[0] Lucien de Samosate : Sur les salariés [1] Par où entamerai-je, mon cher, et par où terminerai-je, comme on dit, l'énumération de toutes les épreuves que doit subir ou accomplir quiconque s'engage contre rémunération et passe sur le gril de l'amitié des riches, si l'on peut qualifier ainsi son esclavage ? Je connais en effet une bonne partie, sinon la plupart de ces déboires, non pour avoir, par Zeus, tâté personnellement de cette pénitence — je n'ai pas été acculé à pareilles extrémités et je prie les dieux de ne l'être jamais —, mais parce que j'ai recueilli les confidences de bon nombre de gens tombés dans ce traquenard, dont les uns, s'y trouvant encore piégés, se lamentaient sur leurs terribles, leurs innombrables avanies alors que les autres, tels des évadés du bagne, ne répugnaient nullement à se remémorer leurs souffrances, tout joyeux qu'ils étaient de songer à tous les camouflets dont ils étaient désormais délivrés. Les témoins de cette seconde catégorie étaient les plus fiables, ayant franchi, si je puis dire, toutes les étapes du bizutage et ayant eu l'occasion d'assister à l'office du début à la fin. Aussi leur ai-je prêté une oreille qui ne fut ni distraite, ni désinvolte lorsqu'ils m'ont narré leurs mésaventures, si semblables à un naufrage suivi d'un sauvetage inespéré, à la manière de ces crânes rasés qui, en gros essaims compacts, hantent les abords des temples et vous assènent leurs histoires de houles gigantesques, bourrasques, promontoires, cargaisons jetées par dessus bord, démâtages et autres bris de gouvernail, le tout dénoué par l'apparition des Dioscures — incontournables, les Dioscures, dans ce genre de saynète — ou de quelque autre deus ex machina atterrissant sur la lune, si tant est qu'ils ne s'installent pas tout simplement à la barre, afin de diriger l'esquif vers je ne sais quelle grève accueillante où il viendra s'échouer et se disloquer tout doux, tout doux, sans précipitation, permettant à nos bonimenteurs de l'abandonner en toute sécurité, par l'effet de la faveur et de la bienveillance divines. Il est certain que ces gaillards vous troussent en bonne partie leurs aventures en fonction des besoins de l'heure, afin d'amadouer un maximum de donateurs, en donnant à penser qu'à leur infortune, il n'est d'égal que l'affection en laquelle les dieux les tiennent. [2] En revanche, ceux-là qui vous relatent les tempêtes et vagues triples, voire, si l'on peut dire, quintuples ou décuples, nom de Zeus, qu'ils ont essuyées dans les grandes demeures et qui vous expliquent qu'ayant entamé leur traversée sur une mer d'apparence étale, ils n'en ont pas moins connu, tout au long de leur périple, les affres de la soif, du mal de mer ou du déferlement des paquets de mer, avant de venir fracasser leur pauvre esquif contre un récif immergé ou la pointe d'un brisant et, les malheureux, d'en réchapper tout juste à la nage, nus et totalement démunis — ceux-là m'ont semblé, lorsqu'ils vous rapportent leurs adversités, jeter un voile pudique sur bon nombre de leurs péripéties et incliner à les chasser de leur propre mémoire. En ce qui me concerne, je n'hésiterai cependant pas, mon bon Timoclès, à parcourir avec toi tous les éléments figurant dans ce dossier, non sans lui avoir encore adjoint d'autres pièces qui, à la réflexion, me sont apparues être en rapport avec ces fréquentations, car voici un certain temps déjà que je crois subodorer chez toi une aspiration à mener ce genre de vie, [3] en tout cas depuis le jour où la conversation vint à rouler sur ce sujet et qu'un des interlocuteurs fit l'éloge de ce turbin, qualifiant de coqs en pâte ces gens qui comptent parmi leurs amis la fine fleur de la société romaine, s'envoient de plantureux gueuletons sans bourse délier, couchent dans des draps somptueux, se paient les balades les plus confortables et les plus divertissantes qui soient, allongés tout à loisir et véhiculés, s'il se trouve, par un attelage de