[12,0] XII. CONTRE ÉRATOSTHÈNE - UN DES TRENTE DISCOURS PRONONCÉ PAR LYSIAS LUI-MÊME. [12,1] Aborder l'accusation n'est pas ce qui me paraît embarrassant, juges : c'est plutôt de m'arrêter dans mon discours. Les crimes de ces hommes sont si graves et si nombreux que, voulût-on mentir, on ne saurait proférer contre eux d'accusations plus graves que les faits, et qu'à s'en tenir à la réalité, on ne peut tout dire : fatalement, ou bien la force manquera à l'accusateur, ou bien le temps lui fera défaut. [12,2] Au reste, il me semble que les rôles vont être renversés : jusqu'à présent, l'accusateur devait faire connaître quel motif de haine il avait contre l'accusé; aujourd'hui, c'est à l'accusé qu'il faut demander compte d'une haine qui l'a poussé à de pareils crimes envers la cité. Si je fais d'ailleurs ces réflexions, ce n'est pas que je n'aie personnellement sujet de haïr mon adversaire pour le mal qu'il m'a fait; c'est parce que je songe au contraire aux mille raisons que nous avons tous, en notre nom personnel comme au nom de l'État, d'être indignés contre lui. [12,3] En ce qui me concerne, juges, je ne me suis jamais occupé d'aucun procès, ni pour mon compte, ni pour celui des autres, et il a fallu que les circonstances m'obligent aujourd'hui à accuser cet homme. Aussi ai-je été pris bien des fois d'un profond découragement, craignant, faute d'expérience, de ne pouvoir soutenir l'accusation avec l'habileté convenable, au nom de mon frère et au mien. Je vais essayer pourtant de vous exposer toute l'affaire depuis ses débuts, aussi brièvement que je pourrai. [12,4] Mon père Képhalos sur les instances de Périclès, vint s'établir dans ce pays. Il y habita trente ans, et jamais il ne lui arriva, pas plus qu'à nous, de citer personne en justice, ni d'y être accusé : tant que dura le régime démocratique, nous vécûmes sans faire de tort aux autres et sans avoir à nous plaindre d'eux. [12,5] Puis les Trente, ces misérables sycophantes, s'installèrent au pouvoir, et firent de belles déclarations sur la nécessité de purger la ville des mauvais citoyens, et de porter les autres à la vertu et à la justice. Tels étaient leurs discours, mais tels ne furent pas les actes auxquels ils se déterminèrent. Je vais tâcher de vous le rappeler, en vous parlant d'abord de mes malheurs, puis des vôtres. [12,6] Théognis et Pison déclarèrent dans le Conseil des Trente que, parmi les métèques, il y en avait d'hostiles à la constitution : «excellent prétexte pour se procurer de l'argent, sous couleur de faire un exemple : la ville était sans ressources, et le pouvoir avait besoin de fonds». [12,7] Ils n'eurent pas de peine à persuader des auditeurs qui comptaient pour rien la vie des gens, et pour beaucoup l'argent qu'ils en tireraient. On décida d'arrêter dix métèques, et, dans le groupe, deux pauvres, afin de pouvoir protester auprès du public que la mesure avait été dictée non par la cupidité, mais par l'intérêt de l'État, comme tout le reste. [12,8] Ils se partagent donc les maisons, et les voilà en route. Pour moi, ils me trouvent à table avec des hôtes; ils les chassent et me livrent à Pison. Le reste de la bande entre dans l'atelier et dresse la liste des esclaves. Je dis à Pison : «Veux-tu me sauver pour de l'argent?» [12,9] «Oui», répond-il, «si la somme est forte». Je me déclarai prêt à lui donner un talent. «Entendu !» fit-il. Je le connaissais pour n'avoir ni foi ni loi; pourtant, dans ma situation, il me parut indispensable d'exiger de lui un serment. [12,10] Il jura sur la tête de ses enfants et sur la sienne de me sauver la vie pour un talent. J'entre alors dans ma chambre, et j'ouvre mon coffre. Pison s'en aperçoit, entre à son tour, et, voyant le contenu, il appelle deux de ses aides et leur ordonne de s'en saisir. [12,11] Ce n'était plus seulement la somme convenue, juges, mais trois talents d'argent, quatre cents cyzicènes, cent dariques et quatre coupes d'argent : je lui demandai de me laisser au moins de quoi voyager. «Tu devras t'estimer heureux, me répondit-il, si tu as la vie sauve». [12,12] Au moment où nous sortions, Pison et moi, nous tombons sur Mèlobios et Mnèsithéidès, qui revenaient de l'atelier; ils nous rencontrent sur le seuil même de la porte et nous demandent où nous allons. Pison répondit qu'il se rendait chez mon frère, afin de faire aussi une perquisition dans sa maison. Ils le laissèrent aller et m'enjoignirent de les suivre chez Damnippe. [12,13] Pison s'approche alors de moi : «Pas un mot, me dit-il, et ne crains rien. J'irai vous rejoindre.» Chez Damnippe, nous trouvons Théognis qui gardait d'autres prisonniers. Ils me remettent entre ses mains et repartent. Dans la situation où j'étais, je pris le parti de courir quelque risque, puisque aussi bien je me voyais déjà perdu. [12,14] J'appelle Damnippe. « Écoute, lui dis-je, tu es mon ami et me voici dans ta maison : je suis innocent ; c'est ma fortune qui me perd. Tu vois mon malheur; sois généreux et use de ton crédit pour me sauver.» Il me le promit. Le mieux lui parut