[2,11] XI. DE LA VOLUPTÉ. Les philosophes grecs ont chacun leur système, Et chacun, obstiné, tout épris de soi-même, Condamne sans pitié les dogmes du voisin. Les principes du monde et le bonheur humain Ont été le sujet de mille commentaires Plus habiles que vrais. La foule, des sectaires, Pipée aux mots subtils, a suivi les erreurs. Épicure n'est pas le dernier des docteurs Aux yeux de bien des gens. Le système atomique À du bon, et surtout le système pratique, Qui pour bien souverain prêche la volupté, Tuant l'âme et niant son immortalité, Disant que rien ne reste au-delà de la vie. D'Épicure en ce point la doctrine est suivie Plus que celle, à coup sûr, d'aucun autre docteur; Pythagore et Socrate ont-ils un sectateur? Mais qui pourrait compter les régions, les villes, Les gros bourgs, les hameaux et les maisons, dociles, En morale surtout, au dogme épicurien? Et moi-même, à mon tour, je le confesse bien, Je serais du troupeau, si la volupté même, Chassant tout noir souci, jouissance suprême, Pouvait durer toujours. Par contre, s'il est dit Que le plaisir fatigue et le corps et l'esprit, Ma raison me fait fuir la volupté, qui tue. Tout d'abord, il faut bien que l'homme s'évertue A trouver le plaisir, qui tout seul ne vient pas; Mais supposons qu'un autre ait pris tout l'embarras De ces préparatifs, et voyons, dans l'espèce, Si le bonheur gît bien parmi cette liesse. N'ayons pas seulement des mets délicieux, Que la peinture et l’or réjouissent les yeux, Que tous les autres sens trouvent aussi pâture. Dans ce salon, garni d'une riche tenture, Dresse les lits, esclave, et fais-les assez mous Pour qu'on s'étende à trois qui seraient quatre époux; C'est la largeur qu'il faut à de bons lits de table ; Recouvre bien de fleurs ce parquet délectable : Puis que vienne le Roi, de perles couronné, Et tout vêtu de pourpre, au lit de pourpre orné. Que la laine et le lin mêlent leurs couleurs vives, Au manteau comme au lit de chacun des convives; Qu'un vêtement pareil couvre les serviteurs; Que serviettes et nappe étalent leurs blancheurs. Donne le pain léger, brillant comme la neige ; Des galettes au miel, aligne le cortège. Les coupes de cristal, les bassins éclatants, Les plats divers remplis de mets appétissants, Range-les. Le bétail, qu'à l'étable on engraisse ; Le gibier, qu'en forêt la meute ardente presse ; Les oiseaux, réservés pour les banquets royaux; Les poissons délicats que nourrit en ses eaux Le fleuve ou l'Océan ; les fruits de toute sorte Qu'un jardin cultivé pendant l'automne apporte, Tout ce que ce bas monde à notre goût fournit, Offre-le : des blasés réveille l'appétit. Use bien tout ainsi de chacun des liquides ; D'un Falerne de choix laisse les outres vides ; Mélange à la liqueur le miel et le parfum. Au poste des valets qu'il ne manque pas un ; Pannetier, échanson, cuisinier, majordome, Du même pas que tous marchent comme un seul homme ; Car si quelqu'un tardait seulement d'un moment, Le roi souffrirait plus de la faim, que vraiment Il n'aurait de plaisir à manger. Pas de trêve, Et que chacun des sens par le plaisir s'enlève, Flûte, clairon, guitare, histrions et danseurs. Cymbales, tambourin, lyre, flûte, chanteurs, Et s'il est d'autre engin que la musique emploie, A l'œuvre! remplissez les oreilles de joie! Que le nard précieux parfume la maison ; Qu'on répande le baume et l'encens à foison! Et puis quand; l'estomac rassasié digère, Barbier, tiens prêt le bain où l'on va se refaire ; Brosses, peignes, onguent, que tout soit sous la main ! Ainsi tout est flatté dans ce royal festin. Les couleurs et les sons, et les senteurs choisies, Avec les mets divers, charmantes ambroisies, Tout enivre les sens. Est-ce là le bonheur? — Non, car tout cela passe, et voilà le malheur. Le bonheur ne gît point aux choses périssables; La crainte et le regret nous rendent misérables, Et nous ne pouvons pas un seul moment jouir, Sans penser qu'à l'instant ce plaisir va finir. Ainsi, si nous veillons, le noir souci nous presse. Trouverons-nous au moins le bonheur dans l'ivresse? Le souci, le désir en nous s'est endormi, C'est vrai; mais le bonheur ne dort-il pas aussi? Si le réveil nous rend tout aussi misérable, Le sommeil éternel serait seul enviable. Mais contemplez ce corps immobile et honteux, Dont les mets et le vin ont rempli tout le creux ; L'estomac ne les peut digérer qu'à grand peine ; Le poumon oppressé semble être hors d'haleine ; Le front ne contient plus le cerveau palpitant ; L'ivrogne rote et ronfle. Est-il heureux pourtant? — Et de combien de maux tous ces excès sont cause ! Énervé, les canaux remplis d'un sang morose, Notre ivrogne est en proie à des fièvres sans fin. Les membres agités d'un tremblement soudain, A pas précipités il roule vers la tombe. Rien ne peut relever ni son esprit qui tombe, Ni ses sens engourdis. Combien est différent Le sort toujours promis à l'homme tempérant Il est sobre, et son corps garde son énergie, Son sommeil est léger, son réveil plein de vie, Son esprit excité garde bien son entrain, Et ses jours prolongés sont sûrs d'un lendemain. — Où placer la vertu, quand la volupté prime? Quand de la passion nous sommes la victime, Que deviennent prudence, ordre, justice, honneur? Cet homme est étranglé par les mains d'un voleur ; C'est que la volupté réclame sa dépouille ! C'est la volupté même, infâme, qui se pouille Dans la succession d'un père, dont les vœux D'un enfant ont hâté le trépas monstrueux! Infâme volupté, de tous les maux artiste, Non, tu n'es pas, ainsi que le dit le sophiste, Un bien, le plus grand bien; mais contraire à tout bien, Détruisant la vertu, tu ne nous donnes rien, Rien, si ce n'est le vice et sa séquelle impure ! Rejetez donc le dogme insensé d'Épicure, Si vous voulez vraiment arriver au bonheur; Rejetez du plaisir le système menteur. Si vous ne voulez pas aller aux porcheries Que dîment de Satan les grandes boucheries !