vend moins cher que l'eau d'une citerne. [3,57] 57. A mon hôte j'ai dit : Je veux du vin trempé, Il me l'a donné pur ; le fripon m'a dupé. Mais la pluie a noyé sa nouvelle vendange ; Cette fois, malgré lui, je boirai du mélange. [3,58] 58. A BASSUS. Bassus, notre Faustin, possède en Campanie, Près de Baye, une bonne et grosse métairie, Dont l'utile terrain ne nous offre, aligné, Ni le myrte infécond, ni le buis bien peigné, Ni du platane oiseux la stérile verdure ; C'est un vrai bien rural, agreste et sans parure. Là, Cérès sous son poids affaisse les greniers ; Sur de larges rayons, l'opulente Poinone De ses dons variés embaume les fruitiers ; Et Bacchus, à son tour, enrichit les celliers Du nectar qu'il prodigue, au déclin de l'automne. Aux approches des froids, les vignerons actifs Recueillent les raisins oubliés ou tardifs. L'indomptable taureau fait mugir la vallée, Et près de lui, son fils, fier de ses dards naissants, Bat la terre, et révèle, en ses jeux innocents, Une ardeur qui bientôt sera mieux signalée. Mais de la basse-cour les habitants ailés Appellent nies regards : ici sont rassemblés Et le paon dont la roue avec orgueil étale De ses brillants trésors la pompe orientale ; Et l'oie aux cris aigus, à côté du canard Qui répète, en ramant, son refrain nasillard ; La pintade enlevée aux champs de Numidie, Et le faisan venu de la Colchide impie. Le coq dans son sérail règne en sultan jaloux La palombe roucoule auprès de son époux ; Près du flamant en feu la perdrix vergetée Suit le cygne orgueilleux de sa robe argentée. De sa tour le pigeon s'échappe au moindre bruit, Et frappe à coups pressés le toit qui retentit. Le porc glouton s'attache aux pas de la fermière, L'agneau bêle, invoquant le retour de sa mère. Bien propres, bien nourris, les fils du métayer, Rangés en demi-cercle, assiègent le foyer Abondamment garni du branchage des hêtres, Qui rougissent le front des pénates champêtres. Là, point de cabarets, de buveurs fainéants, Ni de lutteur qui perde et son huile et son temps ; Chacun a son emploi : l'un, aux grives avides Va tendre des lacets ou des pièges perfides ; L'autre, au bord d'un étang amorce le poisson, Qui vient, saisit l'appât et pend à l'hameçon. On rapporte à la ferme un daim pris dans les toiles. Sous de larges chapeaux qui leur servent de voiles, Les citadins, armés de bêches, de râteaux, S'occupent, au jardin, de faciles travaux ; Et de gais écoliers, libres du joug classique, Goûtent mieux les leçons du précepteur rustique. Tous ont la main à l'oeuvre ; et le moindre valet S'acquitte avec plaisir d'un travail qui lui plaît. De clients que l'intérêt guide Le réveil des patrons à Rome est entouré ; Le client villageois ne vient pas la main vide. L'un apporte un rayon rempli d'un miel doré, Ou d'un fromage épais la blanche pyramide ; L'autre un loir endormi, surpris dans la forêt, Ou de la basse-cour le gras célibataire, Ou le jeune chevreau qui, privé de sa mère, Se plaint de son absence, et réclame son lait : Des filles du hameau l'essaim modeste et sage Offre aussi ses présents. A la fin de l'ouvrage, Un invite au dîner un aimable voisin ; Il accourt. De la table, abondamment servie, Nul mets par une avare main N'est soustrait pour le lendemain. Chacun suit en mangeant son goût, sa fantaisie, Et l'esclave, enlevant les débris du