d'en parler à Théognis qui, pensait-il, ferait tout pour de l'argent. [12,15] Pendant qu'il était en conversation avec Théognis (justement je connaissais la maison, et je savais qu'elle avait deux issues), je décidai d'en profiter pour essayer de me tirer d'affaire : si je trompe mes gardiens, me dis-je, je suis sauvé; et si je suis pris, de deux choses l'une : ou bien Théognis se sera laissé acheter par Damnippe, et je n'en serai pas moins relâché, ou bien il refuse, et je périrai de toute façon. [12,16] Sur ces réflexions, je pris la fuite, tandis que les autres montaient la garde à la porte de la cour. Les trois portes que j'avais à franchir se trouvaient toutes ouvertes. J'arrive chez Archénéôs, l'armateur, et je l'envoie à la ville s'informer du sort de mon frère; au retour, il m'apprend qu'Ératosthène, ayant rencontré Polémarque dans la rue, l'avait appréhendé et conduit en prison. [12,17] A cette nouvelle, je m'embarquai dans la nuit pour Mégare. Quant à Polémarque, les Trente lui envoyèrent leur ordre habituel, celui de boire la ciguë, sans lui faire connaître le motif de sa condamnation, à plus forte raison sans le juger ni le laisser se défendre. [12,18] Une fois mort, ils l'emportèrent hors de la prison; mais au lieu de laisser le convoi partir d'une des trois maisons qui nous appartenaient, ils louèrent un hangar pour y exposer le corps. Nous avions beaucoup de manteaux, mais quand on en demanda, ils n'en donnèrent pas un seul pour les funérailles; ce furent nos amis qui fournirent, l'un un manteau, l'autre un coussin, chacun enfin ce qu'il pouvait avoir, pour l'ensevelir. [12,19] Ils avaient à nous sept cents boucliers, ils avaient de l'argent et de l'or en quantité, du cuivre, des bijoux, des meubles, des vêtements de femmes plus qu'ils n'avaient jamais espéré en prendre, sans parler de cent vingt esclaves, dont ils gardèrent les meilleurs pour eux, abandonnant le reste au trésor. Voyez pourtant jusqu'où alla leur insatiable cupidité et comme ils montrèrent ce qu'ils étaient. La femme de Polémarque avait des pendants d'or qu'elle possédait lorsqu'elle entra dans la maison : Mélobios les lui arracha des oreilles. [12,20] Ainsi, ils ne nous laissaient même pas, par pitié, la moindre parcelle de notre fortune. Dans leur cupidité, ils nous faisaient autant de mal qu'en fait faire à d'autres le ressentiment des pires injures. Ce n'est pas certes ce que méritait notre dévouement à la cité : nous avions exercé toutes les chorégies, versé bien des contributions ; nous nous étions montrés d'honnêtes gens, toujours aux ordres de la cité ; nous ne nous étions pas fait d'ennemis; nous avions payé la rançon d'un grand nombre d'Athéniens prisonniers; et c'est nous qu'ils traitèrent de la sorte, nous qui avions compris notre rôle de métèques tout autrement qu'ils ne comprenaient, eux, leurs devoirs de citoyens. [12,21] Combien de leurs compatriotes furent exilés par eux chez les ennemis, combien d'innocents exécutés et privés de sépulture, combien dépouillés de leurs droits de citoyens ! Combien de filles qui allaient se marier et qu'ils en ont empêchées ! [12,22] Et ils poussent l'impudence jusqu'à venir se justifier : à les entendre, ils n'ont fait aucun mal, commis aucune mauvaise action. Je voudrais bien qu'ils dissent vrai; ce n'est pas moi qui y gagnerais le moins. [12,23] Malheureusement, pour la cité comme pour moi, la réalité est toute différente. Ératosthène, ainsi que je le disais tout à l'heure, a fait périr mon frère. Avait-il à se plaindre de lui personnellement ? Le voyait-il coupable envers l'État ? Non, il s'abandonnait sans retenue à sa cruauté. Je veux le faire monter à la tribune, juges, et l'interroger. [12,24] Car voici mon sentiment : parler de cet homme, fût-ce avec un tiers, dans l'intention de lui être utile, serait à mon avis une impiété; mais si c'est pour lui nuire, on peut adresser la parole même à un homme comme lui, sans rien faire de contraire à la religion et à la piété. Monte donc et réponds à mes questions. [12,25] As-tu, oui ou non, arrêté Polémarque? — J'exécutais les ordres du gouvernement; j'avais peur. — Étais-tu dans la salle du Conseil, lorsqu'on y parla de nous? — J'y étais. — As-tu appuyé l'avis de ceux qui voulaient notre mort, ou l'as-tu combattu? — Je l'ai combattu. — Pour nous sauver? — Pour vous sauver. — Parce que tu estimais notre condamnation juste ou injuste? - Injuste. [12,26] Ainsi donc, ô le plus misérable de tous les hommes, tu faisais de l'opposition pour nous sauver, mais tu nous arrêtais pour nous faire périr? Quand notre salut était entre les mains de la majorité d'entre vous, tu prétends avoir combattu ceux qui voulaient nous perdre, mais quand la perte ou le salut de Polémarque ne dépendaient que de toi seul, tu l'as arrêté et conduit en prison? Et alors, pour avoir — c'est toi qui le prétends — élevé une inutile protestation, tu veux qu'on te regarde comme un bon citoyen, mais pour avoir arrêté et fait périr mon frère, tu t'imagines n'avoir pas de dette à nous payer, à moi