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Présentations d'auteurs : Lactance (vers 250 ap. J. Chr. - vers 325 ap. J. Chr.)


 

René PICHON, Histoire de la Littérature latine
Paris, Hachette, 1908, pp. 767-776

 

Lactance passe pour le disciple d'Arnobe : en tout cas, à défaut de rapports personnels entre les deux hommes, il y a entre les deux oeuvres de grandes analogies. Lactance n'a fait que développer, avec plus d'ampleur et de régularité, la double idée d'Arnobe, que continuer la lutte à la fois contre les païens et les philosophes. Cependant il n'a pas le tempérament d'Arnobe; c'est son disciple, mais un disciple assagi, comme saint Cyprien pour Tertullien. D'humeur plus paisible, il disserte plus qu'il ne combat, et quitte le ton âpre de la polémique pour le style tranquille de la dissertation.

Pourtant, quand on parle de la douceur et de la modération de Lactance, il y a un de ses ouvrages qu'il faut excepter, c'est le petit livre sur les Morts des persécuteurs. Écrit au lendemain de la victoire des chrétiens, il célèbre avec une joie passionnée, presque cruelle, l'écrasement définitif des empereurs païens. Le souvenir des tortures subies jusqu'alors par l'Église se réveille dans l'âme de l'auteur; il rappelle tous ces supplices, et la mort qui presque toujours est venue venger les chrétiens de leurs tyrans. L'aigreur de la rancune et l'ivresse du triomphe donnent aux sentiments quelque chose d'impétueux, de sauvage, au style une allure rapide et brusque.

Aussi a-t-on douté que cet opuscule fût de Lactance. Au fond, cependant, le contraste entre le De mortibus persecutorum et les autres ouvrages est peut-être moins tranché qu'il ne semble. N'y a-t-il pas, à la fin des Institutions divines, des tableaux effrayants d'apocalypse où l'on retrouve la vigueur de haine du De mortibus? Cet appel à la vengeance divine, cet anathème farouche jeté sur les ennemis de l'Église, est très fréquent chez tous les auteurs ecclésiastiques de l'époque, surtout chez les Africains, plus portés aux idées sombres et aux sentiments exaltés. Le De mortibus est plus violent que toutes les autres oeuvres de Lactance : mais cette recrudescence d'hostilité s'explique par la fièvre du combat et l'orgueil de la victoire.

Quelle que soit l'origine de ce livre, il est à coup sûr très digne d'intérêt. Non qu'il faille y chercher une histoire exacte, équitable et sûre, de l'Empire romain ni de l'Église chrétienne. Le parti pris de l'auteur se montre dès le début et ne se dément jamais. Tous les princes qui ont persécuté les chrétiens sont d'affreux tyrans, punis par la mort ou par la défaite; ceux qui les ont laissés vivre en paix sont des empereurs plus sages, plus honnêtes; enfin le grand Constantin, qui vient de leur donner la suprématie, est le héros le plus glorieux de Rome. Dans ce qui est relatif aux derniers temps surtout, la passion travestit tous les actes des souverains: des mesures d'une politique raisonnable, comme la création de la tétrarchie par Dioclétien, ou comme le recensement opéré par Galère, sont présentées sous les couleurs les plus noires. De plus, la politique se mêle à la religion; l'auteur n'est pas seulement chrétien, mais partisan de Constantin ; le livre, par ses intentions, est un manifeste dynastique aussi bien qu'un pamphlet confessionnel : deux raisons au lieu d'une de s'en défier.

Cependant il contient des renseignements fort curieux, qu'on ne trouve que là. L'auteur a vécu dans l'intimité de Constantin ; il a eu connaissance de certains secrets de la cour impériale. — D'ailleurs, cette âpreté injuste et partiale, cette violence déclamatoire, qui faussent souvent le jugement de l'auteur, ne font que donner plus d'animation à son style. Si l'ouvrage est de Lactance, il est piquant de voir un homme habituellement froid sous le coup d'un accès de passion. En tout cas, ce livre est un des pamphlets les plus forts : on y retrouve l'écho des imprécations bibliques ou sibyllines; le spectacle de tous ces princes tombant tour à tour sous la main du Dieu des chrétiens a une grandeur vraiment tragique. — Enfin, pour la première fois, l'idée chrétienne s'introduit dans l'histoire; un premier effort est tenté pour faire servir le récit des faits à la démonstration d'une thèse religieuse ou philosophique. Tous les événements de l'Empire romain sont présentés comme les résultats d'une volonté surnaturelle. Élargissez cela, étendez-le à tout le développement de l'humanité, vous aurez un essai de philosophie de l'histoire au point de vue chrétien, et Lactance mérite d'être cité, avant Paul Orose, comme un des précurseurs lointains de Bossuet.