festin, A l'heureux convié ne porte point envie. Et toi, si pour passer le temps, De ton élégant belvédère, Tu vas à ta maison des champs (Car c'est ainsi que tu veux qu'on la nomme, Bien qu'elle touche aux murs de Rome), Dans ton manoir rural, Bassus, que trouves-tu ? Tu vois partout le superflu, Et nulle part le nécessaire. Tu n'aperçois que myrtes, que lauriers ; Qu'as-tu, besoin de jardiniers Qui du marché tirent leur nourriture ? Pour protéger tes espaliers Il suffirait d'un Priape en peinture. Si le besoin de respirer T'y conduit, dès la veille il faut te préparer Ainsi que pour un long voyage ; Oeufs, légumes ; poulets, poissons ; fruits et fromage, A grands frais par ton ordre à la ville achetés, Sont encaissés, empaquetés. Aux champs tout cela t'accompagne Chargé sur un large brancard ; Dis-moi, Bassus, ta maison de campagne N'est-elle pas plutôt un hôtel à l'écart ? [3,59] 59. SUR UN CORDONNIER ET UN FOULON. A Bologne, naguère, on vit un cordonnier Pour des gladiateurs faire ouvrir une arène ; Un foulon a suivi son exemple à Modène ; C'est à ton tour : allons, digne cabaretier, Vois où tu soutiendras l'honneur de ton métier. [3,60] 60. CONTRE PONTICUS. A ta table appelé, non plus comme naguère Quand j'étais, Ponticus, ton client mercenaire, Mais à titre d'ami, pourquoi, dans nos repas, Cette inégalité que je ne comprends pas ? Dans les eaux du Lucrin des huîtres engraissées, Pour t'ouvrir l'appétit, devant toi sont placées, Et moi, pour premier mets je suce en grimaçant Des moules dont l'écaille a mis ma lèvre en sang ; Quand tu dévores, seul et sans délicatesse, Un plat de champignons de la plus fine espèce, Des mousserons douteux, vil rebut d'un pourceau, Me sont offerts à moi comme un friand cadeau. Tu fêtes un turbot dont je n'ai que la vue, Tandis que je déchire un lambeau de morue Que j'abandonne aux chiens, jaloux d'un tel butin. Au rôti, d'un ramier la croupe rebondie Complète ton dîner ; on me sert une pie Qui dans sa cage étroite a péri par la faim. Faut-il donc qu'avec toi, toujours sans toi je dîne ? Ponticus, de la loi que je profite enfin ; Plus de sportule ? Eh bien, plus de double cuisine ! [3,61] 61. CONTRE CINNA "Quoi ! pour un rien, une misère. N'obtenir qu'un refus !" - Eh bien, Si tu ne veux qu'un rien, je crois te satisfaire, Cinna ; je ne te donne rien. [3,62] 62. CONTRE QUINTUS. De deux mille, et souvent de quatre mille écus Nous te voyons, Quintus, payer un jeune esclave, Et tu ne veux admettre dans ta cave , Que des vins recueillis sous le roi Tatius, Tu donnes un prix fou d'un meuble peu commode, Même de mauvais goût, parce qu'il est de mode ; Ta vaisselle d'argent te coûte au moins cinq fois, Si je sais calculer, la valeur de son poids ; De ton char une ferme a payé la dorure, Et plus que ta maison te coûte ta monture. Tu crois ainsi montrer une âme grande ; erreur ! Tu montres seulement peu d'esprit et de coeur. [3,63] 63. CONTRE COTILE. On dit, et partout on répète, que vous êtes un élégant. Si vous ne trouvez pas ma demande indiscrète, Cotile, dites-moi par là ce qu'on entend. - L’élégant est celui dont la tête soignée Toujours artistement peignée, Exhale au loin un nard délicieux ; Qui fredonne avec goût les chants voluptueux, L'ariette nouvelle ou d'Égypte ou d'Espagne, Que son bras blanc et souple avec grâce accompagne Des