[4,0] LIVRE IV. [4,1] CHAPITRE 1. Du pathétique résultant de l'état extérieur des personnes. Alors Eusèbe commença en ces termes : Il ne sera pas difficile de trouver dans Virgile de nombreux exemples de ce pathétique que tous les rhéteurs ambitionnent dans leurs discours. Ainsi, après avoir introduit Énée dans les enfers, adressant à Didon qui le fuit les paroles suivantes : « O reine, c'est malgré moi que j'ai quitté vos rivages... Mais les ordres des dieux... me contraignirent. Arrête et ne te dérobe pas à ma vue. » il ajoute : « Mais ce discours faisait sur son visage aussi peu d'impression que si elle fût un dur rocher ou un bloc de Marpésie; elle se dérobe enfin, et s'enfuit d'un air courroucé. » Voici un autre exemple : « Je demeurai stupéfait; les cheveux se dressèrent sur ma tête, et ma voix s'arrêta dans mon gosier. » Ailleurs, l'état de fatigue de Darès est dépeint complètement par la description de l'attitude extérieure « Ses fidèles camarades le conduisent. Il traînait avec peine ses genoux affaiblis; sa tête se laissait aller à droite et à gauche, il rejetait par la bouche un sang épais. » Ensuite le poète indique rapidement la consternation des camarades de Darès : « Appelés (par Énée), ils reçoivent de lui le casque et l'épée. » « Appelés (par Énée) » indique qu'ils ne vont point volontairement chercher une récompense, un don qui n'était en effet que le signe d'une défaite humiliante. Le passage suivant est du même genre « Tandis que Turnus parle, les étincelles jaillissent de sa bouche, et ses yeux brillent de feux ardents. » Comme dans l'ensemble de la description de la peste, qu'on trouve dans Thucydide, Virgile dépeint aussi l'état extérieur de langueur. « Le cheval victorieux tombe, infortuné ! oubliant ses exercices et ses pâturages. » Et : « Ses oreilles sont abattues, une sueur intermittente couvre son corps; elle se refroidit aux approches de la mort. » Au sentiment du pathétique se mêle celui de la honte, lorsqu'il peint: « Déiphobe tremblant... et cherchant à dissimuler son atroce supplice. » Le désespoir est peint par l'attitude extérieure, lorsque la mère d'Euryale apprend la mort de son fils. « Ses fuseaux échappent de ses mains. Elle rejette son ouvrage; elle vole, la malheureuse ! » Si Latinus est dans l'étonnement : « Sa bouche est immobile. » Quand Vénus s'apprête à intercéder (Jupiter) : « Son visage est triste, et ses yeux ne brillent qu'à travers les larmes qui les offusquent. » Quand le délire s'empare de la Sibylle : « Aussitôt son visage change de traits et de couleur, et ses cheveux se dressent sur sa tête. » [4,2] CHAPITRE II. Comment le pathétique s'exprime par la teneur du discours. Considérons maintenant le pathétique produit par la teneur du discours; et d'abord consultons sur cette matière les préceptes de l'art des rhéteurs. Nous y apprendrons que tout discours pathétique doit avoir pour but de provoquer ou l'indignation ou la compassion; ce que les Grecs expriment par les mots g-oiktos g-kai g-deinohsis (terreur et pitié). L'un de ces sentiments est nécessaire au discours de l'accusé, l'autre à celui de l'accusateur. Ce dernier doit entrer brusquement en matière, car celui que l'indignation agite ne saurait procéder avec lenteur. Aussi, dans Virgile, Junon commence-t-elle ainsi . « Pourquoi me forces-tu à rompre un silence profond? » Et dans un autre endroit : « Faut-il donc que, vaincue, j'abandonne mon entreprise? » Et ailleurs : « O race odieuse, ô destins des Phrygiens contraires aux nôtres ! » Didon s'écrie : « Mourrons-nous donc sans vengeance? N'importe, mourons, dit-elle. » « O Jupiter, il partira donc s'écrie-t-elle. » Priam s'écrie ailleurs (en s'adressant à Pyrrhus) : « Que les dieux (récompensent) dignement ton crime et tes excès ! » Le pathétique ne doit point s'arrêter au début ; il doit, s'il est possible, animer le discours entier. Les phrases doivent être courtes, et les figures du style changer fréquemment, en sorte que celui-ci paraisse agité par les flots de la colère. Qu'un même discours de Virgile nous serve encore d'exemple. Il débute par une ecphonèse (exclamation) : « O race odieuse ! » suivent aussitôt de brèves interrogations : « Quoi! ils n'ont pas péri dans les champs de Sigée? ils n'ont pas été pris et retenus captifs? Troie