[3,0] LIVRE III. DE LA FAUSSE SAGESSE DES PHILOSOPHES. [3,1] Comme la vérité parait encore enveloppée de quelque nuage, ce qui arrive tant par l'ignorance du peuple qui est engagé en de vaines et ridicules superstitions, que par la faute des philosophes dont le travail ne sert souvent qu'à confondre les matières qu'ils traitent au lieu de les débrouiller, je souhaiterais avoir une éloquence non égale à celle de Cicéron, parce qu'elle était tout à fait extraordinaire et admirable, mais au moins approchant de la sienne, afin de pouvoir apporter à la vérité un secours d'une puissance égale à la sienne, et de répandre sa lumière, afin qu'elle dissipe entièrement les ténèbres et les erreurs que les peuples et les philosophes ont semées parmi les hommes. J'ai deux raisons qui me portent à faire ce souhait. L'une est que la vérité sera peut-être plus capable de plaire aux hommes, quand elle sera parée des ornements par lesquels le mensonge a coutume de les surprendre; l'autre que je serai bien aise de vaincre les philosophes avec les armes dans lesquelles ils mettent leur principale confiance. Mais parce que Dieu a voulu que la vérité fût plus agréable avec sa seule beauté naturelle qu'avec ces ornements étrangers qui ne serviraient qu'à la défigurer, au lieu que le mensonge serait horrible si on lui avait ôté le masque dont il est couvert, je me contente de la médiocrité de mon esprit. Ce n'a pas été aussi dans mon éloquence, mais dans la vérité que j'ai mis ma confiance quand j'ai entrepris cet ouvrage. Il est peut-être au-dessus de mes forces, mais quand je succomberais sous le poids, j'espère que Dieu ne laisserait pas de faire triompher la vérité. Si les plus fameux orateurs perdent quelquefois des causes contre des avocats médiocres, parce qu'alors la vérité a la force de se maintenir toute seule par l'évidence qui l'environne, quel sujet aurais-je de craindre qu'en cette occasion, qui est une des plus importantes qui se puisse présenter, elle soit opprimée par des hommes qui ont beaucoup d'éloquence et beaucoup d'esprit, mais qui n'avancent que des faussetés manifestes. La vérité paraîtra fort claire, non de la clarté qu'elle tirera d'un discours aussi faible que le mien, mais de celle qu'elle a de son propre fonds. Quelque connaissance que les philosophes aient eue des sciences profanes, ils n'en ont eu aucune de la vérité, parce qu'elle ne s'acquiert ni par la voie de méditation, ni par celle de la discussion. Je ne les blâme pas d'avoir désiré de la connaître, parce que Dieu a mis ce désir dans le coeur de l'homme, mais je les condamne d'avoir travaillé inutilement, parce qu'ils ne savaient ni où était la vérité, ni de quelle manière ou par quel esprit il fallait se conduire en sa recherche. Ainsi ils se sont engagés dans l'erreur au temps même qu'ils prétendaient en délivrer les autres. La suite naturelle de mon sujet m'oblige à entreprendre dans ce livre-ci de les réfuter. Il n'y a point d'erreur qui ne procède ou d'une fausse religion, ou d'une fausse philosophie. Ainsi, pour renverser toutes les erreurs, il faut ruiner ces deux principes. L'Écriture nous ayant appris qu'il n'y a que de la vanité dans les pensées des philosophes, il faut encore le faire voir par de solides raisons, de peur que quelqu'un surpris par le beau nom de la sagesse, ou ébloui par le faux éclat de l'éloquence, n'écoute plutôt la voix des hommes que celle de Dieu. Quand Dieu parle, il le fait simplement et en peu de paroles. Et certes, il n'était pas à propos qu'il en usât autrement, ni qu'il apportât des preuves, comme s'il ne méritait pas d'être cru sans en apporter. Il a parlé, non comme un philosophe qui raisonne et qui dispute, mais comme un juge souverain qui prononce des arrêts. Pour nous, qui avons des passages formels de l'Écriture par lesquels nous prouvons tous les points de notre religion, nous ferons voir qu'il est facile d'établir la vérité puisque l'on parle quelquefois si avantageusement du mensonge qu'on le rend presque aussi croyable que la vérité. Nous ne devons donc pas redouter si fort l'éloquence des philosophes. Ils ont pu passer pour des hommes savants, mais ils n'ont pu passer pour des hommes véritables en leurs paroles, parce qu'ils n'ont pas appris la vérité de celui qui peut seul l'enseigner. Ce ne nous sera pas un notable avantage de les convaincre d'ignorance en un point où ils la reconnaisssent eux-mêmes, parce qu'ils ne peuvent trouver de créance sur un suiet où ils en devaient pourtant plutôt trouver que sur un autre. Je tàcherai seulement de prouver qu'ils n'ont jamais rien avancé de si véritable, que quand ils ont avoué franchement qu'ils ne savaient rien. [3,2] Après avoir fait voir dans les deux livres précédents la fausseté de la religion païenne et la source d'où cette fausseté procède, je tàcherai de découvrir en celui-ci la fausseté de la philosophie, afin que les nuages de toutes les erreurs soient dissipés et qu'il n'y ait plus rien qui empêche la vérité de paraître avec l'éclat qui lui est propre. Je commencerai par le nom de philosophie, afin qu'ayant coupé la tête, il soit plus aisé d'abattre le corps, si néanmoins on peut appeler corps ce qui n'a que des parties séparées et éparses, qui, étant privées du principe de la vie, ne manifestent qu'un mouvement de palpitation. Le nom de philosophie et l'explication que l'on en donne d'ordinaire marquent assez qu'elle ne signifie autre chose que l'étude de la sagesse. Quelle meilleure preuve pourrais-je jamais avoir pour montrer que la philosophie n'est pas la sagesse, que celle qui se tire du nom même de philosophie? Celui qui s'adonne à la sagesse ne la possède pas encore, mais il l'étudie pour la posséder. Personne n'ignore le rapport que l'étude a avec les autres arts que l'on étudie; de ce que l'on apprend un art on ne le sait pas encore. C'est par retenue et par une honnête pudeur que les philosophes, au lieu de s'appeler sages, ont seulement fait profession de rechercher la sagesse. Pythagore inventa le premier ce nom; car, étant un peu plus sage que ceux qui croyaient l'être beaucoup, il jugea fort bien que l'homme ne saurait parvenir par son étude à la sagesse et ne crut pas devoir prendre le nom d'une chose à laquelle il n'osait aspirer. Quand on lui demandait de quoi il faisait profession, il répondait qu'il faisait profession de chercher la sagesse. Si la philosophie est la recherche de la sagesse, elle n'est donc pas la sagesse; car il y a différence entre la recherche et la chose recherchée. La recherche n'est pas raisonnable quand elle a pour but ce qui ne peut se trouver. C'est pourquoi je prétends que les philosophes ne cherchent pas la sagesse puisqu'ils ne l'ont jamais trouvée. S'ils avaient pu la trouver, ils l'auraient trouvée depuis le temps qu'ils la cherchent. Ainsi le temps qu'ils ont perdu et la peine qu'ils ont prise inutilement ne font que trop voir que la possession de la sagesse n'est ni la fin ni le fruit de leur travail. Les philosophes ne s'adonnent donc pas à l'étude de la sagesse, bien qu'ils croient s'y adonner. Ils se tourmentent inutilement à chercher sans savoir ni ce qu'ils cherchent ni le lieu où il se trouve. Enfin les philosophes ne possèdent pas la sagesse, soit qu'ils la cherchent ou qu'ils ne la cherchent pas; car il est certain que l'on ne trouve une chose que si on ne la cherche point, ou si on la cherche d'une autre manière qu'il faut la chercher. Examinons pourtant si par cette étude on ne peut rien trouver ou si l'on peut trouver quelque chose. [3,3] La philosophie semble ne comprendre que deux choses : la science et la conjecture. La science ne procède pas de l'esprit et ne peut s'acquérir par le seul effet de la méditation et de la pensée. Il n'y a que Dieu qui ait dans lui-même la science de cette sorte. Les hommes n'en ont aucune qui ne leur vienne du dehors. La divine providence nous a donné des yeux, des oreilles et d'autres organes par où ce que nous savons entre dans l'âme. Car prétendre découvrir par conjecture ou par raisonnement les causes des choses naturelles, et savoir, par exemple, si le soleil n'est qu'aussi grand qu'il paraît, ou s'il est beaucoup plus grand que la terre, si la lune est un globe ou si elle n'est qu'un demi-globe, si les étoiles sont attachées au firmament ou si elles ont un mouvement libre au travers de l'air, quelle est l'épaisseur de la terre, et sur quel fondement elle est affermie, ce serait une témérité pareille à celle de ceux qui entreprendraient de décrire une ville assise dans un pays éloigné, qu'ils n'auraient jamais vue et de la quelle ils n'auraient jamais entendu que prononcer le nom; ce serait sans doute une folie de vouloir parler de la sorte sur un sujet sur lequel il serait aisé de nous convaincre de fausseté. L'extravagance de ceux qui se vantent de savoir des choses naturelles qu'il n'est pas possible de savoir, est beaucoup plus extraordinaire et plus étrange. C'est pourquoi Socrate et les académiciens qui l'ont suivi ont eu raison de nier qu'il y eût aucune science, parce que, quand on prétend parvenir à la science par le raisonnement, on ne fait que deviner. Il n'y a donc plus que des conjectures dans la philosophie, car dès que l'on a ôté la science, il ne reste plus que les conjectures. On a des conjectures touchant les choses dont on ne sait rien de certain. Ceux qui disputent sur la physique conjecturent que les choses sont telles qu'ils se les feignent : ils ne le savent donc pas; quand on sait, on a de la certitude ; quand on n'a pas de certitude, on ne sait pas et on n'a qu'une conjecture. Servons-nous encore une fois de l'exemple que je viens d'apporter. Raisonnons chacun selon notre opinion de l'état d'une ville dont nous ne connaissons que le nom. Il y a apparence, dira quelqu'un, qu'elle est assise dans une plaine, que ses murailles sont de pierres, que les maisons sont fort hautes, que les rues sont larges et qu'il y a quantité de temples et d'ornements. Entreprenons encore de décrire les moeurs et la manière de vivre des habitants. Quand nous en aurons dit ce qui nous sera venu dans l'esprit, un autre en parlera tout autrement, et après lui un troisième, et d'autres après celui-là. Lequel de tous aura dit la vérité? Aucun peut-être ne l'aura dite; mais on a dit tout ce qui se rencontre dans les villes, selon le cours commun des choses et selon l'usage le plus ordinaire. Ainsi il faut nécessairement que l'on ait dit au moins une partie de la vérité. S'il arrive que par hasard quelqu'un ait dit une partie de la vérité, on ne le pourra savoir. Peut-être que tous se seront trompés en quelque chose et qu'en quelque chose ils auront approché de la vérité. C'est donc une extravagance de prétendre apprendre par raisonnement comment une ville que nous n'avons jamais vue est faite. S'il survenait quelqu'un qui y eût été, il se moquerait de notre folie de parler par conjecture d'une chose dont nous n'avons point de connaissance. Mais sans parler d'un pays si éloigné d'où personne ne viendra pour réfuter ce que nous en aurons avancé, disons maintenant par supposition et par conjecture ce que l'on fait ou dans le marché ou dans le palais. Si ces lieux-là sont encore trop éloignés de nous, disons ce qui se fait dans une maison ou dans un appartement qui n'est séparé que par une cloison du lieu où nous sommes. Personne ne le peut savoir, s'il ne l'a vu ou entendu. Personne aussi n'est assez hardi pour le dire, parce que, s'il le disait, on le convaincrait de fausseté, non par un grand nombre de paroles, mais par la seule évidence du fait. Les philosophes qui disputent touchant ce qui se passe dans le ciel commettent la même faute. Mais ils s'imaginent que personne ne les peut reprendre, parce que personne n'a été au lieu dont ils parlent. Si quelqu'un en pouvait descendre, et faire voir leurs impostures et leurs rêveries, ils se garderaient bien de raisonner sur un sujet dont ils ne peuvent jamais avoir de connaissance certaine. Que s'il n'y a point d'homme qui les reprenne, leur témérité n'en est pas pour cela plus heureuse, parce que Dieu, qui sait seul la vérité, les reprend, bien qu'il semble garder le silence et regarder leur prétendue sagesse comme une véritable folie. [3,4] Zénon et les stoïciens ont eu raison de rejeter les conjectures; car ce n'est pas en effet le propre d'un homme sage, mais d'un extravagant et d'un téméraire de former des conjectures sur des sujets dont on ne peut rien savoir. Que si l'on ne peut avoir aucune science, comme Socrate l'a cru, et que l'on ne doive former aucune conjecture, comme Zénon le prétend, voilà toute la philosophie renversée. Mais elle ne l'est pas seulement par ces deux célèbres philosophes, elle l'est par tous les autres, et elle voit se lever contre elle les armes de tous ceux qui sembleraient la devoir défendre. Elle est divisée en plusieurs sectes qui sont différentes de sentiments. En laquelle se trouvera la vérité? Il est clair qu'elle ne se peut trouver en toutes. Fixons-en une où elle se trouve. Elle n'est donc en nulle des autres. Si nous les parcourons toutes, nous dirons toujours la même chose et nous ne donnerons rien à l'une d'entre elles que nous ne l'ayions ôté à ses rivales. Une secte ne s'établit que par la ruine des autres sectes. Nulle ne veut accorder aux autres la sagesse, parce que nulle ne veut avouer qu'elle soit tombée dans la folie. Mais comme chacune renverse les autres, chacune aussi est renversée de la même sorte. "Cependant ce sont des philosophes qui accusent de folie les autres sectes de philosophes. Vous n'en sauriez louer une qui ne soit blâmée par d'autres. Vous ne sauriez lui accorder la vérité, que les philosophes ne la lui envient. Ajouterons-nous foi à une seule qui vantera sa doctrine, ou ajouterons-nous foi à plusieurs qui l'accusent d'ignorance? Le sentiment de plusieurs doit sans doute être préféré à celui d'un seul. Personne ne juge sainement de soi, et, comme a dit un poète célèbre, les hommes sont faits de telle façon qu'ils voient beaucoup mieux les affaires d'autrui que les leurs propres. Tout étant incertain de la sorte, ou il faut croire tout le monde, ou il ne faut croire personne. S'il ne faut croire personne, il n'y a personne qui soit sage, bien que chacun prétende l'être. S'il faut croire tout le monde, on peut dire de la même sorte que tout le monde n'est pas sage, parce qu'il n'y a personne à qui tous les autres ne disputent l'avantage de la sagesse. Ainsi ils périssent tous, comme les hommes de Cadmus qui se tuent les uns les autres, ainsi que le raconte la fable, parce qu'ils ont des épées et n'ont point de boucliers. S'il n'y a point de secte qui ne soit vaine et absurde au jugement des autres, il faut nécessairement qu'elles le soient toutes. Ainsi la philosophie se ruine et se détruit elle-même. Arcésilas, chef des académiciens, ayant fort bien prévu cette conséquence, amassa ce que chaque secte reprenait dans les autres, et les confessions que les plus fameux philosophes avaient faites de leur ignorance, se déclara contre tous et institua une nouvelle philosophie qui consistait à n'en admettre aucune. On a commencé à avoir depuis lui deux sortes de philosophie, l'ancienne qui prétend à la gloire de la science, et la nouvelle qui y renonce. Je vois comme une guerre civile entre ces deux sortes de philosophie. A laquelle des deux accorderons-nous la sagesse que l'on ne saurait partager? S'il est possible de pénétrer dans les secrets de la nature, ces nouveaux philosophes sont perdus; si cela n'est pas possible, les anciens sont confondus. Si les deux partis se maintiennent dans une force égale, la philosophie qui est comme leur reine ne laissera pas d'être ruinée, puisqu'elle sera divisée, et qu'elle trouvera sa ruine dans sa division. Si la faiblesse de notre nature nous rend incapables d'aucune science véritable, le parti d'Arcésilas a l'avantage. Mais ce parti-là même ne saurait entièrement subsister, parce qu'il est impossible qu'on ignore tout. [3,5] Il y a plusieurs choses que la condition de notre nature et la nécessité des affaires nous obligent de savoir. On pourrait mourir pour ne pas savoir ce qui est utile à la conservation de la vie, ou ce qui lui est contraire. Il y a d'ailleurs quantité de vérités qui ont été découvertes par un long usage. Les astronomes ont remarqué le mouvement du soleil, de la lune et des astres, et la disposition des saisons. Les médecins ont appris à connaître les diversités des tempéraments, de la force des herbes et des remèdes. Les laboureurs connaissent la qualité des terroirs, les signes des pluies et des changements qui arrivent dans l'air. Enfin il n'y a point d'art où il n'y ait quelque chose de certain. C'est pourquoi Arcésilas devait faire distinction entre ce qu'on peut savoir et ce qu'on ne peut savoir. Mais en faisant cette distinction il serait descendu au rang du vulgaire. Cependant ce vulgaire en sait quelquefois plus que les philosophes, parce qu'il ne sait que ce qu'il est obligé de savoir. Si on lui demande s'il ne sait rien ou s'il sait quelque chose, il déclare franchement ce qu'il sait et avoue de même ce qu'il ne sait pas. Arcésilas a donc bien ruiné les opinions des autres, mais il a mal établi la sienne; car on ne saurait dire que la sagesse consiste à tout ignorer. Au contraire, pour être sage, il faut nécessairement savoir quelque chose. Ainsi en combattant les philosophes et en faisant voir qu'ils ne savaient rien, il a perdu lui-même cette qualité, puisqu'il fait profession de ne rien savoir. Celui qui accuse les autres d'ignorance doit être savant. Que s'il ne l'est pas, c'est un déréglement et une insolence de s'attribuer le titre de philosophe, pour le même sujet qui le fait le refuser aux autres. Les anciens qu'il attaque lui peuvent répondre de cette sorte: «Si vous nous avez convaincu de ne rien savoir, et que vous prétendiez que, puisque nous ne savons rien, nous ne sommes pas philosophes, vous ne l'êtes pas plus que nous, puisque vous avouez que vous ne savez rien.» Quel avantage a donc remporté Arcésilas, si ce n'est de s'être percé de la même épée dont il avait percé les autres. [3,6] La sagesse ne se trouve-t-elle donc nulle part? Elle se trouve parmi les philosophes, mais aucun ne la reconnaît. Les uns croient que l'on peut tout savoir, et ceux-là n'ont pas la sagesse; les autres croient que l'on ne peut rien savoir, et ceux-là ne l'ont pas non plus. Les premiers donnent plus à l'homme que ce qui lui appartient; les derniers lui donnent moins. Les uns et les autres se portent à des extrémités ridicules. En quoi consiste donc la sagesse? Elle consiste à croire que l'homme ne sait pas tout, parce que cela n'appartient qu'à Dieu, ni qu'il n'ignore pas tout, parce que cela n'est propre qu'aux bêtes. Il y a comme un milieu entre ces deux extrémités, qui est de savoir et d'ignorer quelque chose, et c'est le partage de l'homme. Il a une science mêlée d'ignorance. La science vient de son esprit qui a été tiré du ciel, l'ignorance, de son corps qui a été fait de terre. Une de ces parties qui le composent lui est commune avec Dieu, et