mouvements les plus moelleux ; Qui, tous les jours assis dans des cercles de femmes, Les entretient de leurs attraits ; Et qui sans cesse a de nouveaux secrets A débiter datas l'oreille des dames ; Écrire, recevoir messages et poulets, Y répondre, voilà ses plus rudes fatigues ; Il craint surtout qu'un voisin étourdi, S'approchant de sa robe, en dérange le pli ; Toujours au fait des galantes intrigues, Il court de table en table, et des coursiers fameux Il vante la vitesse et cite leurs aïeux. - Vous m'étonnez : voilà ce que la ville Appelle un élégant ? Pardon, mon cher Cotile, Mais, tel qu'il est par vous ici représenté, Un élégant n'est qu'un être inutile, Absorbé tout entier dans un art très futile, Celui de la frivolité. [3,64] 64. A CASSIANUS, SUR CANIUS. Ces dangers attrayants, ces pièges séducteurs Que jadis aux navigateurs Préparaient par leurs voix traîtresses Les sirènes enchanteresses, Ulysse, nous dit-on, a su les éviter Je le crois volontiers. Mais si pouvant goûter Auprès de Canius le charme et la justesse D'un entretien mêlé de gaîté, de sagesse, On me disait qu'il a pu le quitter, Oh ! c'est alors que je pourrais douter ! [3,65] 65. A ISMÈNE La saveur d'un fruit mûr qu'une dent virginale Presse avec volupté ; le thym, le serpolet Dont Flore le matin embaume le sommet De Coryce, d'Hybla, d'Hymette ou de Ménale ; L'haleine que le myrte ou l'oranger exhale, La vigne qui blanchit sous ses rameaux en fleur, L'herbe que la brebis a fraîchement broutée, La campagne en été doucement humectée, De l'ambre et de l'encens l'odorante vapeur, Le souffle d'un enfant, la guirlande légère Qui parfume le front de la jeune bergère, N'ont, rien de comparable, Ismène, à tes baisers, Baisers délicieux de nectar arrosés, Dont, hélas ? ta rigueur barbare Comme à regret me fait le don ; Que seraient-ils, grands Dieux ! dans un doux abandon, Si tu t'en montrais moins avare ! [3,66] 66. CONTRE ANTOINE. D'Antoine et de Photin, par un forfait égal, La mémoire à jamais vivra déshonorée. Pompée et Cicéron sous leur glaive fatal Ont vu tomber leur tête révérée. Le premier illustra Rome par sa valeur, Le second la charmait par sa noble éloquence, Mais d'Antoine le crime excite plus d'horreur ; Photin servait son maître : Antoine, sa vengeance. [3,67] LXVII. - SUR DES MARINIERS PARESSEUX. Plus lents que le Vatrène et que l'Éridan, vous languissez, enfants, et n'entendez rien à votre métier. Naviguant sur les eaux dormantes, aux cris qui vous doivent animer, à peine mouillez-vous vos rames paresseuses. Déjà le char de Phaéton commence à descendre ; Éthon est couvert de sueur ; l'air est en feu, et l'heure de midi dételle à peine ses chevaux fatigués. Vous cependant; errant sur ces ondes tranquilles, vous promenez, en vous jouant, votre indolence dans une barque qui ne court aucun danger. Selon moi, vous, n'êtes pas des nautes; vous êtes des argonautes. [3,68] LXVIII. - A UNE MATRONE PUDIQUE. Jusqu'ici, matrone, c'est pour toi que ce petit livre est écrit : Et le reste, dis-tu, pour qui donc ? - Pour moi. Le gymnase, les thermes, le stade sont de ce côté : retire-toi. Nous quittons nos vêtements : dispense-toi de voir des hommes nus. Ici, après le vin et les roses, Terpsichore se dépouille bientôt de sa pudeur, et, dans son ivresse, ne sait plus ce qu'elle dit. Elle nomme ouvertement, et