embrasée n'a donc pu brûler ses habitants ! » Vient ensuite la figure appelée hyperbole : « Ils ont su se frayer un chemin à travers les bataillons, et même à travers les flammes. » Puis l'ironie : « Je crois que ma puissance divine est tombée de fatigue, ou que je me suis reposée rassasiée de ma haine. » Junon se plaint ensuite de l'inutilité de ses efforts : « J'ai osé les poursuivre sur les ondes, et m'opposer à leur fuite sur toutes les mers. » Ici succède une (seconde) hyperbole : « Les forces du ciel et de la mer ont été épuisées contre les Troyens. » Maintenant les plaintes de Junon recommencent : « A quoi m'ont servi les écueils des Sirtes et de Scylla? à quoi m'a servi le vaste gouffre de Charybde? » Ici, pour accroître le pathétique, intervient l'argument a minore : « Mars a bien pu exterminer la terrible nation des Lapithes. » Mars, c'est-à-dire une personne inférieure à Junon. Aussi ajoute-t-elle aussitôt : « Tandis que moi, l'épouse du grand Jupiter. » Après avoir récapitulé les causes qui devaient la faire réussir, avec quel accent la déesse s'écrie : « Infortunée, j'ai tout tourné contre moi-même. » Remarquez qu'elle ne dit point, « Je ne puis perdre Énée », mais, « Je suis vaincue par Énée ». Elle se confirme ensuite dans le dessein de lui nuire, et, par un sentiment naturel à la colère, quoiqu'elle désespère de réussir complètement, elle est satisfaite de pouvoir au moins l'entraver : « Si je ne puis fléchir les divinités du ciel, je pourrai émouvoir celles de l'Achéron. Je veux qu'il ne me soit pas possible d'empêcher la naissance de l'empire des Latins; mais on peut traîner en longueur et retarder cet événement; on peut faire s'entre-déchirer les peuples des deux rois. » Enfin elle profère des malédictions. Elles s'échappent volontiers d'un coeur irrité : « Le sang du Troyen et du Rutule servira de dot à Lavinie. » Et aussitôt elle fait valoir un argument a simili, tiré des événements antécédents. « La fille de Cyssée (Hécube) ne sera pas la seule qui aura porté dans son sein un flambeau ardent. » Vous voyez comment Virgile coupe fréquemment ses phrases, et les varie par de nombreuses figures; c'est qu'en effet la colère, qui n’est qu'une courte folie, ne saurait continuer longtemps ses discours dans le même sens. On trouve aussi dans Virgile un grand nombre de discours ayant pour but d'exciter la compassion. Exemple, celui de Turnus à Juturne : « Viens-tu pour être témoin de la mort cruelle d'un frère infortuné? » Il veut faire sentir ce qui lui rend plus sensible la perte de ses amis tués en combattant pour sa cause : « J'ai vu de mes propres yeux tomber Murrhanus, dont la voix m'invoquait. » Pour être épargné du vainqueur, le même Turnus dépeint son misérable sort : « Tu es vainqueur, et les Ausoniens m'ont vu, vaincu, te tendre les mains. » C'est-à-dire, faire ce que je voudrais le moins faire. Voici un autre exemple, entre plusieurs semblables, des prières de ceux qui intercèdent pour leur vie. « Je t'en conjure par toi-même, par les parents qui donnèrent le jour à un (héros) tel que toi. » [4,3] CHAPITRE III. Du pathétique tiré de l'âge, de la fortune, de la faiblesse, du lieu, du temps. Parlons maintenant du pathétique tiré de l'âge, de la faiblesse, etc. Nous trouverons dans Virgile des exemples ingénieux du parti qu'il a su tirer de tous les âges de la vie de l'homme, pour émouvoir la compassion. De l'enfance : « Les âmes des enfants pleurant sur le seuil « (des enfers). » De l'adolescence. « Ce malheureux adolescent (Troile) incapable de lutter contre Achille. » Ou (Créuse) : « Présente le jeune Iule à son père. » En sorte que la pitié est émue par le péril non seulement du fils, mais encore de l'enfant. « Créuse, ton épouse, vit-elle encore? et le jeune Ascagne? » Ailleurs (Énée se représente) : « les dangers que court le jeune Iule. » Virgile parle-t-il de la jeunesse? Orphée aperçoit : « Les cadavres des jeunes gens, portés sur le bûcher sous les yeux de leurs parents. » Ailleurs : « Les joues (de Turnus) s'altèrent, et la pâleur envahit la jeunesse de son corps. » Parle-t-il de la vieillesse? « Ayez pitié (dit Turnus) de la vieillesse de Daunus. » Ailleurs c'est : « l'infortuné Alétès accablé par l'âge, qui est conduit (à la pompe funèbre). » Ou bien c'est (Mézence) : « Qui