l'autre avec les bêtes. L'une a la lumière en partage, et l'autre n'a que les ténèbres. Nous avons une partie de science et une partie d'ignorance. C'est là comme le pont où il faut passer pour éviter les précipices. Ceux qui ont pris un autre chemin sont tombés de côté ou d'autre. Je dirai ici ce qui a donné lieu à la chute de l'un ou de l'autre des partis. Quand les académiciens ont vu qu'il y avait des choses obscures dans la nature, ils en ont tiré cette conséquence contre les physiciens: qu'il n'y en a aucune qu'on puisse savoir. Les physiciens, ayant au contraire apporté un petit nombre de vérités claires et manifestes, en ont conclu qu'on n'ignore rien. Les premiers n'ont pas tenu compte de ce qui est clair, et les seconds n'ont pas tenu compte de ce qui est obscur. Ils se sont tous efforcés les uns de chasser la science et les autres de la retenir, et n'ont vu ni les uns ni les autres le chemin par où ils eussent pu arriver à la sagesse. Arcésilas, le défenseur de l'ignorance, qui parlait fort désavantageusement de Zénon, chef des stoïciens, entreprit, par l'avis de Socrate, de soutenir que l'on ne pourrait rien savoir; ce qui tendait sans doute à la ruine de toute la philosophie. Il réfuta l'opinion dont les philosophes se flattaient d'avoir découvert la vérité par la subtilité de leur esprit. Comme il y avait quelque temps que cette sagesse était née et qu'elle avait déjà fait de notables progrès, elle ne pouvait pas être éloignée de sa décadence et de sa fin. L'Académie survint tout à propos comme pour avoir soin de ses funérailles. Arcésilas reconnut fort bien qu'il y a de la témérité ou plutôt de l'extravagance à prétendre arriver par de simples conjectures à la connaissance de la vérité. Cependant on ne saurait réfuter la fausseté sans avoir quelque idée de la vérité. Arcésilas l'ayant néanmoins entrepris, a introduit une sorte de philosophie où il n'y a rien de stable ni d'assuré. Car c'est savoir quelque chose que de savoir qu'on ne peut rien savoir. Si l'on ne savait rien du tout, on ne saurait pas que l'on ne peut rien savoir. Quiconque prononce comme un axiome que l'on ne sait rien, prononce que l'on sait quelque chose. Ce que je dis est semblable à ce que l'on propose d'ordinaire dans les écoles, comme un exemple de proposition douteuse et ambiguë: que quelqu'un a songé qu'il ne faut pas ajouter foi aux songes. Car s'il ajoute foi à ce songe-là, il s'ensuit qu'il n'y en faut point ajouter; et s'il n'y en ajoute point, il s'ensuit qu'il en faut ajouter. Ainsi s'il est vrai qu'on ne puisse rien savoir, il s'ensuit qu'on sait qu'on ne peut rien savoir, et si l'on sait qu'on ne peut rien savoir, il est faux qu'on ne puisse rien savoir. Voilà comment on avance une doctrine contraire à elle-même et qui se détruit. Mais cet homme fin et adroit a tâché de ravir la science aux autres philosophes, à dessein de la tenir comme cachée chez lui. Car il est clair qu'en l'ôtant aux autres, il ne se l'ôte pas à lui-même. Mais il ne réussit pas mieux dans ce dessein, parce qu'il est aisé de découvrir son artifice et son vol. Il aurait agi beaucoup plus judicieusement s'il s'était contenté de dire: que l'on ne saurait savoir les causes de ce qui arrive dans la nature et dans le ciel, qu'on ne les peut apprendre, parce qu'il n'y a personne qui les puisse enseigner, et qu'on ne les doit pas chercher, parce qu'il est impossible de les trouver. En usant de cette réserve, il aurait donné un sage conseil aux physiciens de ne se point tourmenter inutilement dans la recherche de ce qui est au-dessus de leur esprit; il aurait évité le blâme où il est tombé d'avoir voulu discréditer toutes les sectes, et nous aurait laissé des règles que nous aurions pu suivre en sûreté. Mais en nous détournant de suivre les autres, et de désirer savoir ce qui peut être su, il nous a détourné de le suivre lui-même. Car qui voudrait se donner de la peine pour ne rien apprendre, ou qui voudrait faire profession d'une doctrine qui l'obligerait de renoncer aux lumières les plus communes? Si c'est une doctrine, en l'étudiant on doit apprendre quelque chose; car qui aurait assez peu d'esprit pour s'adonner à une étude où il n'y aurait rien à apprendre et où il faudrait oublier ce que l'on aurait appris auparavant? La conclusion de ce discours est : que, soit que l'on ne puisse pas tout savoir comme les physiciens l'ont reconnu, soit que l'on ne puisse rien savoir comme l'ont prétendu les académiciens, il n'y a plus de philosophie. [3,7] Parlons maintenant de la morale qui est sans doute la partie la plus importante de la philosophie, et qui apporte la plus grande utilité, au lieu que la physique ne donne que du plaisir. Comme il n'y a point de fautes aussi dangereuses que celles qui regardent les moeurs, nous ne devons jamais avoir plus d'application que quand il s'agit de les bien régler. Il y a d'autres matières auxquelles on ne prend pas si fort garde, parce que, quand on y réussit, on n'en tire pas grand profit, et quand on se trompe, on n'en souffre pas grand dommage. En matière de morale, il n'est pas permis de suivre son caprice ni de se tromper. Tout le monde doit être uni dans le même sentiment, parce que le moindre égarement est d'une grande conséquence pour la suite de la vie. Il y a moins de danger dans la recherche des secrets de la nature, mais il y a aussi plus d'obscurité, et plus de liberté de soutenir ce qui paraît le plus probable. Au contraire, dans le règlement des moeurs, comme il ya plus de danger, il y a moins de difficulté, parce que l'usage et l'expérience nous enseignent ce qu'il y a de plus véritable ou de meilleur. Voyons donc s'il y a quelque uniformité de sentiments parmi les philosophes touchant la morale et touchant les préceptes qu'ils nous donnent pour la conduite de notre vie. Il n'est pas nécessaire de parcourir toutes les questions. Il n'y a qu'à choisir la principale et celle d'où les autres dépendent. Épicure met le souverain bien dans le plaisir de l'esprit, et Aristippe dans le plaisir du corps. Calliphon et Dinomaque, Cyrénéens, joignent l'honnêteté au plaisir. Diodore fait consister le souverain bien à être exempt de douleur. Hieronymus à n'en pas sentir. Les péripatéticiens l'établissent dans les biens de l'esprit, du corps et de la fortune. Hérille maintient que le souverain bien est de savoir, Zénon, que c'est de vivre conformément à la nature; quelques stoïciens, que c'est de suivre la vertu. Aristobée n'en reconnaît que dans l'honnêteté et dans la vertu. Voilà les sentiments des philosophes. Lequel suivrons-nous dans une si grande diversité ? Leur autorité est égale. Si nous sommes capables de prendre de nous-mêmes le bon parti, nous n'aurons pas besoin de nous adonner à l'étude de la philosophie, parce que nous sommes montés au comble de la sagesse, et que nous sommes les juges de ceux qui font profession de la chercher. Mais si nous sommes encore au rang de ceux qui ont besoin de s'instruire, comment jugerons-nous de ce que nous n'avons pas appris, surtout quand un académicien nous retiendra comme il fait par le manteau, et nous empêchera d'ajouter foi à personne, bien que de son côté il n'avance rien que nous puissions croire. [3,8] Que nous reste-t-il à faire, si ce n'est de renoncer à des disputes pleines d'opiniâtreté et de fureur, et de nous soumettre à l'équité d'un juge qui décidera nos questions, qui nous donnera de salutaires préceptes, et nous inspirera une sagesse pure et tranquille. Ce sera de lui que nous apprendrons quel est le véritable bien de l'homme. Mais avant de faire voir en quoi il consiste, il est à propos de réfuter les opinions que les philosophes ont eues sur ce sujet, et de montrer qu'aucun d'entre eux n'a approché de la sagesse. Puisqu'il s'agit ici du principal devoir de l'homme, il faut nécessairement que son souverain bien consiste en une chose qui ne lui puisse être commune avec les autres animaux. L'homme doit avoir quelque chose qui lui soit propre et qu'il ne puisse perdre sans perdre sa propre nature, comme les loups ont les dents, les taureaux les cornes, et les oiseaux les ailes. La faculté de vivre ou de produire son semblable est un bien naturel, mais il n'y a de bien souverain que celui qui est commun à tous. Celui-là n'était donc pas un véritable sage qui a vu que le souverain bien consistait dans le plaisir de l'esprit, parce que, soit que ce plaisir soit une joie ou un repos et une sécurité, c'est un bien qui est commun. Quant à Aristippe, je n'estime pas qu'il mérite qu'on lui réponde. La brutalité avec laquelle il s'est plongé en toute sorte de sales voluptés et la bassesse avec laquelle il s'est rendu esclave des plaisirs des sens ne font que trop voir que ce n'était pas un homme et qu'il n'y avait aucune différence entre lui et les bêtes, si ce n'est qu'il avait l'usage de la parole. Si les ânes, les chiens et les porcs pouvaient parler et qu'on leur demandât pourquoi ils suivent leurs femelles avec une ardeur si furieuse qu'ils ne peuvent s'en séparer, qu'ils négligent pour cela les aliments, qu'ils se battent contre les autres mâles, qu'ils ne se rendent pas lors même qu'ils sont abattus, qu'ils méprisent la pluie, le froid, le travail et le danger, que répondraient-ils, si ce n'est que le plaisir du corps est le souverain bien, et que pour en jouir ils n'appréhendent aucun mal et ne refusent ni de recevoir des blessures, ni de souffrir la mort. Recevons-nous des préceptes pour la conduite de notre vie de ceux qui n'ont point d'autres sentiments que ceux des créatures privées de raison? Les deux Cyrénéens disent que la vertu mérite d'être louée, quand ce ne serait que pour le plaisir qu'elle donne. «Nous combattons, disent-ils, non comme des chiens ou des porcs pour le plaisir du corps, mais pour le plaisir de l'esprit qui ne vient que de la vertu, et si nous sommes vaincus nous serons privés de ce plaisir.» Recevons-nous des règles de sagesse de ceux qui ne sont différents des bêtes qu'en la manière de parler plutôt qu'en celle de penser et de concevoir. Il appartient aux cyniques plutôt qu'aux péripatéticiens de faire consister le souverain bien dans l'exemption de la douleur. Chacun sait que cette question a été fort agitée par les malades et ceux qui sentent du mal. Qu'y a-t-il de si ridicule que de prendre pour le souverain bien un bien qu'un médecin nous peut procurer? Pour jouir de ce souverain bien il faut avoir souffert du mal, et afin que cette jouissance soit plus agréable, il faut avoir senti les douleurs les plus aiguës et les plus fâcheuses. Celui qui n'en a jamais senti est très misérable parce qu'il est privé du bien, qui consiste à ne plus sentir de douleur, au lieu qu'il semblait heureux de n'avoir jamais eu de mal. Celui qui a cru que le souverain bien consiste à n'avoir jamais eu de douleur n'est pas fort éloigné de l'extravagance de l'opinion dont je viens de parler. Car outre qu'il n'y a point d'animal qui n'évite autant qu'il peut la douleur, qui peut se promettre la possession d'un bien qu'il n'est permis tout au plus que de souhaiter ? Or, il est certain que pour être heureux, il faut avoir le souverain bien en sa puissance, ce que ne peuvent procurer ni la vertu ni la science, ni le travail, mais seulement la nature. Ceux qui ont joint l'honnêteté au plaisir pour trouver le souverain bien de l'homme, ont voulu éviter les inconvénients des autres opinions, mais ils ont établi un bien contraire à lui-même. Car quiconque recherche le plaisir n'a pas d'honnêteté, et quiconque a de l'honnêteté est privé du plaisir. Les péripatéticiens font consister le souverain bien dans un trop grand nombre de sujets et qui semblent communs aux hommes et aux bêtes, à la réserve des seuls avantages de l'esprit, touchant lesquels il y a de grandes contestations. Les avantages du corps, comme l'intégrité des parties, l'indolence, la santé ne sont pas moins nécessaires aux bêtes qu'à l'homme. Car quand l'homme en est privé, il trouve dans les remèdes et dans la société des soulagements que les bêtes ne trouvent point. D'ailleurs quels sont les biens que l'on appelle les biens de la fortune? ce sont des biens qui ne viennent que du vol et du brigandage, comme les commodités de la vie ne procèdent que des richesses. Ainsi, en introduisant un bien qui ne dépend point de l'homme, ils ont fait dépendre l'homme des choses extérieures. Écoutons maintenant ce qu'à dit Zénon, car il semble qu'il ait quelquefois quelque idée de la vertu. «Le souverain bien, dit-il, consiste à vivre conformément à la nature.» Il faut donc vivre de la même manière que les bêtes. Mais elles vivent d'une manière dont nous devons être fort éloignés. Elles cherchent le plaisir, elles craignent, elles espèrent, elles usent de ruses, tendent des piéges, tâchent de tromper, de surprendre et de tuer, et ce qui est plus important, elles ne connaissent pas Dieu. Qui est-ce donc qui m'enseigne à vivre conformément à une nature qui ne porte qu'au péché et qui n'a de charmes que pour engager dans le crime? Que si Zénon répond que la nature des hommes est différente de celle des bêtes, en ce que l'homme est capable de la vertu, j'avoue que la réponse sera digne de notre considération. Mais la définition qu'il porte du souverain bien n'en sera pas meilleure, parce qu'il n'y a point d'animal qui ne vive conformément à la nature. Ceux qui mettent le souverain bien dans la science semblent accorder quelque chose de particulier à l'homme. Cependant les hommes ne recherchent pas la science pour elle-même. Car qui est-ce qui se contente de l'acquérir, sans en attendre quelque fruit ? On apprend les arts pour les exercer. On les exerce pour le plaisir, pour le profit ou pour la gloire. La science n'est donc pas le souverain bien puisqu'on ne la recherche pas sur elle-même, mais pour autre chose. Quelle différence y a-t-il entre mettre le souverain bien dans la science ou le mettre dans le plaisir, dans le profit ou dans la gloire que la science peut apporter, c'est-à-dire dans des biens qui, n'étant pas propres à l'homme, ne peuvent jamais être souverains ? Le plaisir et le soin d'amasser des vivres se rencontrent dans les bêtes. Le désir de la gloire ne s'y rencontre-t-il pas? ne se remarque-t-il pas dans les chevaux, et ne voit-on pas qu'ils triomphent de joie quand ils ont remporté la victoire, et qu'ils sont abattus de tristesse quand ils ont été vaincus? Ils semblent qu'ils soient sensibles à la gloire et qu'ils aiment les louanges. Aussi un poète a-t-il dit avec raison combien chacun sent avec douleur sa défaite, avec joie son triomphe. Si les biens qui procèdent de la science sont communs à l'homme et aux animaux, la science n'est pas le souverain bien. De plus, on peut remarquer un autre défaut fort grave dans cette opinion, qui est que la science y est nommée d'une manière trop vague et trop indéfinie ; car si le bonheur consistait dans la science, tous ceux qui sauraient un métier seraient heureux. Ceux mêmes qui en sauraient un mauvais, et ceux qui sauraient détremper des poisons ne seraient pas moins heureux que ceux qui sauraient préparer des remèdes. Je demande donc de quelle science on entend parler. Si c'est de la science naturelle, j'en serai donc plus heureux quand je connaîtrai la source du Nil, ou que j'aurai appris tout ce que les physiciens disent de ridicule et d'extravagant touchant le ciel et les astres. De plus, on n'a presque aucune science de ces matières; on n'a que des conjectures qui sont aussi différentes que les esprits. Il reste donc que ce soit de la science du bien et du mal en laquelle consiste le souverain bien. Que ne disait-on plutôt qu'il consiste en la sagesse? On aurait sans doute mieux dit, et cependant personne ne s'est avisé de le dire. Si la science n'est accompagnée de la vertu, elle sert de peu, soit pour faire le bien ou pour éviter le mal. Plusieurs philosophes ont fait d'excellents discours touchant le bien et le mal, et ont tenu une conduite fort contraire à leurs sentiments, parce qu'ils n'ont pas eu assez de vertu pour réprimer les mouvements déréglés de leurs passions. L'union de la vertu à la science est ce qui fait la sagesse. Il ne nous reste plus qu'à réfuter l'opinion de ceux qui ont cru que la vertu est le souverain bien. Cicéron a été dans ce sentiment, bien que plusieurs se soient trompés en le voulant soutenir. La vertu est plutôt un moyen pour arriver au souverain bien, qu'elle n'est le souverain bien. Ce que je dis est aisé à entendre ; car je demande s'il est nécessaire de prendre beaucoup de peine pour arriver à la possession d'un bien si excellent, ou si l'on y arrive sans peine. Que ces philosophes fassent paraître ici la subtilité de leur esprit et qu'ils soutiennent leurs erreurs. Si l'on parvient aisément à la possession de ce bien, ce n'est pas le bien souverain. Ce serait fort inutilement que nous nous tourmenterions jour et nuit pour le posséder, s'il était à la portée de tout le monde, et s'il était permis d'en jouir sans aucun travail. On n'a aucun bien sans peine, pas même le plus médiocre et le plus commun. Le bien est comme au sommet d'une montagne, et le mal dans la pente. Il faut donc nécessairement faire des efforts pour parvenir à la jouissance du souverain bien. S'il faut faire des efforts, il faut de la vertu pour les faire, et cette vertu-là par laquelle on arrivera au souverain bien, sera autre chose que le souverain bien même; ce qui semble renfermer une contradiction, en ce que l'on arriverait à la vertu par la vertu même. Si l'on ne saurait arriver à la possession du souverain bien sans peine ni sans travail, c'est par la vertu que l'on y arrive, parce que son devoir est de prendre la peine et de supporter le travail. La vertu n'est donc pas le souverain bien, puisqu'elle sert à y arriver. Ces philosophes ayant ignoré quel est le propre devoir et la véritable fin de la vertu, et ne trouvant rien de plus honnête qu'elle, s'y sont arrêtés, ont assuré qu'il la fallait rechercher sans intérêt, et l'ont prise pour le souverain bien, quoique elle- même tendît au souverain bien. Aristobée ne s'est pas fort éloigné de ce sentiment, quand il a soutenu que le souverain bien consistait dans la vertu jointe à l'honnêteté. La vertu peut-elle être séparée de l'honnêteté, et si elle avait quelque chose de déshonnête ne cesserait-elle pas d'être vertu ? Ce philosophe a considéré que les hommes jugent quelquefois peu favorablement de la vertu, et il s'est accommodé à l'opinion du peuple, bien que cela ne puisse se faire sans blesser la raison et la justice, parce que l'honneur de la vertu ne dépend pas de notre suffrage. Cet honneur est-il rien autre chose que la louange que donne la multitude ? Si cette multitude conçoit par légèreté ou par méprise une fausse opinion sur quelqu'un la vertu deviendra-t-elle tout d'un coup ou criminelle ou infâme? Elle peut être persécutée par la haine et par la jalousie des méchants. Mais pour être un bien solide et durable, il faut qu'elle soit absolument indépendante, et qu'elle n'ait rien ni à espérer ni à craindre. [3,9] Je commencerai maintenant à examiner