[0] LE SCYTE OU LE PROXÈNE. [1] Ce n'est point Anacharsis qui, le premier, vint de Scythie à Athènes pour connaître les sciences de la Grèce ; Toxaris y vint ayant lui, Toxaris homme sage, ami des lettres et des arts, passionné pour tous les nobles travaux. Il n'était, il est vrai, ni de race royale, ni pilophore : c'était un simple Scythe, un homme du peuple, un de ceux qui, chez eux, s'appellent octapodes, c'est-à-dire maîtres de deux boeufs et d'un char. Jamais il ne retourna dans sa patrie ; il mourut à Athènes ; et, peu de temps après sa mort, on le mit au rang des héros : les Athéniens mêmes lui offrent des sacrifices sous le nom du Médecin étranger : tel est, en effet, le nom qu'on lui a donné depuis son apothéose. La cause de ce surnom, du culte rendu à Toxaris et de l'opinion qu'il était un descendant d'Esculape, méritent, je crois, de vous être racontée, afin que vous sachiez que ce n'est pas un usage particulier à la nation des Scythes de donner l'immortalité à des hommes et d'envoyer des messagers à Zamolxis, mais que les Athéniens, au sein même de la Grèce, ont aussi le droit de faire un dieu d'un Scythe. [2] Lors de la grande peste, la femme d'Architèle, un des juges de l'Aréopage, crut voir Toxaris, qui lui ordonnait de dire aux Athéniens qu'ils seraient délivrés du fléau, s'ils arrosaient les rues de la ville avec beaucoup de vin. On usa de ce remède, les Athéniens s'étant bien gardés d'en négliger la prescription, et la peste cessa, soit que l'odeur du vin dissipât les exhalaisons délétères, soit que le vin ait quelque autre vertu, dont la connaissance engagea le demi-dieu Toxaris, en sa qualité de médecin, à donner ce conseil. On lui paye encore aujourd'hui le prix de cette guérison, en immolant un cheval blanc sur son tombeau, à l'endroit où Diménète prétendit qu'elle l'avait vu venir à elle pour lui recommander l'emploi du vin. On y trouva Toxaris enseveli, et on le reconnut, non seulement d'après l'inscription, qui était à demi effacée, mais surtout d'après le cippe, sur lequel était sculpté un Scythe tenant de la main gauche un arc tendu et de la droite un livre, autant qu'il était permis d'en juger. On voit encore aujourd'hui plus-de la moitié du corps, l'arc tout entier et le livre : quant au reste du cippe et au visage de l'homme, le temps les a presque entièrement détruits. Ce monument, peu éloigné du Dipyle, se trouve à la gauche de ceux qui vont à l'Académie : c'est une très légère éminence, la colonne gît à terre ; seulement elle est toujours ornée de couronnes, et l'on dit que quelques personnes atteintes de la fièvre y ont été guéries, et, ma foi, cela n'est point incroyable d'un demi-dieu qui jadis a guéri la ville entière. [3] Ce qui fait que j'ai rappelé ici le souvenir de Toxaris, c’est qu'il vivait encore lorsque Anacharsis, quittant son vaisseau, monta du Pirée à la ville, tout troublé, comme devait l'être un étranger, un barbare, à la vue de tant d'objets inconnus, frémissant au moindre bruit, et ne sachant que devenir : il s'apercevait bien, en effet, que les passants se moquaient de son accoutrement ; il ne trouvait personne qui parlât sa langue ; il se repentait déjà de son voyage et il se promettait, dés qu'il aurait vu Athènes, de retourner sur ses pas, de se rembarquer, de reprendre la route du Bosphore, d'où le chemin n'était pas long pour rentrer chez lui, en Scythie. Anacharsis en était là, quand un génie vraiment tutélaire s'offrit à lui : c'était Toxaris, qu'il rencontra dans le Céramique. Et d'abord le costume national attira les regards de Toxaris, puis il n'eut pas de peine à reconnaître Anacharsis, personnage de distinction, l'un des premiers, parmi les Scythes. Pour Anacharsis , comment aurait-il pu reconnaître un de ses compatriotes, revêtu de l'habit grec, et qui, la barbe rasée, sans ceinture, sans armes, déjà même un peu bavard, semblait un véritable Attique autochtone ? Tant l'avaient changé plusieurs années de séjour ! [4] Toxaris lui adressant la parole en langue scythe : "N'es-tu pas, dit-il, Anacharsis, fils de Daucétès ?" Anacharsis se met à pleurer de joie, d'avoir trouvé un homme qui parlât sa langue et qui sût ce qu'il était parmi les Scythes. "Et toi, lui demanda-t-il à son tour, comment se fait-il, étranger, que tu me connaisses ? - Je suis moi-même de ton pays ; je m'appelle Toxaris ; ma naissance n'est pas assez illustre pour que tu puisses me connaître. - Quoi donc ! tu es ce Toxaris dont on m'a dit qu'épris d'amour pour la Grèce, il a laissé en Scythie sa femme et ses jeunes enfants, s'est rendu à Athènes, où il a fixé son