comme à tous ici? [12,27] Au reste, cela même est invraisemblable. Comment croire, s'il dit vrai quand il prétend s'être opposé à notre arrestation, qu'on l'en ait chargé lui-même ? A coup sûr, ce n'est pas dans cette affaire des métèques que les Trente allaient chercher à éprouver la fidélité d'Ératosthène. De plus, le dernier qu'ils dussent charger de l'affaire, n'est-ce pas celui qui s'y était précisément opposé, en motivant son vote? De qui devaient-ils attendre moins d'empressement à les servir, que de l'homme qni avait combattu leurs desseins? [12,28] Et puis, quand les autres Athéniens rejettent sur les Trente la responsabilité des évènements, l'excuse me paraît valable; mais que les Trente se renvoient la faute à eux-mêmes, n'est-ce pas inadmissible? [12,29] S'il y avait eu dans la cité une autorité plus forte, qui leur eût enjoint de faire périr les gens au mépris de la justice, l'indulgence serait à la rigueur concevable. Mais qui donc enfin punirez-vous, si vous permettez aux Trente de dire qu'ils n'ont fait qu'obéir aux Trente ? [12,30] Aussi bien, ce n'est pas dans sa maison, mais en pleine rue, alors qu'il lui était loisible de respecter à la fois sa vie et la décision des Trente, qu'il arrêta mon frère pour le conduire en prison. Vous gardez rancune à tous ceux qui ont pénétré dans vos demeures, pour vous y rechercher, vous ou quelqu'un des vôtres ; [12,31] et pourtant, si l'indulgence est permise envers l'homme qui n'a tué que pour se sauver, ceux-là y auraient quelque droit. lls risquaient gros à ne pas aller là où on les envoyait, et, quand ils avaient trouvé les gens, à le nier. Mais Ératosthène, lui, pouvait dire qu'il n'avait pas rencontré mon frère, et ensuite qu'il ne l'avait pas vu : ici, pas de preuve, pas de moyen de contrôle; ses ennemis l'auraient-il voulu, ils n'auraient pas pu le convaincre. [12,32] Ton devoir, Ératosthène, si vraiment tu avais été un honnête homme, était d'avertir les innocents de la mort qui les attendait, plutôt que d'arrêter ceux qui allaient ainsi périr injustement. Mais non, tes actes font voir un homme qui, loin de s'affliger de ce qui se passait, en était heureux. [12,33] Aussi est-ce d'après tes actes et non d'après tes paroles que les juges doivent prononcer. Ta conduite, qui leur est connue, leur sera un indice de ce que tu as pu dire au Conseil, puisqu'il est impossible de fournir des témoins là-dessus. Car, loin de pouvoir assister à leurs séances, nous n'avions pas même le droit de rester chez nous, en sorte qu'il leur est facile, après avoir fait tout le mal possible à la cité, de dire d'eux-mêmes tout le bien possible. [12,34] Toutefois, je n'y contredis pas : j'admets, si tu veux, que tu aies parlé contre l'avis de tes collègues. Je me demande alors ce que tu aurais bien pu faire si tu avais été de leur avis, puisque, malgré la protestation dont tu te targues, tu as fait périr Polémarque. Voyons, juges, lors même que vous seriez frères ou fils de cet homme, que feriez-vous? Est-ce que vous l'acquitteriez? Il faut en effet qu'Ératosthène prouve de deux choses l'une : ou qu'il n'a pas arrêté Polémarque ou qu'il l'a fait justement. Or, lui-même a reconnu qu'il l'avait arrêté injustement. Par là, il a facilité votre vote à son sujet. [12,35] Au surplus, beaucoup de gens de la ville et d'étrangers sont ici, pour savoir quelle sentence vous allez rendre à l'égard de ces hommes. Les premiers — vos concitoyens — sauront en partant, ou bien qu'ils devront expier leurs crimes, s'ils en commettent, ou bien, au contraire, qu'ils seront les tyrans de la cité, s'ils réussissent dans leurs desseins, et vos égaux, s'ils échouent. Quant aux étrangers qui se trouvent à Athènes, ils sauront s'ils ont raison ou tort de bannir les Trente de leurs villes. Car si ceux-là mêmes qui ont été leurs victimes les lâchent quand ils les tiennent, ils se diront, soyez-en sûrs, qu'ils sont bien bons de monter la garde à votre service. [12,36] Et voici qui serait révoltant : vos généraux, vainqueurs en combat naval, ont eu beau alléguer l'état de la mer qui empêchait de recueillir les corps, vous avez prononcé contre eux la peine capitale, persuadés que cette satisfaction était due à la valeur des morts; et ces gens-là qui, simples particuliers, ont contribué de toutes leurs forces à vous faire battre sur mer, et qui, une fois au pouvoir, reconnaissent avoir fait périr sans jugement beaucoup de citoyens, ces gens-là, dis-je, ne mériteraient pas, eux et leurs enfants, les derniers supplices? [12,37] Je pourrais, juges, considérer ces charges comme suffisantes. A mon avis, l'accusateur doit s'arrêter lorsque l'accusé est convaincu d'avoir mérité la mort par ses actes, puisque c'est la peine la plus rigoureuse qu'on puisse lui infliger. Je ne vois donc pas qu'il soit besoin d'en dire bien long contre des hommes qui n'expieraient pas assez par deux morts une seule de leurs actions. [12,38] Ils n'ont même pas la ressource habituelle des plaideurs de chez nous, qui, sans rien répondre aux griefs de l'accusation, font