la nature du souverain bien. Il faut convenir d'abord qu'il doit être propre à l'homme, et que les bêtes n'y sauraient avoir part. En second lieu, il réside dans l'esprit et non dans le corps. Enfin nul ne peut le posséder, qu'il ne possède aussi la science et la vertu. Ces trois conditions renversent toutes les idées des philosophes; car ils n'avaient jamais rien conçu de pareil. Je dirai maintenant en quoi consiste le souverain bien, et je ferai voir, comme je l'ai entrepris, que les philosophes n'ont été que des ignorants et des aveugles, qui, bien loin de le connaître ou de le comprendre, n'ont pu seuIement former une conjecture raisonnable sur ce sujet. Comme l'on demandait un jour à Anaxagore pour quelle fin il était né, il répondit que c'était pour considérer le soleil et le ciel. Tout le monde a admiré cette parole et l'a trouvée digne d'un véritable philosophe. Je crois au contraire qu'il ne l'a dite que par hasard, ne sachant que répondre et ne voulant pas se taire. Pour peu qu'il eût eu de sagesse, il devait avoir souvent pensé que quiconque ne sait pas pourquoi il est né, ne mérite pas de vivre. Mais supposons qu'il ne fit pas cette réponse sur-le-champ et sans l'avoir préméditée, et examinons combien il fit de fautes en ces trois paroles. La première consiste en ce qu'il a mis la principale ou plutôt l'unique fonction de l'homme dans les yeux, et en ce qu'il a rapporté tout au corps sans rien laisser à l'esprit. S'il avait été aveugle, aurait-il perdu pour cela la fonction que l'homme ne saurait perdre sans perdre son être ? Mais si tout dépend du ministère des yeux, les autres sens demeureront-ils inutiles ? Les oreilles servent plus en cela que les yeux. On peut acquérir les sciences et la sagesse par l'ouïe seule, au lieu qu'on ne les peut acquérir par la vue. «Vous êtes né, dites-vous, pour regarder le ciel et le soleil ! Qui vous a commandé de les regarder, et quel intérêt avez-vous à le faire ? Est-ce pour louer la grandeur et la beauté de cet ouvrage? Confessez donc qu'il y a un Dieu qui en est l'auteur, et qui vous a créés vous-même, afin que vous fussiez le témoin et l'admirateur des beautés du monde. Vous êtes persuadé que c'est un extrême avantage de regarder le ciel et le soleil ? que ne rendez-vous donc de profondes actions de grâces à celui de qui vous tenez ce bienfait ? Que ne faites-vous réflexion sur la providence, sur la sagesse, sur la puissance de celui de qui vous ne pouvez voir les ouvrages sans être surpris d'étonnement ? Si quelqu'un vous avait invité à souper, et qu'il vous eût offert un magnifique festin, ne faudrait-il pas que vous eussiez perdu l'esprit, pour estimer plus le plaisir que vous y auriez pris que la personne qui vous l'aurait procuré? Voilà comment les philosophes rapportent tout au corps et rien à l'esprit, et comment ils ne voient que ce qu'on peut voir par les yeux. Cependant il faut faire cesser les actions des sens, pour écouter ce que dicte la raison qui réside dans l'âme. Nous sommes nés non pour regarder les créatures, mais pour considérer le créateur. Il n'y a personne, pour peu qu'il ait de sagesse, qui, si on lui demandait pour quel sujet il est né, ne fût prêt à répondre hardiment qu'il est né pour rendre au Dieu de qui il tient la naissance le service qu'il lui doit, service qui ne consiste qu'à conserver, par la pureté de ses actions, l'innocence qu'il a reçue de sa grâce. Mais ce philosophe qui n'était point instruit des choses de Dieu a réduit presque à rien le plus important de tous les devoirs, quand il a dit qu'il n'était né que pour regarder deux créatures. S'il avait dit qu'il était né pour regarder l'univers, il aurait embrassé un plus vaste sujet, et n'aurait pas encore rempli tous ses devoirs. Dieu étant plus élevé au-dessus de l'univers qu'il a créé et qu'il gouverne, que l'âme ne l'est au-dessus du corps, il ne faut donc pas s'arrêter à regarder l'univers qui est corporel avec les yeux qui sont aussi corporels; il faut élever l'âme qui est immortelle jusqu'à la contemplation de Dieu qui est éternel, et joindre à cette contemplation un respect sincère qui lui est dû comme au père commun de tous les hommes. Comme les philosophes, bien loin de s'élever de la sorte, sont demeurés attachés par leur ignorance à la terre, il y a apparence qu'Anaxagore ne regardait jamais le ciel ni le soleil, bien qu'il ait dit qu'il était né pour les regarder. J'ai expliqué en quoi consiste le principal devoir de I'homme, et il n'y a personne qui, pour peu qu'il ait de sagesse, ne le puisse aisément comprendre. Ce devoir n'est rien autre chose que l'humanité ; l'humanité n'est autre chose que la justice; la justice n'est autre chose que la piété; la piété n'est autre chose que la connaissance de Dieu, qui est notre père. [3,10] Le souverain bien de l'homme consiste dans la religion, et les autres biens qui lui semblent propres lui sont communs avec les animaux. N'ont-ils pas des voix et des sons par lesquels ils semblent parler et s'entretenir ensemble ? Ne semble-t-il pas qu'ils rient quand ils caressent ou les hommes ou leurs petits, avec divers mouvements des oreilles, du nez, et des yeux? N'ont-ils pas de l'amour les uns pour les autres, et ne font-ils pas beaucoup de choses par le mouvement de cet amour ? N'ont-ils pas le soin de faire des provisions et de serrer de quoi vivre à l'avenir ? On voit en plusieurs des signes de raison, comme quand ils poursuivent ce qui leur est propre ; qu'ils s'éloignent de ce qui leur est contraire; qu'ils évitent les dangers, et qu'ils se font des tanières à différentes issues. Peut-on nier qu'ils n'aient quelque sorte de raison, puisqu'ils trompent souvent les hommes? Les abeilles font comme une petite république dans leurs ruches; elles y bâtissent des cellules avec un art merveilleux; elles s'y fortifient; elles y obéissent à leur roi; et l'on peut même douter si elles n'ont pas une prudence achevée. Il est donc probable que la plupart des biens que l'on attribue à l'homme appartiennent aussi aux autres animaux. Mais il est certain qu'ils n'ont point de religion. Pour moi, je me persuade que la raison a été donnée à tous les animaux; mais qu'au lieu qu'elle n'a été donnée aux autres que pour défendre leur vie, elle a été donnée aux hommes pour la communiquer. Comme cette raison est parfaite et consommée dans l'homme, on l'appelle sagesse, et c'est par elle qu'il connaît Dieu. Le sentiment de Cicéron sur ce sujet est très véritable. «Il n'y a, dit-il, que l'homme qui, parmi un grand nombre d'animaux de différentes espèces, ait quelque connaissance de la divinité. Mais parmi les hommes il n'y a point de nation si barbare, ni si farouche, qui ne sache pas qu'il est celui qu'il faut adorer.» Il suit de là que quiconque se souvient de son origine, reconnaît qu'il y a un Dieu. Les philosophes, qui ont voulu délivrer les esprits de toute sorte de crainte, ont ôté toute sorte de religion. Il est certain qu'ils ne pourraient rien faire de plus contraire à l'humanité, ni à la raison ; car comme Dieu a assujetti les animaux à l'homme, il a assujetti l'homme à lui-même. D'où vient que ces philosophes disent que nous devons élever notre esprit au lieu même où nous levons les yeux, si ce n'est pour nous avertir de nous acquitter des devoirs de la religion? S'il n'y a point de religion, quel rapport avons-nous avec le ciel? Il faut nous élever vers le ciel ou nous abaisser vers la terre. Nous ne saurions nous abaisser vers la terre quand nous le voudrions, parce que notre taille est naturellement droite et élevée. Il faut donc regarder le ciel. Mais on ne le peut regarder qu'à dessein ou de s'acquitter des devoirs de la religion, ou d'apprendre le mouvement et le cours des astres. J'ai déjà fait voir que nous ne saurions découvrir, par nos pensées et par nos raisonnements, quel est ce mouvement et ce cours. Ce n'est donc que pour s'acquitter des devoirs de la religion qu'il faut regarder le ciel ; et si on ne le regarde, on rampe sur la terre comme des bêtes, et on renonce à la dignité de la nature humaine. Le peuple avec toute son ignorance est plus sage que les philosophes, parce que bien qu'il se trompe dans le choix de la religion, il n'oublie pas entièrement l'excellence de sa nature et de sa condition. [3,11] C'est une maxime reçue par le consentement unanime de tous les peuples qu'il faut avoir une religion. D'où vient donc qu'ils s'accordent si peu dans le choix? Je tâcherai de faire voir d'où procède un égarement si général et si déplorable. Dieu a formé l'homme de telle sorte, qu'il lui a donné le désir de connaître la religion et la sagesse; mais la plupart se trompent, ou en ce qu'ils embrassent une religion sans s'adonner à l'étude de la sagesse, ou en ce qu'ils s'adonnent à l'étude de la sagesse sans prendre aucun soin de s'instruire de la religion. Il fallait cependant joindre ces deux choses ensemble, parce qu'il est impossible que l'une subsiste sans l'autre; ou ils s'engagent en diverses religions, qui sont toutes fausses, parce qu'ils ont quitté la sagesse qui leur avait appris qu'il est impossible qu'il y ait plusieurs dieux; ou ils s'adonnent à l'étude d'une sagesse qui est fausse, parce qu'ils n'ont pas embrassé la religion du vrai Dieu, qui les aurait conduits à la vérité : ainsi ils tombent dans quantité d'erreurs en séparant la recherche de la religion de l'étude de la sagesse; au lieu qu'en les joignant, ils pourraient parvenir à la connaissance de la vérité, et s'acquitter du plus important de tous les devoirs: Pour moi, je m'étonne qu'aucun philosophe n'ait jamais pu découvrir en quoi consiste le souverain bien; car il leur était aisé de raisonner de cette sorte. Le souverain bien doit être proposé et comme offert à tout le monde. La volupté est peut-être proposée à tout le monde, car il n'y a personne qui ne souhaite d'en jouir; mais elle ne convient qu'aux bêtes; elle n'a rien d'honnête; elle cause du dégoût; elle nuit par son excès; elle diminue à mesure que l'âge avance, et elle ne se fait pas sentir à tout le monde, car ceux qui ne sont pas riches, et ceux-là sont en grand nombre, sont privés pour l'ordinaire des plus douces et des plus agréables voluptés. La volupté n'est donc pas le souverain bien, ou ce n'est pas même un bien. Que dirons-nous des richesses ? elles le sont encore moins que la volupté. Elles sont possédées par un plus petit nombre de personnes, et quelquefois par des lâches qui ne les méritent pas. Elles arrivent souvent par hasard; souvent elles ne sont amassées que par des crimes, et quand on en a, on en désire encore davantage. Le souverain bien consistera-t-il dans la possession des royaumes ou des empires? Il est impossible qu'il consiste en cela ; car tout le monde ne peut pas régner, et tout le monde doit aspirer à la jouissance du souverain bien. Cherchons donc quelque autre chose où tout le monde puisse prétendre, ne sera-ce point la vertu? Mais si elle ne peut nous rendre heureux, parce qu'elle consiste à supporter le mal, elle ne peut non plus être le souverain bien. Cherchons donc quelque autre chose. Il n'y a rien de si excellent que la vertu ; il n'y a rien qui doive être préféré à la sagesse. La vertu doit être recherchée pour sa beauté, comme on doit fuir les vices pour leur laideur. Est-il possible que la vertu, qui est un bien si honnête, demeure sans récompense, et qu'elle n'apporte aucun avantage? Les peines et les fatigues qui partagent toute notre vie, les combats qu'il faut livrer sans cesse pour vaincre le mal, méritent sans doute une récompense très considérable; mais quelle sera-t-elle? Sera-ce la volupté? Un si vil effet ne saurait procéder d'une si belle cause. Seront-ce les richesses ou la puissance? Ce sont des choses passagères et périssables. Sera-ce l'honneur, la gloire, la ré putation? Ces avantages-là ne se rencontrent pas dans la vertu même; ils dépendent du jugement et de l'opinion des hommes. La vertu n'est que trop souvent le sujet de la haine la plus envenimée et de la persécution la plus cruelle. Or le bien, qui est attaché à la vertu comme sa récompense, doit ne pouvoir pas en être séparé; et il faut qu'il lui soit tellement propre, que l'on n'y puisse rien ajouter, ni rien en retrancher. De plus, le principal devoir de la vertu est non seulement de ne pas souhaiter, mais de ne pas rechercher et de ne pas aimer les plaisirs, les richesses, les honneurs, les dignités, le pouvoir de commander, et tout ce que les hommes prennent pour des biens. Le mépris qu'elle fait de toutes ces choses ne procède que de l'espérance qu'elle a d'en posséder de plus excellentes. Ne perdons pas courage, et faisons tous les efforts dont nous sommes capables pour trouver ce que nous cherchons. Le prix qui nous est proposé vaut bien la peine que nous prendrons ; il ne s'agit de rien moins que de savoir pour quel sujet nous avons été mis au monde. [3,12] Voici la méthode par laquelle on peut reconnaître quel est l'effet de la vertu. L'homme est composé de corps et d'âme : il y a des biens qui sont propres à l'âme; il y en a qui sont propres au corps; et il y en a qui sont communs à l'un et à l'autre. La vertu est donc de cette dernière sorte, et quand elle convient au corps, on l'appelle force, pour la distinguer de celle qui convient à l'âme. Si la vertu convient à ces deux parties de notre être, elles sont toutes deux obligées à combattre, et peuvent toutes deux remporter la victoire. Le corps, étant solide et palpable, combat contre des ennemis de même nature ; mais l'esprit, étant délié et invisible, combat contre des ennemis que l'on ne peut ni voir ni toucher. Quel sont ces ennemis, sinon les mauvais désirs, les vices et les crimes? Quand l'âme les surmonte, elle conserve sa pureté. Par où peut-on connaître quel est le prix de la victoire que remporte l'âme? On peut le connaître par la comparaison du prix de la victoire que remporte le corps. Quand le corps combat, la fin et la récompense qu'il reçoit, c'est la conservation de la vie; car, soit qu'il combatte contre des hommes ou contre des bêtes, il ne combat le plus souvent que pour la défendre. L'âme combat de la même sorte pour sa vie et pour son salut. Et comme le corps est pour l'ordinaire privé de la vie quand il a été vaincu par ses ennemis, l'âme perd la sienne quand elle se laisse vaincre par ses vices; la seule différence qu'il y ait entre les combats de l'âme et ceux du corps, c'est que les combats du corps ne tendent qu'à la conservation d'une vie temporelle, au lieu que ceux de l'âme tendent à la conservation d'une vie éternelle. Si la vertu n'est pas heureuse par elle-même, parce que sa principale occupation est de supporter la fatigue et le travail, si elle méprise tout ce que le monde recherche avec la plus grande ardeur, si elle refuse souvent la vie, et si elle affronte la mort, qui est si généralement redoutée, si de généreux exploits ne peuvent manquer de récompense ni en trouver sur la terre, parce que, sur la terre, il n'y a rien qui les égale, il faut nécessairement que la vertu trouve sa récompense dans le ciel, et cette récompense n'est autre chose que l'immortalité. Euclide, philosophe célébre, qui a fondé une secte particulière à Mégare, a eu raison de dire que le souverain bien est ce qui est toujours égal et toujours semblable à soi-même. Il avait sans doute pénétré la nature du souverain bien, quoiqu'il ne l'ait pas expliqué, et c'est l'immortalité qui ne peut recevoir de changement, d'accroissement ni de diminution. Sénèque a avoué, comme par mégarde et sans y penser, que l'immortalité est l'unique récompense de la vertu. «Il n'y a, dit-il, que la vertu qui nous puisse rendreimmortels et égaux aux dieux. » Les stoïciens, dont il a suivi les sentiments, soutiennent que l'on ne peut arriver à la béatitude que par la vertu. On ne recherche donc pas la vertu pour elle-même, mais on la recherche pour la béatitude qui en est la récompense. Les stoïciens ont dû reconnaître par ce raisonnement en quoi consiste le souverain bien. Le temps de cette vie n'est pas le temps de la béatitude, parce que le corps est sujet à trop de misères. Épicure dit que Dieu est heureux, parce qu'il est incorruptible et éternel. II faut que la béatitude soit parfaite, et qu'il n'y ait rien qui puisse l'altérer ni la changer; pour la posséder il faut être incorruptible et immortel. Que si l'homme est capable d'acquérir la vertu, comme tout le monde est obligé d'en demeurer d'accord, il est aussi capable de parvenir à la béatitude, car il est impossible d'être tout ensemble et vertueux et misérable. S'il est capable de parvenir à la béatitude, il est capable de parvenir à l'immortalité. Il faut avouer que cette immortalité est le souverain bien, qu'elle ne convient à aucun autre animal qu'à l'homme, qu'elle ne convient pas même à son corps, qu'elle ne peut être séparée de la science et de la vertu, de la connaissance de Dieu et de la justice. Il est aisé de reconnaître, par le désir que nous avons de conserver la vie présente, combien celui de parvenir à l'immortalité est tout ensemble et violent et raisonnable. De quelque misère que la vie présente soit remplie, il n'y a personne qui ne souhaite avec passion de la posséder. Les vieillards ne le souhaitent pas moins que les enfants, les princes pas moins que les sujets, les sages pas moins que les insensés. La vue du ciel et de la lumière est si chère, selon l'avis d'Anaxagore, qu'il n'y a point de fatigue que l'on n'essuie volontiers pour la conserver. Si tout le monde demeure d'accord que cette vie, si courte et si misérable, est un grand bien, elle deviendra le souverain de tous les biens, dès qu'il n'y aura plus rien qui borne sa durée ni qui trouble son repos. Enfin personne n'a jamais méprisé la vie présente que par l'espérance d'en posséder une plus longue. Ceux qui se sont exposés volontairement à la mort pour le salut de leurs concitoyens, comme Ménecée à Thèbes, Codrus à Athènes, Curtius et les deux Décius à Rome, n'auraient jamais renoncé à la vie présente s'ils n'avaient espéré d'en acquérir une immortelle dans l'esprit des peuples. Bien qu'ils ne sussent pas le chemin par où l'on va à 1'immortalité, ils n'ont pas laissé de juger fort bien qu'il y avait une immortalité et qu'il y a un chemin qui y conduit. Si la vertu méprise les richesses parce qu'elles peuvent se perdre; si elle méprise les plaisirs parce qu'ils s'échappent promptement de nos mains; si elle méprise la vie parce qu'elle est de peu de durée, c'est sans doute qu'elle en veut posséder une qui ne finisse jamais. Voilà comment l'esprit, montant comme par degrés, parvient enfin à la connaissance du souverain bien pour lequel nous avons été créés. Si les philosophes avaient suivi cette méthode, au lieu de soutenir opiniâtrément les sentiments dont ils ont été une fois prévenus, ils auraient pu acquérir la connaissance de la vérité. Que si ceux qui croient que l'âme périt avec le corps n'ont pu reconnaître que la vertu lui est commandée, afin qu'après avoir dompté les passions et vaincu l'amour des biens de la terre, elle rentre comme en triomphe dans le sein