blancs chevaux aux naseaux fringants, et qui vous parviennent encore à percevoir, pour ces relations amicales et tous ces bons procédés, un salaire rien moins que négligeable : il est bien connu, n'est-ce pas, que chez ces gens-là, tout pousse spontanément, sans semailles ni labour. J'ai bien observé que tu restais bouche bée à l'écoute de ces propos et d'autres de la même veine et que tu présentais à l'hameçon une gorge déployée. Quant à nous, désireux de rester irréprochable et pour qu'ultérieurement, tu ne puisses nous faire grief de ce qu'au moment où nous te voyions engloutir pareil croc avec la figue tout uniment, au lieu de t'empoigner, de te l'arracher avant qu'il ne se fût fiché dans ton gosier ou de te crier gare, nous ayons attendu de voir que la ligne se tende et que, ferré, tu sois tiré et emmené contre ton gré avant que de daigner nous lamenter, bras ballants et bien inutilement — pour parer définitivement, disions-nous, à pareilles remontrances qui, le cas échéant, seraient tout à fait fondées et auxquelles nous ne pourrions nous soustraire en prétendant que nous ne t'aurions pas causé de tort si nous avons omis de te prévenir, écoute mon discours de A à Z et, pour commencer, examine à l'avance le filet lui-même et ces nasses dont nul ne s'échappe, mais fais-le de l'extérieur, bien à ton aise, et non de l'intérieur, lorsque tu seras au fond des mers, tâte-moi cet hameçon cambré, les courbes rentrantes de son dard, le tranchant de sa triple pointe, éprouve-les contre ta joue rebondie et si tu ne vois pas comme ils sont affûtés à l'extrême, qu'il est impossible de les esquiver et combien douloureuses sont les blessures qu'ils infligent à ceux qu'ils déchirent brutalement et harponnent sans rémission, tu pourras alors tout à loisir, moi, me mettre au rang des lâches, qui crèvent de faim et le méritent bien, et toi, n'écoutant que ton courage, fondre sur ta proie, tel la mouette qui d'un seul coup, d'un seul, gobe l'amorce. [4] Même si elles te sont évidemment destinées au premier chef, la brassée de considérations que je vais développer ne vous concerne pas exclusivement, vous la gent philosophique ou les hommes qui ont fait le choix d'une vie plus réfléchie que le commun des mortels, mais s'applique également aux professeurs de lettres, aux rhéteurs, aux musiciens et, dirai-je pour faire bref, à quiconque ambitionne de décrocher un emploi culturel auprès des grandes familles et d'en tirer rétribution. Bien que dans cette galère, toutes les professions que j'ai énumérées se prennent grosso modo des coups identiques ou comparables, il est clair que les philosophes ne gagnent rien à être ainsi traités sur le même pied que les autres corporations mais qu'ils ne s'en trouvent au contraire que davantage lésés, dans la mesure où leurs patrons se croient autorisés à les ramener ainsi au régime commun et à ne plus leur accorder de marque d'honneur plus spécifique. Quant aux abus dévoilés au fur et à mesure de notre exposé, on se doit, en toute justice, de reconnaître que la responsabilité doit certes en être imputée en premier lieu à leurs auteurs mais aussi, en second, aux victimes qui s'y prêtent. En ce qui me concerne, je ne vois pas qu'il y ait matière à m'imputer une quelconque responsabilité dans cette situation, sauf à supposer que la vérité et la franchise fussent choses répréhensibles. Pour le reste — je veux parler du fond du panier —, il ne s'y débat que quelques maîtres de gymnastique et autres flatteurs, gaillards incultes, à l'esprit borné et vils par nature, qu'il ne vaut pas la peine de détourner de ces emplois — on ne parviendrait d'ailleurs pas à les en convaincre —, pas plus qu'on ne peut raisonnablement les blâmer de ne pas rompre avec leurs rétributeurs, même s'ils subissent les pires outrages, car ils sont faits pour ce genre de vie et ne valent guère mieux. D'ailleurs, à supposer même qu'ils franchissent le pas, vers quelle occupation voudriez-vous