dévier le débat sur leurs mérites personnels et ainsi arrivent parfois à vous abuser : ils font valoir qu'ils sont de bons soldats, qu'ils ont pris beaucoup de vaisseaux à l'ennemi quand ils étaient triérarques, ou que des cités, jusque-là hostiles, sont grâce à eux devenues vos amies. [12,39] Demandez-lui donc, à lui, de vous apprendre en quelle occasion les Trente ont tué autant d'ennemis qu'ils ont fait périr de citoyens, pris à l'ennemi autant de vaisseaux qu'ils lui en ont livré, quelle ville ils vous ont acquise qui valût la vôtre, asservie par eux. [12,40] Dira-t-on qu'ils ont dépouillé l'ennemi d'autant d'armes qu'ils vous en ont arraché à vous-mêmes, et pris d'assaut des murs qui valaient ceux de leur patrie, qu'ils ont rasés? Mais ce sont eux qui ont détruit les forts de l'Attique, preuve qu'en renversant les murs d'enceinte du Pirée, ils n'obéissaient pas aux ordres des Lacédémoniens, mais pensaient affermir leur propre domination. [12,41] J'ai souvent admiré l'audace de ses défenseurs; mais j'ai compris que les hommes qui commettent tous les crimes sont les mêmes qui applaudissent de pareils criminels. [12,42] Ce n'est pas la première fois qu'Ératosthène a travaillé contre le peuple. A l'époque des Quatre Cents, après avoir essayé d'établir dans l'armée le régime oligarchique, il abandonna le navire qu'il commandait et s'enfuit de l'Hellespont avec Iatroclès et d'autres dont je n'ai pas besoin de dire les noms. Arrivé ici, il manoeuvra contre les partisans de la démocratie. Je vais là-dessus produire des témoins. Témoins. [12,43] Ici se place une période de sa vie que je laisserai de côté. J'arrive au combat naval et au malheur qui frappa la cité. Nous étions encore sous le régime démocratique : un comité de cinq éphores (ce fut le point de départ de la révolution) fut établi par ceux qu'on appelait les «associés» ; chargés de recruter des partisans, ils étaient les chefs des conjurés et travaillaient à la ruine de la démocratie. Ératosthène et Critias étaient du nombre. [12,44] Ils mirent des phylarques à la tête des tribus, dictaient les votes de l'assemblée et le choix des magistrats, et en toute chose leurs volontés ne trouvaient pas d'obstacle. Ainsi, ce n'était pas assez des ennemis : ces hommes, qui étaient nos concitoyens, formaient des complots contre vous pour vous empêcher de voter aucune mesure utile et vous imposer toutes sortes de privations. [12,45] Ils le savaient bien que, dans d'autres circonstances, ils ne pourraient vous réduire, mais qu'ils y réussiraient en profitant de vos malheurs ; ils se disaient que votre impatience d'être délivrés des maux présents vous empêcherait de songer aux maux à venir. [12,46] Pour prouver qu'Ératosthène a fait partie des éphores, je vais faire comparaître comme témoins non pas ses complices (j'en serais bien empêché) mais ceux qui ont appris la chose de sa propre bouche. [12,47] A dire vrai, si ses partisans étaient sages, ils chargeraient par leurs témoignages et feraient châtier sévèrement des hommes qui leur ont enseigné le crime; quant aux serments, s'ils étaient sages, ils ne se croiraient pas tenus de les observer quand il s'agit de faire du mal à leurs concitoyens, pour les violer sans scrupules quand il y va des intérêts de la cité. Mais en voilà assez à leur adresse. (Au greffier). Appelle-moi les témoins. Témoins, montez à la tribune. Témoins. [12,48] Vous avez entendu les témoins. Pour finir, une fois installé au pouvoir, il ne s'associa à aucune oeuvre utile et fit beaucoup de mal. Cependant, s'il eût été un honnête homme, il devait d'abord refuser un pouvoir illégal, puis révéler au Conseil que toutes les accusations étaient fausses, que les dénonciations de Batrachos et d'Aeschylidès, loin d'être fondées, n'étaient que des inventions forgées par les Trente pour perdre les citoyens. [12,49] Au reste, tous ceux qui voulaient du mal au peuple, juges, ne perdaient rien à garder le silence; ils y en avait d'autres pour parler et agir à leur place et faire à la cité tout le mal qui pouvait lui être fait. Quant à ceux qui proclament leur dévouement à la démocratie, pourquoi n'en ont-ils pas alors donné des preuves, en proposant eux-mêmes les mesures les plus utiles et en détournant les autres de faire le mal? [12,50] Il pourrait dire peut-être qu'il avait peur, excuse qui paraîtra valable à certains d'entre vous; mais qu'il n'apparaisse pas alors comme ayant fait de l'opposition : autrement, il sera évident qu'en approuvant les actes de ses collègues, il était assez puissant pour s'y opposer sans risques. C'est pour votre salut qu'il devait montrer ce zèle, non pour Théramène, qui fut si souvent coupable envers vous. [12,51] Mais non, il regardait la cité comme son ennemie, et vos ennemis étaient des amis à ses yeux; je vais de ce double sentiment vous fournir des preuves multiples. Vous allez voir que, s'ils se querellaient, c'était au nom de leur intérêt et non pas du vôtre, et pour décider auquel des deux partis reviendraient la direction des affaires et