de Dieu, qui est son principe, ceux au moins qui la reconnaissent immortelle auraient pu le faire. L'homme a reçu seul, entre tous les animaux, une taille droite et élevée vers le ciel, afin qu'il regardât Dieu en la possession duquel consiste son souverain bien. Il est seul capable des devoirs de la religion, et reconnait seul, par le désir qu'il a de l'immortalité, que son âme est exempte de la mort. Les philosophes qui ont regardé la science et la vertu comme le souverain bien ont approché de la vérité, mais ils ne sont pas arrivés jusqu'à elle. La science nous découvre le lieu où nous devons tendre, la vertu nous y conduit; l'une ne sert de rien sans l'autre. La science nous éclaire pour pratiquer la vertu, et la pratique de la vertu mérite la possession du souverain bien. Le bonheur que les philosophes ont cherché, et qu'ils cherchent encore, soit dans le culte des dieux, soit dans l'étude, est un bonheur imaginaire, et ils n'avaient garde de trouver le véritable, parce qu'an lieu de le chercher au ciel, où il est, ils le cherchent sur la terre. Où peut être le souverain bien ailleurs que dans le ciel et dans le sein de Dieu d'où l'âme est sortie? Qu'y a-t-il, au contraire, de plus bas que la terre, dont le corps a été formé ? Quoique quelques philosophes aient cru que le souverain bien était propre à l'âme, et que le corps n'y pouvait avoir aucune part, ils le lui ont néanmoins attribué sans y penser, quand ils en ont terminé la jouissance avec la durée de la vie mortelle que nous menons dans notre union avec le corps. Ainsi ils n'ont pas trouvé le souverain bien, parce qu'ils l'ont cherché dans le corps où il n'y a rien que de vain, que de faible et de périssable. La béatitude ne convient donc pas à l'homme de lâ manière que les philosophes l'ont cru. Elle ne lui convient pas durant la vie qu'il mène dans un corps corruptible et mortel, mais durant une autre, toute spirituelle et éternelle, qu'il mènera quand il sera délivré de la servitude du corps. L'unique moyen d'être heureux en cette vie, c'est de paraître malheureux, de se priver des plaisirs, de s'adonner à la vertu, de s'accoutumer aux exercices laborieux qui la fortifient, et de n'être jamais exempt de peine ni de misère. Le souverain bien qui nous rend heureux ne peut se trouver que dans la religion, à laquelle l'espérance de l'immortalité est attachée. [3,13] Après avoir fait voir que le souverain bien consiste dans la possession de l'immortalité, l'ordre du sujet que je traite semblerait m'obliger à faire voir que l'âme est immortelle. II y a eu de grandes contestations entre les philosophes sur cette matière. Mais ceux qui ont été dans les véritables sentiments, n'en ont apporté aucune preuve, et n'ont proposé ni raison ni autorités pour convaincre leurs ennemis. Le dernier livre de cet ouvrage où je parlerai de la vie heureuse, sera plus propre que celui-ci à l'examen de cette question. Il ne reste plus que la troisième partie de la philosophie, que l'on appelle logique et qui enseigne l'art de penser et d'exprimer ses pensées. La religion n'a pas besoin de cet art, parce que la sagesse réside non sur la langue, mais dans le cœur, et que les choses parlant d'elles-mêmes, elle peut négliger le choix des paroles. Nous ne cherchons ni un grammairien ni un orateur qui ne fasse profession que de bien parler ; nous cherchons un sage qui sache bien vivre. Si la physique ni la logique ne servent de rien pour nous rendre plus heureux, on ne peut plus avoir recours qu'a la morale, à laquelle on dit que Socrate s'appliqua uniquement. Mais, comme j'ai fait voir que les philosophes se sont trompés dans cette partie aussi bien que dans les autres, et qu'ils n'ont pu comprendre en quoi consiste le souverain bien pour lequel ils ont été mis au monde, il est clair que la philosophie ne contient rien que de vain et d'inutile, et qu'elle ne nous enseigne ni les règles de la justice ni aucun de nos véritables devoirs. Que ceux-là sachent qu'ils se trompent, qui s'imaginent que la philosophie est la sagesse. Qu'ils ne défèrent en cela à l'autorité de qui que ce soit, mais qu'ils se rendent plutôt à la vérité. C'est une matière où l'on ne se trompe pas impunément. Quand on a la témérité d'embrasser une fausse opinion, oul'imprudence de suivre une personne peu éclairée, on ne s'engage à rien moihs qu'à subir un supplice qui n'a pas de fin. Si un homme, quel qu'il puisse être, se fie à sa propre conduite, ou il n'a pas l'esprit de s'apercevoir de son égarement, ou au moins il a beaucoup d'orgueil en s'attribuant un avantage qui est au-dessus de sa nature. Le plus éloquent des Romains tombe lui-même en des erreurs fort grossières, et on ne saurait mieux les reconnaître que par la lecture de ses Offices, où, après avoir dit que la philosophie n'est autre «chose que l'étude de la sagesse, et que la sagesse est la science des choses divines et humaines", il ajoute ce qui suit; « Je ne sais ce que peut louer celui qui blâme l'étude de la philosophie; car si c'est le divertissement ou le repos que l'on cherche, qu'y a-t-il que l'on puisse comparer avec les études de ceux qui n'ont point d'autre occupation que de méditer sur les moyens de parvenir à une vie honnête et heureuse? Que si l'on désire de s'établir dans la solidité de la vertu, il n'y a point d'autre art qui nous promette ce glorieux avantage.» Dire qu'il n'y a point d'art qui nous mette en cet état, et qu'il n'en faut point espérer pour cet effet, au lieu qu'il y en a pour les moindres choses, c'est n'avoir aucune attention à ce que l'on dit, et se tromper dans une matière fort importante. Que s'il y a quelque art pour apprendre la vertu, où le peut-on trouver hors des limites de la philosophie? Bien que la profession que j'ai faite d'enseigner les belles-lettres m'ait donné quelque facilité de parler, j'avoue pourtant que je ne suis point éloquent, et que jamais je n'ai fréquenté le barreau. Mais la bonté de ma cause peut me donner de l'éloquence, et la connaissance que j'ai du vrai Dieu, suffisent pour me faire plaider avec autant d'ornements que de force. Je voudrais que Cicéron pût sortir maintenant du tombeau, afin que le plus célébre orateur de l'antiquité fût instruit par un homme qui n'a qu'une connaissance médiocre des préceptes de la rhétorique. Je lui ferais voir premièrement ce que pourrait louer un homme qui blàmerait l'étude de la philosophie. Je lui ferais voir, en second lieu, que la philosophie n'est pas un art par lequel on apprenne la vertu, et où il faut chercher cet art et hors de la philosophie. Il faut aussi demeurer d'accord que Cicéron ne faisait point ces questions là à dessein d'apprendre, et qu'il n'y avait personne en son temps de qui il pût attendre la résolution de ses doutes. Il ne les faisait que par manière de déclamation, dans l'assurance qu'on ne lui pourrait jamais rien répondre pour faire voir que l'étude de la philosophie n'est pas une école de vertu. Il plaidait du même style et du même air, quand il voulait presser ceux à qui il avait affaire et les faire tomber dans quelque contradiction. Il en a usé de la sorte dans les questions Tusculanes où il fait à la philosophie cette apostrophe. «O philosophie! qui nous conduisez dans le cours de vie, qui exterminez les vices, et qui autorisez la vertu, qu'auraient pu faire sans vous tous les hommes ? Vous avez inventé les lois; vous avez formé nos moeurs. Vous avez établi une discipline. » Il lui adresse la parole comme si elle eût pu l'entendre, et il lui donne des louanges qu'il aurait mieux méritées qu'elle. Il aurait pu remercier de la même manière les aliments que nous prenons, parce que sans eux nous ne saurions conserver notre vie. Comme il n'ont point de sentiment, ils n'ont point aussi de dessein de nous obliger. La sagesse est à l'égard de l'esprit, ce qu'ils sont à l'égard du corps. [3,14] Lucrèce a mieux fait quand il a loué celui par qui la sagesse avait été inventée, bien qu'il se soit trompé en croyant qu'elle a été inventée par un homme. Est-ce qu'un homme, que ce poète loue comme un dieu, a trouvé la sagesse de la même sorte que des flûtes à une fontaine, selon le proverbe qui est dans la bouche des poètes. Celui, dit Lucrèce, qui a inventé la sagesse n'était pas un homme qui eût un corps grossier et matériel comme les nôtres. L'excellence du sujet désire que nous disions librement, mon cher Memmius, qu'il était un Dieu. Il ne faut pas même louer Dieu d'avoir inventé la sagesse, car ce serait lui ôter une partie de la louange qui lui est due. Il faut le louer d'avoir créé l'homme capable de recevoir la sagesse. Lucrèce loue cependant l'inventeur de la sagesse comme un homme, et l'élève en même temps jusqu'au ciel, en disant que.bien qu'il soit homme, il mérite d'être mis au nombre des dieux. Il y a apparence qu'il avait dessein de louer ou Pythagore, qui avait pris le premier le nom de philosophe, ou Thalès de Milet, qui avait recherché le premier les secrets de la nature. Mais en voutant relever la gloire de l'homme, il rabaisse le mérite de la sagesse, étant certain que son origine est moins illustre si elle n'a été inventée que par un homme. On peut néanmoins pardonner cette faute à Lucrèce comme à un poète; on ne la peut excuser dans Cicéron, le premier orateur de son siècle et le plus excellent philosophe de la république romaine; car pour ne point parler des Grecs, qu'il accuse souvent de légèreté et qu'il suit cependant comme ses maîtres, ne loue-t-il pas avec des expressions aussi figurées que celles de la poésie la sagesse qu'il appelle un don et un présent des dieux ? Non content de cela, il fait de grandes plaintes de ce qu'il s'est trouvé des personnes qui l'ont blâmée. «Y a-t-il quelqu'un, dit-il, qui ose tomber dans une méconnaissance si pleine d'impiété, et commettre un parricide si détestable, que de blàmer la mère de la vie civile?» Nous sommes ces parricides qui nions que la philosophie est la mère de la vie, et qui méritons, à votre jugement, d'être enfermés dans un sac. Et vous ne l'êtes point, vous qui commettez la plus odieuse de toutes les ingratitudes et la plus exécrable de toutes les impiétés, non contre le dieu dont vous adorez l'image dans le Capitole, mais contre celui qui a fait le monde, qui a créé l'homme, et qui, parmi un grand nombre d'autres faveurs, lui a donné la sagesse. Vous appelez la philosophie la maîtresse de la vertu et la mère de la vie; cependant personne n'entre dans son école qu'il n'en sorte plus rempli d'incertitude et de doute qu'il n'était auparavant. De quelle vertu la philosophie est-elle la maîtresse? de quelle vie est-elle la mère? Les philosophes disputent encore pour savoir en quoi consiste la vertu. Ils vieillissent et meurent tous les jours sans avoir pu convenir de la manière dont il faut vivre. Quelle vérité pouvez-vous montrer que la philosophie ait découverte, vous qui témoignez en plusieurs endroits de vos ouvrages que, parmi une si prodigieuse multitude de personnes qui ont fait profession de l'étude de la sagesse, il ne s'en est jamais trouvé aucune qui l'ait possédée? Qu'avez-vous appris vous-même de cette maîtresse de la vie? Avez-vous appris d'elle à faire de sanglantes invectives contre un consul qui avait acquis une grande autorité, et à l'irriter si fort par vos outrageuses exclamations, qu'il a été comme contraint de prendre les armes contre sa patrie? Mais supposons que cette conduite puisse être excusée par l'état où se trouvaient alors les affaires de la république, vous vous êtes adonné à l'étude de la philosophie, et vous vous y êtes attaché avec une plus grande application que nul autre. Vous vous vantez de savoir les opinions de toutes les sectes, et vous avez écrit en latin à l'imitation de Platon. Déclarez-nous donc ce que vous en avez appris, et nous dites en quelle secte vous avez trouvé la vérité? Est-ce dans celle des académiciens, que vous avez préférée aux autres et que vous avez suivie comme la meilleure? Elle n'enseigne rien, si ce n'est que l'on ne peut rien savoir. Il est aisé de vous convaincre par vos propres écrits que la philosophie ne nous peut rien enseigner qui contribue à la conduite de la vie civile. Voici vos paroles : «Non-seulement nous n'avons point d'yeux pour voir la sagesse, mais nous n'en avons que de faibles pour voir les objets les plus visibles.» Si la philosophie est la maîtresse de la vie et qu'elle vous éclaire dans votre conduite, d'où vient que vous êtes aveugle? Vous déclarez franchement quelles vérités vous croyez que l'on puisse apprendre de la philosophie, lorsque entre les règles que vous donnez à votre fils, vous lui dites qu'il faut savoir les préceptes de la philosophie, mais que dans la pratique il faut suivre les lois civiles. Peut-on jamais avancer une contradiction plus manifeste? S'il est nécessaire de savoir les préceptes de la philosophie, c'est sans doute pour vivre selon les lois civiles; la philosophie n'enseigne pas la sagesse, puisqu'il faut préférer l'autorité des législateurs ou les coutumes reçues parmi les peuples, aux avis des philosophes. Si la philosophie et la sagesse ne sont qu'une même chose, c'est vivre en homme qui n'a point de sagesse que de ne pas vivre selon la philosophie. Si ce n'est pas vivre en insensé que de vivre selon les lois civiles, c'est vivre en insensé que de vivre selon la philosophie; ainsi voilà la philosophie condamnée de folie par vous-même. Dans le livre de la Consolation, qui est un livre fort sérieux, vous avez parlé de la philosophie en ces termes : «Nous sommes dans l'erreur et dans une misérable ignorance de la vérité !» Où sont donc les préceptes de la philosophie? Où est ce que vous a enseigné cette mère et cette maîtresse de la vie? Que si cet aveu si sincère de votre ignorance et de vos erreurs vous est échappé de la bouche, que ne reconnaissez-vous aussi que la philosophie, que vous avez élevée par des louanges si extraordinaires, ne peut enseigner la pratique de la vertu? [3,15] Sénèque a été dans la même erreur; car qui pourrait demeurer dans le bon chemin pendant que Cicéron s'égara. « La philosophie, dit-il, n'est autre chose que la manière de bien vivre, que la science de vivre honnêtement, que l'art de bien régler ses actions. Nous ne nous tromperions point, ajoute-t-il, si nous disions que la philosophie est une loi qui nous oblige à vivre selon l'honnêteté et la vertu; et celui qui l'a appelée la règle de la vie humaine, lui a donné un nom qui lui est fort propre.» Quand Sénèque parlait de la sorte, il ne conservait pas sans doute l'idée de la philosophie prise en général, qui contient plusieurs sectes, qui n'enseigne aucune maxime dont tout le monde ne convienne, et qui renferme une multitude prodigieuse de préceptes qui ne peuvent apporter que du trouble et de la confusion. Comment une philosophie si peu stable et si peu constante pourrait-elle donner des règles certaines et invariables pour bien vivre? Je demanderais volontiers à Sénèque s'il tient que la secte des académiciens fasse profession d'une véritable philosophie. Je me persuade qu'il n'en disconviendra pas. S'il est vrai que l'académie ne s'éloigne pas de la vérité de la philosophie, celle-ci ne saurait être la règle de la vie; car, selon l'académie même, elle n'a rien de certain ni d'assuré, elle abolit toute sorte de règles, de lois et de science. Il n'y a donc point d'art ni de science qui nous enseigne à bien vivre, hors cette sagesse sublime qui a été inconnue aux philosophes. Celle de la terre ne saurait être que fausse, puisqu'elle est incertaine, changeante et contraire à elle-même. Il faut nécessairement qu'il n'y ait qu'une sagesse, comme il n'y a qu'une vérité, comme il n'y a qu'un Dieu qui a tiré l'univers du néant et qui le gouverne. Tout ce qui possède la vérité et la bonté dans un haut degré, ne saurait être qu'unique. Si la philosophie nous donnait de bonnes règles pour la conduite de notre vie, il n'y saurait que les philosophes qui vécussent en gens de bien. Ceux qui n'auraient pas étudié, ne seraient que des scélérats. Cependant il y a toujours eu quantité de personnes qui, sans les secours des préceptes dont nous parlons, ont pratiqué la vertu, au lieu que nul de ceux qui ont fait profession d'expliquer ces préceptes n'ont rien fait de digne de louange. Il est donc clair que les philosophes n'enseignent pas les vertus, puisqu'ils ne les ont pas eux-mêmes. Si l'on examine leurs moeurs, on trouvera qu'ils sont sujets à la colère, à l'avarice, à la volupté, qu'ils sont superbes et insolents, qu'ils cachent leurs défauts sous une fausse apparence de sagesse, et qu'ils font dans leurs maisons ce qu'ils condamnent dans leurs écoles. On dira peut-être que le désir de les reprendre me fait passer les bornes de la vérité. Cicéron se plaint de ces désordres, et prouve qu'ils ne sont que trop véritables. « Combien, dit-il, se trouve-t-il de philosophes dont l'esprit et la vie soient réglés de la manière que la raison le désire? Combien y en a-t-il qui ne fassent de leur profession un sujet de vanité, au lieu d'en faire la règle de leur conduite? Combien y en a-t-il qui s'accordent avec eux-mêmes et qui pratiquent les préceptes qu'ils donnent? Il y en a de si extravagants et de si emportés, qu'il serait à souhaiter qu'ils n'eussent jamais rien appris. D'autres brillent d'un désir incroyable d'amasser des richesses; d'autres ont une ambition excessive et démentent leur doctrine par leurs actions. » Cornélius Népos écrit à Cicéron sur le même sujet en ces termes : «Bien loin de croire que la philosophie enseigne à bien vivre et contribue à nous rendre heureux, je suis persuadé que plusieurs de ceux qui en font profession ont plus grand besoin que les autres d'avoir des gouverneurs et des précepteurs qui veillent sur leur conduite. J'en vois parmi eux qui, dans les écoles, donnent d'excellents préceptes de retenue, de modération et de pudeur, et qui dans leurs maisons s'abandonnent aux plus infâmes voluptés.» Sénèque écrit quelque chose de fort important dans ses exhortations. «La plupart des philosophes, dit-il, semblent n'avoir de l'éloquence que pour déclamer contre eux-mêmes. On ne saurait les entendre parler contre l'avarice, contre l'ambition et contre la débauche, sans s'imaginer qu'ils prononcent leur propre arrêt; car toutes les invectives qu'ils font en public retombent sur eux, et on ne les saurait regarder qu'à peu près comme on ferait des medecins qui n'auraient que des poisons dans leurs boites, bien que les inscriptions promissent des remèdes. Quelques-uns n'ont aucune honte de leurs crimes, et ne cherchent aucun prétexte pour les couvrir. - Le sage fera quelquefois, dit le même Sénèque, pour venir à bout d'une entreprise importante, des choses qu'il n'approuve pas. Il ne renonce pas pour cela aux bonnes moeurs, mais il s'accommodera au temps. Enfin il emploiera pour faire ses affaires les mêmes moyens que les autres emploient pour jouir de leurs plaisirs ou pour acquérir de la gloire. » Il ajoute un peu après ce qui suit: « Le sage fera les mêmes choses que font les ignorants et les débauchés, mais il ne les fera