souille de poussière ses cheveux blancs. » Virgile se sert de la fortune de ses personnages pour exciter, tantôt l'indignation, tantôt la pitié. C'est la pitié (alors qu'il dit de Priam) : « Jadis monarque superbe de tant de contrées et de peuples de l'Asie. » Lorsque Sinon s'écrie : « Je ne fus point alors sans quelque honneur et sans quelque nom. » Et (lorsque le poète parle de Galésus) : « Le plus riche cultivateur qui fut jadis dans l'Ausonie. » C'est l'indignation que Virgile provoque par ces paroles de Didon : « Quoi ! cet étranger sera venu m'insulter dans mes États ! » Elle aggrave son injure en ravalant Énée. Lorsqu'Amate s'écrie: « Lavinie sera-t-elle donnée pour épouse à quelque Troyen exilé? » Lorsque Numanus s'écrie : « Ces Phrygiens deux fois prisonniers. » Le poète excite le sentiment de la compassion par la faiblesse (de ses personnages) : « Depuis que le père des dieux et le roi des humains souffla sur moi le vent de la foudre et m'atteignit de ses feux » (Anchise). Ailleurs (c'est Déïphobe) : "horriblement blessé par l'amputation du nez". Et Mézence, « Qui se soulève sur sa cuisse blessée. » Et (Pindarus) : « dont la tête partagée pend sur ses deux épaules. » Et : « le bras de Laris qui cherche encore le tronc dont il vient d'être séparé. » Et (Hector) : « le visage noirci de poussière; et les pieds enflés par les courroies dont ils furent transpercés.» Le poète provoque souvent le sentiment de la compassion, par (la circonstance) des lieux (exemples). « Depuis que je traîne mon existence dans les forêts désertes et parmi les repaires des bêtes féroces (dit Achéménide). » Et : « Je parcours les déserts de la Lybie. » (Énée.) Et : « Pour nous, nous irons les uns chez l'Africain altéré, les autres en Scythie, les autres en Crête sur les bords du rapide Oaxès. » (Mélibée.) Et ce vers remarquable par sa beauté et par son énergie : « (Achille) avait traîné trois fois Hector autour des murs d'ilion. » « D'Ilion », c'est-à-dire de sa patrie, de ces remparts qu'il avait défendus, et pour lesquels il avait combattu efficacement durant l'espace de dix années : et cet autre vers : « Nous fuyons notre patrie » ( Mélibée. ) Et : « Je quitte en pleurant le port et les rivages de ma patrie. » (Énée. ) Et: « (Anthore) en mourant rappelle à sa mémoire les doux souvenirs d'Argos. » Et: « Laurente reçoit les derniers soupirs de Minas qui lui est inconnu. » « (Éole.) Tu avais un palais à Lyrnesse, tu n'as qu'un sépulcre à Laurente. » Pour marquer l'atrocité du meurtre d'Agamemnon, il choisit le lieu où il tombe sous les coups de son épouse, « sur le seuil de son palais. » Et ailleurs : « C'est dans leurs murs paternels et à l'abri de leurs maisons » (que les Rutules sont massacrés). La sainteté des lieux est un motif spécial de pathétique. Virgile dépeint le meurtre d'Orphée, et le rend plus déplorable en raison des lieux. « C'est au milieu des fêtes sacrées et des orgies nocturnes de Bacchus. » Lors de la ruine de Troie (il peint les cadavres entassés) : « dans les maisons, et jusque dans les parvis des dieux. » Le lieu sacré d'où Cassandre fut enlevée pour être réduite en esclavage n'aggrave-t-il pas son malheur? « On la traînait hors du temple et du sanctuaire de Minerve. » Ailleurs : (Corèbe ) « est renversé au pied de l'autel de la guerrière (Minerve). » Lorsqu'Andromaque raconte le meurtre de Pyrrhus, pour exprimer la fureur du meurtrier, (elle dit qu'il) : « le surprit à l'improviste, et le massacra sur les autels paternels. » La colère de Junon poursuit Énée sur les mers. Vénus s'en plaint à Neptune, et trouve dans la nature des lieux un motif d'exciter la jalousie du dieu: « Quoi ! c'est dans votre empire qu'elle a osé cela? » Virgile tire le pathétique des circonstances de temps. « (Les coursiers de Rhésus sont enlevés) avant qu'ils eussent goûté des pâturages de Troie et bu ( des eaux) du Xanthe. » La longueur de la douleur d'Orphée le fait plus digne de pitié : « On le montre sept mois consécutifs (sous un rocher en plein air.) » Et Palinure (racontant son naufrage.) : « Le quatrième jour, quand à peine il commençait d'apercevoir l'Italie. Achéménide : « La lune a trois fois rempli son croissant (depuis qu'il traîne sa misérable vie.) » Ailleurs : « Le septième été s'écoule, depuis