le gouvernement de la cité. [12,52] Si c'était l'intérêt des opprimés qui eût causé leurs dissensions quelle plus belle occasion pour un chef de montrer son dévouement au peuple que la prise de Phylè par Thrasybule? Mais au lieu d'offrir ou de rendre quelque service aux vainqueurs de Phylè, il se transporta à Salamine et à Éleusis avec ses collègues, fit conduire en prison trois cents citoyens, et, par un seul vote, les condamna tous à mort. [12,53] Puis, ce fut notre arrivée au Pirée, les troubles, les pourparlers en vue d'une réconciliation et l'ardent espoir des deux partis de voir s'établir une entente approuvée de part et d'autre. Les gens du Pirée, victorieux, laissèrent leurs adversaires s'éloigner. [12,54] Les autres rentrèrent dans la ville, chassèrent les Trente à l'exception de Phidon et d'Ératosthène, et choisirent comme chefs les citoyens les plus hostiles aux tyrans, convaincus que, tout naturellement, les mêmes hommes qui détestaient les Trente devaient avoir de la sympathie pour les gens du Pirée. [12,55] Parmi eux, il y avait Phidon, avec Hippoclès, Épicharès du dème de Lamptres, et d'autres qui passaient pour les adversaires les plus acharnés de Chariclès et de Critias, et de leur coterie. Mais, une fois au pouvoir, ils provoquèrent entre les gens de la ville et ceux du Pirée un conflit et une guerre encore beaucoup plus graves. [12,56] Par là ils firent voir que, s'ils s'étaient détachés de leur parti, ce n'était pas par intérêt pour les gens du Pirée et les citoyens injustement mis à mort; ce qui les faisait souffrir, ce n'était pas les morts ou ceux qui allaient mourir, c'était de voir les autres plus forts qu'eux ou plus vite enrichis. [12,57] Une fois maîtres des magistratures et de la cité, ils firent la guerre à la fois aux Trente, qui vous avaient fait tant de mal, et à vous, qui aviez tant souffert. Cependant — la chose était claire pour tout le monde — si l'exil des Trente a été un acte de justice, le vôtre avait été injuste, et, inversement, si c'est le vôtre qui était juste, celui des Trente ne se justifiait pas; car ce n'est pas pour un autre grief qu'ils ont été bannis, c'est bien pour celui-là. [12,58] Aussi Phidon mérite-t-il toute notre colère : choisi pour négocier la réconciliation et vous faire rentrer dans la ville, il a tenu la même conduite qu'Ératosthène et suivi les mêmes principes. Empressé à se servir de vous contre ceux de ses collègues qu'il voyait au-dessus de lui, mais opposé à votre retour dans la cité dont vous étiez injustement bannis, il se rendit chez les Lacédémoniens et les pressa d'entrer en campagne, prétendant que les Béotiens allaient mettre la main sur la ville, et débitant tous les mensonges qu'il croyait le plus capables de les décider. [12,59] Comme il n'y parvenait pas — soit que les sacrifices fussent contraires, soit simple refus des Lacédémoniens — il leur emprunta cent talents, afin d'avoir des auxiliaires à sa solde, et demanda comme général Lysandre, le défenseur zélé de l'oligarchie et l'ennemi juré de notre ville, qui détestait particulièrement les vainqueurs du Pirée. [12,60] Pour ruiner Athènes, ils prirent donc à leur solde des gens de toute sorte, entraînant quelques cités et, à la fin, les Lacédémoniens eux-mêmes, avec tous les alliés qu'ils purent décider; ils se préparaient ainsi non à nous réconcilier, mais à perdre l'État, et ils l'eussent fait sans l'intervention de bons citoyens. Vous allez montrer à ces derniers, par le châtiment de vos ennemis, que vous savez leur témoigner votre reconnaissance. [12,61] Tous ces faits, vous les connaissez par vous-mêmes, et je ne vois pas qu'il soit nécessaire de produire des témoins. Je le ferai pourtant : j'ai besoin de repos, et certains d'entre vous ne seront pas fâchés d'entendre refaire les mêmes récits par des témoins aussi nombreux que possible. Témoins. [12,62] Et maintenant, je vais vous édifier aussi sur le compte de Théramène, le plus brièvement que je pourrai. Je vous demande de m'écouter, dans mon intérêt comme dans l'intérêt de la cité. Et que personne n'ait cette idée que je fais le procès de Théramène quand c'est Ératosthène qui est en cause. Car il doit, me dit-on, invoquer pour sa défense qu'il était son ami, et qu'il s'est associé à sa politique. [12,63] S'il eût partagé le gouvernement avec Thémistocle, il n'eût pas manqué, j'imagine, de se vanter d'avoir travaillé à la construction des murs, du moment qu'il se targue d'avoir collaboré avec Théramène à leur destruction. De fait, ces deux personnages ne me paraissent pas comparables : Thémistocle a élevé les murailles en dépit des Lacédémoniens; cet homme a abusé ses compatriotes pour les détruire. [12,64] Quoi qu'il en soit, les choses ont tourné dans la ville tout autrement qu'on ne devait s'y attendre : les amis de Théramène méritaient de périr eux aussi, sauf ceux, s'il s'en trouve, qui l'ont combattu, et je les vois au contraire invoquer son souvenir pour leur défense; c'est un titre à votre considération, que d'avoir fait partie de son