[19,0] XIX. PLAIDOYER SUR LES BIENS D'ARISTOPHANE DEVANT LE TRESOR. (1) L'affaire que j'ai à plaider devant vous, ô Athéniens, me cause les plus vives alarmes, quand je viens à penser que, si je la défends mal, nous paraîtrons coupables mon père et moi, et que je me verrai dépouillé de toute ma fortune. Ainsi, quoique la nature ne m'ait accordé aucun talent pour la parole, je me trouve néanmoins forcé de défendre la mémoire de mon père, et de me défendre moi-même le mieux qu'il me sera possible. (2) Vous voyez les intrigues et l'animosité de mes ennemis, il serait inutile de vous entretenir de leurs manœuvres : tous ceux qui me connaissent savent combien peu je suis éloquent. Je vais vous demander une grâce qui est aussi juste que facile à obtenir ; c'est de vouloir m'écouter sans prévention (3) comme vous avez entendu nos accusateurs. Quand vous écouteriez l'accusé avec la même bienveillance, il n'aura que trop de désavantage encore. Hors de tout péril et sans avoir rien à craindre, nos adversaires ont formé et disposé de loin le plan de leur accusation. Pour moi, ce n'est qu'avec une extrême inquiétude que je parais ici, attaqué par la calomnie, et courant les plus grands risques. Vous devez donc être d'autant plus portés à écouter ceux qui ont à se justifier devant vous, que plus d'une fois, vous le savez mieux que moi-même, on a vu les auteurs des accusations les plus graves, convaincus sur-le-champ d'imposture, et avec une telle évidence, que leurs procédés odieux étant dévoilés, ils n'ont plus été regardés que comme de vils calomniateurs. Vous n'ignorez pas non plus que des témoins qui sur de fausses dépositions avaient fait périr des accusés innocents, (5) ont été condamnés trop tard pour ces malheureux. Ainsi, puisqu'il est déjà arrivé, dit-on, nombre d'événements pareils, il est de votre équité de ne pas ajouter foi aux discours de nos accusateurs, avant que d'avoir entendu ma réponse. On m'a répété souvent, et plusieurs de vous doivent le savoir par expérience, qu'il n'est rien de si redoutable au monde que la calomnie. (6) Mais ce qu'il y a de plus effrayant, c'est lorsque plusieurs personnes se trouvent enveloppées dans la même accusation. Pour l'ordinaire il n'y a que les derniers jugés qui échappent : ce sont les seuls que vous écoutiez sans prévention, et dont vous vouliez recevoir les défenses. (7) Il faut que vous sachiez avant tout, Athéniens, que Nicophème et Aristophane ont été mis à mort sans jugement préalable, avant qu'on pût même les défendre et travailler à leur justification. On ne les revit plus dès qu'ils furent pris, on n'a pas même rendu leurs corps pour la sépulture ; et par la rigueur d'un sort cruel, cet avantage même, sans parler du reste, leur a été refusé. (8) Mais laissons ces plaintes qui d'ailleurs seraient superflues. Les enfants d'Aristophane me semblent bien plus dignes de compassion. Dépouillés contre nos lois de leur patrimoine, sans avoir causé aucun préjudice ni à l'état ni aux particuliers, la dernière ressource qu'ils avaient, d'être élevés par leur aïeul, est réduite où nous la voyons. Quant à moi, privé de mes parents, (9) et frustré de la dot de ma femme, je me vois encore chargé de nourrir trois enfants en bas âge ; je me vois poursuivi juridiquement, courant risque de perdre les biens qui m'ont été laissés par mes ancêtres, et dont je suis légitime possesseur. Cependant, durant tout le cours de sa vie, mon père a fait plus de dépenses pour l'état que pour lui-même et pour ses proches. Sa fortune, d'après le détail que je lui en ai souvent entendu faire, était le double de ce qu'elle est actuellement. [19,10] Ne condamnez donc pas, sans entendre les raisons qui le justifient, un citoyen qui tous les ans s'est montré aussi libéral