que Troie est renversée. » [4,4] CHAPITRE IV. Du pathétique tiré de la cause, du mode et de la matière. Le pathétique qui résulte de la cause n'est pas rare dans Virgile. C'est souvent la cause par laquelle une chose est produite, qui la rend déplorable ou atroce. Ainsi, quand Cicéron contre Verrès dit: « II exigeait les prières des parents pour la sépulture de ceux qu'il avait fait périr dans les prisons ; » ce n'est pas tant d'être intercédé ou d'exiger de l'argent qui excite l'indignation, que la cause du cas dont il s'agit. Ainsi encore, quand Démosthène se plaint de Midias, qui avait suborné un individu, il aggrave l'indignation du délit, par la cause qu'il lui attribue « II a suborné, dit-il, un arbitre qui avait jugé avec intégrité entre lui et moi. » C'est aussi avec succès que Virgile use souvent de ce moyen oratoire pour provoquer le pathétique : « Galésus, dit-il, est tué dans le combat. » Cet événement, en temps de guerre, n'a rien en soi qui doive émouvoir le pathétique ; mais il n'en est pas de même de la cause qui l'a produit, car « c'est tandis qu'il s'offrait pour médiateur de la paix. » Autre exemple : « L'infortuné Anthore est renversé. » Et voici le motif qui rend cette mort déplorable : « Par un trait lancé contre un autre. » Veut-il faire sentir l'injustice de la mort de Palamède : « Les Grecs, sur de fausses inculpations et sur des indices menteurs, le condamnèrent à mort, quoique innocent, parce qu'il désapprouvait la guerre. » Énée, pour faire sentir la grandeur de ses craintes, en indique les objets : « II craint également pour celui qui l'accompagne et pour celui qu'il porte ( son père et son fils). » Pourquoi Iapix renonce-t-il aux arts pour une carrière sans gloire, ainsi que le dit le poète ? « C'est afin de prolonger les jours d'un père expirant » Autre exemple du même genre : « Imprudent, ta piété t'abuse. » Et voilà la cause qui le rend (Lausus) un objet de compassion même pour ses ennemis. Lorsqu'Enée exhorte ses compagnons à ensevelir les morts, quel motif en donne-t-il ? « C'est eux qui, au prix de leur sang, nous ont acquis cette patrie. » Aussi bien que la pitié, l'indignation naît de la cause signalée. Exemple: « (Le taureau vaincu) gémit de sa honte, des blessures qu'il a reçues de son superbe vainqueur, de la perte, sans vengeance, de l'objet de ses amours. » Dans les passages suivants, le pathétique provient de la cause qui provoque le sentiment de celui qui s'indigne: « Cette douleur n'atteint pas seulement les Atrides ; et Mycènes n'est pas la seule ville à qui il soit permis de recourir aux armes. » Et: « Albain, que ne restais-tu fidèle à tes paroles? » « Celui-ci a vendu sa patrie pour de l'or. » « Ceux qui ont été punis de mort pour cause d'adultère. » « Ceux qui n'ont point fait part de leurs trésors à leur famille. » (Habitants des enfers.) Virgile n'a eu garde d'omettre, pour exciter le pathétique, ces deux lieux communs que les rhéteurs appellent le mode et la matière. Le mode, c'est lorsque je dis: Il a tué publiquement ou secrètement ; la matière, c'est lorsque je dis Par le fer, ou par le poison. Démosthène emploie le premier de ces moyens pour provoquer l'indignation contre Midias, qui l'avait frappé avec son cothurne. Cicéron l'emploie contre Verrès, lorsqu'il raconte qu'il avait fait attacher quelqu'un tout nu à une statue. Voici des exemples non moins sensibles, tirés de Virgile : « (Pyrrhos) traîne à (autel (Priam ) tremblant, et glissant dans les flots du sang de son fils. » Dans tous les passages suivants, le pathétique est tiré du mode : « Un effroyable vautour déchire avec son bec crochu le foie (de Tityus) sans cesse renaissant, » etc. Et: « Sur leur tête est suspendu un noir rocher, prêt à se détacher, et qui semble les menacer sans cesse de sa chute. » Virgile excite souvent, la pitié par le mode, comme en parlant d'Orphée. « Jeune encore, dont (les femmes de Thrace) dispersèrent les lambeaux dans les champs. » Et comme dans les passages suivants : « L'Auster enveloppe et engloutit dans les eaux le navire et les passagers. » Et: « D'autres roulent un énorme rocher. » Et : « Il liait des hommes vivants à des cadavres. » (Mézence.) Et, dans les Géorgiques, cette description de l'épizootie, qui commence ainsi : « La mort ne les atteignait