pas de la même manière ni avec la même intention.» Il importe peu à quelle intention on fasse ce qu'il n'est pas permis de faire. On voit les actions, mais on ne voit pas l'intention. Aristippe, chef des Cyrénéens, tâchait de justifier l'habitude criminelle qu'il avait avec la fameuse Laïs, en disant qu'il y avait grande différence entre lui et les autres amants de Lais, parce qu'il la possédait, au lieu que les autres étaient possédés par elle. Oh! l'excellente sagesse et digne d'être imitée! Il faut lui mettre vos enfants entre les mains, si vous désirez qu'ils soient bien élevés. Ce philosophe disait qu'il y avait cette différence entre lui et les autres débauchés, qu'au lieu que les autres dissipaient leur bien, il se divertissait sans faire aucune dépense. Laïs était sans doute fort habile en son métier, de se servir ainsi d'un philosophe, dont l'autorité et l'exemple attiraient chez elle une foule incroyable de jeunes gens. Qu'importe donc à quel dessein il fréquentât cette célèbre courtisane, puisque le peuple et ses rivaux voyaient qu'il était plus corrompu que nul autre. Il ne se contenta pas de vivre dans cet horrible débordement; il en fit des leçons publiques et enseigna cette doctrine infâme et détestable qui était sortie non du coeur d'un philosophe, mais du sein d'une femme perdue : que le souverain bien consiste dans la jouissance des plaisirs. Que dirai-je des cyniques, qui avaient accoutumé de caresser leurs femmes devant tout le monde? Ils ont justement mérité qu'on leur donnât, comme on fait, le nom des animaux dont ils imitent l'impudence. Tout ce que je viens de dire fait voir clairement, si je ne me trompe, qu'il n'y a point de vertu à apprendre dans l'école des philosophes, puisque ceux qui donnent les plus excellents préceptes ne les observent pas eux-mêmes, ou s'ils les observent, ce qui est fort rare, c'est moins en eux un effet de l'étude que du bon naturel, qui porte souvent à des entreprises fort louables des personnes qui ne sont point lettrées. [3,16] Ces philosophes doivent passer pour des hommes fort inutiles, puisqu'au lieu de pratiquer la vertu, ils consument toute leur vie dans des conférences et dans des disputes. La sagesse qui demeure oisive ne peut être qu'une sagesse vaine ou fausse. Cicéron a eu raison de préférer ceux qui gouvernent les États, qui fondent de nouvelles villes, qui font de bonnes lois pour la police de celles qui sont déjà toutes fondées, et qui y rendent la justice, aux professeurs de philosophie; car un homme de bien doit être dans une pratique continuelle des bonnes actions, bien loin de demeurer enfermé pour donner des préceptes, qui sont pour l'ordinaire plus mal observés par ceux qui les donnent que par les autres. Ces philosophes s'étant éloignés des véritables devoirs, il est clair qu'ils ne sont engagés dans leur profession qu'à dessein d'y acquérir de la facilité de parler et de suivre le barreau. Or ceux qui se contentent de parler sans faire ce qu'ils disent, ôtent le poids à leurs paroles. Qui voudrait observer les préceptes les plus salutaires, lorsque ceux qui les font enseignent eux-mêmes, par leur exemple, à ne les pas observer ? C'est une chose fort louable que de donner de bons préceptes ; mais ceux qui les donnent sans les observer sont des imposteurs. Il n'y a rien de si extravagant ni de si injuste que d'avoir la vertu sur les lèvres, et de ne l'avoir pas dans le coeur. Tout ceci fait voir clairement que la plupart de ceux qui se sont adonnés à l'étude de la philosophie, au lieu de chercher à s'y instruire solidement, n'ont point eu d'autre dessein que d''y prendre du plaisir. Cicéron le témoigne par ces paroles. «Bien que leurs discours et leurs conférences renferment des semences très abondantes de science et de vertu, j'appréhende pourtant que quand on les comparera avec leurs actions et avec leurs moeurs, on ne juge qu'elles n'ont été qu'un agréable divertissement.» Il ne le devait point avancer avec crainte ni avec réserve; mais il n'a osé publier la vérité de peur que les philosophes ne se plaignissent de ce qu'il aurait révélé leurs mystères, et de ce qu'il aurait appris à tout le peuple qu'ils ne disputent point à dessein d'enseigner la vérité, mais à dessein de se divertir durant leur loisir, et que ne pratiquant aucune vertu, bien qu'ils conseillent aux autres de les pratiquer toutes, ils ne doivent être considérés que comme de vains parleurs. Le peu d'utilité que leurs raisonnemens ont eu pour la conduite de la vie humaine, a été cause que personne n'a suivi leurs conseils durant plusieurs siècles et que dans la pratique ils s'en sont éloignés d'eux-mêmes. Il faut donc renoncer à une philosophie dont l'étude n'a ni règle ni fin, et s'adonner de bonne heure à la sagesse. On ne nous a point promis une autre vie où nous puissions jouir de la sagesse que nous aurons acquise en cette vie. C'est en celle-ci qu'il faut et acquérir la sagesse et jouir d'elle. Il faut la trouver et l'embrasser de bonne heure, pour ne perdre aucune partie d'une vie qui peut finir à chaque moment. Hortensius discourant contre la philosophie dans un dialogue de Cicéron, se trouve embarrassé d'une subtile objection qui lui était faite sur ce qu'il s'appliquait à l'étude de la philosophie, bien qu'il soutînt qu'il ne s'y faut point appliquer. Cette objection ne nous touche point, nous qui rejetons la philosophie comme une invention de l'esprit humain, et qui ne maintenons que la sagesse, qui est un présent de Dieu. Quand Hortensius rejetait la philosophie sans apporter rien de meilleur, on l'accusait, avec quelque fondement, de rejeter la sagesse, et il était d'autant plus aisé de le convaincre, qu'il est constant que l'homme a été créé non pour être insensé, mais pour être sage. Hortensius s'est encore servi d'un autre argument extrêmement fort, pour prouver qu'il y a une grande différence entre la philosophie et la sagesse, qui est de faire voir l'origine et le principe de la philosophie. « Quand est-ce, dit-il, que les philosophes ont commencé à paraître ? Je pense que Thalès a été le premier. Il n'y a pas fort longtemps qu'il vivait : auparavant où était caché l'amour de la vérité dont les anciens brillaient?» Lucrèce dit : que les secrets de la nature ont été découverts depuis peu, et qu'il est le premier qui se soit rendu capable de les expliquer en latin. Sénèque a employé depuis la même preuve. «Il n'y a pas mille ans, dit-il, que l'on connaît la source d'où la sagesse est venue. «Les hommes ont donc vécu durant plusieurs siècles sans aucun usage de la raison. Perse semble faire allusion à cette pensée, quand il dit en raillant : que la sagesse a été apportée à Rome avec le poivre et les palmes. Si cette sagesse est conforme à la nature, elle est aussi ancienne que lui ; si elle n'y est pas conforme, il ne la saurait recevoir. Or il est certain qu'il l'a reçue; elle était donc dès le temps où il a été créé, et dès le commencement, auquel il n'y avait point de philosophie, ce qui fait voir que la philosophie et la sagesse ne sont pas une même chose. Les païens, qui n'avaient rien lu des saintes Écritures, et qui ne savaient rien de la manière dont la sagesse s'est obscurcie, ont cru qu'il n'y en avait jamais eu parmi les hommes, et ont eu recours à la philosophie pour lever les voiles dont la vérité leur paraissait couverte ; et c'est à cette occupation qu'ils ont donné le nom de sagesse. [3,17] Après avoir parlé de la philosophie avec toute la brièveté qu'il m'a été possible, je me tourne maintenant du côté des philosophes, à dessein, non de les vaincre, parce qu'ils sont déjà vaincus et hors de combat, mais de les poursuivre après leur défaite. La secte d'Épicure a toujours été plus célébre que les autres; ce n'est pas qu'elle approche de plus près de la vérité, mais c'est qu'elle attire plus de monde par le nom de la volupté. Comme elle sait qu'il n'y a personne qui ne se porte naturellement au mal, il n'y a aussi personne dont elle n'étudie et ne flatte la mauvaise inclination. Elle exempte les paresseux de l'étude, les avares des libéralités qui se font au peuple, les timides des fonctions publiques, les lâches de l'exercice des armes : elle assure aux impies que les dieux ne se mettent en peine de rien; elle permet à ceux qui sont attachés à leur intérêt de ne donner jamais rien à personne, et leur enseigne que le sage ne fait rien que pour soi-même; elle loue la solitude en présence de ceux qui fuient la compagnie. Si elle trouve un auditeur qui soit d'humeur à épargner, elle lui enseigne à ne vivre que de pain et d'eau. Elle raconte les avantages du célibat à ceux qui ont aversion de leurs femmes; elle représente les avantages de l'orbité à ceux qui ont de méchants enfants, et elle dit à ceux qui ont de méchants pères que le lien de la parenté n'est pas un lien dont il faille faire grand état; elle prêche aux impatients et aux délicats, que la douleur est le souverain de tous les maux; aux fermes et aux généreux, que le sage peut être heureux au milieu des tourments; elle conseille à ceux qui ont de l'ambition et qui aspirent aux dignités de faire leur cour aux princes, et permet à ceux qui sont trop fins pour en souffrir les rebuts, de s'éloigner de la cour. Voilà comment cet homme rusé s'est tourné de tous côtés pour contenter tout le monde, et s'est aussi peu accordé avec lui-même que ceux au goût desquels il tâchait de s'accommoder s'accordaient entre eux. Examinons un peu de plus près l'origine de sa secte et de ses opinions. II avait remarqué que les gens de bien sont pour l'ordinaire les plus malheureux en ce monde; qu'ils y souffrent la honte et l'incommodité de la pauvreté, l'exil, la perte des personnes qui leur étaient les plus chères ; que les médians au contraire y croissent de jour en jour en crédit et en pouvoir; que l'innocence n'y trouve point de sûreté, au lieu que les crimes y règnent avec insolence; que la mort enlève toute sorte de personnes sans distinction de condition, d'âge ni de moeurs; qu'elle prend les uns dans le berceau, et qu'elle laisse parvenir les autres jusqu'à une extrême vieillesse; qu'elle arrête les uns dans la fleur et les autres dans la force de leur àge; que les plus considérables par leur vertu sont le plus souvent vaincus et tués dans les combats. Mais rien ne le touchait si fort que de voir que les personnes de la plus grande piété étaient toujours plus mal traitées que les autres, et que ceux qui négligeaient le culte des dieux ne souffraient aucun dommage, ou n'en souffraient que de fort légers; que les temples mêmes ne sont pas respectés par la foudre : c'est le sujet de la plainte que Lucrèce fait par ces paroles :«Que Jupiter lance le tonnerre sur ses temples, et qu'il les réduise en cendres; c'est où il doit jeter ses traits, qui épargnent souvent les coupables et percent les innocents." Pour peu qu'il eût entrevu la vérité, il n'aurait jamais dit que Dieu renverse son palais; car il ne le renverse que parce que ce n'est pas le sien. Le Capitole, qui est le principal siége de la religion romaine, a été plusieurs fois brûlé par le feu du ciel. Cicéron a marqué le jugement que les hommes d'esprit portaient sur ces accidents, quand il a dit : que le lieu du ciel n'avait réduit en cendres ces temples que pour faire voir que les dieux en demandaient de plus magnifiques et de plus superbes. Dans les livres de son consulat, il a parlé de ce sujet à peu près dans le même sens que Lucrèce, quand il a dit: que Jupiter avait jeté du haut du ciel le feu sur le Capitole. Ceux qui ont entrepris de relever ce temple qui avait été tant de fois abattu par l'ordre du ciel, ont été non seulement assez aveugles pour ne pas reconnaître la grandeur de Dieu, mais encore assez impies pour s'opposer opiniâtrément à ses volontés. Les réflexions que faisait Épicure sur l'injustice qui lui paraissait dans cette conduite (car l'aveuglement où il était l'empêchait d'en juger autrement), lui persuadèrent qu'il n'y avait point de providence. Quand il en fut persuadé, il commença à le publier et à s'engager en des erreurs qu'il est très-difficile de démêler; car s'il n'y a point de providence, comment le monde a-t-il été fait dans un si bel ordre et dans une si juste harmonie? «Il n'y a point d'ordre, répond-il, dans le monde ; les pièces qui le composent sont hors de leur place, et il y a beaucoup de choses à réduire. » Si j'avais le loisir de réfuter cette réponse, je ferais voir que, bien loin d'être la réponse d'un homme sage, elle ne saurait être que d'un homme qui avait perdu l'usage de la raison. De plus s'il n'y a point de providence, d'où vient la structure si merveilleuse des animaux et les usages si différents de leurs parties?« La providence, réplique Épicure, n'a pris aucun soin de former ces corps, et les membres ne sont estimés à aucun usage; les yeux n'ont point été faits pour voir, ni les oreilles pour ouïr, ni la langue pour parler, ni les pieds pour marcher: tous ces organes étaient faits avant qu'ils fussent propres à aucun de ces usages. »S'il n'y a point de providence, d'où vient que les pluies arrosent la terre, et qu'elles lui font produire une si merveilleuse abondance de toute sorte de fruits? Ces fruits-là naissent d'eux-mêmes, répond Épicure, ils ne sont point faits en faveur des animaux, et la Providence ne prend aucune part à leur production. » Comment donc est-ce que naissent toutes les'choses qui paraissent dans le monde ?» Elles ne naissent point, dit Épicure, par l'ordre de la Providence; elles sont produites par le concours fortuit des atomes qui volent dans l'air.» D'où vient que nous ne voyons et nous ne sentons rien de ces atomes?» C'est qu'ils sont imperceptibles, qu'ils n'ont ni couleur, ni chaleur, ni odeur, ni saveur, et que leur petitesse est si extrême qu'ils ne sont susceptibles d'aucune division.» Voilà les extravagances et les rêveries où le réduit la nécessité de parler conséquemment à un faux principe; car enfin d'où viennent ces atomes et où sont-ils? Comment personne n'y a-t-il jamais pensé que Leucippe? de qui les avait reçus Démocrite, qui les a laissés à Epicure comme une succession d'erreur et d'égarement ? Si ce sont des corps solides, comme on nous en assure, ils doivent tomber sous les sens et être visibles? S'ils sont tous de même nature, comment produisent-ils des choses si différentes? C'est, dit-on, qu'ils se mêlent de différentes manières, et forment par ce mélange tous les corps de la nature, de la même sorte que les lettres, qui ne sont pas en grand nombre, font par leur assemblage un nombre innombrable de mots. Les lettres ont différentes figures; les atomes ont aussi des figures fort différentes, disent les épicuriens; il y en a qui sont rudes, et d'autres qui sont polis; il y en a qui sont en forme de petits crochets. Ils peuvent donc être coupés et divisés: s'ils sont polis, ils coulent et ne sauraient se joindre les uns aux autres; il faut qu'ils soient faits en forme de crochets, qu'ils s'attachent ensemble comme les chaînons d'une chaîne. Mais s'ils sont si petits qu'ils ne puissent être coupés ni divisés, ils n'ont ni crochets ni angles. S'ils en ont, ils peuvent être coupés et divisés. Je demande encore par quel mouvement ils s'unissent pour former un corps naturel? S'ils n'ont point de sentiment, ils ne peuvent se joindre avec la justesse qui est nécessaire pour composer ces sortes d'ouvrages. Il n'y a que la raison qui puisse rien faire d'aussi raisonnable que cela, et je pourrais apporter un grand nombre d'autres arguments pour réfuter cette extravagance, si je n'avais hàte d'achever cette matière. Voilà cependant quel était cet Épicure qui, au jugement de Lucrèce, n'a pas moins surpassé les autres hommes en esprit, que le soleil surpasse les moindres astres en lumières. J'avoue que je ne saurais m'empêcher de rire quand je lis ces paroles de ce poète, car il ne les a pas dites de Socrate ni de Platon, qui sont respectés comme les princes des philosophes, mais d'un homme qui a eu en pleine santé des rêveries plus extravagantes que n'en ait jamais eu aucun malade. Ce poète ridicule a écrasé un rat en le voulant parer comme un lion. Le même Épicure tâche de nous délivrer de la crainte de la mort par ce raisonnement. Tandis que nous sommes, la mort n'est point, elle n'est que quand nous ne sommes plus ; elle ne nous regarde donc en aucune manière : il y a un moment auquel nous ne sommes plus et auquel la mort n'est pas encore, le moment auquel nous cessons et auquel la mort commence, et c'est ce moment-là qui nous rend misérables ! Ce n'est pas sans sujet que l'on a dit que la mort n'est pas un mal, mais que le passage qui mène à la mort en est un. On craint de languir de maladie, d'être consumé par la fièvre, d'être percé par le fer, d'être déchiré par les dents des bêtes, d'être réduit en cendres, non parce que ces choses causent la mort, mais parce qu'elles causent une grande douleur. Il ne suivrait pas de là que ce serait un mal de mourir, il s'ensuivrait que ce serait un mal de sentir de la douleur : «C'est aussi le plus grand de tous les maux, dit Épicure.» Comment donc ne craindrais-je pas la mort, puisque la douleur qui la précède et qui la cause est un mal ? Mais il n'y a rien que de faux dans le raisonnement de ce philosophe, parce que les âmes sont immortelles.» Au contraire, elles sont mortelles, repond Épicure, et tout ce qui commence avec le corps, finit aussi avec lui.» J'ai déjà promis de traiter amplement ce sujet dans le dernier livre de cet ouvrage où je réfuterai, par autorité et par raison, l'erreur de Démocrite et de Dicéarque. Peut-être que ces philosophes se promettaient par cette opinion l'impunité dans leurs crimes; car ils permettaient les plus infâmes voluptés, et soutenaient que l'homme n'était né que pour en jouir. Peut-on s'abstenir des crimes, quand on est une fois persuadé de ce sentiment? «Si l'âme doit périr, dit-on, recherchons les richesses pour goùter ensuite les plaisirs les plus doux et les plus agréables. Si nous ne pouvons acquérir du bien par des moyens légitimes, volons-en par adresse ou par violence. S'il n'y a point de Dieu qui veille sur nos actions, nous pouvons piller et tuer avec une plus grande licence, et nous assurer de l'impunité. Le sage ne doit point faire de difficulté de se porter au crime, quand il y trouve du profit et de la sûreté. Quand il y aurait un Dieu dans le ciel, il n'entrerait jamais en colère contre personne. Il ne se mettrait en peine ni de punir le vice ni de récompenser la vertu. Ainsi ce serait une aussi grande folie de faire le bien que de s'abstenir du mal. Goûtons les plaisirs, puisque dans peu de temps nous ne serons plus. Ne laissons échapper aucun jour ni aucun moment sans nous divertir, de peur de perdre le temps de la vie, comme nous perdrons bientôt la vie elle-même » Bien qu'Épicure ne dise pas ceci en propres termes, il le dit dans le fond, quand il assure que le sage n'agit que pour soi et qu'il rapporte tout à son intérêt. Quiconque sera infecté de ces abominables sentiments, ne fera jamais aucun bien, parce que le bien que l'on fait