sans recourir au moindre voile, cette partie que Vénus triomphante reçoit dans son sein au mois d'août, celle que le paysan place comme gardienne au milieu de son jardin, celle que la modeste jeune fille ne regarde qu'en cachant son visage de sa main. Si je te connais bien, déjà tu mettais de côté mon livre, fatiguée de sa longueur ; mais maintenant tu le liras avec soin jusqu'au bout. [3,69] LXIX. A COSCONIUS Toutes tes épigrammes sont écrites en termes chastes, et jamais on ne voit de mentule dans tes vers. En cela je t'admire, je t'applaudis. Rien au monde n'est plus pur que toi; mais pour moi, aucune de mes pages n'est exempte de licence. Que mon livre ait donc pour lecteurs les jeunes gens libertins, les jeunes filles faciles, le vieillard que sa maîtresse agace et lutine. Mais tes vénérables et saints écrits doivent être la lecture des enfants et des vierges. [3,70] LXX. A CERVINUS. Te voilà, Cervinus, l'amant d'Aufidia, dont tu as été l'époux. Celui qui fut ton rival est maintenant son mari. Pourquoi donc te plaît-elle ne t'appartenant plus, celle qui te déplaisait lorsqu'elle était ta femme ? As-tu besoin d'obstacles pour trouver toute ta vigueur ? [3,71] LXXI. - CONTRE NÉVOLUS. Tandis que ton jeune esclave souffre de la mentule, toi, Névolus, tu souffres de la partie opposée : je ne suis pas devin, mais je sais ce que tu fais. [3,72] LXXII. - A SAUFEIA. Tu veux bien te livrer à moi, et tu ne veux pas, Saufeia, te baigner avec moi. Cela me fait soupçonner quelque affreuse difformité. Ou de flasques mamelles pendent de ta poitrine, ou tu crains que ta nudité n'offre aux regards un ventre sillonné de rides, ou ta nymphe déchirée est d'une énorme grandeur, ou bien quelque excroissance en dépare l'orifice. Mais il n'est rien de tout cela. Je le crois, nue, tu es parfaitement belle. Mais si la chose est vraie, tu as un pire défaut : tu es bégueule. [3,73] LXXIII. - CONTRE PHÉBUS. Tu couches, Phébus, avec de jeunes esclaves pleins de virilité ; et ce qui est roide chez eux est flasque chez toi. Je voulais bien croire que tu aimais les hommes, mais ce n'est pas, dit-on, de la façon que je l'entendais. [3,74] LXXIV. - CONTRE GARGILIANUS. Tu épiles ton visage avec le psilothrum, et ton crâne avec le dropax. Est-ce que tu crains le barbier, Gargilianus ? Que deviendront tes ongles ? Car il n'y a ni résine ni pâte vénitienne qui les puisse rogner. S'il te reste quelque pudeur, cesse de déshonorer ainsi ta misérable tête. Ce rôle ne convient qu'à l'organe secret des femmes. [3,75] LXXV. - CONTRE LUPERCUS. Depuis longtemps, Lupercus, ta mentule est sans force ; cependant, insensé, tu mets tout en oeuvre pour lui rendre sa vigueur ; mais les roquettes, les bulbes aphrodisiaques, la stimulante sarriette ne te sont d'aucun secours. Tu t'es mis à corrompre, à force d'argent, des bouches pures. Ce moyen, ne réveille pas non plus en toi de lubriques sensations. N'est-il pas bien étonnant, bien incroyable, qu'il t'en ait tant coûté, Lupercus, pour rester impuissant ? [3,76] LXXXI. - CONTRE BASSUS. Tu es de feu auprès des vieilles, Bassus, et tu dédaignes les jeunes. Ce n'est pas une beauté vivante qui te plaît, c'est une moribonde. N'est-ce-pas, dis-moi, une bizarre manie, et ta mentule n'est-elle pas folle ? Tu peux tout pour Hécube, et ne peux rien pour Andromaque ! [3,77] LXXVII - CONTRE BÉTICUS. Ni le barbeau ni la grive, Béticus, ne sont de ton goût ; ni le lièvre ni le sanglier ne te plaisent ; tu n'aimes ni les gâteaux ni les pâtisseries ; et ce n'est pas pour toi que la Libye et le Phase nous envoient leurs oiseaux. Tu dévores des câpres, des oignons nageant dans une dégoûtante saumure, et la chair molle d'un jambon de fraîcheur douteuse. Tu recherches les harengs et le thon mariné que couvre une peau blanche : tu bois des vins qui sentent la résine, et tu repousses le falerne. Je soupçonne ton estomac de quelque vice secret, car enfin pourquoi en faire un réceptacle de pourritures ? [3,78] LXXVIII. - A PAULINUS. Tu as pissé une fois, Paulinus, tandis que ta barque fendait rapidement les eaux. Veux-tu pisser encore ? Alors tu sera Palinure. [3,79] LXXIX. - A SERTORIUS. Sertorius commencé tout et ne finit rien. Quand il besogne une fille, je doute qu'il aille jusqu'au, bout. [3,80] LXXX. - A APICIUS. Tu ne te plains de personne, tu ne dis du mal de personne, Apicius : le bruit court cependant que tu as une mauvaise langue. [3,81] LXXXI. - CONTRE BÉTICUS. Pontife de Cybèle, qu'as-tu de commun, Béticus, avec le sexe féminin ? Ta langue n'est bonne qu'à lécher l'organe secret des hommes. Pourquoi donc avoir tranché ta mentule avec un fragment de bouteille, si les femmes avaient tant de charme pour toi ? C'est ta tête qu'il faut couper ; car, bien que tu sois eunuque par la mentule, tu manques aux lois du culte de Cybèle : tu es homme par la bouche. [3,82] LXXXII. - CONTRE ZOÏLE. Quiconque peut être le convive de Zoïle peut aussi souper avec les femmes qui habitent le Summénium, et boire à jeun dans le vase mutilé de Léda : je soutiens qu'il serait, chez elles plus à son aise et plus décemment. Vêtu d'une robe d'étoffe blanche et rase, Zoïle est étendu sur un lit dont il s'est emparé le premier, et, appuyé sur la pourpre et sur des coussins de soie, il pousse à droite et à gauche les convives avec ses coudes. Quand son estomac est plein, son mignon, debout près de lui, lui présente des plumes rouges et des cure-dents de lentisque. Si la chaleur le gêne une concubine, étendue nonchalamment sur le dos, lui procure une douce fraîcheur à l'aide d'un rameau vert qui lui sert d'éventail, tandis qu'un jeune esclave écarte les mouches avec une branché de myrte. Une masseuse exerce son. art léger sur toutes les parties de son corps, et promène sa main habile sur chacun de ses membres. Un eunuque habitué au signal du craquement de ses doigts, et chargé de provoquer délicatement l'émission des urines, dirige le pénis ivre du maître occupé à boire. Cependant celui-ci, penché en arrière, vers la troupe des jeunes esclaves couchés à ses pieds, parmi de petites chiennes léchant des entrailles d'oies, partage à ses palestrites les glandes d'un sanglier, et, donne à son favori des croupions de tourterelles. Et, tandis qu'on nous sert du vin des coteaux de Ligurie ou du moût enfumé de Marseille, il verse à ses bouffons le nectar d'Opimius dans des vases de cristal et de myrrhe. Parfumé des essences que renferment les bocaux de Cosmus, il ne rougit pas de nous distribuer, dans un murex doré, la pommade qui sert à oindre les cheveux des dernières prostituées. Enfin, abruti par l'énorme quantité de vin qu'il a bue, il s'endort. Pour nous, nous demeurons à