qu'ils bifurquassent ? Privez-les de ces postes : les voilà aussitôt déboussolés, ballants, surnuméraires. En conséquence, on ne peut légitimement ni les prétendre maltraités, ni accuser leur employeur de se comporter en tyran au seul et unique motif que, pour parler comme le proverbe, il se sert de son pot de chambre pour y pisser. Si ces pauvres hères rallient les grandes maisons, c'est d'entrée de jeu pour y endurer cet enfer et tout leur boulot consiste précisément à encaisser les coups au jour le jour et à s'en accommoder. En revanche, l'indignation est de mise dans le cas des gens de culture que j'ai évoqués précédemment et qu'il s'agit, autant que faire se peut, de tenter d'arracher à cette situation et de ramener à la liberté. [5] Je ferai oeuvre utile, me semble-t-il, si je passe en revue les argumentations avancées par certains pour embrasser ce mode de vie et que je montre qu'elles n'ont ni la solidité, ni la prégnance qu'on leur prête. Ce faisant, nous pourrons court-circuiter leur défense et la justification première de leur servitude volontaire. Beaucoup de ces candidats, pour en commencer par là, mettent en avant leur pauvreté et leur manque de moyens de subsistance et, ainsi, s'imaginent tenir le prétexte susceptible de les disculper d'avoir rallié ce type d'existence et pensent s'être tirés d'affaire du simple fait d'avoir souligné qu'ils ont posé un acte qui appelle l'indulgence en cherchant à échapper à la tare la plus lourde de toute existence : j'ai parlé de la pauvreté. Il ne reste plus alors qu'à bondir sur Théognis, en particulier sur son antienne : « Car l'homme est terrassé de par la pauvreté » et tous les épouvantails que les poètes les plus mal embouchés brandissent sur ce thème de la misère. Si je voyais que dans ces emplois, les intéressés avaient réellement trouvé une échappatoire à l'indigence, je ne leur chercherais pas noise sur une liberté qui leur est superfétatoire, mais si l'on veut bien voir qu'ils sont véritablement réduits à une diète digne de malades, pour reprendre une expression de notre excellent orateur, comment ne pas penser que même à cet égard, ils n'apparaissent guère avisés, puisque leurs conditions de vie restent inchangées ? La pauvreté, en effet, leur reste collée à la peau : ils doivent vivre de ce qu'ils reçoivent et ne disposent d'aucune réserve ni de quelque surplus qu'ils pussent épargner ; au contraire, ils dépensent la totalité de leurs émoluments jusqu'au dernier liard — à supposer qu'on les leur verse effectivement et qu'ils les perçoivent d'un coup — sans pour cela réussir à satisfaire tous leurs besoins. Plutôt que d'imaginer de tels expédients, qui ne procurent qu'une atténuation marginale de la pauvreté et concourent ainsi à en assurer la pérennité, il eût été préférable de se donner les moyens de l'éliminer définitivement, dût-on, à cet effet, se précipiter « de la haute falaise », ô Théognis, « aux abîmes marins». Le salarié qui, tout pauvre et indigent qu'il reste, se figure avoir échappé à la gêne par la seule vertu de son embauche, comment ne pas voir qu'il se berce d'illusions ? [6] D'autres avancent que l'idée même de pauvreté ne leur inspirerait pas la moindre frayeur ou inhibition si, à l'instar du commun des mortels, ils pouvaient se procurer leur pitance en travaillant, mais que leur organisme étant présentement miné par la vieillesse ou les maladies, il leur a bien fallu se rabattre sur ce gagne-pain, qui est le moins pénible de tous. Penchons-nous donc sur la véracité de leurs dires et voyons s'ils obtiennent bien leur rétribution au plus facile, sans beaucoup bouloter ni en faire plus qu'autrui. Recevoir un salaire tout cuit, en n'ayant nullement besoin de peiner ou de s'échiner ressemblerait en effet furieusement à une bénédiction divine — mais il est inconcevable ne fût-ce que d'avancer de telles affirmations. Les malheureux pris en pareils rapports triment et se démènent à un point tel qu'il