séjour et s'est concilié l'estime des hommes les plus distingués ? - C'est moi, s'il est vrai qu'il soit encore question de Toxaris chez les Scythes. - Eh bien ! reprit Anacharsis, apprends que je suis devenu ton disciple, et même ton rival dans ton amoureux désir de voir la Grèce. Le même objet m'a fait entreprendre ce voyage, et je viens vers toi, après avoir souffert mille maux en traversant les pays qui nous séparent. Si je ne t'eusse rencontré, le dessein en était pris, avant le coucher du soleil, je retournais à mon vaisseau, et je repartais ; tant j'avais la tête troublée de toutes les choses inconnues et étrangères qui ont frappé mes yeux ! Mais, je t’en conjure, an nom du Cimeterre et de Zamolxis, nos dieux nationaux, prends-moi, Toxaris, et sers-moi de guide, montre-moi tout ce qu'il y a de beau à Athènes, puis dans les autres parties de la Grèce ; fais-moi connaître les meilleures lois, les hommes les plus illustres, les moeurs, les assemblées, la vie privée, le gouvernement, enfin tout ce qui nous a engagés, toi d'abord, et moi ensuite, à entreprendre un si long voyage ; ne me laisse pas retourner dans ma patrie sans avoir satisfait ma curiosité. [5] - Ce que tu viens de dire, repartit Toxaris, n'est pas d'un amant bien épris : on n'arrive pas jusqu'à la porte pour s'en aller aussitôt ; mais sois sans crainte ; tu ne t'en iras pas, comme tu le dis, et cette ville ne te laissera pas partir : ses charmes agissent puissamment sur les étrangers, et elle te captivera sans doute au point de te faire oublier et ta femme et tes enfants, si tu es père. Maintenant, comment connaître promptement la ville des Athéniens, ou plutôt la Grèce entière et toutes les beautés qu'elle renferme, je vais te le dire. Il y a ici un sage, né dans ce pays, mais qui a beaucoup voyagé en Asie, en Égypte : il a été en relation avec les hommes les plus éminents ; cependant il n'est pas riche ; au contraire, il est pauvre ; tu verras un vieillard vêtu, comme moi, de l'habit plébéien ; mais sa sagesse et ses autres vertus l'ont mis en honneur auprès de ses compatriotes, qui l'ont choisi pour le législateur de leur cité, et qui ont voulu soumettre leur conduite à ses lois. Si tu peux acquérir son amitié, et connaître ce qu'il vaut, sois sûr que tu trouveras en lui toute la Grèce, tout ce qu'elle renferme de plus accompli ; je ne puis donc te rendre un meilleur et un plus grand service que de te mettre en rapport avec lui. [6] - Ne différons donc pas, dit Anacharsis ; prends-moi, conduis-moi chez lui. Mais je crains qu'il ne soit d'un abord difficile, et qu'il n'ait point égard à ta requête en ma faveur. Point de parole de mauvais augure, reprit Toxaris ; je crois que je lui serai fort agréable en lui fournissant l'occasion de montrer sa bienveillance envers un étranger. Suis-moi: et tu verras quelle est sa courtoisie hospitalière, son affabilité, la bonté de son âme. Mais que vois-je ? un bon génie nous l'envoie : il s'approche tout pensif et se parlant à lui-même." Alors s'adressant à Solon : "Je t'offre, dit Toxaris, un présent d'un grand prix ; c'est un étranger qui a besoin de ton amitié. [7] Il est Scythe, d'une famille noble de notre pays ; et cependant il a tout laissé afin de venir vivre ici près de vous, et de voir ce qu'il y a de plus beau dans la Grèce. J'ai cru que pour lui le moyen le plus court de savoir tout facilement et de se faire connaître des hommes les plus distingués était de te l'amener. Si je connais bien Solon, tu lui rendras ce service, tu lui serviras d'hôte, et tu en feras un vrai citoyen de la Grèce. Quant à toi, Anacharsis, comme je te le disais à l'instant, tu vois tout en voyant Selon : c'est Athènes, c'est la Grèce entière ; tu n'es plus un étranger, tout le monde te connaît, tout le monde t'aime : voilà ce que vaut ce respectable vieillard. Tu auras bientôt oublié ce que tu as laissé en Scythie, si tu vis auprès de lui. Tu as le prix de ton voyage, l'objet de tes désirs, tu as sous les yeux la règle de la vie des Grecs, le modèle de la philosophie attique. Sache enfin que tu seras le plus heureux des hommes, si tu vis avec Solon et si tu l'as pour ami." [8] Il serait trop long de raconter combien ce présent fut agréable à Solon, ce qu'il dit, l'étroite liaison qui dès lors établit entre eux : l'un, Solon, se plaisant à lui faire connaître, à lui enseigner ce qu'il y avait de plus beau, à procurer à Anacharsis l'amitié de tous les Grecs, et mettant tout en oeuvre pour lui rendre son séjour en Grèce le plus agréable possible ; l'autre, Anacharsis, admirant la sagesse de son hôte, et