table, et, forcés d'entendre en silence ses ronflements, nous nous portons nos santés par signe. C'est ainsi que nous endurons les mépris fastueux de cet insolent débauché, sans pouvoir, Rufus, en tirer vengeance : il suce. [3,83] LXXXIII. - CONTRE CORDUS. Tu me conseilles, Cordus, de faire mes épigrammes plus courtes. Fais-moi ce que me fait Chione : je ne puis être plus court. [3,84] LXXXIV. CONTRE TONGILION. Que dit ta putain ? Ce n'est pas d'une femme que je parle, Tongilion. - De qui donc ? - De ta langue. [3,85] LXXXV. A UN MARI. Qui t'a conseillé de couper le nez à l'amant de ta femme ? Ce n'est point par là, mari, qu'il s'est rendu coupable envers toi. Insensé, qu'as-tu fait ? Ta femme n'y a rien perdu, puisque la mentule de son Déiphobe est saine et sauve. [3,86] LXXXVI. - A UNE CHASTE MATRONE. Je t'ai prévenue et avertie, femme chaste, de ne pas lire cette partie libertine de mon petit livre ; et pourtant tu la lis. Mais, si malgré ta chasteté, tu vas voir Panniculus et Latinus, mes vers ne sont pas plus indécents que leurs mimes : lis-les donc. [3,87] LXXXVII. - CONTRE CHIONE. Le bruit court, Chioné, que tu n'as jamais eu commerce avec aucun homme, et qu'il n'est rien de plus pur que ton organe sexuel. En ce cas, lorsque tu es au bain, tu ne couvres pas la partie que tu dois couvrir. Si tu as quelque pudeur, le voile qui cache tes secrets appas, c'est sur ta face qu'il faut le mettre. [3,88] LXXXVIII. - CONTRE DEUX FRÈRES IMPUDIQUES. Ils sont, frères jumeaux ; mais ils lèchent chacun des parties différentes. Sont-ils, dites-le, plus dissemblables ou plus semblables ? [3,89] LXXXIX. - A PHÉBUS. Emploie la laitue et la mauve émolliente, car tu as, Phébus, le visage d'un homme constipé. [3,90] XC. - SUR GALLA. Galla veut et ne veut pas me donner ; puisqu'elle veut, et qu'elle ne veut pas, je ne puis dire ce qu'elle veut. [3,91] XCI. - SUR MISITIUS ET ACHILLAS. Tandis que Misitius gagnait le territoire de Ravenne, sa patrie, il se joignit en chemin à cette troupe de demi-hommes qui président au culte de Cybèle. Il avait pour compagnon de voyage Achillas, jeune esclave d'une grande beauté et d'une gentillesse agaçant l'appétit. Les hommes stériles en font la remarque, et lui demandent de quel côté il couchait ; mais celui-ci, soupçonnant quelque ruse ; répond par un mensonge : on le croit. Quand on a fini de boire, on va dormir. Aussitôt la troupe malfaisante prend le fer et mutile le vieillard, couché au bord, tandis que le jeune esclave, couché dans la ruelle, était à l'abri de leurs atteintes. On, raconte qu'autrefois une biche fut immolée à la place d'une vierge ; mais ici c'est une mentule qui fut substituée à un cerf. [3,92] XCII. - A GALLUS. Ma femme me conjure, Gallus, de lui permettre un amant, mais un seul ; et moi, Gallus, je ne lui arrache pas les deux yeux ! [3,93] XCIII. CONTRE VETUSTILLA. Quoique tu aies déjà vu passer trois cents consuls, Vetustilla, qu'il ne te reste que trois cheveux et quatre dents, que tu aies une poitrine de cigale, de misérables cuisses de fourmi, un front où se montrent plus de rides que ta robe n'a de plis, des mamelles semblables à des toiles d'araignée, une bouche qui, comparée à la gueule du crocodile, la surpasse de beaucoup en grandeur ; quoique le coassement des grenouilles de Ravenne l'emporte en douceur sur ta voix, et