tourne au profit des autres, et ne s'abstiendra d'aucun mal, parce que le mal est suivi de quelque avantage Un corsaire ou un chef de voleurs qui voudrait les exhorter à piller, leur pourrait-il dire autre chose que ce que dit Épicure : que les dieux ne se soucient de rien; qu'ils sont insensibles à la colère; qu'ils ne font grâce à personne; que l'âme meurt avec le corps; qu'il n'y a point de peines après cette vie; que la volupté est le souverain bien; que chacun doit veiller à ses intérêts sans procurer le bien public; que l'on ne doit aimer les autres que par rapport à soi-même; qu'un homme de cœur ne doit craindre ni la douleur ni la mort, et que si on le brûlait tout vif et qu'on lui fit souffrir les plus duels tourments, il devrait dire qu'il ne s'en soucie point? Il y a, sans doute, grand sujet de croire que ces sentiments, qui conviennent parfaitement à des voleurs et à des brigands, sont des sentiments d'un homme sage ! [3,18] D'autres philosophes, et principalement les pythagoriciens et les stoïciens, soutiennent au contraire que l'âme survit au corps. Bien qu'il n'y ait rien à reprendre dans leur sentiment, ils ne sont pas néanmoins fort louables d'avoir trouvé la vérité par hasard plutôt que par science; ils ne sont pas même tout à fait exempts d'erreur. Car, pour éviter la force de l'argument par lequel on conclut de ce que les âmes naissent avec les corps, qu'elles meurent aussi avec eux, ils ont assuré qu'elles ne naissent point avec les corps, mais qu'elles passent de l'un dans l'autre. Ils se sont persuadés qu'il n'était pas possible qu'elles survécussent au corps si elles n'avaient été auparavant. Ils se trompent donc aussi bien que les épicuriens. Mais il y a cette différence que l'erreur des uns regarde le passé, au lieu que celle des autres regarde l'avenir. Aucun d'entre eux n'a vu qu'encore que les âmes naissent, néanmoins elles ne meurent point, et aucun n'a découvert la raison et la différence. Plusieurs de ceux qui ont cru l'âme immortelle, se sont tués eux-mêmes comme s'ils eussent été assurés d'entrer dans le ciel. Cléante, Chryrippe, Zénon et plusieurs autres, en usaient de la sorte. Empédocle se jeta durant la nuit au fond d'une caverne enflammée du mont Etna; et parce qu'il ne parut plus depuis, on a cru qu'il avait été élevé au rang des dieux. Caton, qui avait affecté durant tonte sa vie d'imiter la vanité des stoïciens, se tua lui-même. Bien que Démocrite fût dans un autre sentiment, il ne laissa pas de se procurer la mort; ce qui était sans doute la plus méchante action qu'il pût jamais faire. Car si l'homicide est un crime, c'est un homicide de se tuer soi-même, et il est d'autant plus énorme que Dieu s'en réserve le châtiment. Nous ne devons point sortir de nous-mêmes, de cette vie, non plus que nous n'y sommes point entrés de nous-mêmes. Il faut attendre que celui qui nous y a mis nous en retire. Que si l'on nous en chasse par violence, il le faut souffrir avec modération, dans l'assurance que notre mort ne sera pas impunie, et que nous aurons un protecteur qui saura bien la venger. Ainsi ces philosophes, et Caton même, le plus sage des Romains, ont été des homicides. On dit que ce dernier, avant de se plonger le poignard dans le sein, lut le livre de l'Immortalité de l'Âme de Platon, et fut excité à ce crime atroce par l'autorité de ce philosophe. Il faut pourtant avouer que la crainte de la servitude semblait lui pouvoir faire souhaiter la mort avec raison. Mais quelle excuse peut-on apporter en faveur de Cléombrote qui, après avoir lu le même livre de Platon, se précipita dans la mer, sans aucun autre dessein que celui d'ajouter pleine et entière créance aux paroles de Platon. Détestable doctrine qui prive les hommes de la vie! Que si Platon avait su qui est celui qui donne l'immortalité, à qui il la donne, de quelle manière, et en récompense de quelles actions, et qu'il l'eût enseigné aux autres, bien loin de porter ni Cléombrote ni Caton à se procurer volontairement la mort, il leur aurait appris à conserver leur vie et à garder la justice. Il me semble que le motif qui poussa Caton à se tuer, ne fut pas tant d'éviter de tomber entre les mains de César, que de mettre en pratique les maximes des stoïciens, et de rendre son nom célèbre par une action extraordinaire. Quand il serait demeuré en vie, je ne vois pas quel mal il lui en serait arrivé. César était clément de son naturel, et durant la plus grande chaleur de la guerre civile, il ne souhaitait rien avec tant de passion que de faire croire, en conservant Cicéron et Caton, les deux meilleurs citoyens de la république, qu'il l'aimait sincèrement et qu'il ne cherchait que l'occasion de la servir. Mais retournons à ceux qui louent la mort comme un grand bien. Vous vous plaignez de la vie, comme si vous en aviez jamais joui et comme si vous aviez jamais su la raison pour laquelle vous avez été mis au monde. Le véritable et le père commun de tous les hommes ne peut-il pas vous répondre avec raison en ces termes qui se lisent dans Térence : Si la vie vous déplaît, apprenez premièrement ce que c'est que la vie, et vous ferez ensuite ce qui vous plaira.Vous vous fâchez de ce que vous y souffrez beaucoup de mal, comme si vous méritiez aucun bien, vous qui ne connaissez pas votre père, votre maître et votre roi, vous qui ne voyez rien en plein jour, et qui êtes enveloppé des ténèbres épaisses de l'ignorance; ce qui a fait dire à quelques-uns que les hommes n'ont été mis sur la terre que pour y souffrir les supplices dus à leurs crimes. Je ne vois rien que l'on puisse jamais avancer de plus extravagant que cela. Quel crime avons-nous pu commettre avant que d'être? Si ce n'est que nous voulions ajouter foi à l'imprudence avec laquelle cet impertinent vieillard a osé dire qu'il avait vécu dans un autre corps, et qu'il avait été Euphorbe. Je me persuade qu'étant de basse naissance, il a voulu se glisser dans une famille qui avait été rendue illustre par les vers d'Homère. Que Pythagore a été heureux d'avoir si bonne mémoire, et que nous sommes malheureux de l'avoir si mauvaise que nous ne nous souvenons point de ce que nous avons été ! C'est peut-être par mégarde ou par faveur qu'il s'est seul exempté de boire de l'eau du fleuve de Lethé. Ce vieux fou a inventé des fables semblables à celles que les vieilles content aux enfans. Que s'il avait eu bonne opinion de ceux à qui il parlait, et qu'il les eût pris pour des hommes fort raisonnables, il n'aurait jamais osé leur imposer avec une si horrible impudence. Mais enfin la vanité mérite d'être raillée. Que dirons-nous de Cicéron, qui, après avoir écrit au commencement de la Consolation que les hommes ont été mis au monde pour y porter la peine due à leurs crimes, l'a encore répété, comme pour reprendre ceux qui ne croiraient pas que la vie de l'homme est toute remplie de misères? il avait eu raison d'avouer dès le commencement qu'il était plongé dans l'erreur et dans une misérable ignorance de la vérité. [3,19] Ceux qui disputent sur le sujet de la mort ne sachant rien de la vérité, raisonnent de cette sorte : s'il n'y a rien après la mort, et pas même de sentiment, la mort n'est point un mal; que si l'âme vit après la mort du corps, la mort est un bien, et elle est suivie de l'immortalité. Cicéron a expliqué ce sentiment en ces termes : « Nous devons nous réjouir de ce que l'état où nous met la mort est plus heureux, ou au moins aussi heureux que celui de la vie présente. Car si l'âme conserve le sentiment après la perte du corps, elle mène une vie semblable à celle des dieux : si au contraire elle n'a point de sentiment, elle est exempte de mal.» Il a cru raisonner fort subtilement, et que le dilemme qu'il proposait était fort juste. Cependant il ne contient rien que de faux ; car l'Écriture sainte nous enseigne que l'âme est immortelle, et qu'elle reçoit une récompense ou une punition éternelle, n'étant pas juste que les crimes qui ont été heureux sur la terre demeurent impunis, ni que les vertus qui ont été persécutées soient privées de la couronne qu'elles méritent. Cette vérité est si constante, que Cicéron a reconnu dans le livre de la Consolation que les bons et les méchants n'habiteront pas le même lieu en l'autre monde. «Ces hommes, si éminents en sagesse, dit-il, n'ont pas été persuadés que le chemin du ciel fût ouvert à tout le monde. Ils ont enseigné au contraire que ceux qui seraient souillés de crimes seraient plongés dans un bourbeux limon et couverts d'épaisses ténèbres; au lieu que ceux qui auraient conservé leur pureté, qui auraient évité la corruption, et qui se seraient adonnés aux sciences et aux arts, s'élèveraient par un vol léger jusqu'au sein des dieux.» Il est certain que ce dernier sentiment ne se peut accorder avec le dilemme qu'il avait proposé auparavant; car il supposait que toutes les âmes sont immortelles de la même manière, et il ne mettait aucune différence entre Aristide et Phalaris, entre Caton et Catilina. Nul ne peut s'apercevoir de la contradiction de ces sentiments, s'il n'est pleinement instruit de la vérité. S'il se trouvait donc quelqu'un qui nous demandât si la mort est un bien ou un mal, nous lui répondrions: que la qualité de la mort dépend de celle de la vie. Comme la vie est un bien quand elle se conforme à la vertu, et un mal quand elle est pleine de crimes, on doit faire le même jugement de la mort qui suit l'une et l'autre. La mort qui termine une vie qui a été employée au service de Dieu est un bien, parce que ce n'est qu'un passage à l'immortalité; celle qui termine une vie criminelle est un mal, parce qu'elle commence un supplice qui n'a point de fin. Il est donc clair que ceux là se trompent, qui souhaitent la mort comme un bien, ou qui évitent la vie comme un mal ; et qu'ils n'ont pas assez d'équité pour peser dans une juste balance les biens et les maux qui leur arrivent. Après avoir joui de toute sorte de plaisirs, ils souhaitent la mort dès qu'il leur survient la moindre disgrâce, et la moindre adversité leur fait oublier toute leur prospérité passée. Ils soutiennent qu'il n'y a que du mal à souffrir dans le monde; et c'est de là qu'est venue l'extravagante opinion de ceux qui prétendent que ce que nous prenons pour la vie est une mort, et que ce que nous prenons pour la mort est une vie; et que le premier et le plus grand avantage que nous aurions pu avoir aurait été de n'être jamais venus au monde, et le second d'en être sortis aussitôt que nous y sommes venus. On l'attribue à Silène pour lui donner quelque poids. Voici comment en parle Cicéron, dans le livre de la Consolation. "Le plus grand avantage, dit-il, qui nous pût arriver était de ne point naître et de ne point tomber dans les écueils de cette vie. Le second était de mourir promptement, et d'échapper à la violence de la fortune comme à un funeste embrasement". Les ornements qu'il a recherchés pour embellir cette pensée font voir qu'elle lui a paru véritable. Je lui demanderai volontiers: à qui c'est un avantage que de ne point naître, puisque avant que de naître, il n'y a aucun sentiment? C'est le sentiment qui fait trouver ou de l'avantage ou du désavantage en quoi que ce soit. Je lui demanderai encore : pourquoi il compare la vie à un embrasement et à un écueil? Dépendait-il de nous de la recevoir? Est-ce de la fortune et non de Dieu que nous l'avons reçue? Enfin, quel rapport peut-elle avoir avec un embrasement ? Platon disait quelque chose de semblable, quand il rendait grâce à la nature de ce qu'elle l'avait fait naître raisonnable plutôt que bête, homme plutôt que femme, Grec plutôt que barbare, et enfin de ce qu'elle l'avait rendu citoyen d'Athènes et contemporain de Socrate. On ne saurait dire jusqu'où va l'égarement d'un esprit qui s'est une fois éloigné de la vérité. Pour moi je soutiens qu'il n'y eut jamais rien de si extravagant que cette parole de Platon. S'il était né ou barbare ou femme ou âne, il n'aurait pas été Platon. Il ajoutait peut-être foi aux rêveries de Pythagore, qui défendait de manger de la chair des animaux, et qui enseignait que les âmes passent dans des corps de diverses espèces, ce qui n'est ni nécessaire ni possible. Cela n'est point nécessaire, parce que celui qui a créé les âmes peut en créer de nouvelles à mesure que de nouveaux corps se forment. Cela n'est pas non plus possible, et une âme raisonnable ne saurait changer de nature, et tendre en bas comme l'eau. Ce célèbre philosophe s'est imaginé que l'âme qui animait son corps pouvait passer dans celui d'une bête, et qu'y conservant l'intelligence et la raison, elle s'y pourrait plaindre d'être si indignement logée. N'aurait-il pas mieux fait de dire qu'il remerciait la nature de ce qu'il avait de l'esprit, de la docilité pour apprendre, ou bien pour se faire instruire? Car quel avantage était-ce d'être né dans Athènes plutôt que dans une autre ville? N'y a-t-il pas eu dans d'autres villes des hommes qui ont excellé en esprit et en science, et dont un seul a surpassé tous les Athéniens en mérite? Combien y a-t-il eu d'Athéniens au temps de Socrate qui n'ont été que des ignorants et des insensés ! Le lieu de la naissance ne contribue en rien à la sagesse. Le temps n'y contribue pas davantage, et il n'y avait pas sujet de se vanter d'être venu dans celui de Socrate. Ce philosophe donnait-il de l'esprit à ceux qui n'en avaient point? Platon avait-il oublié qu'Alcibiade et Critias ont été les plus fidèles disciples de Socrate, et que cependant l'un a déclaré la guerre à sa patrie, et l'autre a opprimé la liberté de ses concitoyens ? [3,20] Voyons maintenant ce qu'il y avait dans Socrate de si rare et de si extraordinaire, qu'un homme sage eût sujet de se tenir fort obligé à la nature de ce qu'elle l'avait fait naître en son temps. J'avoue qu'il a été plus sage que ceux qui ont entrepris de pénétrer par la lumière de leur esprit les secrets de la nature. Il n'y avait pas moins d'impiété que d'imprudence dans la curiosité avec laquelle ils avaient sondé l'abîme impénétrable de la Providence. On sait qu'à Rome ou ailleurs il y a des mystères où il est défendu aux hommes d'assister. Ils s'en abstiennent très religieusement; et si quelqu'un y jette les yeux par imprudence ou par hasard, on le punit, et on recommence la célébration du mystère. Que faut-il faire de ceux qui veulent apprendre ce qu'il ne leur est pas permis de savoir? Ceux qui entreprennent de découvrir les secrets de la nature et qui profanent le temple de l'univers par l'impiété de leurs disputes, sont sans doute plus coupables que ceux qui entrent dans les temples de Vesta de la Bonne Déesse ou de Cérès. Ces temples-là, qui sont fermés aux hommes, ont été bâtis par des hommes. Cependant ces philosophes, bien loin d'être condamnés comme des impies quand ils cherchent, par une présomptueuse curiosité, ce qu'il y a de plus caché dans les ouvrages de Dieu, se mettent en crédit, et font admirer leur esprit et leur éloquence. Ils seraient peut-être excusables si leur travail leur apportait quelque fruit. Mais ils sont aussi malheureux dans le succès, qu'ils ont été téméraires dans l'entreprise. Ils ne trouvent point la vérité; et quand ils l'auraient trouvée, ils ne la pourraient défendre. Quand, par hasard, ils la découvrent, ils souffrent qu'elle soit combattue par les autres. Car personne ne descend du ciel pour terminer leurs différends et pour juger quelle est la plus véritable de leurs opinions. C'est pourquoi personne ne saurait nier que leur occupation ne soit vaine, ridicule et inepte. Socrate a été fort prudent de s'abstenir de ces questions inutiles; mais j'ai peur qu'il ne l'ait été qu'en ce point-là seulement. En d'autres, il a ressemblé aux autres philosophes, et bien loin de mériter des louanges, il n'a mérité que du blâme. Parmi ce qu'il a jamais dit de plus remarquable, je choisirai un mot qui a eu une approbation générale. « Ce qui est au-dessus de nous; a-t-il dit, ne nous regarde point. » Couchons-nous donc sur la terre, et marchons sur les mains qui nous ont été données pour faire de si merveilleux ouvrages. Ne songeons ni au ciel que nous devrions toujours regarder, ni à la lumière qui nous éclaire. S'il a cru ne devoir agiter aucune question touchant la nature du ciel, il n'a pas mieux connu ce qui était sous ses pieds. Est-ce qu'il s'est mal expliqué? Il n'y a point d'apparence. Il est probable qu'il a cru qu'il ne faut pas suivre la religion du peuple. Mais il n'a osé le publier, de peur de soulever tout le monde. Car qui ne sait que l'univers, qui a été créé par une sagesse si merveilleuse, est gouverné par une providence? On voit que rien ne peut subsister que par les soins d'une intelligence; une maison qui n'est ni habitée ni entretenue, tombe en ruines; un vaisseau qui n'est pas conduit par un bon pilote, flotte au gré des vents; un corps qui n'a plus d'âme, se corrompt et se réduit en cendres: pourrait-on s'imaginer qu'une si vaste machine pût avoir été faite et se conserver d'elle-même? Si Socrate s'était contenté de combattre la religion reçue par le peuple, bien loin d'y trouver à redire, je me louerais d'avoir trouvé quelqu chose de meilleur. Mais il jurait par un chien et par une oie. Oh! l'impertinent, l'insensé et le désespéré, comme dit Zénon l'épicurien, s'il a eu intention de se railler de la religion! mais l'extravagant et l'insensé, s'il a pris sérieusement un vilain animal pour un dieu! Pourra-t-on reprendre les superstitions des Égyptiens depuis que Socrate les a autorisées dans Athènes par son approbation et par son suffrage? Peut-on s'imaginer une prière plus ridicule que celle qu'il fit à ses amis avant de mourir, de sacrifier à Esculape un coq qu'il lui aurait promis? Il appréhendait sans doute d'être accusé par Esculape devant Rhadamante d'avoir manqué d'accomplir son voeu. S'il était mort de maladie j'aurais cru qu'il en aurait eu l'esprit affaibli. Mais puisqu'il a fait, et qu'il a dit en pleine santé ce que je rapporte, ce serait une folie de se persuader qu'il ait jamais été fort sage. Voilà cependant ce personnage au temps duquel Platon se tenait fort heureux d'être venu au monde. [3,21] Voyons ce que Platon a appris de Socrate, qui avait renoncé à la physique pour s'adonner tout entier à la morale. Je ne doute point qu'il n'ait fort bien traité des devoirs de la vie, et qu'il n'ait donné à ses disciples de fort bons préceptes de vertu et de justice. Platon lui aura sans doute ouï dire que la justice consiste dans l'égalité, et qu'il n'y a aucune différence entre les hommes par le droit de leur naissance. "Pour être parfaitement égaux, dit-il, comme la justice le désire, ils ne possèdent rien en particulier." S'il ne parle en cet endroit que de l'argent, cela se peut eu quelque sorte tolérer. II me serait pourtant aisé de faire voir que cela n'est ni juste ni faisable; mais supposant que cela est faisable, et que tous les hommes auront assez de sagesse pour mépriser l'argent et pour se mettre au-dessus de l'intérêt, suivons, pour voir jusqu'où sera la communauté qu'il veut introduire. Elle ira jusqu'au mariage. Plusieurs hommes s'assembleront