et aussi prodigue pour vous qu'il était économe et réservé pour lui même. Condamnez plutôt ceux qui prostituent habituellement à des plaisirs infâmes ce qu'ils ont reçu de leurs pères, et ce qu'ils ont pu acquérir d'ailleurs. (11) Je sais qu'il est difficile, dans l'opinion où sont quelques uns sur les biens de Nicophème, et dans la disette d'argent où se trouve aujourd'hui la ville, de se justifier d'une accusation intentée devant le trésor : malgré cet état critique de ma cause, vous verrez sans peine, je l'espère, la fausseté de tout ce que les accusateurs ont avancé contre nous. Je vous conjure donc avec toute l'ardeur dont je suis capable, de m'écouter favorablement jusqu'à la fin, et de prononcer ce qui vous semblera le plus utile pour vous et le plus conforme à vos serments. (12) Je dois vous apprendre, Athéniens, (c'est par où je commence) comment Nicophème et Aristophane sont entrés dans notre famille. Mon père avait commandé anciennement un vaisseau, et dès ce temps il était devenu ami de Conon chef des troupes dans le Péloponnèse. Conon le pria de donner ma sœur à Nicophème qui la demandait en mariage. (13) Mon père qui les voyait honorés de la confiance du général, se rendre utiles à l'état, et pour lors du moins être agréables au peuple, consentit de donner sa fille ; et, ne prévoyant pas l'accusation dont ils se verraient chargés par la suite, il accepta une alliance que vous eussiez recherchée vous-mêmes. On peut se convaincre aisément par toute la vie et la conduite de mon père, que ce n'est pas l'intérêt qui le détermina. (14) Lorsqu'il était jeune, et qu'il pouvait trouver une femme qui lui apportât une dot considérable, il préféra ma mère, qui ne lui apportait rien, parce qu'elle était fille de Xénophon, fils d'Euripide, qui avait par lui-même un mérite distingué, et que vous aviez honoré du commandement des armées, à ce que j'ai oui dire. (15) Des citoyens fort riches voulaient épouser mes sœurs sans qu'elles fussent dotées ; mon père les leur refusa parce qu'ils annonçaient de mauvaises inclinations. Il en donna une à Philomèle, que l'on sait avoir plus de vertus que de richesses, et une autre à Phèdre, son neveu, qui était pauvre, sans qu'il y eût de sa faute. Il lui donna avec sa fille une dot de 40 mines, (16) égale à celle qu'a reçue Aristophane. De plus, pouvant trouver pour moi une riche dot, il m'engagea à me contenter d'une fortune plus modique pour m'attacher à une famille où la probité et la sagesse fussent héréditaires. D'après ses conseils, je pris pour épouse la fille de Critodème qui est mort à la bataille navale de l'Hellespont. (17) Mais, je le demande, un homme qui avait épousé une femme sans dot, qui dota richement ses filles et se contenta pour son fils d'une fortune médiocre, ne doit on pas croire, sans peine, qu'il n'avait aucune vue d'intérêt en prenant pour gendre Aristophane ? (18) Il n'est pas moins facile de se convaincre que, lorsque celui-ci eut épousé ma sœur, il était plus lié avec d'autres qu'avec mon père. Il y avait entre eux une grande différence d'âge, et encore plus de caractère. L'un ne s'occupait que de ses propres affaires ; Aristophane avait de plus l'ambition de se mêler des affaires publiques. Il sacrifiait tout ce qu'il avait de fortune au désir de s'avancer : (19) sa conduite va vous prouver la vérité de ce que je dis. Conon voulait envoyer en Sicile pour une négociation ; Aristophane s'en chargea, et partit avec Eunomos, fils de Lysias, son hôte et son ami, qui avait rendu de grands services au peuple, comme je l'ai appris de quelques uns des exilés venus du Pirée. [19,20] Le but de ce voyage était de persuader à Denys de donner sa fille à Evagoras, de se déclarer l'ennemi des Lacédémoniens, l'ami et l'allié de notre