point par un seul chemin..... » L'autre lieu commun, usité chez les rhéteurs pour exciter le pathétique, se tire de la matière. C'est celui qu'emploie Cicéron, lorsqu'il déplore la mort de cet individu étouffé par le moyen de la fumée d'un tas de bois vert, auquel on avait mis le feu. Le pathétique est tiré de la matière, parce que la fumée fut la matière dont on se servit en cette occasion pour commettre le meurtre, comme d'autres foi on emploie l'épée ou le poison; et même c'est cette circonstance qui porte le pathétique au plus haut degré. Il en est de même lorsque l'orateur déplore le sort de ce citoyen romain que Verrès fit battre de verges. Voici maintenant un exemple tiré de Virgile : « Mais le père tout-puissant lança (sur Salmonée), du milieu des nuées, un trait de sa foudre, dont les feux brûlent sans aliment et sans fumée , etc. » Dans ce passage, le poète se dispense habilement de décrire la matière de la foudre, en même temps qu'il y trouve un moyen vrai et énergique de peindre la colère du dieu. Nous avons successivement énuméré les moyens usités par les rhéteurs pour faire naître le pathétique, et nous avons démontré que Virgile les a tous employés. Nous ajouterons que souvent, pour l'accroitre, il se sert, dans la même circonstance, de deux ou plusieurs de ces moyens simultanément. Ainsi, à l'égard de Turnus, il tire un premier moyen de l'âge de son père : « Aie pitié de ton vieux père. » Et un second moyen du lieu. « Qui gémit loin de toi dans Ardée, sa patrie. » A l'égard de Cassandre, le poète tire le pathétique du mode : « On la trainait. » De l'état de sou corps: « La fille de Priam avait les cheveux épars. » Du lieu : « C'était dans le temple et jusque dans le sanctuaire de Minerve. » A l'égard d'Agamemnon, le poète tire le pathétique de sa patrie: « Le Mycénéen. » De sa haute fortune: « L'illustre chef des rois de la Grèce. » De sa famille : « C'est une épouse criminelle. » Du lieu (où il reçoit la mort) : « Sur le seuil de son palais. » De la cause qui l'attire: « Il tombe dans les piéges d'un adultère. » Quelquefois Virgile provoque le pathétique implicitement, et par une simple indication; comme lorsqu'il ne désigne pas nettement l'objet qui provoque la pitié, mais qu'il le fait seulement entendre. Ainsi, lorsque Mézence dit: « Je sens maintenant ma blessure profondément cachée. » Que vent-il exprimer par là, sinon que la perte d'un fils (Lausus) est une blessure bien cruelle? Aussi ajoute-t-il peu après (s'adressant à Énée) : « C'était le seul moyen que tu avais de me perdre. » Ce qui veut dire que c'est périr que de perdre un fils. Juturne, déplorant son impuissance à secourir son frère, s'écrie: « Moi! immortelle! » Exclamation dont la conséquence est : que ce n'est point être immortel que de vivre dans le deuil. Ces indications ont la force d'une définition, et le poète les emploie par élégance. [4,5] CHAPITRE V. Du pathétique tiré des arguments a simili. L'art des rhéteurs leur fournit encore ces lieux communs qu'ils appellent circa rem (relatifs au sujet), et qui sont très propres à exciter le pathhétique. Le premier de tous est l'argument a simili, et on en distingue trois espèces : l'exemple, la parabole, l'image; en grec, g-paradeigma g-paraboleh g-eikohn. Commençons par l'exemple, et prenons-le dans Virgile : « Orphée, avec le secours de sa lyre thréicienne (de Thrace) et de l'harmonie de ses cordes, a bien pu évoquer des enfers les mânes de son épouse. » « Pollux a bien pu racheter son frère de la mort, en l'alternant avec lui. » « Rappellerai je Thésée? rappellerai-je le grand Alcide? » « Anténor a bien pu échapper du milieu des Grecs. » Toutes ces comparaisons ont pour but de provoquer la pitié : car il paraît cruel de refuser à celui qui prie, ce qui fut accordé à d'autres. Voyez ensuite comment le poète accroît ce sentiment, par la différence des causes : pour Orphée, il s'agit des mânes de son épouse; pour Énée, il s'agit de son père. Pour Orphée, de rappeler l'une; pour Énée, de voir simplement l'autre: L'épithète de thréicienne, donnée à la lyre d'Orphée, est employée par dérision. « Pollux a bien pu racheter son frère de la mort, en alternant avec lui. « Il quitte et reprend autant de fois la vie. » Voilà un argument a modo : assez est beaucoup plus qu'une