comme des chiens autour d'une femme. Le plus fort en jouira, ou s'ils sont sages, et modérés comme des philosophes, ils attendront leur rang selon la police des lieux de débauche. Oh! la merveilleuse justice de Platon ! où est donc la continence? où est la fidélité des mariages? Sans elle il n'y a plus d'équité ni de justice. Le même Platon a dit que les États seraient heureux lorsqu'ils seraient gouvernés par des philosophes, et lorsque ceux qui les gouverneraient s'adonneraient à l'étude de la philosophie. Il fallait donner un royaume à un homme si juste et si équitable, qui avait ôté le bien à quelques-uns pour le donner à d'autres, et qui avait entrepris de prostituer toutes les femmes, ce que jamais aucun roi ni aucun tyran n'avait fait. Quelle raison a-t-il apportée pour faire recevoir un si infâme projet ? «Les citoyens, a-t-il dit, vivront dans une plus parfaite intelligence, et seront unis ensemble par le lien d'une plus étroite amitié, quand les hommes seront maris de toutes les femmes et pères de tous les enfants.» Quelle étrange confusion ! Une amitié qui n'a point d'objet certain peut-elle être fort grande? Comment un homme et une femme s'aimeront-ils s'ils n'ont point été longtemps ensemble et s'ils ne se sont point gardés une fidélité réciproque? Quélle vertu se peut trouver avec la licence effrénée de se divertir indifféremment comme l'on veut ? Si les enfants sont communs, qui les pourra aimer, ne sachant pas s'il en est le père, ou ayant au moins sujet d'en douter? Comment un enfant honorera-t-il son père qu'il ne connaît pas? Il prendra un étranger pour son père, et son père pour un étranger. De plus, les femmes peuvent être communes, mais les enfants ne le sauraient être. La nature s'oppose à l'établissement de cette extravagante communauté. Il ne reste plus aucun prétexte de la maintenir, si ce n'est celui d'une parfaite intelligence. II est certain qu'il n'y a point de plus grand sujet de différends et de querelles, que l'inclination que plusieurs hommes ont pour une femme. Si Platon n'a pu écouter la raison, il a pu voir les exemples, et des bêtes qui se battent, et des hommes qui livrent souvent des sanglantes guerres pour ce sujet. [3,22] Cette communauté n'était autre chose qu'une confusion monstrueuse de débauches et d'adultères, qui ne pouvait être réparée que par la vertu. Platon n'avait garde de trouver la bonne intelligence qu'il cherchait, parce qu'il ne s'apercevait pas qu'elle ne procède que de la justice, qui réside non dans les choses extérieures, ni même dans le corps, mais dans le coeur. Quiconque veut établir une parfaite égalité entre les hommes, doit leur ôter non leurs femmes ni leurs richesses, mais leur orgueil et leur arrogance. Quand les riches seront dépouillés de l'injustice et de l'insolence, il n'y aura plus aucune différence entre eux et les pauvres, et ils seront tous égaux par une disposition d'esprit, que la seule religion peut donner. Platon a ruiné la justice, dans le temps même qu'il se flattait de l'avoir trouvée, parce qu'il n'a pas reconnu que la véritable communauté consiste non à posséder en commun des choses périssables, mais à n'avoir qu'un esprit et qu'un coeur. La justice est la mère des autres vertus; elle ne saurait subsister quand on les a ôtées toutes. Or, Platon les a toutes ôtées. Il a ôté la frugalité, parce qu'il n'y a point de frugalité lorsque personne n'a rien qui lui soit propre. Il a ôté l'abstinence, parce que l'on ne s'abstient que du bien d'autrui, et qu'il n'y a plus de bien d'autrui quand tout est commun. Il a ôté la continence et la chasteté, vertus qui sont de très grand usage et qui font le principal ornement des deux sexes. Il a ôté la pudeur et la modestie, en permettant comme honnêtes et légitimes des actions qui avaient toujours paru infâmes et criminelles; ainsi en voulant donner la vertu à tout le monde, il l'a ôtée à tout le monde. La propriété et le domaine renferment la matière des vices et des vertus, au lieu que la communauté de biens donne la licence de s'abandonner à toutes sortes de crimes. Les hommes qui ont plusieurs femmes ne peuvent passer que pour des débauchés et pour des perdus. Les femmes qui ont plusieurs maris ne sont pas des adultères parce qu'elles n'ont jamais contracté de mariage, mais ce sont des prostituées. Il a donc réduit la vie des hommes à la condition de celle des bêtes les plus basses et les plus méprisables ; car les oiseaux s'accouplent avec quelque sorte de fidélité. Le mâle et la femelle ont leur nid qu'ils gardent en commun, où ils élèvent leurs petits; ils les aiment parce qu'ils sont assurés qu'ils sont à eux, et ils en chassent les autres. Cet homme sage a choisi pour modèle ce qu'il y avait de plus extravagant, de plus contraire à la nature et à la coutume. Ayant vu que les mâles et les femelles n'ont point de fonctions séparées parmi les bêtes, il a jugé que les hommes et les femmes n'en devaient point avoir, et que les femmes devaient manier les armes, entrer dans les conseils, exercer les charges, posséder la souveraine puissance. Il fallait qu'il mît entre les mains des hommes le fil et la laine, et qu'il les obligeât à porter les enfants entre leurs bras. Je m'étonne qu'il ne se soit pas aperçu que ces projets-là ne pouvaient être mis en pratique, et qu'il n'y a jamais eu de nation qui se soit avisé de se conduire par une police si extravagante. [3,23] Après que les plus célèbres philosopes ont été convaincus de soutenir des opinions vaines et ridicules, que doit-on attendre des autres qui sont beaucoup au-dessous d'eux, et qui ne s'imaginent jamais être arrivés à un si haut point de sagesse, que quand ils se vantent de mépriser les richesses? C'est sans doute une grande force d'esprit. Mais voyons où elle se termine. Ils renoncent à la succession de leurs pères, comme si c'était un mal de la posséder. Ils se précipitent dans la mer durant le calme, de peur de faire naufrage pendant la tempête. Leur force ne vient que de la crainte, au lieu de venir du courage. Ils ressemblent à ceux qui se tuent, pour n'être pas tués par l'ennemi, et qui ne trouvent point d'autre moyen d'éviter la mort que de se la procurer. En pensant faire estimer leur libéràlité, ils perdent leur bien sans honneur et sans mérite. On loue Démocrite d'avoir abandonné ses terres: je le louerais plutôt s'il les avait données. Il n'y a point de sagesse à faire une action, qui deviendrait inutile ou même mauvaise si elle était faite par tout le monde. Supposons néanmoins que cette négligence puisse être excusée, que dirons-nous de celui qui, ayant vendu son bien, en jeta le prix dans la mer? Je doute qu'il fût sage. «Allez, dit-il, au fond de la mer, malheureuse cupidité; je vous perdrai de peur que vous ne me perdiez moi-même.» Si vous méprisez si fort votre bien, faites-en un bon usage et l'employez au soulagement des pauvres. Ce que vous voulez perdre peut servir à empêcher que plusieurs ne meurent de faim, de soif ou de nudité. Imitez au moins l'extravagance et la fureur de Tuditanus. Jetez votre argent au peuple, c'est un moyen de vous en délivrer et de ne le pas perdre. Qui pourrait approuver l'égalité que Zénon a prétendu mettre entre les péchés? Ne disons rien de cette ineptie dont tout le monde s'est toujours moqué. Pour le convaincre d'erreur et de folie, c'est assez de dire qu'il a mis la compassion au nombre des vices et des maladies. Il nous ôte de la sorte une affection d'où dépendent les principaux devoirs de la vie. L'homme étant né plus faible que les animaux, que la Providence a munis et armés contre les injures de l'air et des saisons et contre les violences qui leur peuvent venir de dehors, il n'a pour toute défense que la tendresse et l'humanité avec laquelle nous nous secourons les uns les autres. Si l'homme entrait en fureur à la vue d'un autre homme, comme font les bêtes farouches, il n'y aurait plus de société, plus de villes, plus de sûreté; nous serions exposés à la rage des bêtes, et nous n'exercerions pas moins de cruautés les uns contre les autres que les bêtes mêmes. Les autres philosophes n'ont point été moins extravagants. Quel jugement peut-on faire de celui qui a dit que la neige était noire? Il fallait qu'il dît ensuite que la poix était blanche. C'est celui-là même qui disait qu'il était né pour regarder le ciel et le soleil, et qui ne voyait rien sur la terre en plein midi. Xénophane fut assez simple pour croire ce que les mathématiciens lui disaient: que la lune était vingt et une fois plus grande que la terre. Il ajouta que dans le creux de la lune il y a une terre habitée comme la nôtre. Les hommes de cette terre-là ont donc aussi une autre lune qui les éclaire durant la nuit; et peut-être que le globe que nous habitons est la lune d'une autre terre. Sénèque témoigne que, parmi les stoïciens, il s'est trouvé un philosophe qui doutait s'il donnerait des hommes au soleil. Quelle raison avait-il de douter, puisqu'il ne pouvait rien perdre en les donnant? Mais il appréhendait peut-être de les exposer au péril d'être brûlés, et il ne voulait pas être la cause d'un si funeste incendie. [3,24] Ceux qui tiennent qu'il y a des antipodes, tiennent-ils un sentiment raisonnable? Y a-t-il quelqu'un assez extravagant pour se persuader qu'il y ait des hommes qui aient les pieds en haut et la tête en bas; que tout ce qui est couché en ce pays-ci, soit suspendu en celui-là; que les herbes et les arbres y croissent en descendant, et que la pluie et la grêle y tombent en montant? Faut-il s'étonner que l'on ait mis les jardins suspendus de Babylone au nombre des merveilles de la nature, puisque les philosophes suspendent aussi des mers, des villes et des montagnes? Cherchons la source de cette erreur, et nous trouverons sans doute qu'elle procède de la même cause que les autres. Quand les philosophes, trompés par l'ombre de la vraisemblance, ont une fois admis un faux principe, il faut qu'ils admettent aussi les conséquences qui s'en tirent. Ils tombent de fausseté en fausseté; ils embrassent indiscrètement la première, et au lieu d'examiner la seconde qui se présente, ils la soutiennent par toute sorte de moyens, au lieu de juger de la première par la seconde. Comment donc se sont-ils engagés à soutenir qu'il y a des antipodes? En observant le mouvement et le cours des astres, ils ont remarqué que le soleil et la lune se couchent toujours du même côté et se lèvent toujours de même. Mais ne pouvant découvrir l'ordre de leur marche, ni deviner comment ils passaient de l'Occident à l'Orient, ils se sont imaginé que le ciel était rond, tel que sa vaste étendue le fait paraître ; que le monde même était rond comme une boule, que le ciel tournait continuellement, et qu'en tournant il ramenait le soleil et les astres de l'Occident à l'Orient. C'est ce qui les a portés à faire des globes d'airain, sur lesquels ils ont gravé des figures monstrueuses auxquelles ils ont donné le nom d'astres. Le ciel étant rond, il fallait que la terre, qui est renfermée dans son étendue, fût aussi ronde. Que si elle est ronde, elle regarde le ciel de tous côtés de la même manière, et lui oppose de tous côtés des mers, des plaines et des montagnes. Il suit encore de là qu'il n'y a aucune partie qui ne soit habitée. Voilà comment la rondeur que l'on a attribuée au ciel a donné occasion d'inventer les antipodes. Quand l'on demande à ceux qui défendent ces opinions monstrueuses, comment il se peut faire que ce qui est sur la terre ne tombe pas vers le ciel, ils répondent: que c'est parce que les corps pesants tendent toujours vers le milieu comme les rayons d'une roue, et que les corps légers, comme les nuées, la fumée, le feu, s'élèvent en l'air. J'avoue que je ne sais ce que je dois dire de ces personnes qui demeurent opiniâtres dans leurs erreurs, et qui soutiennent leurs extravagances, si ce n'est que quand ils disputent, ils n'ont point d'autre dessein que de se divertir ou de faire paraître leur esprit. Il me serait aisé de prouver, par des arguments invincibles, qu'il est impossible que le ciel soit au-dessous de la terre. Mais je suis obligé de finir ce livre-ci, ce que je ne saurais faire pourtant sans y ajouter auparavant quelques matières de grande importance. Comme on ne peut réfuter les erreurs de tous les philosophes, je me contenterai d'en avoir représenté quelques-unes par lesquelles on jugera des autres. [3,25] Il ne me reste plus qu'à dire quelque chose de la philosophie en général avant de finir ce livre. Le grand imitateur de Platon a écrit : que la philosophie n'était pas commune et qu'il n'y avait que les savants qui pussent y aspirer. La philosophie est donc distinguée de la sagesse, qui doit être commune à tous les hommes. Ces philosophes se rendent propre un bien qui est donné indifféremment à tout le monde, et ils sont animés d'une si maligne jalousie, qu'ils voudraient pouvoir bander ou arracher les yeux aux autres, de peur qu'ils ne voient le soleil. Les priver de la sagesse n'est rien moins qu'éteindre en eux une lumière divine. La nature humaine étant capable de sagesse, toutes sortes de personnes, les paysans, les artisans, les femmes, les enfants et les vieillards, enfin tous les peuples, de quelque langue et de quelque pays que ce soit, la devraient apprendre. Le mystère que l'on fait de la philosophie, bien qu'il ne consiste le plus souvent qu'à porter une longue barbe et un manteau, est une preuve convaincante que la philosophie n'est ni la sagesse ni le moyen de l'acquérir. Cette vérité a été reconnue par les stoïciens qui ordonnaient aux femmes et aux esclaves de s'adonner à la philosophie, par Épicure qui exhortait les plus ignorants à l'étude, par Platon qui avait jeté dans son esprit le plan d'une ville qui n'aurait été composée que de sages. Leur projet était fort louable; mais il est demeuré sans exécution. Il est aussi fort difficile de parvenir à la connaissance de la philosophie. Il faut premièrement apprendre à lire pour pouvoir voir les livres, parce qu'on ne saurait recevoir de vive voix une si prodigieuse variété de préceptes, ni en conserver la mémoire. Il faut donner ensuite beaucoup de temps à la grammaire pour apprendre à parler. II n'est pas permis d'ignorer la rhétorique, parce que sans elle on ne saurait exprimer ses pensées avec élégance. La géométrie, la musique et l'astrologie sont nécessaires à cause de l'étroite liaison qu'elles ont avec la philosophie. Or tous ces arts ne peuvent être appris ni par les filles, qui sont obligées d'apprendre durant leur jeunesse quantité de choses nécessaires pour l'usage de la maison, ni par les esclaves, qui sont employés à servir dans le temps qu'il faudrait donner à l'étude, ni par les pauvres, par les artisans et les gens de la campagne qui travaillent tout le jour pour gagner leur vie. Voilà pourquoi Cicéron a dit : que la philosophie fuit la multitude. Si Épicure reçoit les plus ignorants dans son école, comment leur fera-t-il entendre ce qu'il enseigne touchant les principes, et qui est si difficile et si obscur, qu'à peine peut-il être compris par les plus habiles? Que peut faire un esprit qui n'a aucune teinture des lettres dans une matière épineuse d'elle-même, et qui a été encore embrouillée par la malice des philosophes qui l'ont traitée et déguisée par l'artifice des orateurs qui en ont parlé? Enfin les philosophes n'ont jamais enseigné la philosophie qu'à une seule femme, savoir à Thémiste, et à un seul esclave, savoir à Phédon, qui, comme il servait mal son maître, fut acheté et instruit par Cébès.On met aussi de ce nombre-là Platon et Diogène, bien qu'ils fussent nés libres et qu'ils eussent été pris. On dit que Platon fut racheté de huit sesterces par Anicéris. Sénèque lui dit des injures d'avoir mis à si bas prix un si excellent philosophe. Mais il me semble qu'il y a de la fureur à se fâcher contre un homme de ce qu'il n'a pas prodigué son bien mal à propos. Il devait donner une aussi grande quantité d'or que celle que Priam donna pour le corps d'Hector, ou compter plus de pièces d'argent qu'il n'en demandait. Entre tous les étrangers ils n'ont enseigné la philosophie qu'à Anacharsis, Scythe de nature, qui ne l'aurait jamais pu apprendre s'il n'avait su auparavant la langue grecque et la grammaire. [3,26] La doctrine du ciel qui contient la véritable sagesse fait toute seule ce que les philosophes ont jugé qu'il fallait faire, bien qu'ils ne le pussent faire, et qu'ils crussent qu'il ne pouvait être fait par les autres. Comment ceux qui ne sont persuadés de rien pourraient-ils persuader quelque chose ? Comment ceux qui obéissent à leurs passions, qui confessent qu'elles ont plus de force que leur raison, pourraient-ils réprimer celles des autres, modérer l'ardeur de leurs désirs et apaiser les mouvements de leur colère? L'expérience fait voir au contraire la grandeur du pouvoir que les commandements de Dieu, qui sont simples et véritables, exercent sur l'esprit des hommes. Donnez-m'en un qui soit sujet à la colère et accoutumé à de grands emportements, je le rendrai aussi doux qu'un mouton dès que je lui aurai dit quelques paroles du Sauveur. Donnez-m'en un qui soit avare et insatiable, je le rendrai libéral, et je lui ferai donner son argent à pleines mains. Donnez-m'en un qui soit délicat, et qui n'appréhende rien tant que la douleur et la mort, je lui ferai mépriser les tourments, les feux, et le taureau de Phalaris. Donnez-m'en un qui soit débauché, je le rendrai sobre et tempérant. Donnez-m'en un qui soit cruel et qui aime à répandre le sang, je changerai toute sa fureur en humanité. Enfin donnez-m'en un qui soit injuste, déréglé et criminel, je le ferai devenir tout d'un coup équitable, réglé et innocent. Il ne faut qu'un peu d'eau pour effacer tous les crimes. La sagesse de Dieu agit avec une puissance si efficace, que dès qu'elle entre dans un coeur elle en chasse toute la folie. On ne demande rien en récompense : cela se fait gratuitement et en un instant. Que personne n'appréhende d'approcher de nous. Nous ne vendons ni l'eau ni le soleil. La fontaine de Dieu est ouverte, et sa lumière éclaire tous ceux qui ont des yeux. Y a-t-il jamais eu, ou y a-t-il maintenant un philosophe qui en puisse faire autant? Ils consument toute leur vie à l'étude, et ne rendent pas leurs disciples meilleurs, ni ne le deviennent pas eux-mêmes, pour peu que l'inclination que les uns et les autres ont au mal résiste aux préceptes. Tout l'effet que l'on peut attendre de leur sagesse, c'est quelle cache les vices au lieu de les arracher. Les commandements de Dieu apportent au contraire un changement si surprenant qu'ils détruisent le vieil homme pour former le nouveau. [3,27] Les philosophes ne donnent-ils point de semblables préceptes ? Ils en donnent en grand nombre, et ils approchent souvent de la vérité. Mais ces préceptes-là n'ont aucun poids, parce qu'ils ne procèdent que d'une autorité humaine. Personne ne les reçoit avec respect parce que ceux qui les écoutent sont de même nature et de même condition que ceux qui les font. De plus, il n'y a rien de certain ni de constant dans ce que disent les