république. Les députés partirent quoiqu'ils eussent tout à craindre de la part des ennemis et de la mer, et ils persuadèrent à Denys de ne pas envoyer aux Lacédémoniens les vaisseaux qu'il avait disposés pour eux. (21) Ensuite, lorsqu'il vint ici des députés de Chypre pour demander du secours, Aristophane les servit avec un empressement et un zèle incroyables. Vous décidâtes qu'on leur fournirait des vaisseaux et plusieurs articles essentiels. L'argent leur manquait pour l'expédition navale , ils n'en avaient apporté que fort peu, et il leur en fallait encore beaucoup pour équiper les navires, pour soudoyer des troupes et acheter des armes. (22) Ce fut Aristophane qui leur fournit la plus grande partie des deniers dont ils avaient besoin ; et, comme il n'a voit pas de fonds suffisants, il pria ses amis de lui prêter des sommes pour lesquelles il engagea plusieurs de ses effets. Un de ses frères avait déposé chez lui 40 mines; il les prie avec son agrément et en fit usage. La veille de son départ pour Chypre, il vînt trouver mon père, et lui demanda tout l'argent qu'il avait dans sa maison ; il avait encore besoin, disait- il, de quelques deniers pour soudoyer des troupes. Nous avions sept mines, on les lui donna, et il usa encore de cette somme. (23) En effet, Athéniens, pensez-vous qu'un homme qui voulait se faire honneur, et à qui son père écrivait de Chypre qu'il ne manquerait de rien ; un homme qui était député vers Evagoras, et qui partait pour les états de ce monarque, pensez-vous que dans ces circonstances il eût épargné ses revenus ? pouvez-vous croire qu'il n'eût pas tout sacrifié pour rendre de bons offices à un prince généreux dont il espérait une ample récompense ? Greffier, faites paraître les témoins, Eunomos et les autres. On fait paraître les témoins. (24) Vous entendez, Athéniens, les témoins, qui déposent non seulement qu'ils ont prêté de l'argent à Aristophane qui les en avait priés, mais encore que cet argent leur a été rendu, et qu'Aristophane l'a renvoyé avec le vaisseau qui l'avait conduit en Chypre. Par ce que je viens de dire il est clair que dans les circonstances où il se trouvait, il ne ménagea aucune partie de ses biens : (25) mais en voici la preuve la plus forte. Démos, qui commandait un vaisseau pour Chypre, me pria de voir Aristophane. Il était, disait-il, en faveur auprès du roi de Perse, et en avait reçu une coupe d'or , il demandait à Aristophane de prendre la coupe pour gage, et de lui prêter 16 mines dont il avait besoin pour l'équipement de son vaisseau ; il s'engageait à lui payer vingt mines lorsqu'il serait arrivé dans l'île de Chypre ; car, vu sa faveur auprès du grand roi, lui Démos ne devait manquer dans toute l'Asie ni d'argent ni d'effets. (26) Malgré ce discours de Démos, malgré mes prières, quoiqu'on donnât pour gage une coupe d'or, et qu'on promît 4 mines pour intérêt, Aristophane protesta qu'il n'avait pas d'argent ; qu'il avait été dans le cas d'emprunter lui-même, que, sans cela, il aurait pris volontiers la coupe, trop content d'obliger quelqu'un à ma sollicitation. (27) Pour preuve que je dis vrai, je vais produire des témoins. Les témoins paraissent. Il est donc démontré par ce qui vient d'être dit et attesté, qu'Aristophane n'a laissé avant de partir ni or ni argent. Sa vaisselle non plus n'était pas considérable, puisqu'il en emprunta chez ses amis quand il traita les députés d'Evagoras. Le Greffier va vous lire ce qu'il en a laissé. Le Greffier lit. (28) Ces effets paraissent peut-être fort peu de chose à quelques uns d'entre vous ; mais faites attention, je vous prie, qu'avant la victoire navale de Conon, Nicophème et Aristophane n'avaient de terre qu'un petit champ dans le bourg de Rhamnuse. Le combat sur mer s'est livré