leur faut davantage de ressources en pareil environnement et, en plus et surtout, une santé de fer pour résister aux innombrables agressions qui s'abattent jour après jour sur leur organisme et le sollicitent jusque dans ses derniers retranchements. Nous y reviendrons en temps voulu, lorsque nous brosserons le tableau de leurs tribulations ; pour l'instant, qu'il nous suffise d'avoir démontré qu'on n'est pas non plus dans le vrai en excipant de pareil argument pour se livrer à de mercenaires occupations. [7] Il reste dès lors une motivation aussi sincère qu'occultée par les intéressés : s'ils se ruent ainsi sur les grandes maisons, c'est parce qu'ils sont attirés par les plaisirs et des espoirs variés et démesurés, c'est qu'ils sont fascinés par le déploiement de l'or et de l'argent, se frottent les mains à l'idée des banquets et autres parties fines et s'imaginent que le métal précieux leur dégoulinera incontinent dans le gosier, qu'ils tiennent béant, et que personne ne viendra jamais le leur fermer. Tels sont les mobiles qui les animent et transforment ces hommes libres en esclaves : la vérité n'est pas qu'ils manqueraient du nécessaire, comme ils voudraient le faire accroire, mais qu'ils convoitent le superflu et courent après l'opulence et le luxe. De ce fait, ils se mettent à ressembler à ces pédérastes mal aimés et malchanceux qui tombent sous l'emprise de mignons retors et madrés, lesquels les prennent de haut pour qu'ils restent durablement épris et soient aux petits soins pour eux, sans leur concéder la moindre privauté, fût-ce un bécot, car ils savent que si leurs soupirants parvenaient à leurs fins, leur désir s'éteindrait. Par conséquent, ils évitent d'en arriver là et se gardent bien de conclure, mais pour le reste, ils s'emploient à toujours entretenir l'espoir chez leurs amants, car ils craignent que le désespoir ne les sèvre de leur ardente convoitise et qu'ils ne se fassent indifférents à leur égard. Ils leur font donc des risettes et seront constamment « sur le point » de leur faire du bien, de se montrer complaisants, de les traiter très, très généreusement. C'est ainsi que, sans s'en rendre compte, les deux se retrouveront un jour avoir passé l'âge, l'un d'aimer, l'autre de céder. Et de toute leur vie, ils n'auront rien fait d'autre qu'espérer. [8] Etre prêt à supporter n'importe quoi dans l'attente du plaisir ne constitue sans doute pas un comportement totalement répréhensible : il peut se concevoir que l'on prise les voluptés et que l'on mette tous ses soins à trouver le moyen d'en obtenir sa part. Il n'en reste pas moins qu'il y a je ne sais quoi de honteux et de servile à se vendre pour y parvenir, car est-il délices plus doux que ceux tirés de la liberté ? Encore pourrions-nous faire preuve d'une certaine indulgence envers ces menées si tant était qu'elles atteignissent le but visé. En revanche, il me paraît ridicule et insensé d'endurer toutes sortes de contrariétés pour une délectation qui reste seulement escomptée, surtout si l'on constate que les corvées sont tangibles, évidentes et imparables tandis que les espérances, quelle qu'en soit la douceur, ne se sont toujours pas concrétisées au bout d'un si long laps de temps et qu'il n'y a aucune apparence qu'elles puissent encore l'être, si l'on y réfléchit avec réalisme. Une fois qu'ils eurent tâté de la suavité du lotus, les compagnons d'Ulysse se fichèrent certes de leur devoir comme d'une guigne et tout autre bienfait leur parut faire pâle figure en comparaison des voluptés qui leur étaient alors échues, si bien que leur oubli du bien n'était pas totalement déraisonnable, tant que leur âme barbotait dans ces délices. En revanche, qu'un affamé planté à côté d'un bâfreur de lotus qui ne lui en laisse pas une miette reste cloué sur place, du seul fait qu'il espère qu'à lui aussi, on en donnera un jour à déguster, et qu'il en vienne à oublier la vertu et la rectitude, voilà bien, ô Héraclès, un travers