seule fois. « Rappellerai-je Thésée? rappellerai-je le grand Alcide? » Ceux-ci sont des héros trop illustres pour que le poète puisse les rabaisser, ou élever Énée au-dessus d'eux; mais il ne manque pas de se glorifier de ce qu'il partage avec eux. « Et moi aussi, je suis de la race du grand Jupiter. » L'exemple qui suit est pareil, quoique afférent à l'indignation: « Quoi ! dit Junon, Pallas a pu brûler la flotte des Grecs ! » C'était une flotte victorieuse, bien au-dessus de ces restes fugitifs que la déesse poursuit. Elle atténue ensuite la cause : Unius ob noxam et furias Aiacis Oilei, « Pour la faute d'un seul, et les fureurs d'Ajax, fils d'Oïlée. » Le poète emploie l'expression noxam, qui signifie proprement une faute légère. C'était la faute d'un seul; ce qui peut se pardonner aisément; et encore le coupable était dans un état de fureur: en sorte qu'il n'y avait pas même faute. Autre exemple : « Mars a bien pu exterminer la monstrueuse nation des Lapithes ». Remarquez des combinaisons analogues: c'est une nation, et elle est monstrueuse (immanem). Poursuivons : « Le père des dieux a livré aux fureurs de Diane l'antique Calydonie. » Antique est là pour rehausser le prix de l'objet. Maintenant Junon va atténuer les causes (du ressentiment des deux dïvinités) : « Quel si grand crime avait donc commis le Lapithe ou le malheureux Calydonien? » La parabole est une figure qui appartient spécialement à la poésie. Aussi Virgile s'en sert fréquemment pour exciter le pathétique, soit qu'il veuille peindre l'infortune, soit qu'il veuille peindre la colère. S'agit-il de l'infortune: (exemples tirés de Virgile.) « Ainsi pleure Philomèle à l'ombre d'un peuplier. » « Telle qu'une bacchante qui entre en fureur à la vue des objets sacrés. » « Semblable à la fleur que la main de la jeune vierge a cueillie. » Et plusieurs autres paraboles semblables, par lesquelles Virgile sollicite les sentiments de la pitié. S'agit-il au contraire de peindre la colère (exemple) : «Tel qu'un loup qui rôde en frémissant autour de la bergerie. » Et: « Tels sont les gémissements du taureau, lorsqu'il s'échappe du pied de l'autel où il a été frappé. » Et plusieurs autres exemples semblables, que celui qui les recherche trouvera facilement. L'image est la troisième espèce d'ornement à simili. Elle est aussi très propre à remuer les passions. Elle consiste, ou à décrire les formes d'un objet absent, ou à créer la forme d'un objet qui n'existe point. Virgile s'est servi de l'une et de l'autre avec une égale élégance. Il emploie la première à l'égard d'Ascagne : « O chère et unique image de mon Astyanax. Ce sont ses yeux, ses mains, son visage. » Il emploie la seconde dans la fiction suivante : « Il dépeignit ensuite la Renommée éclatante, dont la ceinture est formée de monstres aboyant. » La première de ces deux images convient mieux pour exciter la pitié. Aussi les Grecs l'appellent g-oikton(pitié); et l'autre convient mieux pour provoquer l'horreur, et ils l'appellent g-deinohsin (force). Voici des exemples de cette dernière : « La Discorde y accourt avec joie, traînant sa robe déchirée, et Bellone la suit, armée d'un fouet sanglant ». On pourrait citer tous les passages où Virgile décrit la forme des personnes; mais nul n'est plus beau que le suivant : « La Fureur impie frémira au-dedans du temple, la bouche sanglante, assise sur des armes cruelles, et les mains liées derrière le dos par cent noeuds d'airain. » [4,6] CHAPITRE VI. Du pathétique a majore et a minore. Nous venons de parler du pathétique a simili, parlons du pathétique tiré par le poète de l'argument a minore. Je cite une grande infortune; si je fais voir ensuite qu'elle est encore au-dessous de celle que je veux peindre, il en résultera certainement un effet très pathétique. Exemple : « Heureuse entre toutes, la fille de Priam, condamnée à périr devant les murs fameux de Troie et sur le tombeau d'un ennemi ! » Andromaque appelle Polyxène heureuse en se comparant à elle, malgré le mode rigoureux de sa mort (jussa mori), malgré le lieu où elle la reçut, sur le tombeau d'un ennemi : comme si elle disait : « Quoiqu'on ait fait parler un oracle pour prononcer son arrêt, quoiqu'elle ait reçu la mort sur le tombeau d'un ennemi, elle est cependant plus heureuse que moi, puisqu'elle