sous l'archonte Eubulus : (29) or, je le demande, en quatre ou cinq années, sans qu'Aristophane ait eu occasion de s'enrichir promptement, après avoir fait à deux différentes reprises les dépenses de chorège et pour lui et pour son père, équipé des vaisseaux trois ans de suite, fourni de grandes sommes dans les contributions, acheté une maison de 50 mines, et acquis plus de trente arpents de terre, croira-ton qu'il ait pu laisser une grande quantité des effets dont je parle ? [19,30] Les particuliers mêmes dont la fortune passe pour la plus solide, auraient peine à en montrer beaucoup d'un certain prix. On n'en trouve pas toujours à vendre, quelque désir qu'on ait d'en acheter pour s'en faire honneur dans l'occasion. (31) Voici une remarque qu'il est encore à propos de faire. Les autres particuliers dont on a confisqué les biens, on ne s'est pas contenté de vendre leurs meubles, on a arraché les portes de leurs domiciles. Pour moi, lorsque les biens d'Aristophane eurent été confisqués, et que ma sœur fut sortie, je mis des gardes à la maison que je regardais comme la mienne, de peur qu'on n'enlevât les portes et certains ustensiles qu'on n'avait pas droit d'emporter. On trouva pour plus de mille drachmes de meubles ; (32) et vous n'en tirâtes jamais autant de personne. Outre cela, j'ai déjà offert et j'offre encore de donner aux avocats du trésor l'assurance la plus forte qu'il y ait parmi les hommes, d'affirmer devant eux que nous n'avons rien des effets d'Aristophane, qu'on nous doit la dot de ma sœur, et les sept mines qu'il a reçues de mon père en partant. (33) Y aurait-il donc des hommes plus malheureux que nous, si, après avoir perdu nos propres biens, nous étions encore réputés saisis de ceux d'Aristophane et de Nicophème ? Mais ce qu'il y aurait de plus dur, c'est que, chargé de ma sœur avec plusieurs enfants, je fusse toujours obligé de les nourrir, n'ayant plus rien moi-même si vous m'enlevez les restes d'une fortune modique. (34) Au nom des dieux, observez ceci, Athéniens : Si quelqu'un d'entre vous eût donné sa fille ou sa sœur à Timothée fils de Conon, que Timothée en son absence eût été chargé d'une accusation grave, que ses biens eussent été confisqués, et qu'après une vente générale il ne revînt au trésor que quatre talents : croiriez-vous devoir inquiéter ses proches parce qu'on aurait tiré de cette vente beaucoup moins qu'on ne l'espérait ? (35) Vous le savez cependant, Conon commandait et Nicophème obéissait: or il est probable que le général n'a abandonné à un autre que la moindre partie des fruits de la victoire. Si donc on est persuadé que Nicophème jouissait d'une ample fortune, on doit convenir que celle de Conon était bien supérieure à la sienne. (36) De plus, comme il paraît qu'ils furent toujours unis de sentiments, il est vraisemblable qu'ils pensèrent de même pour l'administration des biens, qu'ils en abandonnèrent à leurs fils une partie suffisante, et gardèrent le reste pour eux. Conon avait dans l'île de Chypre un fils et sa femme, et Nicophème sa femme et une fille. Le public était persuadé qu'ils avaient une moitié de leur fortune à Athènes et l'autre dans l'île. (37) Songez outre cela que, quand même on partagerait à ses enfants des biens non acquis, des biens patrimoniaux, on en garderait toujours la plus grande partie pour soi, tous les pères étant jaloux de vivre dans l'aisance, et de voir leurs enfants empressés de leur plaire, plutôt que de se réduire à l'indigence, et de se mettre dans la nécessité de recourir à eux. (38) Si donc confisquant les biens de Timothée (ce que je ne souhaite pas à moins qu'il ne dût en revenir à l'état de grands avantages), vous en tiriez moins encore que vous n'avez tiré des biens d'Aristophane ; serait-ce une