Néanmoins le De mortibus persecutorum reste un peu en dehors de l'oeuvre de Lactance. Ses autres ouvrages contiennent plutôt une exposition et une démonstration du dogme, une sorte de philosophie chrétienne, une fusion de la philosophie et de la religion. Dans cet ordre d'idées, il a écrit un traité sur la création de l'homme, De opificio Dei, un grand ouvrage, les Institutions divines, un abrégé de ces mêmes Institutions, enfin un opuscule intitulé De ira Dei, où il discute la question de la Providence et de la Vengeance divine. Tous ces écrits procèdent de la même inspiration; à travers tous, on peut suivre l'effort de Lactance, l'un des plus pondérés et des plus judicieux, pour concilier les mystères chrétiens avec la raison

Lactance a été présenté tantôt comme un philosophe, tantôt comme un ennemi de la philosophie. Il est sûr qu'il l'a beaucoup attaquée, au point de déclarer en propres termes que les philosophes sont aussi dangereux, et peut-être plus éloignés de la vérité que les païens eux-mêmes. Tous ses traités sont dirigés contre quelque secte : le De opificio combat les épicuriens; le De ira Dei, les épicuriens et les stoïciens à la fois; les Institutions s'en prennent à la philosophie en général. — Seulement Lactance combat ses ennemis avec leur propre esprit. Loin d'avoir envers eux le mépris écrasant de Tertullien ou l'ironie mordante d'Arnobe, il rend justice à la noblesse de leurs aspirations : ils ont bien fait de chercher la vérité, car c'est Dieu qui a mis au fond de la nature humaine ce besoin invincible de savoir. Leur seul tort a été de s'imaginer que leur intelligence, livrée à elle-même, était capable d'arriver à la possession du vrai. Ils ont trop osé, mais « l'audace était belle ». En particulier, Socrate et Platon, Lucrèce, Cicéron et Sénèque, lui semblent de très grands esprits. Il commence par déclarer que si les diverses écoles s'entendaient mieux entre elles, il n'y aurait rien de plus sage que de leur demander des règles pour la conduite de la vie; c'est surtout leur désaccord qui montre qu'il faut s'adresser ailleurs et plus haut; mais une doctrine éclectique, prenant à droite et à gauche ce qu'il y a de meilleur, arriverait à la vérité parfaite. Il est vrai que Lactance ajoute tout de suite que seul un chrétien inspiré par Dieu peut faire ce choix intelligent. N'importe : on voit bien que pour lui il n'y a pas de contradiction irréconciliable entre la philosophie et l'Évangile; l'une est la préparation, l'acheminement vers l'autre; la doctrine du Christ achève l'édifice commencé par l'esprit humain : ignota illis superstruemus.

De là procède une nouvelle méthode d'apologétique. Lactance passe en revue les auteurs chrétiens qui l'ont précédé, et juge leur oeuvre insuffisante : Tertullien n'a fait qu'un plaidoyer; Minucius Felix n'a touché au christianisme qu'uen passant; saint Cyprien s'attache trop aux Écritures et pas assez à la raison, commettant ainsi un cercle vicieux, puisqu'il prouve la vérité du christianisme par des témoignages auxquels les seuls chrétiens ajoutent foi. Il faut réfuter le paganisme par des arguments que les païens ne puissent refuser d'admettre, c'est-à-dire, d'un côté par des démonstrations rationnelles, de l'autre par des témoignages empruntés aux païens eux-mêmes, prophètes, poètes ou philosophes. Aussi Lactance a-t-il soin de rejeter à dessein toutes les autorités bibliques ou évangéliques. Même pour les dogmes les moins philosophiques du christianisme, tels que la résurrection générale et le jugement dernier, il s'applique avec une sorte de coquetterie à ne s'appuyer que sur des autorités profanes. En un mot, il met au service d'une idée religieuse une méthode philosophique.

Il y met aussi un talent oratoire et littéraire très remarquable pour l'époque. Saint Jérôme l'appelle « le Cicéron chrétien »; Lactance a été rhéteur avant d'être chrétien, comme presque tous les apologistes, mais s'en souvient plus qu'aucun d'eux. Il a surtout pour Cicéron un respect qui se traduit par une imitation fort adroite : il le rappelle par la pureté de son style, par l'ampleur et l'harmonie de ses périodes, par l'abondance de ses développements, par son art de présenter d'une manière claire et frappante les doctrines les plus obscures, de montrer l'intérêt vital des grandes questions philosophiques, par ses adjurations pathétiques, par son ironie, non point sèche et dure, mais spirituelle et pacifique en quelque sorte.