n'eut point à supporter de devenir le prix du sort. » C'est dans une disposition semblable qu'Énée s'écrie : « O trois et quatre fois heureux ! » C'est ainsi encore que Virgile dit de Pasiphaé : « Les filles de Prétus ont bien rempli les campagnes de leurs faux mugissements; » puis il ajoute, pour faire sentir que cette monstruosité est au-dessous de celle de Pasiphaé : « Mais on ne les vit point rechercher les amours infâmes des taureaux. » Voici encore un exemple bien marqué du pathétique a minore : « Ni le devin Hélénus, ni la cruelle Céléon, parmi tant d'horribles prédictions, ne m'avaient annoncé ce désastre. » Ce qui nous fait comprendre que la mort de son père était un événement plus cruel pour Énée que tous ceux qu'il avait soufferts. On a nié qu'il fût possible d'agrandir une chose par la comparaison d'une autre plus grande (a majore); mais Virgile a employé ce moyen avec beaucoup d'habileté, à l'occasion de la mort de Didon. « La consternation est la même que si Carthage ou l'antique Tyr fussent tombées sous les coups d'un ennemi vainqueur. » Par où il fait voir que la seule mort de Didon causa une aussi grande désolation que si la ville entière eût été détruite; ce qui, néanmoins, aurait été indubitablement une plus grande calamité. Homère a employé la même figure: g-Hohs g-ei g-apasa g-Ilios g-ophruoessa g-puri g-smehchoito g-kat' g-arkas « Il semblait que l'altière Ilion fût devenue tout entière la proie des flammes.» Il est un autre lieu commun, usité chez les orateurs pour produire le pathétique. On le rencontre fréquemment dans Virgile. C'est celui qu'on appelle praeter spem (qui trompe l'espérance). (Exemple) « Et nous qui sommes votre race, nous à qui vous accordez les célestes demeures, » etc. Autre exemple: c'est Didon qui parle: « Si j'ai pu prévoir un coup si cruel, je pourrai bien, ma soeur, le supporter. » (Autre) : Énée parlant d'Évandre (à (occasion de la mort de son fils Pallas) « Peut-être que, séduit par une espérance, hélas ! trop vaine, il forme à présent des voeux... » Autre: « Un étranger (chose que nous n'aurions jamais pu croire), possesseur de notre petit champ, nous dit : Partez, anciens colons ! ces terres sont à moi. » On peut aussi tirer un moyen de pathétique d'un espoir déçu; comme lorsqu'Évandre dit (en parlant de son fils) : « Je n'ignorais pas combien est douce la gloire qui s'acquiert dans les premiers combats. » Les orateurs appellent g-homoiopatheian (homéopathée), cette figure qui produit le pathétique par la similitude des sentiments, comme dans ces passages de Virgile « Tel fut jadis Anchise votre père. » Et : « Ce tableau de piété filiale pénétra l'âme (d'Iule). » « L'image chérie de mon père s'offrit à mes yeux. » Didon (aux Troyens) : « Une fortune pareille à la vôtre m'a soumise à mille épreuves. » Il est un lieu commun, dans lequel, pour produire le pathétique, on s'adresse aux êtres inanimés ou muets; les orateurs l'emploient fréquemment. Dans les deux cas, Virgile a tiré un grand parti de l'un et de l'autre, soit lorsque Didon s'écrie : « Dépouilles qui me fûtes chères, tant que les destins et un dieu l'ont permis; » soit lorsque Turnus (fait cette prière) : « O terre, retiens le dard d'Énée ! » soit lorsqu'il s'écrie : « O lance qui ne fus jamais sourde à ma voix, voici le moment; » soit lorsque Mézence s'adressant à son cheval, lui dit : « Rhèbe, nous avons vécu longtemps, si toutefois il est permis de dire que quelque chose soit long pour les mortels. » L'addubitation, que les Grecs appellent aporèse, est encore un moyen de pathétique employé par les orateurs. Car il est dans le caractère de celui qui se plaint, comme de celui qui s'irrite, d'hésiter sur ce qu'il doit faire. «Que vais je faire? Irai-je, après avoir été dédaignée, rechercher mes premiers amants? » Dans cet autre vers il s'agit d'Orphée : « Que fera-t-il? Que deviendra-t-il, après s'être vu deux fois enlever son épouse? » Dans cet autre il s'agit de Nisus : Eripere? « Que fera-t-il? Entreprendra-t-il d'enlever son ami par la force et par les armes? » Ailleurs, Anne désolée dit (à Didon) : « Abandonnée par toi, de quoi commencerai je à me plaindre ? Sera-ce de ce que tu n'as pas voulu avoir ta soeur pour compagne? » La description de la chose vue est encore un moyen employé