ridicule et digne de quelque homérique correction. [9] Les raisons qui poussent nos malheureux à pareilles fréquentations et les amènent à souffrir que les riches les traitent à leur guise sont donc celles que je viens d'exposer ou s'en rapprochent très fort, sauf à estimer qu'il vaille la peine de mentionner aussi ces gars qui gravitent autour des membres de la haute et de tout ce beau linge sous la seule impulsion de la vanité, car il se trouve des gens pour tirer gloriole de cette accointance et s'en estimer supérieurs à autrui, exactement de la même manière que je ne consentirais, pour ma part, à fréquenter le Grand roi lui-même, ni à être vu en sa compagnie si je ne devais en tirer aucun profit. [10] Leurs mobiles étant ceux que je viens de décrire, examinons à présent entre nous les claques que nos gaillards se prennent avant d'être admis et de toucher au but, puis les contrariétés qu'ils subissent une fois dans la place et, tant que nous y sommes, le dénouement sur lequel se conclura la pièce dans laquelle ils jouent. On ne peut même pas dire, en effet, que ces situations, pour pénibles qu'elles soient, présenteraient au moins l'avantage de se décrocher aisément et que leur obtention ne requerrait guère d'efforts mais qu'il suffirait d'en exprimer le désir pour que, pfuitt, l'affaire soit dans le sac. Que nenni : le candidat devra courir en tous sens, monter une garde de tous les instants devant le domicile du patron convoité, se lever dès potron-minet et poireauter, pour se faire rembarrer et claquer la porte au nez, passer quelquefois pour un malotru et un emmerdeur, se soumettre au bon vouloir d'un portier syrien à l'accent prononcé ou d'un nomenclateur libyen et leur graisser la patte pour qu'ils fassent mention de ton nom, sans compter qu'il te faudra encore soigner ta mise en y consacrant plus de ressources que tu n'en as à ta disposition, afin de faire honneur au nabab que tu courtises, choisir tes vêtements dans ses tons favoris, qui ne dénoteront pas, ni n'offusqueront son regard, et le suivre obstinément, ou plutôt courir en tête de son cortège, talonné par ses serviteurs et lui faisant une espèce de garde d'honneur, le tout pour que pendant plusieurs jours, le bonze ne daigne te jeter ne fût-ce qu'un regard. [11] Et à supposer qu'un jour d'insigne chance, il s'aperçoive de ta présence, t'appelle et te pose la première question qui lui passe par la tête, alors, eh bien, alors, voilà que tu commences à transpirer à grosses gouttes, tu as le crâne tout bourdonnant, tu tremblotes on ne peut plus inopportunément, ton trouble déclenche l'hilarité de la compagnie et bien souvent, à la question : « Qui était le roi des Achéens ? », tu réponds que : « Ils alignaient un millier de vaisseaux. » Les gens bienveillants y verront une marque de modestie mais les esprits forts te taxeront de pusillanimité et les grincheux, d'inculture. Quant à toi, après avoir fourni une si piteuse prestation pour cette première prise de contact, tu battras en retraite et te voueras au pire des désespoirs. Pourtant, lorsque tu as « ... abondamment gémi tant de nuits sans sommeil et tant de jours sanglants», non pour Hélène, nom de Zeus, ni pour la Troie de Priam, mais pour les cinq oboles escomptées, et que tu parviens à tes fins, non sans avoir fait intervenir en renfort quelque deus ex machina, on t'organise alors un examen pour voir si tu les connais, tes leçons. La séance n'est pas désagréable pour le richard, dont on entonne les louanges et qui se voit souhaiter toutes sortes de bonheurs ; toi, en revanche, tu as l'impression de combattre pour ta peau et que dans l'histoire, c'est tout ton avenir que tu mises, car il te vient très justement à l'esprit que si ton premier examinateur te recale et t'estime inapte à le servir, plus personne d'autre ne voudra de toi. Dès lors, mille et un détails vont immanquablement te torturer l'esprit : tu vas jalouser tes concurrents — dis-toi bien, en