le bourdonnement du moucheron de l'Adrie en mélodie sur ton chant ; que tu n'y voies pas plus clair qu'une chouette le matin ; que l'odeur de ton corps soit pareille à celle qu'exhale le mâle de la chèvre, que tu aies le croupion d'une oie maigre, et que tes secrets appas soient plus décharnés qu'un vieux cynique ; quoique le baigneur, après avoir éteint sa lumière, t'admette parmi les prostituées des tombeaux ; quoique le mois d'août soit encore pour toi la saison des frimas, et que la peste elle-même ne soit pas capable de te réchauffer, tu te complais, après deux cents veuvages, dans la pensée d'un nouvel hymen, et tu cherches, insensée, un homme chez qui ta cendre excite le désir. C'est comme si l'on voulait sarcler un rocher. Qui pourra te nommer sa femme, son épouse, toi que dernièrement Philomelus appelait son aïeule ? Si tu exiges absolument qu'on dissèque ton cadavre, que ce soit le médecin Coriclès qui dresse le lit ; lui seul peut chanter ton épithalame. Celui qui met le feu aux bûchers portera devant toi la torche de la nouvelle mariée : il ne faut pas moins que ce flambeau pour entrer dans un organe comme le tien. [3,94] XCIV. - CONTRE RUFUS. Tu soutiens que ce lièvre n'est pas cuit, et tu demandes des verges : tu aimes mieux, Rufus, dépecer ton cuisinier que ton lièvre. [3,95] XCV. - CONTRE NEVOLUS. Jamais tu ne m'adresses le bonjour, mais toujours, Névolus, tu te bornes à me le rendre, quoique pourtant il arrive souvent au corbeau de dire bonjour le premier : Apprends-le-moi, je t'en prie, Névolus ; par quelle raison attends-tu de ma part ce bonjour ? car je pense que tu n'es ni meilleur ni d'un plus haut rang que moi. J'ai reçu des deux Césars des éloges et des récompenses. Le dernier m'a accordé les droits d'un père de trois enfants. On me lit partout, et la renommée proclame mon nom par les villes, sans attendre que mon corps ait été placé sur le bûcher. C'est quelque chose que cela : Rome m'a vu tribun, et je puis m'asseoir sur les sièges qu'Océanus te contraint d'abandonner. Je soupçonne que tu ne possèdes pas autant d'esclaves que César, à ma recommandation, a bien voulu faire de citoyens. Mais tu te livres aux libertins ; mais tu te prêtes merveilleusement à leurs honteuses débauches. De ce côté, tu m'es supérieur : tu l'emportes. Bonjour ! [3,96] XCVI. - CONTRE GARGILIUS.. Tu lèches ma maîtresse sans en obtenir d'autres faveurs, et tu jases comme si tu étais son amant heureux. Si je t'attrape, Garilius, tu te tairas. [3,97] XCVII. A RUFUS. Prends garde, Rufus, je t'en prie, que ce livre ne soit lu par Chioné. Elle est blessée par mes vers ; à son, tour, elle pourrait me blesser. [3,98] XCVIII. CONTRE SABELLUS. Tu demandes à quel point ton derrière est maigre ? tu pourrais, Sabellus, l'introduire dans un autre. [3,99] XCIX. - A UN SAVETIER. Tu ne dois pas, savetier, te fâcher contre mon petit livre. C'est ton métier, non pas ta vie, que j'attaque dans mes vers. Souffre d'innocentes railleries. Pourquoi ne me serait-il pas permis de plaisanter, quand-il t'a été permis d'égorger ? [3,100] C. - A RUFUS. Il était la sixième heure, Rufus, lorsque je t'ai expédié un courrier qui, je crois, a été bien mouillé en te portant mes vers ; car alors, par un effet du hasard, le ciel se fondait en eau : l'envoi de ce livre ne devait pas se faire autrement.