Projet HODOI ELEKTRONIKAI

Présentations d'auteurs : Longus (IIe s. ap. J.-Chr. ?)


 

Jean SIRINELLI, Les enfants d'Alexandre
La littérature et la pensée grecques (334 av. J.-Ch. - 519 ap. J.-Ch.)
Paris, Fayard, 1993, pp. 382-384

 

Daphnis et Chloé : Bien qu'ils obéissent à ces contraintes communes qui continuent à constituer en quelque sorte la loi du genre, les trois romans, que l'on s'accorde généralement à placer dans le troisième tiers du IIe siècle, sont très différents entre eux.

Le plus classique, c'est-à-dire celui qui a été admis le plus anciennement dans le fond littéraire commun, est à coup sûr Daphnis et Chloé. En même temps que le roman, il illustre un genre déjà riche mais appelé à un grand avenir, la pastorale; en outre un halo de sensualité faussement ingénue lui a depuis toujours valu une place particulière.

La donnée est d'une extrême simplicité : dans l'île de Lesbos, deux enfants trouvés, élevés par des bergers, grandissent ensemble, troublés chaque jour davantage par l'amour qui les porte l'un vers l'autre et qui ne sait comment s'exprimer. Au bout du compte, après que leur vertu ait été mise en péril, ils sont reconnus tous deux de noble souche et leur idylle se termine par un mariage. C'est le schéma habituel du roman : un amour longtemps traversé mais finalement triomphant. C'est là cependant une conformité très extérieure; en réalité on dirait justement que l'auteur s'est proposé comme but de parodier les lois du genre et non de les suivre. Dans tous les romans que nous connaissons, les héros sont entraînés dans de longs et périlleux voyages qui se déroulent volontiers sur mer ou dans des pays exotiques : Daphnis et Chloé au contraire sont fixés dans leur île et même plus particulièrement dans le coin de campagne où ils ont été exposés : ni raids de pirates, ni guerres ne peuvent les en tirer. Ordinairement les héros sont séparés par le sort et c'est après des épreuves renouvelées qu'ils se rejoignent; Daphnis et Chloé, eux, ne cessent de vivre ensemble et ce qui les sépare, c'est l'ignorance où ils sont des réalités de l'amour. Enfin la caractéristique générale des romans c'est la vertu farouche du héros et de l'héroïne qui les préserve de toute tentation, fût-ce la plus légitime : Daphnis et Chloé au contraire n'échappent à la continuelle sollicitation de leur désir que par ignorance. On peut même dire que le ressort du romanesque est inversé à l'encontre de l'interrogation habituelle : comment résisteront-ils? Le lecteur se demande sans cesse comment Daphnis et Chloé arriveront à satisfaire leur vive mais incertaine passion. Les derniers mots de l'auteur à eux seuls font une place à part à cette oeuvre dans l'univers du roman : « (dans sa nuit de noces) Chloé comprit pour la première fois que ce qu'ils avaient fait dans les bois n'était que jeux de berger ». Ces infractions systématiques aux lois du genre ne peuvent être que l'effet d'une intention délibérée. C'est une sorte d'anti-roman que Longus a voulu écrire et ce goût du paradoxe rattache l'ouvrage plus sûrement encore à la tradition sophistique.

Mais ce n'est pas dans ce sourire gentiment acidulé que tient le charme de l'ouvrage. C'est dans la création d'une sorte d'illusion pastorale directement imitée de Théocrite, un univers limité, clos et complice, sorte de jardin de la Tentation, où se développe un jeu ambigu, celui de la candeur et du désir plus que celui de la vertu et où le naturel et le sentiment jouent à cache-cache à travers les incertitudes de deux êtres bien doués et richement pourvus des avantages du coeur et du corps. On sent parfois l'artifice mais la légèreté de la touche, la justesse des notations, la variété du récit le font oublier; on devine souvent l'intention libertine mais elle s'efface derrière la présence d'une Nature malicieuse sans doute mais féconde et bienveillante.

Le décor, les descriptions, la psychologie, l'esthétique qui mettent au premier plan les valeurs du charmant, du naturel, du plaisir élégant et mesuré, de la simplicité raffinée correspondent assez à ce qu'on peut imaginer, d'après Lucien et Alciphron par exemple, de l'esthétique qui a pris forme sous Trajan et surtout sous Hadrien et s'est manifestée dans toutes les sortes de fictions et d'arts plastiques jusque sous les Sévères.

Les passages suivants donnent le ton de ce roman sans cesse à la limite du libertinage mais en même temps riche de notations psychologiques aussi justes qu'osées.

Chloé a vu Daphnis se baigner; elle est devenue amoureuse de celui qui était son camarade de jeu mais elle ne sait pas ce qu'est l'amour : « Une génisse piquée du Taon n'est pas si tourmentée. Et voici les discours qu'elle se tenait à elle-même." Je suis donc malade et je ne sais quel est mon mal; je souffre et je n'ai pas de blessure; je m'afflige et n'ai perdu aucun de mes moutons ; je brûle et je me trouve assise sous une ombre si fraîche ! Que de fois j'ai été égratignée par les ronces et je n'ai pas pleuré. Que de fois j'ai été piquée par le dard des abeilles et je mangeais quand même. Mais ce qui me perce le coeur aujourd'hui est plus poignant que tout cela! Daphnis est beau, mais les fleurs le sont aussi; sa syrinx fait entendre une belle musique mais aussi les rossignols ! Pourtant de tout cela je ne me soucie guère. Je voudrais être sa syrinx pour recevoir son haleine, sa chèvre pour l'avoir comme berger... Je suis perdue, Nymphes chéries..." Ainsi souffrait, ainsi parlait Chloé cherchant le nom de l'amour. » (I, 14). A cette candeur agitée répondent les conseils du vieux Philétas : « Contre Éros il n'y a pas de remède qui se prenne en buvant, en mangeant ou en récitant des litanies, sinon s'embrasser, s'enlacer et coucher nus ensemble » (II, 7, 7).

Et la ronde des saisons ne fait qu'exaspérer un désir incertain : l'éveil du printemps ou les fermentations de l'automne. « Comme il fallait s'y attendre, tandis que l'on fêtait Dionysos et la naissance du vin, les femmes du voisinage, appelées en renfort pour les vendanges, jetaient leurs regards sur Daphnis et disaient avec admiration qu'il était aussi beau que Dionysos. L'une d'elles, plus hardie, alla jusqu'à lui donner un baiser, ce qui excita Daphnis et chagrina Chloé. Quant aux hommes, dans les pressoirs, ils lançaient à Chloé toutes sortes de compliments : ils étaient comme des Satyres prêts à bondir follement sur une Bacchante et disaient qu'ils souhaitaient devenir moutons et l'avoir pour bergère : à son tour elle était contente et Daphnis avait de la peine. » (II, 2, 1-2, traduction Vieillefond.)

Ce mélange savant de parodies, de naturel, d'ingénuité soulignée, de mouvements passionnés, dans un décor à la fois rustique et aussi truqué qu'un bal masqué, coupé d'intermèdes paysans ou mythologiques, fait du roman une sorte d'opéra comique qui emprunte à tous les arts.


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Dernière mise à jour : 28/11/2006