effet, que vous serez plusieurs à vouloir décrocher la timbale —, te persuader que ton oral a été indigent en tous points, balancer entre la crainte et l'espoir, rester suspendu aux mimiques du gars, effondré s'il dédaigne un de tes propos, tout ébaudi et ragaillardi pour peu qu'il esquisse un sourire en t'écoutant. [12] Il y a toute chance que tu trouves sur ton chemin bien des personnages qui te sont hostiles et parrainent d'autres candidats, lesquels, tels des archers embusqués, te décocheront chacun leur flèche. Et puis, quel spectacle que ce bonhomme à la barbe fleurie et aux tempes chenues dont on est occupé à soupeser s'il possède quelque connaissance utile, les uns le décrétant savant, les autres ignare. Après t'avoir laissé un peu poireauter, c'est ensuite tout ton pedigree qu'on passe à la moulinette et, à ce stade, pour peu qu'un concitoyen envieux ou quelque voisin que tu te trouves avoir froissé pour un motif futile soient appelés à la barre et affirment que tu es un homme à femmes ou à garçons, leur déposition aura valeur de parole d'évangile; en revanche, si les témoins te tressent des couronnes sans discontinuer, ils deviennent subitement des individus suspects, louches, corrompus. Pour emporter le morceau, il te faudra donc une sacrée veine et n'achopper sur absolument aucun obstacle. Admettons néanmoins que tu aies réussi au-delà de toute espérance. « Il » a loué personnellement tes propos et ses amis les plus estimés, ceux à qui il s'en remet le plus volontiers pour ces matières, ne l'ont pas prévenu contre toi. Sa femme est elle aussi bien disposée. Ni son régisseur, ni son majordome ne soulèvent d'objections à ton encontre. Personne n'a rien trouvé à redire sur ta vie. Tout baigne et l'affaire se présente sous les meilleurs auspices, de quelque côté qu'on l'examine. [13] Tu as donc triomphé, ô bienheureux, et coiffé la couronne olympique ; bien plus, tu as conquis Babylone, enlevé la citadelle de Sardes, tu t'es emparé de la corne d'Amalthée, tu trais les oiseaux. Pour tout le mal que tu t'es donné, il faudra en effet qu'on t'accorde les plus grands avantages, afin que cette couronne ne reste pas purement végétale, il conviendra qu'on te fixe un salaire nullement mesquin et qu'on te le verse sans balancer en temps opportun, qu'on te gratifie, d'une manière générale, de marques d'estime qui excèdent largement celles qui vont au tout-venant, que, par ailleurs, on te dispense dorénavant de toutes ces peines, de cette fange, de ces cavalcades et de tant de veilles, bref, qu'on te laisse enfin, comme tu en as rêvé, dormir sur tes deux oreilles et n'avoir d'autre activité que celles pour lesquelles tu as été initialement embauché et gratifié d'un salaire. Tel devrait être ton sort, mon cher Timoclès, et dans ce cas, il n'y aurait pas grand mal à ployer le col pour se soumettre à ce joug léger, supportable et — surtout — doré. Mais la réalité est assez différente, ou plutôt diamétralement opposée, car lorsque tu auras été pris dans un tel filet de fréquentations, c'est en rangs serrés que les vexations indignes d'un homme libre te tomberont dessus. Je vais te les énumérer : prête-moi une oreille attentive et demande-toi si elles peuvent être tolérées par quiconque est un tant soit peu frotté de culture. [14] Mon propos, si tu le veux bien, je l'aborderai par ce premier repas qui donnera probablement le coup d'envoi de ta future carrière. Bien rapidement, donc, on te dépêchera, pour t'inviter au banquet, un serviteur au parler bien policé, dont tu devras commencer par te concilier les bonnes grâces en lui graissant la patte d'un pourboire de cinq drachmes, au bas mot, si tu ne veux pas avoir l'air d'un plouc. Il commencera par faire sa gênée à grands renforts de : « Allons, allons, toi, me payer ? » et de : « Héraclès m'en préserve ! », mais il finira par se rendre à ton insistance et s'en repartira la gueule fendue d'un large sourire. Pour ta part, tu te