philosophes. Ils n'ont souvent que des conjectures, et on trouve une merveilleuse diversité dans ce qu'ils avancent. Ce serait donc une folie de suivre des préceptes, de la vérité et de la justice desquels on a sujet de douter. Personne n'y défère, parce que personne ne veut travailler en vain. Les stoïciens assurent qu'il n'y a que la vertu qui rende la vie heureuse. Il n'y a rien de si vrai. Mais si un homme avec sa vertu souffre de la douleur, sera-t-il heureux au milieu des tourments et entre les mains des bourreaux ? La douleur ne servira qu'à éprouver sa constance; et quoi qu'il souffre, il sera toujours fort heureux! Épicure va plus loin. « Le sage, dit-il, est toujours heureux, et si on l'avait enfoncé dans le taureau de Phalaris, il dirait : je m'y trouve bien et j'y suis content. » Qui pourrait voir sans rire qu'un homme adonné à ses plaisirs contrefasse de la sorte l'homme de coeur, et qu'il porte la générosité plus loin qu'elle ne peut aller? Personne ne trouve de plaisir dans la douleur, c'est assez de la supporter avec constance. Que prétendez-vous, stoïciens et Épicure, quand vous dites que le sage est heureux dans les tourments? Si c'est la réputation d'avoir méprisé les tourments qui le rende heureux, peut-être qu'il mourra par l'excès de la douleur, et qu'il ne jouira pas du fruit de sa patience. Si c'est la mémoire que la postérité en conservera, il n'en saura rien s'il n'y a aucun sentiment après la mort, ou s'il y en a quelqu'un, il ne lui servira de rien de le savoir. Quelle sera donc la récompense de la vertu, et quel bonheur posséderat-il? Il en mourra plus content. Voilà une belle récompense qui ne dure qu'une heure, ou peut-être qu'un moment, et pour laquelle il faudrait nous rendre misérables durant toute notre vie! La mort n'emporte pas beaucoup de temps. Quand son heure est venue, il importe peu que l'on soit content de la recevoir, ou que l'on ne le soit pas. Ainsi on ne peut attendre aucune autre récompense de la vertu, que la gloire de l'avoir pratiquée. Mais cette gloire est souvent fort inutile. Souvent elle se dissipe et s'évanouit en un instant, et elle dépend quelquefois du mauvais jugement des hommes, auquel il ne faut avoir aucun égard. Il n'y a donc aucun fruit à recueillir d'une vie très faible et périssable, et ceux qui ont été dans ce sentiment, au lieu de voir la vertu, n'ont vu que son ombre. Ils sont demeurés attachés à la terre, au lieu de lever les yeux au ciel où la vertu paraît comme sur un trône. C'est pour cela qu'il s'est trouvé si peu de monde qui ait déféré à leurs préceptes. Car quand ils soutiennent la volupté, ils excitent au vice, et quand ils entreprennent la défense de la vertu, ils ne s'en acquittent que très faiblement, parce qu'ils ne proposent point d'autre châtiment au vice que le déshonneur, ni d'autre récompense à la vertu que la louange, en disant qu'elle ne doit être recherchée que pour elle-même. Le sage est donc heureux au milieu des tourments, mais c'est quand il souffre pour le service de Dieu, pour la défense de la foi et de la justice. Il n'y a que Dieu qui puisse honorer la vertu, parce qu'il n'y a que lui qui lui puisse donner l'immortalité, qui est la seule récompense qui soit digne d'elle. Ceux qui ne désirent pas cette immortalité ne sont pas dans la véritable religion, qui tend à la vie éternelle comme à sa fin. Ils ne connaissent ni la valeur de la vertu ni la récompense qu'elle mérite. Ils ne regardent pas le ciel quoiqu'ils croient le regarder quand ils y cherchent ce qu'ils n'y sauraient trouver, parce qu'il n'y a point d'autre raison de regarder le ciel que pour embrasser la religion qui en est venue, ou pour espérer l'immortalité qui nous est promise. Quiconque songe sérieusement au service qu'il doit à Dieu, et à l'immortalité qu'il espère, regarde le ciel par les yeux de l'esprit, bien qu'il ne le regarde peut-ètre pas par les yeux du corps. Ceux qui n'embrassent pas la religion qui est, comme je l'ai dit, descendue du ciel, demeurent attachés à la terre. Ceux qui croient que l'âme meurt avec le corps, rampent sur la terre de la même sorte, et ne voient rien au delà du corps qui n'est lui-même qu'un amas de terre. Il ne sert de rien à l'homme d'avoir la taille droite et de regarder le ciel, s'il ne songe à Dieu et s'il n'a une ferme espérance de posséder la vie éternelle. [3,28] L'unique devoir auquel toute notre vie se doit rapporter, est de connaître le Dieu qui nous a mis au monde et de le servir. Les philosophes ne sont jamais parvenus à la sagesse, parce qu'ils se sont éloignés de cette fin pour laquelle ils avaient été créés. Il est vrai qu'ils ont cherché la sagesse; mais loin de la trouver, ils sont tombés en des erreurs très grossières. Ils ont aboli toute sorte de religion, lorsque, trompés par une fausse image de vertu, ils ont tâché de délivrer les esprits de crainte. Ils ont couvert ce renversement de religion du spécieux nom de Nature. Car comme ils ne savaient pas que Dieu a fait le monde ni aucun antre ouvrage, ils en ont attribué la production à la Nature, ce qui est la même chose que s'ils avaient dit que toutes choses sont nées d'elles-mêmes; en quoi il est certain qu'ils ont fait voir une extrême imprudence; car la Nature n'est rien d'elle-même, si on la sépare de la providence et de la puissance divine. Que si par le nom de Nature ils n'entendent que Dieu, quel étrange renversement de langage? que si par le mot de Nature ils entendent ou la manière et la nécessité de la naissance, ou les conditions auxquelles nous venons au monde, ils n'entendent rien de sensible ni de palpable, et il n'y a en effet que la providence de Dieu qui préside à la naissance de toutes choses. Que s'ils donnent le nom de Nature au ciel et à la terre, la Nature sera l'ouvrage de Dieu, et non pas Dieu même. Ils sont tombés dans une erreur semblable touchant la Fortune; car ne sachant d'où leur venaient ni les biens ni les maux, ils ont inventé une déesse qui se joue du sort des hommes. Ils se vantent d'être tous les jours aux mains avec elle, bien qu'ils ne sachent qui les a engagés dans ce combat, ni quel est le sujet de leur différend. Tous ceux qui ont entrepris de consoler ceux qui étaient affligés de la perte de leurs proches ont fait de sanglantes invectives contre la Fortune, et jamais ils n'ont relevé le mérite de la vertu, qu'ils ne la lui aient opposé comme la plus irréconciliable ennemie. Cicéron publie qu'il a toujours combattu la Fortune, qu'il l'a vaincue lorsqu'il a ruiné les entreprises des ennemis, et qu'il n'a pas été vaincu lorsqu'il a été chassé de sa maison et de son pays. Mais il avoue lâchement qu'il en a été vaincu, lorsqu'il a perdu sa chère fille. «Je me rends, dit-il, et je pose les armes.» Y a-t-il rien de si misérable qu'un homme qui se soumet de la sorte : il avoue que c'est une folie, mais il soutient en même temps que tout le monde n'est pas sage. Pourquoi donc en prend-on le nom? Pourquoi cherche-t-on des termes si magnifiques pour exprimer le mépris des grandeurs du monde? Pourquoi affecte-t-on un habit différent de celui des autres? Enfin pourquoi donne-t-on ces préceptes de sagesse, si jamais personne n'a été sage ? On ne doit pas tâcher de nous rendre odieux, sous prétexte que nous nions que les philosophes soient parvenus à la sagesse puisqu'ils reconnaissent eux-mêmes qu'ils ne savent rien. Quand ils se trouvent embarrassés, et qu'ils ne peuvent rendre raison des matières qu'ils traitent, ils s'écrient comme des furieux, qu'ils sont des ignorants et des aveugles. Anaxagore déclare que toute la nature est couverte de ténèbres. Empédocle se plaint que la voie du sens est étroite, comme si pour penser il avait besoin d'un chemin fort large, d'un char superbe, et d'un équipage magnifique. Démocrite dit que la vérité est cachée au fond d'un puits ; mais il le dit avec la mème impertinence avec laquelle il dit tout le reste. Elle n'est pas au fond d'un puits où il avait pu descendre ou se jeter; mais elle est sur le sommet d'une montagne, ou plutôt elle est dans le ciel. Pourquoi ne disait-il pas qu'elle était en haut au lieu de dire qu'elle était en bas, si ce n'est qu'il avait l'esprit aux pieds au lieu de l'avoir au coeur ou à la tête? Les philosophes ont été si éloignés de trouver la vérité, qu'ils n'ont pu reconnaître par la structure et par la disposition de leur corps le lieu où il fallait l'aller chercher. Le désespoir et la tyrannie ont arraché cette confession de la bouche de Socrate : qu'il ne savait qu'une chose, qui est qu'il ne savait rien. C'est de là qu'est venue la secte et la discipline des académiciens, si toutefois on peut donner le nom de discipline à une secte où l'on fait profession de ne rien enseigner et de ne rien apprendre. Ceux mêmes qui ont prétendu savoir quelque chose n'ont pu soutenir ce qu'ils croyaient savoir. L'ignorance où ils ont été de tout ce qui regarde Dieu, les a engagés dans une si merveilleuse diversité d'opinions, et dans une si étrange incertitude, qu'il est difficile de discerner ce qu'ils admettent et ce qu'ils approuvent. Qu'est-il donc besoin d'attaquer ces hommes qui se détruisent d'eux-mêmes. «Aristote, dit Cicéron, a accusé les anciens philosophes de folie et de présomption, pour avoir cru que par leur esprit ils avaient porté la philosophie à sa perfection;» et il a ajouté: «qu'il reconnaissait pourtant qu'elle avait fait depuis de grands progrès en peu de temps, et qu'il prévoyait qu'elle serait bientôt à un point où il n'y aurait rien à désirer. » Quand ce temps-là est-il arrivé, et comment est-ce que la philosophie a été portée à sa perfection? Aristote a eu raison de se moquer de l'extravagance avec laquelle les anciens s'étaient imaginé avoir découvert par leur esprit le plus haut point de la sagesse; mais il n'a pas eu beaucoup de prudence quand il a cru, ou que les anciens avaient commencé une si importante entreprise, ou que leurs successeurs l'avaient heureusement continuée, ou qu'enfin ceux qui viendraient auraient la gloire de l'achever. Or il est certain que jamais on ne trouve ce que l'on ne cherche pas comme il faut. [3,29] Achevons ce que nous avons commencé. La fortune n'est rien, et il ne faut pas s'imaginer qu'elle ait aucun sentiment. Ce n'est qu'un accident soudain et qu'un événement imprévu; mais les philosophes, de peur de manquer une seule fois de se tromper, ont affecté de faire paraître de la sagesse en un sujet où il n'y a que de la folie, en changeant le sexe de la Fortune et disant qu'elle étàit un dieu, au lieu que le peuple la prend pour une déesse. Ils appellent quelquefois dieu la Nature, et quelquefois ils l'appellent Fortune, «à cause, dit Cicéron, qu'il fait contre notre opinion beaucoup de choses dont nous ignorons les causes.» Si les philosophes ignorent les causes pour lesquelles une chose est faite, ils ignorent aussi celui qui l'a faite. Le même Cicéron, parlant de la Fortune dans un ouvrage fort sérieux où il donne des préceptes à son fils pour la conduite de la vie, dit : «Que la Fortune a un grand pouvoir; que quand elle nous est favorable, nous venons heureusement à bout de nos desseins, et que quand elle nous est contraire, nous avons le déplaisir de voir que rien ne nous réussit.» La première réflexion que je fais sur ces paroles, est que Cicéron, qui tient que l'on ne peut rien savoir, les a avancées de la même sorte que s'il en eût été assuré et que tout le monde l'eût été avec lui. Je remarque ensuite que lui, qui tâche pour l'ordinaire d'observer les vérités les plus claires, prend, pour une vérité claire, une proposition qui lui devait sembler fort obscure, et qui paraîtra absolument fausse à tout homme sage. «Qui est-ce, dit-il, qui ne sait pas?» C'est moi qui ne sais pas. Qu'il m'enseigne, s'il peut, quel est ce pouvoir de la Fortune, quel est ce vent qui seconde ou qui renverse nos desseins? C'est une chose honteuse à un homme d'esprit d'avancer ce qu'il ne saurait prouver en cas que quelqu'un le nie. Enfin, ce que j'apprends dans Cicéron, est qu'après avoir écrit en tant d'endroits qu'il faut suspendre son jugement, et que c'est une folie de le porter sur des choses dont on n'est pas parfaitement informé, il ajoute légèrement créance aux opinions du peuple, et reconnaît avec les ignorants une Fortune qui distribue le bien et le mal aux hommes. On a mis une corne d'abondance et un gouvernail proche de son image, pour marquer qu'elle répand les richesses et qu'elle dispose des affaires. Cette opinion est favorisée par Virgile, quand il appelle la Fortune «toute puissante,» et par un célèbre historien, quand il écrit, « qu'elle exerce une domination absolue sur toutes choses. » Que pouvoir reste-t-il donc aux autres dieux, et pourquoi ne règne-t-elle pas et ne reçoit-elle pas nos hommages toute seule? Si elle n'envoie que du mal, pourquoi la vénère-t-on comme une déesse? Pourquoi envie-t-elle la prospérité à ceux qui lui offrent des sacrifices? Pourquoi estelle plus favorable aux méchants qu'aux gens de bien? Pourquoi prend-elle plaisir à tendre des piéges, à tromper, à ruiner les hommes, et à les jeter dans des tristesses mortelles? Qui lui a donné l'ordre et le pouvoir de faire une guerre si cruelle aux hommes, et de disposer de toutes choses par son caprice et sans aucune justice? Les philosophes devaient chercher l'éclaircissement de ces questions, plutôt que d'accuser légèrement la Fortune, tout innocente qu'elle est; car, quand il y aurait en effet une Fortune, ils ne sauraient rendre aucune raison de la haine si implacable qu'ils lui attribuent contre les hommes. Ainsi les plaintes continuelles qu'ils font de son injustice, et les vains éloges dont ils relèvent leur propre vertu, ne sont que d'extravagantes rêveries, qui font voir la faiblesse et la légèreté de leur esprit. Qu'ils n'aient donc point de jalousie de ce que Dieu a eu la bonté de nous révéler la vérité. Comme nous savons qu'il n'y a point de Fortune, nous savons aussi qu'il y a un méchant esprit qui est l'ennemi déclaré de la justice, qui persécute les gens de bien, qui s'oppose à tous les desseins de Dieu par le motif d'une jalousie dont j'ai rapporté le sujet dans le second livre de cet ouvrage. Il dresse des piéges à tous les hommes; il embarrasse aisément dans les filets de l'erreur ceux qui ne connaissent point Dieu ; il les enveloppe de ténèbres; il les accable du poids de leur propre extravagance, afin qu'ils ne parviennent jamais à la connaissance qui renferme la sagesse et la vie éternelle; il use de ruse et d'adresse pour surprendre ceux qui connaissent Dieu, et pour les porter au péché par le plaisir; et quand ce moyen ne réussit pas, il a recours à la violence. Dieu a différé à dessein le châtiment que mérite son péché, afin qu'il exerce notre vertu, qui ne saurait devenir parfaite que par l'épreuve; car la vertu est la patience qui a supporté le mal sans être vaincue. Ainsi nous n'aurions point de vertu si nous n'avions point d'ennemi. Comme les philosophes ont senti la violence de cette puissance contraire et qu'ils en ont ignoré le nom, ils ont inventé celui de Fortune, ce qui est fort extravagant, comme Juvénal a eu dessein de le marquer par ces paroles: "Il n'y a point de divinité sans la prudence ; mais à l'égard de la Fortune, nous la reconnaissons pour une déesse, et comme telle nous la plaçons dans le ciel". Ce sont donc, comme Cicéron l'avoue, la folie, l'erreur, l'ignorance et l'aveuglement qui ont inventé les noms de Nature et de Fortune : les philosophes n'avaient garde de connaître la vertu, puisqu'ils ne connaissaient pas l'ennemi contre lequel ils la devaient faire paraître. Si cette vertu est jointe à la sagesse, ou si c'est la sagesse même, comme ils le prétendent, ils ne savent en quoi elle consiste. Quiconque ne connaît pas son ennemi, ne saurait se préparer comme il faut à le combattre; il ne choisira pas des armes propres à remporter la victoire. Au lieu de poursuivre son ennemi, il ne poursuivra que son ombre. Il sera infailliblement vaincu, parce qu'il ne prévoit pas le coup qui le menace et qui le percera de part en part. [3,30] J'ai fait voir, autant que mon peu de suffisance me l'a pu permettre, combien les philosophes se sont éloignés de la vérité. Je sais que j'ai omis beaucoup de choses ; mais aussi je n'avais pas entrepris de combattre toutes leurs erreurs : j'avais seulement été obligé de montrer, comme en passant, qu'et si grand nombre d'excellents esprits s'étaient misérablement consumés à la poursuite du mensonge, pour empêcher que ceux qui avaient reconnu qu'il n'y avait pas d'espérance de trouver la vérité dans les religions païennes, ne l'allassent chercher parmi les sectes si différentes de ces sages de l'antiquité. Il ne reste donc aucune espérance ni aucun salut que dans la doctrine que nous soutenons. Toute la sagesse consiste à connaître Dieu et à le servir. J'élève ma voix, autant qu'il m'est possible, pour déclarer et pour publier: que nous avons dans notre religion la vérité que les philosophes ont cherchée durant toute leur vie, et qu'ils n'ont jamais pu trouver parce qu'ils n'ont aucune religion, ou qu'ils n'en ont eu qu'une mauvaise. Éloignons-nous de ces maîtres qui ne font que nous troubler au lieu de nous instruire. Que pourraient-ils nous enseigner, eux qui n'ont rien appris? Qui ces malades pourraient-ils guérir? Qui ces aveugles pourraient-ils instruire? Que ceux qui désirent connaître la sagesse se rendent en foule à notre religion. Attendrons-nous que Socrate commence à savoir quelque chose, qu'Anaxagore trouve la lumière au milieu des ténèbres, que Démocrite tire la vérité du fond du puits où elle est cachée, qu'Empédocle élargisse les chemins des sens par où les objets entrent dans l'âme, enfin qu'Arcésilas et Carnéade voient et comprennent? Une voix du ciel nous déclare la vérité ; une lumière plus éclatante que le soleil nous la montre. Pourquoi sommes-nous assez injustes envers nous-mêmes, pour refuser la sagesse que les philosophes les plus célèbres de l'antiquité ont cherchée inutilement durant tout le temps de leur vie ? Quiconque veut devenir sage et heureux n'a qu'à écouter la voix de Dieu, à apprendre la justice, à méditer le sujet pour lequel il a été mis au monde, à mépriser tout ce qu'il y a sur la terre, à faire profession du culte de Dieu, pour parvenir un jour au souverain bien, dont la jouissance doit faire tout son bonheur. Il faut pour cela renoncer à toutes les autres religions, rejeter tout ce que l'on dit pour leur défense, réfuter les erreurs de toutes les sectes des philosophes. La vérité s'élèvera sur les ruines du mensonge. Après avoir détruit les fausses religions, il est aisé d'établir la nôtre par des exemples, par des arguments et par des témoignages convaincants, et de faire voir que l'extravagance que les philosophes nous attribuent ne se rencontre que parmi eux. Bien qu'en réfutant leurs erreurs et en faisant voir qu'ils ne possèdent point la véritable sagesse, j'aie marqué assez clairement le lieu où elle réside, je me suis proposé de le prouver encore plus solidement dans tout le livre suivant.