entourage. On dirait qu'il s'est signalé par toutes sortes de services, et non par les torts les plus graves. [12,65] Il a d'abord contribué plus que personne à établir la première oligarchie en vous persuadant d'adopter le régime des Quatre-Cents. Son père, qui fut membre du conseil préparatoires, avait déjà suivi la même politique. Quant à Théramène, en qui on voyait un partisan convaincu du nouveau gouvernement, il fut nommé stratège par les oligarques. [12,66] Tant qu'il fut en crédit, il leur resta fidèle. Mais quand il vit que Pisandre, Callaischros et d'autres prenaient le pas sur lui, et que d'ailleurs le peuple ne voulait plus leur obéir, à partir de ce moment-là, par jalousie à l'égard de ses rivaux et par crainte du peuple, il se fit le collaborateur d'Aristocratès. [12,67] Pour vous donner un gage de sa fidélité, il accusa Antiphon et Archéptolémos, ses meilleurs amis, et les fit périr. Et voyez jusqu'où il poussa la bassesse : pour gagner la confiance des oligarques, il vous avait réduits en servitude, et pour gagner votre confiance à vous, il fit périr ses propres amis. [12,68] Comblé d'honneurs et élevé au premier rang, c'est lui qui prit l'engagement de sauver la cité, et c'est lui aussi qui causa sa perte. A l'entendre, il avait trouvé une solution excellente, et d'un prix inestimable : il se faisait fort d'obtenir la paix sans donner d'otages, sans raser les remparts, sans livrer les vaisseaux. Mais c'était un secret qu'il ne voulait confier à personne: on n'avait qu'à s'en remettre à lui. [12,69] Et vous, Athéniens, vous voyiez l'Aréopage travailler à votre salut et un grand nombre d'orateurs combattre Théramène, vous saviez qu'à l'encontre des autres hommes, qui n'ont de secret qu'avec les ennemis, il réservait à l'ennemi les secrets qu'il n'avait pas voulu révéler au milieu de ses propres concitoyens : et vous ne lui en avez pas moins confié le sort de la patrie, de vos enfants, de vos femmes et de vous-mêmes. [12,70] Au reste, il ne réalisa aucune de ses promesses. Il était si bien persuadé qu'il fallait abaisser et affaiblir la cité, qu'il vous fit accepter des conditions dont aucun des ennemis n'avait jamais parlé, et auxquelles pas un citoyen ne s'était attendu ; et elles ne lui étaient pas imposées par les Lacédémoniens, c'est lui qui les leur proposait : c'était la destruction des murs du Pirée et l'abolition du régime politique en vigueur. Il savait bien que, s'il ne vous enlevait pas toute espérance, vous ne tarderiez pas à régler vos comptes avec lui. [12,71] Enfin, avant de laisser l'assemblée se réunir, il eut soin de guetter le moment opportun, comme il disait, de faire venir de Samos les vaisseaux de Lysandre, et d'attendre que l'armée ennemie fût là. [12,72] C'est alors, une fois ces mesures prises, et en présence de Lysandre, de Philocharès et de Miltiade, que l'assemblée fut réunie pour délibérer sur la constitution : ainsi, aucun orateur ne pourrait faire de l'opposition, ni proférer des menaces; quant à vous, au lieu de vous décider d'après l'intérêt public, vous voteriez selon le bon plaisir de vos ennemis. [12,73] Théramène se lève ; il vous invite à remettre la cité aux mains de trente citoyens et à adopter le projet de constitution exposé par Dracontidès. Malgré la difficulté de votre situation, vous déclarez, au milieu du tumulte, que vous n'en ferez rien. Vous compreniez, en effet, que c'était votre esclavage ou votre liberté qui, ce jour-là, était en délibération. [12,74] Alors Théramène, juges (j'en appelle à votre propre témoignage), déclara qu'il se moquait de vos protestations : il savait, disait-il, qu'il avait avec lui beaucoup d'Athéniens et qu'il parlait selon les vues des Lacédémoniens et de Lysandre. Après lui, Lysandre se leva pour vous dire, avec beaucoup d'autres choses, qu'il vous tenait pour coupables d'infraction au traité, et qu'il ne s'agirait plus de la constitution, mais de votre salut, si vous n'obéissiez pas à Théramène. [12,75] Tous les bons citoyens présents dans l'assemblée, comprenant la manoeuvre et sentant leur impuissance, ou bien restèrent en gardant une attitude passive, ou bien se retirèrent. Ils pouvaient du moins se rendre cette justice qu'ils n'avaient rien voté de néfaste pour la cité. Un petit nombre de citoyens lâches, mal intentionnés, adoptèrent à main levée les mesures qu'on leur dictait. [12,76] Le mot d'ordre avait été donné d'élire dix citoyens désignés par Théramène, dix imposés par les éphores nouvellement établis, dix autres pris dans l'assistance. Car ils voyaient si bien votre faiblesse et connaissaient si bien leur force qu'ils avaient prévu ce qui se passerait dans l'assemblée. [12,77] Et ce n'est pas moi qu'il faut en croire, mais Théramène lui-même. Tout ce que je viens de dire, il le disait pour sa défense dans le Conseil, lorsqu'il se répandait en reproches contre les exilés : c'est à lui qu'ils devaient leur rappel ; les Lacédémoniens ne s'en souciaient pas du tout. Et il s'en prenait aussi à ses collègues du gouvernement : tous les résultats