[16,0] XVI. PLAIDOYER POUR MANTITHÉE DEVANT LE SENAT. <1> Si je n'étais persuadé, Sénateurs, que mes adversaires ne sont occupés qu'à chercher les moyens de me nuire, assurément je devrais leur savoir gré de l'accusation qu'ils m'intentent: car peut-on servir plus utilement ceux qui sont en butte à la calomnie, que de leur procurer l'occasion de rendre compte de toute leur conduite ? <2> J'ai assez de confiance dans la mienne pour me flatter, que s'il se trouvait quelqu'un parmi vous mal disposé à mon égard, il ne tardera pas à changer de sentiment, et à me regarder comme beaucoup meilleur citoyen, lorsqu'il aura entendu le récit de toute ma vie. <3> Oui, Sénateurs, si je me contentais ici de prouver que je suis attaché à la constitution présente, et que j'ai partagé vos périls, je consentirais moi-même à me voir déchu de la magistrature que m'a conférée le sort : mais, si je vous montre que je me conduisis toujours avec bien plus de sagesse et de régularité que ne le pensent et que ne le disent mes ennemis, je vous prie de confirmer mon élection, et de ne les regarder que comme de vils calomniateurs. Je vais vous prouver d'abord que je n'ai pas servi cavalier sous les Trente, que je n'étais pas même alors dans la ville ; et que je n'eus aucune part à leur administration tyrannique. <4> Avant la défaite de l'Hellespont, mon père m'envoya quelque temps dans les états de Satyrus. Je n'étais pas de retour lorsqu'on renversait nos murs, et qu'on changeait le gouvernement. Je ne revins que cinq jours avant que les citoyens qui s'étaient saisis de Phyle, fussent entrés dans le Pirée , <5> était-il donc probable qu'étant arrivé dans ces circonstances, j'eusse été empressé de participer aux périls d'autrui, ou que les Trente eussent été dans la disposition de faire part du gouvernement à des citoyens qui s'étaient éloignés, et qui n'avaient pas trempé dans la tyrannie ? Ils les persécutaient au contraire, beaucoup plus qu'ils n'honoraient ceux qui les avoient aidés à détruire la puissance du peuple. <6> D'ailleurs, est-il raisonnable de juger quels sont ceux qui ont servi cavaliers, par le registre que produisent les adversaires ; par un registre où ne sont pas inscrits plusieurs de ceux qui conviennent d'avoir été enrôlés dans cette milice, tandis qu'on y voit le nom de quelques uns qui étaient absents ? Mais voici la preuve la plus forte. Lorsque vous fûtes rentrés dans Athènes, vous ordonnâtes aux phylarques de porter sur un registre les noms des citoyens qui avoient servi cavaliers sous les Trente, afin de leur faire rendre compte de l'argent qu'ils avaient reçu pour ce service. <7> On ne pourrait montrer ni que mon nom ait été porté sur le registre des phylarques, ni que j'aie été dénoncé aux avocats du trésor, ni que j'eusse reçu de l'argent. Il est facile néanmoins de connaître ici la vérité, parce que les phylarques ne pouvaient manquer d'être condamnés à une amende, s'ils ne déclaraient les citoyens qui avoient reçu de l'argent pour servir cavaliers sous les Trente. Ainsi on doit ajouter beaucoup plus de foi à leurs registres qu'à ceux que produisent les accusateurs. Quiconque le voulait, se faisait effacer de ceux-ci ; au lieu que les phylarques étaient obligés de porter sur ceux-là les noms des citoyens qui avaient servi cavaliers. <8> De plus, Sénateurs, quand j'aurais été enrôlé dans la cavalerie, loin de m'en défendre comme d'un crime, je vous demanderais de confirmer mon élection, comme n'ayant fait aucun mal à mes compatriotes dans cette milice. Il ne paraît pas que vous soyez éloignés de ces sentiments, puisque j'en vois plusieurs qui sont entrés dans le sénat, et qui même ont été nommés généraux et commandants de cavalerie, quoiqu'ils aient servi cavaliers sous les Trente. Soyez donc persuadés que, si je me suis défendu sur cet article, c'est uniquement pour réfuter la calomnie manifeste de mes adversaires. Paraissez, témoin, et déposez. On lit la déposition. <9> Je ne vois pas, Sénateurs, qu'il soit besoin d'en dire davantage sur le chef principal. Il me semble que dans les autres causes on doit seulement se justicier sur les principaux griefs, mais que, quand il s'agit de confirmer une élection, il faut rendre compte de toute la vie. Je vous prie donc de m'écouter avec bienveillance : je serai le plus succinct qu'il me sera possible. [16,10] Quoique je n'eusse qu'un patrimoine très modique, vu les malheurs de mon père et ceux de notre ville; j'ai marié deux sœurs en leur donnant à chacune une dot de trente mines. Dans mes partages d'avec mon frère, il a reconnu lui-même que sa part était plus forte que la mienne. Quant à tous mes autres parents, je me suis conduit de façon à ne leur fournir aucun sujet de plainte. <11> Voilà comme je me suis comporté dans ma famille. Pour ce qui est du reste de ma vie, une des meilleures preuves de ma sagesse, c'est que les jeunes gens qui aiment le jeu, la débauche, le libertinage, sont tous mes ennemis. Ce sont eux qui sont le plus