par les rhéteurs pour produire le pathétique. En voici des exemples pris dans Virgile : « Énée lui-même, à la vue du beau Pallas dont on soutenait la tête, et de son jeune sein qui découvrait sa blessure... » « Le sein (de Lausus) fut inondé de sang. » « (Eunée) expire en se roulant dans son sang. » « (Énée) aperçoit (Éryphile) montrant les coups qu'elle a reçus de son cruel fils. » « Là (à la porte de l'antre de Cacus), étaient suspendues des têtes humaines, pâles et horriblement sanglantes. » « Euryale tombe mourant, et ses beaux membres sont inondés de sang. » « J'ai vu moi-même (Polyphème) saisir deux des nôtres. » L'hyperbole, ce qui veut dire exagération, produit aussi le pathétique. Elle sert d'expression à la colère, ou à la pitié; à la colère, lors, par exemple, que nous disons : « II eût dû périr mille fois; » tournure qu'on trouve dans Virgile : « J'aurais moi-même livré à toutes les morts ma coupable vie. » A la pitié, lorsque le même poète dit : « Les lions de l'Afrique eux-mêmes pleurèrent ton trépas, ô Daphnis ! » L'hyperbole s'emploie encore pour peindre l'amour ou toute autre passion. (Par exemple) : « Ce jour que j'ai passé sans voir Galatée m'a semblé plus long qu'une année entière ». Voici d'autres exemples encore plus remarquables: « Il sera plutôt donné à Turnus d'embraser les mers, que ces vaisseaux qui me sont consacrés. » « Quand la terre serait noyée dans les eaux. » L'exclamation, que les Grecs appellent g-ekphohnehsis (ecphonèse), est encore une figure qui produit le pathétique. Elle part, tantôt de la bouche du poète, tantôt de celle du personnage qu'il fait parler. Exemples des exclamations du poète : « Malheur à toi, ô Mantoue, trop voisine de l'infortunée Crémone ! » « Père infortuné (Brutus), peu t'importe le jugement de la postérité. » « Crimes de l'amour dans votre famille l » Et plusieurs autres passages semblables. Exemples des exclamations du personnage que le poète fait parler : « Puissent les dieux réserver (de pareils supplices) à lui (Mézence) et à sa race ! » « Dieux ! faites éprouver aux Grecs de semblables traitements (ceux qu'avait éprouvés Déiphobe), si la vengeance que j'implore a rien qui ne soit juste. » « Dieux ! délivrez la terre d'un tel fléaul (Polyphème) » La figure opposée à l'exclamation est celle que les Grecs appellent ?p?s??p?s?? (aposiopèse), qui consiste dans la réticence. Dans la précédente, la pensée s'exprimait par une exclamation; dans celle-ci, on la fait ressortir par un silence ménagé de telle sorte qu'il puisse être compris par l'auditeur. Comme Neptune dans Virgile : « Je vous... Mais auparavant, il faut calmer l'agitation des flots. » Comme Mnesthée : « Je ne prétends pas vaincre, quoique pourtant...... Mais enfin, qu'ils triomphent, ceux que tu protèges, ô Neptune l » Comme Turnus : « Mais que dis-je? ... le ferions-nous, pour peu qu'il nous restât quelque chose de notre antique vertu? » Et dans les Bucoliques : « Nous pourrions nommer les témoins et le lieu sacré où.... Mais il suffit de dire que les boucs même en furent indignés, quoique les Nymphes indulgentes n'aient fait qu'en rire. » Sinon emploie cette figure, pour exciter la compassion en sa faveur : « Jusqu'à ce que, par le ministère de Calchas...... Mais pourquoi vous fatiguer du récit de mes malheurs? » Le pathétique se produit encore par la répétition, que les Grecs appellent g-epanaphoran (épanaphore). Cette figure consiste à répéter le même mot dans plusieurs phrases consécutives. Exemples de Virgile « La voix d'Orphée et sa langue glacée appelaient Eurydice; son âme en s'enfuyant invoquait Eurydice ; et les rives du fleuve répétaient le nom d'Eurydice. » Ailleurs : « C'était toi qu'il chantait, ô tendre épouse ! il te chantait sur la plage déserte, il te chantait au lever du jour, il te chantait à son déclin. » Et dans un autre en droit : « La forêt d'Angitie te pleura, (Umbron) les ondes transparentes du lac Fucin te pleurèrent; et les ruisseaux limpides te pleurèrent aussi. » Enfin, une dernière figure employée pour produire le pathétique est l'objurgation, en grec g-Epitimehsis, qui consiste à réfuter les objections par les mêmes termes dans lesquels elles sont produites (exemple) : « Énée est absent, et l'ignore; eh bien ! qu'il l'ignore et qu'il soit absent. »