obtenus — je vous ai dit par quels procédés — c'est à lui qu'ils en étaient redevables, et voilà la récompense qu'il en recevait, malgré tous les gages qu'il leur avait donnés par sa conduite, malgré les serments qui le liaient à lui! [12,78] Et c'est cet homme, coupable de tous ces forfaits et de beaucoup d'autres, d'infamies de toutes sortes, anciennes et récentes, petites et grandes, dont on osera se déclarer l'ami, ce Théramène qui a péri non pas pour votre cause, mais pour ses crimes! Justement châtié sous l'oligarchie qu'il travaillait déjà à renverser, il l'eût été aussi justement pendant la démocratie; car il a par deux fois asservi le peuple, toujours mécontent du présent et rêvant d'autre chose, et décorant du plus beau nom les crimes abominables dont il donnait l'exemple. [12,79] J'en ai dit assez sur Théramène. Le moment est venu où il ne doit y avoir dans vos coeurs ni pardon ni pitié, où vous devez châtier Ératosthène et ses collègues: pendant que vous triomphez dans les combats des ennemis de la cité, n'allez pas, par votre vote, donner la victoire à vos ennemis; [12,80] n'allez pas, pour les services qu'ils vous promettent, leur témoigner plus de reconnaissance que vous ne leur témoignez de colère pour leurs actes réels. Loin des Trente, vous conspirez leur perte : n'allez pas les lâcher quand ils sont là; et puisque le sort vous les a livrés, ne soyez pas moins zélés que lui pour votre défense. [12,81] J'ai accusé Ératosthène et les amis qu'il invoquera pour sa défense et qui furent ses complices. Aussi bien, la partie n'est pas égale entre la cité et Ératosthène : il était, lui, à la fois l'accusateur et le juge des citoyens mis en jugement. Le débat que nous instituons ici, nous, admet l'accusation et la défense. [12,82] Eux, faisaient périr des innocents sans les juger : vous vous croyez obligés, vous, de juger, dans les formes légales, des hommes qui ont causé la perte de la cité et dont le châtiment, fût-il même illégal, ne saurait être une réparation suffisante du mal qu'ils ont fait à leur pays. Par quelle punition, en effet, pourront-ils expier leurs actes? [12,83] Leur mort et la mort de leurs enfants suffirait-elle à venger les nôtres, pères, fils et frères, qu'ils ont fait périr sans jugement? ou bien la confiscation de leur fortune apparente dédommagerait-elle l'État qu'ils ont tant volé et les particuliers dont ils ont pillé les maisons? [12,84] Puisque la peine que vous leur infligerez sera, quoi que vous fassiez, insuffisante, ne serait-ce pas une insigne faiblesse de votre part de refuser toute vengeance qu'on peut vouloir tirer d'eux ? Je crois cet homme capable de tout, quand je le vois aujourd'hui venir présenter sa défense à des juges qui ne sont autres que ses propres victimes, et auprès des témoins de sa scélératesse. Faut-il qu'il vous méprise, ou qu'il ait confiance en ses amis ! [12,85] Mais, dans les deux cas, prenez garde : songez que les Trente n'auraient pu faire ce qu'ils ont fait s'ils n'avaient eu des complices, et, qu'aujourd'hui, ils n'auraient pas eu l'idée de paraître ici, s'ils n'avaient compté sur les mêmes secours. A vrai dire, leurs partisans ne viennent pas en simples défenseurs : ils se promettent une pleine impunité pour le passé et une pleine liberté d'action pour l'avenir, s'ils vous voient relâcher, quand vous les tenez, les auteurs responsables des plus grands maux. [12,86] Mais leur intervention même a de quoi étonner. Est-ce au nom de leur patriotisme qu'ils intercéderont, et vont-ils déclarer que leur propre mérite doit racheter largement les crimes des coupables? Plût aux dieux qu'ils fussent aussi zélés pour le salut de l'Etat que les autres l'ont été pour sa perte! Ou bien, forts de leur éloquence, prétendent-ils justifier, et présenter sous un beau jour les actes des accusés? Mais, lors même qu'il s'agissait de la défense de vos droits, qui d'entre eux a jamais songé à prendre la parole? [12,87] Il fait beau voir les témoins qui, déposant en faveur des accusés, s'accusent eux-mêmes. Ils vous croient bien oublieux et bien simples s'ils s'imaginent, avec l'appui du peuple, pouvoir sans péril sauver les Trente, alors que, sous Ératosthène et ses collègues, il était dangereux d'aller seulement aux funérailles des morts. De tels hommes, si on les sauve, pourront encore perdre la cité. [12,88] Au contraire, les citoyens dont ils ont causé la perte n'ont plus, maintenant qu'ils sont morts, le moyen de se venger de leurs ennemis. Eh quoi ! ne serait-ce pas là une chose révoltante? Les amis des innocents condamnés à mort périssaient avec eux, et ces gens-là, qui ont fait périr la cité, il y aura foule à leurs funérailles, puisqu'ils trouvent tant d'amis disposés à les défendre? [12,89] Au reste, il était beaucoup plus facile de faire alors de l'opposition en vous défendant, vous, leurs victimes, qu'il ne l'est maintenant de justifier leurs actes. On dit bien que, parmi eux, c'est Ératosthène qui a fait le moins de mal, et on estime que c'est une raison pour l'épargner. Mais, pour