Ces qualités apparaissent déjà dans le petit traité De opificio Dei, qui est une adaptation de la science naturelle à la religion, une explication de la physiologie au point de vue chrétien. L'auteur y décrit le corps humain, non en savant, mais pour démontrer par les merveilles de notre organisme l'existence d'un Créateur, et pour répondre aux théories sceptiques et pessimistes des épicuriens. Aux yeux de ces derniers, le monde en général, le corps humain en particulier, sont si mal faits qu'on n'y peut trouver la trace d'un dessein providentiel; c'est le hasard aveugle qui a tout fait. Lactance, fort indigné par ces arguments impies, discute la théorie des atomes et l'hypothèse de la sélection avec beaucoup de pénétration, affirme et s'attache à démontrer l'existence d'une finalité intelligente dans l'organisme humain. II ne se dissimule pas les objections, tirées de ce qu'il y a dans l'homme d'imperfections, de faiblesses et de misères; mais il ne les juge pas suflisantes pour détruire la croyance en un Dieu créateur et bon. L'homme a moins de force physique que certains animaux : mais il a la raison, présent de Dieu, la raison qui crée le langage et les arts, et qui vaut mieux que la vigueur brutale. Lactance juge comme Pascal que «toute notre dignité consiste en la pensée». Il prétend même, ce qui est une vue assez ingénieuse, que la faiblesse relative de l'homme fait sa grandeur. Plus fort, l'individu ne sentirait pas le besoin de s'unir à ses semblables, il resterait isolé, et ainsi serait moins homme. Fere iura omnia humanitatis, quibus inter nos cohaeremus, ex metu et conscientia fragilitatis oriuntur; la sociabilité, qui est le signe distinctif de l'humanité, naît du sentiment de la faiblesse, et ainsi, jusque dans ce que nous avons de plus désavantageux, apparaît, quoi qu'en disent les épicuriens, la sagesse prévoyante de la Divinité.

Le livre des Institutions divines a beaucoup plus d'envergure que le De opificio Dei. C'est la première de ces « sommes» où toute la matière théologique se trouve rassemblée et qui vont alimenter le moyen âge. Avant Lactance, les apologistes ne traitent guère qu'un point particulier. Lactance prétend tout embrasser ; son traité est un des mieux composés qu'il y ait dans toute la décadence latine. Le premier livre est consacré à démasquer l'erreur des religions païennes. L'auteur va du simple au composé, de ce que tout le monde reconnaît à ce qui fait l'objet du débat : il commence par établir contre les athées l'existence d'une Providence divine, puis résume dans une argumentation forte et serrée tout ce que ses coreligionnaires ont dit sur l'absurdité et l'immoralité des légendes mythologiques.

Le second livre est plus original : Lactance y cherche à expliquer l'origine de l'erreur païenne. Des trois systèmes imaginés pour rendre raison de la mythologie, il rejette celui des stoïciens ou de l'allégorie; il combine les deux autres, celui des épicuriens ou évhéméristes, qui voient dans les dieux des hommes divinisés, et celui des platoniciens, qui expliquent tout par l'origine des démons. Au nom de ces deux doctrines fondues ensemble, il condamne le paganisme.

Reste l'autre ennemi, la philosophie ou fausse sagesse. Si les philosophes sont plus intelligents que les païens dévots, ils sont peut-être plus loin de la vérité, parce qu'ils ne sentent pas le besoin d'une religion. C'est le sens religieux qui distingue l'homme de l'animal; « le vulgaire est plus sage que les sages eux-mêmes, car s'il se trompe dans le choix du culte, il a conscience au moins de sa faiblesse » : Sapientiores imperiti, qui, etiamsi errant in religione deligenda, tamen naturae suae condicionisque meminerunt.

Les philosophes sont d'avance condamnés à échouer, puisqu'ils tentent par des moyens humains ce qui n'appartient qu'à Dieu. Lactance expose leurs contradictions avec une verve et une précision dignes, par endroits, des Pensées de Pascal. Chaque secte détruit toutes les autres, se inuicem iugulant ; mais elle-même est détruite à son tour, et ainsi périt la philosophie tout entière. Notamment, entre les dogmatiques et les sceptiques, il y a une opposition absolue parce qu'eue vient de la nature même de l'homme « L'homme n'est ni Dieu, ni bête, ni apte à la science parfaite, ni voué à la complète ignorance ».
Ut neque omnia te scire putes, quod est Dei, neque omnia nescire, quod pecudis.