ne s'éloignant jamais de lui un seul instant sans contrainte. Ainsi, d'après la promesse de Toxaris, la seule connaissance de Solon lui valut toutes les autres, et le plaça sous les yeux et dans l'estime de tous. En effet, les éloges de Solon n'étaient pas d'une médiocre autorité, mais tous les hommes les adoptaient comme ses propres lois ; ils aimaient ceux qu'il estimait et les considéraient comme des gens de bien. Enfin, Anacharsis fut le seul des barbares qu'on vit initié aux mystères, après avoir reçu le droit de cité, si l'on en croit Théoxéne, qui nous en a fait le récit ; et il ne serait jamais, je crois, retourné en Scythie, sans la mort de Solon. [9] Voulez-vous maintenant que je complète mon discours, qui, autrement, n'aurait ni commencement ni fin ? Il est temps, en effet, que vous sachiez pourquoi j'ai fait venir de Scythie en Macédoine Toxaris et Anacharsis, qui ont amené avec eux d'Athènes le vieux Solon. J'ai à vous dire que je me trouve aujourd'hui dans la même situation qu'Anacharsis ; mais, au nom des Grâces, ne vous fâchez pas si je me compare à un homme de sang royal, je suis barbare, il l'était aussi ; et nous autres Syriens, nous valons sans doute bien les Scythes : toutefois je ne me mets pas en parallèle avec lui pour la noblesse, mais pour le reste seulement. Quand je suis entré pour la première fois dans votre ville, j'ai été frappé de son étendue, de sa beauté, du nombre de ses habitants, de sa magnificence, de sa splendeur. Mon admiration était si grande, que je ne pouvais y suffire, semblable à ce jeune insulaire dans le palais de Ménélas. Et je devais éprouver naturellement cotte surprise à la vue d'une ville si prospère, dans laquelle, comme dit le poète, Fleurissent tous les biens dont brille une cité. [10] Dans nette situation d'esprit, je me demandai ce que j'avais à faire. Depuis longtemps j'avais l'intention de vous faire entendre quelqu'un de mes discours. A qui m'adresser, d'ailleurs, si je traversais, sans parler, une ville comme la vôtre ? Je cherchai donc, à ne vous rien celer, quels étaient parmi vous les citoyens les plus distingués, ceux dont l'accueil, le patronage et la recommandation auraient toute puissance. Alors je trouvai, non pas comme Anacharsis, un seul Toxaris, un barbare, mais une foule de citoyens qui me dirent tous la même chose, en termes différents : "Étranger, cette ville possède beaucoup d'hommes de bien et de talent, et tu n'en saurais trouver ailleurs un plus grand nombre. Mais il en est deux, surtout, que leur naissance et leur mérite élèvent au-dessus des autres, et que, pour leur éloquence, on peut comparer aux dix orateurs attiques. Leur popularité est si grande, que chacun les aime et qu'on prévient tous leurs désirs ; or, leurs désirs n'ont d'autre but que l'intérêt commun. Quant à leur bonté, leur courtoisie envers les étrangers, leur grandeur inaccessible à l'envie, le respect que leur attire leur bienveillance, leur douceur, leur affabilité, tu pourras en parler aux autres, lorsque, avant peu, tu en auras fait l'épreuve. [11] Et ce qu'il y a de plus étonnant, c'est qu'ils sont tous les deux de la même maison, le père et le fils : en l'un, tu croiras voir Solon, Périclès ou Aristide ; le fils, dès le premier regard, ravira ton coeur par sa taille élégante et par la grâce de sa beauté virile ; puis, aussitôt qu'il aura parlé, il tiendra tes oreilles enchaînées, tant il semble que Vénus elle-même réside sur les lèvres de ce jeune homme. La ville tout entière l'écoute, la bouche béante, lorsqu'il s'avance dans l'assemblée, ainsi que faisaient jadis les Athéniens, quand arrivait le fils de Clinias ; avec cette différence cependant, qu'ils eurent bientôt à se repentir de leur amour pour Alcibiade, tandis que notre cité n'aime pas seulement, mais entoure de son respect celui dont nous parlons, et le considère comme un bonheur public, comme un citoyen utile à toute la nation. Si donc son père et lui te reçoivent au nombre de leurs amis, la ville tout entière t'appartient, qu'ils te tendent seulement la main, et ton succès n'est pas douteux Voilà, par Jupiter, s'il m'est permis de jurer ici, ce que m'ont dit tous vos compatriotes ; et, depuis que j'en ai fait moi-même l'expérience, j’ai reconnu qu'on ne m'avait dit qu'une faible partie de la vérité. Ce n’est donc plus le temps de rester en balance, comme dit le poëte de Céos : il faut tout mettre en oeuvre, il faut tout faire et tout dire, afin de les avoir pour amis. Si ce bonheur m'arrive, le temps devient serein, la traversée favorable, la mer est calme, et je suis près du port.