raison pour dépouiller ses parents ? Il n'y aurait pas en cela de justice. La mort de Conon et le testament (39) qu'il a fait dans l'île de Chypre, ont mis sa fortune en évidence, et ont prouvé, qu'elle était fort au-dessus de l'opinion publique. Il avait employé 5000 statères en offrandes faites à Minerve et à Apollon de Delphes ; il avait donné 10000 drachmes à son cousin [19,40] qui gouvernait tous ses biens de Chypre, et trois talents à son frère : il a laissé à son fils le reste, qui montait à 17 talents. Ces sommes réunies forment environ 40 talents. Et l'on ne pourrait dire que ses biens aient été pillés, ou qu'il ne les ait pas tous déclarés ; car il avait tout son bon sens lorsqu'il fit son testament dans l'île de Chypre. Greffier, faites paraître les témoins de ces faits. Les témoins paraissent. (42) Cependant, avant que les biens de Conon et de Nicophème fussent connus, il n'y avait personne qui ne fût persuadé que la fortune de l'un était de beaucoup inférieure à celle de l'autre :Aristophane avait acquis une terre et une maison de plus de cinq talents ; il avait dépensé dans la chorégie 5 000 drachmes pour lui et pour son père, 80 mines pour l'armement des vaisseaux ; (43) il n'avait fourni dans les contributions guère moins de 40 mines au nom de tous les deux ; son voyage de Sicile lui était revenu à 100 mines ; lorsqu'il vint ici des députés de Chypre, et que vous leur donnâtes 10 vaisseaux, il fournit 3000 drachmes pour les équiper, pour soudoyer des troupes et acheter des armes: toutes ces sommes montent à près de 15 talents. (44) Conon ayant donc déclaré lui même avec droiture, comme il est constant, l'état de tous ses biens qui passaient pour être beaucoup plus considérables que ceux de Nicophème, pourrait-on sans injustice avoir de mauvais soupçons contre nous, lorsque les biens trouvés après la mort d'Aristophane se montent à plus du tiers de ceux de Conon ? Je n'ai pas fait entrer dans ce compte tout ce que Nicophème possédait dans l'île de Chypre où il avait sa femme et une fille. (45) D'après un si grand nombre de preuves solidement établies pour notre justification, je demande, Athéniens, qu'on ne nous fasse pas subir une condamnation injuste. J'ai appris de mon père et d'autres vieillards, que ce n'est pas seulement de nos jours, mais par le passé, que vous vous êtes mépris sur les fortunes de plusieurs particuliers qui passaient pour être fort riches pendant leur vie, et qui après leur mort se sont trouvés l'être beaucoup moins qu'on ne se l'était imaginé. (46) Par exemple, tout le monde, à ce que j'entends dire, se figurait pendant la vie d'Ischomaque, qu'il avait une fortune de plus de 70 talents : lorsqu'il fut décédé, ses deux enfants n'en eurent pas dix à partager entre eux. On donna à Etienne, fils de Thallus, plus de 50 talents: on lui en trouva 16 environ après sa mort. (47) La maison de Nicias était estimée riche au moins de 100 talents ; la plus grande partie de sa richesse, disait-on, était renfermée dans des coffres : lorsque Nicérate mourut, il déclara lui-même qu'il ne laissait ni or ni argent, et son fils recueillit un patrimoine de 16 talents tout au plus. (48) Callias passait pour le plus opulent des Grecs à la mort de son père ; son aïeul, suivant le bruit commun , avait reconnu lui même que sa fortune était de 200 talents : on ne donne pourtant aujourd'hui à Callias que deux talents à peine. Vous connaissez tous Cléophon ; vous savez qu'il a administré durant plusieurs années les revenus de l'état ; on croyait d'ailleurs qu'il avait reçu de ses pères une fortune très considérable : cependant, après lui, on ne trouva pas d'argent ; ses proches et ses alliés, (49) possesseurs de sa succession, sont pauvres de l'aveu de tout le monde. Il