vous avoir fait plus de mal que tout le reste des Grecs, pense-t-on qu'il ne mérite pas la mort ? [12,90] Montrez donc à tous votre opinion sur les événements passés : condamner cet homme, ce sera faire éclater votre indignation contre les actes des Trente ; l'acquitter, ce sera vous montrer les fauteurs de leur politique et vous interdire l'excuse d'avoir agi sur leur ordre ; [12,91] car, aujourd'hui, personne ne vous oblige à voter contre votre sentiment. Croyez-moi, n'allez pas, en l'acquittant, vous condamner vous-mêmes. Et ne vous imaginez pas que votre vote puisse rester secret; vous allez au contraire manifester publiquement votre pensée. [12,92] Je veux, avant de descendre, rappeler quelques faits aux deux partis, celui de la ville et celui du Pirée : ainsi, la leçon des malheurs que ces gens-là vous ont causés guidera votre vote. Vous tous d'abord, citoyens de la ville, songez que leur tyrannie vous a contraints à mener contre vos frères, vos fils et vos concitoyens, une guerre qui vous laisse, après la défaite, les mêmes droits qu'aux vainqueurs, tandis que la victoire eût fait de vous leurs esclaves. [12,93] Leur situation politique a considérablement accru leur fortune privée ; une lutte fratricide a diminué la vôtre. Ce n'est pas, en effet, au partage de leurs bénéfices qu'ils vous conviaient : ils vous faisaient partager de force leur discrédit, et ils en étaient arrivés à un tel mépris pour vous que, au lieu de s'assurer votre fidélité en vous associant à leurs avantages, c'est en vous faisant participer à leurs hontes qu'ils comptaient se concilier votre dévouement. [12,94] Pour prix de tout cela, maintenant que vous jouissez du calme, dans votre intérêt comme dans l'intérêt des gens du Pirée, de tout votre pouvoir punissez les. Songez-y : sans eux, vous subissiez la tyrannie la plus exécrable; tandis qu'aujourd'hui, songez-y également, vous administrez la cité avec les meilleurs citoyens, vous faites la guerre aux ennemis, vous délibérez sur les intérêts de l'État. Rappelez-vous aussi quels auxiliaires ils avaient installés en sentinelles sur l'Acropole, pour assurer leur domination et votre esclavage. [12,95] J'aurais encore beaucoup de choses à vous dire, mais je m'arrête. Et vous qui êtes revenus du Pirée, rappelez-vous d'abord l'affaire des armes : après tant de combats sur la terre étrangère, ce ne sont pas les ennemis, ce sont ces gens-là, en pleine paix, qui vous les ont arrachées. Rappelez-vous qu'ils vous ont bannis de la cité que vos pères vous ont transmise, qu'ils réclamaient votre extradition aux villes où vous vous étiez réfugiés. [12,96] Aussi soyez animés contre eux de la même colère qu'au temps de votre exil : n'oubliez pas non plus les autres maux qu'ils vous ont fait souffrir, quand ils entraînaient brutalement les citoyens hors de l'agora ou des sanctuaires pour les mettre à mort, ou qu'ils les arrachaient des bras de leurs enfants, de leurs parents et de leurs femmes et les obligeaient à se tuer eux-mêmes, sans permettre même qu'on leur rendit les derniers devoirs, persuadés que leur puissance était au-dessus de la vengeance divine. [12,97] Et vous, qui avez échappé à la mort, après mille dangers, mille courses errantes de ville en ville, partout bannis, manquant de tout, laissant vos enfants, les uns dans une patrie devenue votre ennemie, les autres sur un sol étranger, vous avez pu enfin, malgré tous les obstacles, revenir au Pirée. Parmi tant de périls si redoutables, vous avez, par votre valeur, affranchi les uns, et ramené les autres dans leur patrie. [12,98] Si la chance avait tourné contre vous, si vous aviez échoué dans votre entreprise, vous seriez repartis vous-mêmes pour l'exil, de crainte de retomber dans les mêmes malheurs que la première fois. Car, ici, avec des tyrans de cette sorte, rien ne vous eùt sauvés malgré votre innocence, ni les temples, ni les autels, où les coupables mêmes trouvent un refuge. Quant à vos enfants, ceux qui étaient à Athènes auraient subi leurs outrages; ceux qui vivaient à l'étranger auraient été réduits en servitude pour de misérables dettes, faute de quelqu'un pour les assister. [12,99] Mais je ne veux pas parler de ce qui aurait pu arriver, quand il m'est impossible de rapporter tout ce qu'ont fait les Trente. Un seul orateur, ni même deux ne pourraient suffire à la tâche : il en faudrait beaucoup. J'ai du moins employé tout mon zèle à parler pour les sanctuaires qu'ils ont vendus ou souillés de leur présence, pour la cité qu'ils ont amoindrie, pour les arsenaux qu'ils ont détruits et pour les morts que vous n'avez pu secourir pendant leur vie, et dont vous devez prendre en main la cause, à présent qu'ils ne sont plus. [12,100] Il me semble qu'ils nous écoutent, et qu'ils attendent votre vote pour vous connaître : ceux qui acquitteront les coupables, pensent-ils, les auront condamnés eux-mêmes à mort; ceux qui les puniront se feront leurs vengeurs. Je termine ici mon accusation. Vous avez vu, entendu, souffert. Vous tenez le coupable : prononcez.