procures des vêtements nets et te sapes avec un maximum d'élégance, puis, après un bon bain, tu te rends chez ton hôte, en craignant d'être en avance sur les autres convives, ce qui est le comble de la balourdise, tout comme il est grossier d'arriver le dernier. Tu guettes donc l'heure pile pour te présenter. Notre homme te reçoit fort civilement et on te cornaque pour t'installer un peu au-dessus du riche maître de céans, disons après deux de ses vieux amis environ. [15] Toi, tu admires tous les détails de l'architecture des lieux, comme si tu avais pénétré dans le palais de Zeus, et tu t'extasies des moindres mouvements dans la salle : tout est neuf et insolite à tes yeux. Le personnel de maison te dévisage et toute l'assistance guette tes faits et gestes ; même le maître des lieux ne néglige pas de t'avoir à l'oeil, qui a chargé quelques-uns de ses gens de t'épier pour voir si, l'air de rien, tu ne reluques pas trop souvent ses gosses ou sa femme à la dérobée. Quant aux valets de tes compagnons de table, ils auront tôt fait de s'apercevoir du trouble qui t'envahit et vont se gausser de ton inexpérience de la situation, ta serviette flambant neuve leur révélant que jamais encore tu n'as assisté à un grand dîner. Bien sûr, désarçonné comme tu l'es, tu seras inévitablement pris de sueurs froides et, tout assoiffé que tu sois, tu n'oseras demander à boire, pour ne pas avoir l'air d'un sac à vin, cependant que devant les plats variés qui, posés à ton côté, doivent être consommés dans un certain ordre, tu resteras perplexe, ignorant par quoi commencer et par où poursuivre. Il faudra donc que tu jettes un oeil discret sur ton voisin pour l'imiter et te familiariser ainsi avec l'agencement du repas. [16] Au demeurant, tu passes par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel et ton âme est en plein charivari, car chaque mouvement t'ébahit. Tantôt, tu magnifies le riche pour son or, ses ivoires et tout ce déploiement de luxe, tantôt tu te fais pitié, qui t'étais imaginé jusqu'alors que tu vivais alors que tu es un zéro. De temps à autre, tu te surprends également à penser que tu vas jouir d'une existence enviable, puisque tu vas profiter de tous ces délices et y avoir la même part que tes compagnons : c'est que tu te figures que tu feras perpétuellement bombance. Et les jolis garçons qui te servent et te sourient gentiment te font peut-être voir ton avenir sous un jour plus radieux encore, si bien que tu auras sans cesse aux lèvres ce vers homérique : « Troyens et Achéens bien armés on ne doit... » ... blâmer d'avoir tant peiné et tant d'épreuves enduré pour pareille félicité. Vient alors le moment des toasts. Ton patron réclame une coupe de belle taille et la lève à ta santé en te donnant du « Monsieur le Professeur » ou quelque chose dans le genre. Tu prends la coupe mais comme tu ignores que tu dois lui retourner le compliment, te voilà nanti d'une réputation de rustre. [17] Que le boss vienne de trinquer à ta santé t'expose à la jalousie de bon nombre de ses anciens amis ? tu en as avais d'ailleurs déjà indisposé certains pour des questions de plan de table, parce que toi, débarqué le jour même, as obtenu la préséance sur des gens qui ont passé de longues années sous sa férule. Il n'en faut pas plus pour déclencher des salves de gracieusetés du style : « Pour parfaire nos malheurs, il ne nous manquait plus que cela : jouer les utilités pour les nouveaux venus dans cette demeure et voir l'accès de la cité des Romains réservé aux seuls Grecs. Mais que leur trouve-t-on pour qu'on nous les préfère ? Ils ne s'imaginent quand même pas qu'en nous débitant leurs satanées sornettes, ils nous rendraient quelque illustrissime service ? » Ou encore : « T'as pas vu tout ce qu'il a éclusé, comme il s'est servi dans tous les plats à sa portée et ce qu'il a pu s'en gaver ? C'est un malappris et un crève-la-faim, qui même en rêve, n'avait jamais réussi à se remplir la panse de pain