est donc clair que nous nous sommes mépris grandement, et sur les anciennes familles riches, et sur celles qui dans les derniers temps passaient pour l'être. La cause de ces méprises, selon moi, c'est qu'il n'est que trop de gens qui ne craignent pas d'avancer au hasard que tel homme possède de gros revenus qu'il tient de ses ancêtres. Je ne suis pas surpris de tout ce qu'on dit d'un mort, qui ne viendra pas nous contredire, mais des mensonges qu'on débite sur le compte des vivants. Dernièrement, dans une assemblée du peuple, [19,50] on prétendait que Diotime avait levé sur les armateurs et les commerçants une somme qui excédait de quarante talents celle dont il convient. A son retour, il était déjà dénoncé, et il se plaignait fort de ce qu'on l'avait attaqué injustement en son absence. Personne n'entreprit de le convaincre, quoique la ville eût besoin d'argent, (51) et qu'il s'offrît à rendre compte de son administration. Examinez donc ce qui serait arrivé si Diotime, que l'on soutenait en pleine assemblée être saisi d'une somme de 40 talents, eût essuyé quelque accident avant de revenir ici, et que ses parents se trouvaient dans le plus grand embarras, obligés de se défendre contre des poursuites injustes, sans avoir aucune connaissance des faits. C'est principalement, je crois, à ces calomniateurs audacieux, acharnés contre les citoyens par cupidité ou par envie, qu'on doit attribuer la cause des méprises où vous êtes déjà tombés sur le compte de plusieurs, et dont quelques uns même ont été les victimes. (52) Vous n'ignorez pas non plus que pendant quatre ou cinq années de suite, Alcibiade triompha des Lacédémoniens, et que les villes lui assignaient le double des fonds qu'elles auraient donnés à un autre, en sorte qu'on lui croyait plus de 100 talents. Sa mort a fait voir combien cette opinion était fausse, puisqu'il a laissé à ses enfants moins de fortune qu'il n'en avait reçu de ses tuteurs. Les temps passés fournissent beaucoup d'exemples pareils qu'il est facile de remarquer. (53) On dit communément que les hommes les plus sages et les plus raisonnables sont les plus disposés à revenir d'une erreur ; si donc il vous semble, Athéniens, que nous n'avons rien allégué que de solide, rien qui ne soit appuyé de bonnes preuves; daignez nous accorder toute la compassion dont nous sommes dignes. Poursuivis sans ménagement par la calomnie, nous nous flattions toujours de triompher par la vérité, pourvu que vous voulussiez bien nous écouter sans prévention ; mais nous pensions en même temps qu'il ne nous restait aucune ressource si vous refusiez de nous entendre. (54) Au nom des dieux, sauvez-nous par une sentence équitable, plutôt que de nous laisser en proie à l'injustice ; et croyez qu'une conduite sage et vertueuse, qui ne se démentit jamais, est un témoignage tacite de la vérité des discours. (55) Je me suis justifié sur le fond de l'accusation : je vous ai montré comment Nicophème et Aristophane sont entrés dans notre famille, et comment les biens de celui-ci ne suffisant pas pour l'expédition navale, il a été obligé d'emprunter d'ailleurs; ces faits vous ont été exposés et prouvés par des dépositions dignes de foi : il me reste à vous dire un mot de ma personne. Agé déjà de 30 ans, je n'ai jamais contredit mon père ; aucun citoyen ne porta jamais de plainte à mon sujet. Quoique je demeure près de la place publique, on ne m'avait encore vu paraître devant aucun tribunal ni devant le sénat, avant que cette malheureuse affaire me fût survenue. Voilà tout ce que j'ai à dire de moi. (56) Pour ce qui est de mon père, puisqu'on l'accuse d'avoir fait tort à l'état, souffrez que je vous rappelle les dépenses qu'il a faites pour l'état et pour ses amis. Il n'entre aucune vanité dans mon