de rapports et qui débitent le plus de mensonges contre moi. Mais il est clair que si j'avais partagé leurs goûts, et leurs désordres, ils se montreraient autrement disposés à mon égard. <12> Ajoutez, Sénateurs, qu'il est impossible de prouver qu'on m'ait jamais intenté une accusation diffamante d'aucune nature, quoique d'autres se soient trouvés souvent engagés dans de pareils procès. Mais, écoutez ce que j'ai fait pour la république dans le service des armes et dans les hasards de la guerre. <13> Lorsque vous eûtes fait alliance, avec les Béotiens, et qu'il fut question de secourir Haliarte, choisi par Orthobule pour servir cavalier, je voyais tout le monde convaincu que la cavalerie ne courait aucun risque, et que l'infanterie seule se trouvait exposée, cependant, tandis que plusieurs contre la loi entraient dans la cavalerie sans avoir été reçus, j'allai trouver Orthobule, et je le priai de m'effacer du rôle des cavaliers. Il me semblait qu'il y avait de la honte à me ménager un service sans danger, lorsque la multitude devait courir tous les périls. Paraissez, Orthobule, et déposez en ma saveur. On lit la déposition d'Orthobule. <14> Les citoyens de ma tribu s'étant rassemblés avant l'expédition, je savais que plusieurs d'entre eux étaient d'excellents guerriers, mais qu'ils n'avaient pas de quoi faire leur voyage ; je proposai aux riches de fournir le nécessaire à ceux qui étaient dans le besoin. Et je ne me contentai pas d'ouvrir cet avis, je partageai moi-même 60 drachmes entre deux soldats ; non que je fusse très riche, mais je voulais donner l'exemple. Paraissez, témoins de ces faits. Les témoins paraissent. <15> Dans l'expédition de Corinthe où tout le monde prévoyait les hasards que l'on aurait à courir, d'autres cherchaient à se mettre à couvert, moi je fis en sorte de combattre dans les premiers rangs. Notre tribu surtout avait été maltraitée, le plus grand nombre étaient restés sur la place ; je me retirai le dernier de tous sous les yeux du fameux Thrasybule qui reprochait à nos soldats leur timidité. <16> Quelques jours après:, nous nous étions enfermés dans Corinthe et retranchés dans les forts pour nous garantir de l'approche des ennemis ; Agésilas s'étant jeté dans la Béotie, nos chefs étaient décidés à envoyer un détachement au secours des Béotiens ; tous craignaient d'être choisis, et certes avec raison, Sénateurs car à peine échappé d'un péril, il était cruel de se voir engagé dans un autre : moi, je me présentai'au commandant des compagnies, et je lui demandai d'envoyer la mienne sans tirer.au sort. <17> Si donc quelques uns d'entre vous sont révoltés contre ceux qui, fuyant les dangers, se mêlent de conduire les affaires publiques, ce ne sont pas là les sentiments où ils doivent être envers moi, qui, non content d'avoir exécuté avec ardeur les ordres de mes généraux, ai volé avec courage au-devant du péril. En me comportant de la sorte, j'étais assurément bien éloigné de croire qu'il n'y eût pas de risque à se mesurer contre les Lacédémoniens, mais je désirais de vous donner de moi une idée avantageuse, et d'obtenir de vous par la suite la justice que j'aurais méritée, si je me trouvais un jour engagé injustement dans quelque affaire grave. Je vais faire paraître les témoins: de ces faits. Les témoins paraissent. <18> Pour ce qui est des autres garnisons et expéditions militaires, je ne me refusai jamais à aucune ; on me vit toujours dans les différentes circonstances marcher à la tête et me retirer le dernier. C'est, sans doute, d'après des traits semblables qu'on doit juger d'un citoyen rempli d'honneur et plein d'une noble ambition, sans se prévenir contre lui si, dans quelques occasions peut-être, on l'a vu montrer une confiance un peu trop présomptueuse. L'air assuré et le ton avantageux d'un citoyen ne font tort ni à l'état ni aux particuliers ; mais vous profitez tous de la bravoure qui marche hardiment à l'ennemi. Ainsi donc, sans se laisser prendre à l'extérieur, <19> c'est d'après les actions seules qu'on doit juger de chaque homme. Que de gens avec un langage radouci et un air modeste, vous ont plongés dans un abîme de maux ! d'autres qui négligeaient ces dehors, vous ont rendu nombre d'importants services. [16,20] J'ai cru m'apercevoir encore que quelques uns étaient animés contre moi parce que j'ai commencé fort jeune à haranguer le peuple. Mais ce sont mes propres affaires qui m'ont forcé de parler en public ; et si j'ai montré un si grand désir de paraître, d'un coté j'avais devant les yeux l'exemple de mes ancêtres qui ne cédèrent jamais de s'occuper des intérêts de l'état ; <21> de l'autre, j'avouerai que je me sentais flatté de l'estime dont vous honorez tous ceux qui se distinguent par le talent de la parole. Or, peut on vous connaître de tels sentiments, sans se porter avec zèle à gérer les affaires de la république? D'ailleurs, pourquoi verriez-vous avec peine ces qualités dans les citoyens ? n'est- ce pas vous, seuls qui en êtes juges ?