Puis, Lactance examine les diverses écoles; il s'emporte surtout contre l'épicurisme positiviste et impie ; mais blâme aussi l'orgueil des stoïciens, l'indifférence métaphysique de Socrate, le communisme ou le socialisme de Platon. D'ailleurs, indépendamment de leurs erreurs particulières, tous les philosophes sont à rejeter, parce que leurs écoles sont des sectes fermées à la masse, et parce que même les vérités qu'ils découvrent restent inefficaces, n'ayant pas la vertu surnaturelle qui seule peut changer le coeur de l'homme

Ainsi donc la religion n'est pas assez philosophique, ni la philosophie assez religieuse; l'une répugne aux esprits cultivés, l'autre déconcerte la foule. Il faut les unir. Comme Pascal, après avoir éliminé successivement les diverses solutions apportées par les religions et les philosophies et n'avoir laissé subsister que l'hypothèse chrétienne, Lactance donne les preuves historiques du christianisme. Ce n'est pas la partie la plus neuve ni la plus profonde de son livre : saint Jérôme avoue que Lactance sait beaucoup moins prouver la vraie doctrine que réfuter la fausse. En revanche, dans les trois derniers livres, il esquisse une morale chrétienne plus intéressante, son esprit étant plus apte aux questions pratiques qu'aux discussions de pure théologie. Ici encore, il se borne à indiquer les grandes lignes de sujet. Partant de ce double principe, que la religion est la source de toute vertu, mais que cette religion est surtout morale, il reprend les théories des philosophes et les interprète ou les corrige au point de vue chrétien. Il fait la description de la justice, et à ce propos entame une discussion avec les sceptiques de l'école de Carnéade, trace le portrait de la véritable vertu en transformant très ingénieusement la fameuse définition du vieux poète Lucilius, modifie la doctrine d'Aristote sur les passions, celle de Platon sur l'immortalité de l'àme. Bref, il christianise la philosophie antique avec beaucoup d'adresse, et généralement avec beaucoup de bonheur.

C'est encore ce genre de mérite qui fait l'intérêt du De ira Dei. Seulement l'auteur revient à une question plus strictement limitée, celle de la Providence. Sa thèse est un peu celle que Bossuet développera dans un de ses sermons, celle de la bonté et de la rigueur de Dieu. Elle est dirigée à la fois contre les épicuriens et les stoïciens. Les premiers prétendent que Dieu n'est accessible ni à la bonté ni à la colère. Selon Lactance, « un tel repos ne convient qu'au sommeil et à la mort », quies aut somni aut mortis ; sa foi vive ne s'accommode pas d'un Dieu fainéant. Surtout, l'opinion épicurienne est destructrice de toute morale; si l'homme n'a rien à craindre, il se livrera sans frein à ses passions. Quant aux stoïciens, ils attribuent bien à Dieu la bienfaisance, mais non la haine du mal qui en est la conséquence forcée. Ils sont peu logiques; Lactance les dépasse et, conformément à la tradition biblique et chrétienne, il affirme simultanément la bonté et la vengeance; on le retrouve toujours avec son désir de tout équilibrer, de ne sacrifier aucune des thèses contraires.

Dans cet ouvrage, comme dans les Institutions, Lactance annonce l'intention d'écrire contre les sectes hérétiques. Il ne semble pas qu'il ait donné suite à ce projet. Il reste donc surtout un philosophe chrétien, un disciple de Platon et de Cicéron converti à l'Évangile. Son originalité consiste dans cette fusion d'éléments opposés. Il a cherché à donner satisfaction aux deux besoins de son époque, celui des intelligences supérieures qui veulent la lumière, et celui des foules qui veulent une foi surnaturelle pour les diriger et les consoler. Ou plutôt il a montré comment le christianisme remplissait cette double aspiration. Il s'est appliqué à sauver ce qu'il y avait de meilleur chez les moralistes païens sans compromettre en rien les droits de l'É'vangile, Il y a réussi, par sa pondération mesurée et paisible. Il a réalisé, plus complètement, plus harmonieusement que personne, l'union de la sagesse antique et de la religion nouvelle.


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Dernière mise à jour : 29/06/2006