récit, je veux seulement prouver qu'un particulier qui prodigue volontairement ses biens pour la république, n'est pas homme à s'exposer aux plus grands risques en retenant ce qui doit revenir au trésor. (57) On en voit qui font le sacrifice de leurs deniers par intérêt autant que par orientation, dans l'espoir de se dédommager avec usure dans les places qu'ils pourront obtenir de vous. Pour mon père, sans avoir jamais désiré ces places, il s'est acquitté de toutes les fonctions de chorège, il a équipé sept fois des vaisseaux, et a souvent fourni de fortes contributions. Mais, pour que vous soyez parfaitement instruits, on va vous lire tous les articles. (58) Pensez, je vous prie, Athéniens, combien ils doivent être multipliés. Mon père a passé cinquante ans à servir l'état et de sa fortune et de sa personne; or, durant tout ce temps où l'on nous a crus solidement riches, nous ne nous sommes refusés à aucune dépense. Quoique les faits parlent assez d'eux mêmes, des témoins vont en déposer. Les témoins déposent. (59) Tout ce que nous avons dépensé pour la ville se monte à neuf talents 200 drachmes. Ce n'est pas tout ; mon père a secouru des citoyens dans l'indigence ; il a marié leurs filles et leurs sœurs, payé leur rançon ou leur sépulture ; et il s'y est porté, convaincu qu'il est d'une âme honnête de secourir ses amis quand même le bienfait devrait rester ignoré : mais la circonstance m'oblige aujourd'hui d'en révéler le secret. Greffier, faites paraître les témoins. Les témoins paraissent. [19,60] Vous venez d'entendre les témoins. Il serait possible de se déguiser pendant quelque temps, mais qui pourrait cacher la perversité de son cœur durant 70 années ? Peut-être pourrait-on faire à mon père quelques reproches sur d'autres objets; quant à l'intérêt, ses ennemis mêmes n'osèrent jamais rien lui reprocher. (61) Or les vains discours d'un accusateur ne doivent pas prévaloir sur toute la suite des actions d'une longue vie. Mais ce qui doit être pour vous, Athéniens, la preuve la moins équivoque, c'est que si mon père n'eût pas été tel que je vous le représente, il n'aurait pas laissé dans un état de modicité une assez ample fortune. Si nos adversaires vous en imposent et vous persuadent de confisquer nos biens, vous retirerez à peine deux talents de la confiscation. Vous n'avez donc qu'à gagner à nous laisser ce qu'on voudrait nous ravir, et vous devez, par intérêt autant que par honneur, nous renvoyer absous. (62) Rappelez-vous les dépenses que nous fîmes par le passé pour la république. Maintenant encore avec les débris de notre fortune j'équipe un vaisseau ; mon père venait d'en équiper un quand il est mort. Je tâcherai, à son exemple, d'amasser peu à peu quelques fonds afin de me rendre utile à ma patrie : c'est pour elle que j'ai parlé dans la réalité. Si aujourd'hui vous m'êtes favorables, je ne me verrai pas injustement dépouillé de mes biens, et vous en tirerez plus de profit que de la confiscation même. (63) A toutes ces réflexions, ajoutez-en une encore sur le caractère de mon père. Parmi les dépenses qu'il fit librement, il préféra toujours celles dont il devait partager l'honneur avec sa ville. Par exemple, quand il fit le service de cavalier, il ne se contenta pas d'acheter des chevaux magnifiques, il en acheta qui pouvaient disputer le prix dans les jeux solennels de la Grèce, et qui le remportèrent, en effet, dans les jeux Isthmiques et Néméens. Athènes fut proclamée en même temps qu'il fut couronné. (64) Je vous prie donc, Athéniens, et pour ces raisons et pour toutes les autres que j'ai alléguées, je vous prie de nous être favorables, et de ne pas nous laisser opprimer par nos adversaires. Par-là vous prononcerez conformément à la justice et à vos propres intérêts.