blanc, pour ne pas parler de ces pintades ou de ces faisans, dont il nous a tout juste laissé les os. » Un troisième poursuit : « Pauvres idiots, il ne se passera pas cinq jours avant que vous ne le voyiez rejoindre nos rangs et pousser les mêmes jérémiades que nous. Pour le moment, on vous le bichonne, on vous le chouchoute tel une paire de nouvelles godasses. Mais attendez seulement qu'elles aient fait des kilomètres et que crottées, elles aient perdu tout forme : elles valseront misérablement sous le lit et deviendront le nid à cafards que nous sommes déjà. » Sans se lasser, ils vont continuer à te planter toutes ces banderilles, et certains se prépareront peut-être d'ores et déjà à donner dans la calomnie. [18] Ce banquet est le tien et tu en alimentes pratiquement toutes les conversations. Pour autant, peu habitué à ces beuveries, tu as picolé plus qu'il n'eût fallu de cette aigre piquette qui, te pesant sur l'estomac depuis un bon bout de temps, fait que tu te sens barbouillé, alors qu'il n'est ni très séant d'être le premier à te lever de table, ni très prudent de ne pas en bouger. Et comme il se fait que le pince-fesses traîne en longueur, que les speechs s'enchaînent à la queue leu leu et qu'on n'arrête pas de te faire défiler des attractions devant les yeux — le maître de maison étant fort désireux, tu t'en doutes, de te déployer toute l'étendue de sa richesse —, tu n'es pas qu'un peu au supplice, incapable de regarder la scène ou d'écouter la prestation de ce jeune artiste tellement en vogue qui chante ou joue de la cithare, mais tu n'en es pas moins obligé de t'extasier, tout en implorant le ciel qu'un tremblement de terre vienne détruire tout ce bazar ou qu'on crie au feu et que le banquet s'interrompe enfin. [19] Voilà donc comment se déroulera le premier — et le plus agréable — de tes banquets, moins doux cependant, à mes yeux, que le thym et le sel blanc qu'il m'est loisible de consommer quand je veux et ad libitum. Sans m'appesantir sur les aigreurs d'estomac et vomissements nocturnes qui s'ensuivent de ces beuveries, j'en viens à l'aube du lendemain, où vous devrez vous accorder sur ton salaire : quel en sera le montant et à quels termes sera-t-il versé ? Flanqué de deux ou trois amis, il te convoque, te fait asseoir et commence à disserter : « Pour ce qui est de notre style de vie, tu as déjà pu t'en faire une idée et voir que chez nous, il n'y a pas l'ombre d'un falbala. Ici, tout se passe sans trémolos, prosaïquement, dans une suprême modestie. Tu dois donc considérer que désormais, tout ce qui est à moi t'appartient aussi. En effet, ne serait-il pas ridicule qu'après t'avoir confié mon bien le plus précieux, mon âme et, par Zeus, celle de mes rejetons (à supposer qu'il ait des enfants en âge d'être instruits), je répugnasse à ce que tu pusses également disposer de mes autres possessions ? Mais il faut bien que nous accordions sur un chiffre, encore que tu possèdes, comme je vois, un tempérament austère et frugal et que ce ne soit pas l'appât du salaire, je peux me l'imaginer, qui t'ait incité à intégrer ma maisonnée, mais bien ces avantages tout autres que sont la bienveillance dont nous t'entourons et l'estime que tout un chacun te témoignera ici. Quoi qu'il en soit, fixons quand même tes émoluments. Dis-nous tes desiderata sur ce point, non sans intégrer dans ton calcul les gratifications que tu peux escompter recevoir de notre part à l'occasion des grandes fêtes du calendrier, car nous ne dérogerons pas à l'octroi de ces primes, même si pour l'instant, nous ne les comptabilisons pas avec ton salaire. Ces occasions d'empocher des bonus sont légion tout au long de l'année, je ne te l'apprends pas. Tu vas évidemment en tenir compte et nous proposer des conditions assez raisonnables. D'ailleurs, vous vous devez, vous les gens de culture, de démontrer que vous êtes au-dessus de l'argent. » [20] Par ces paroles qui fouettent tes attentes, il t'a mis à sa botte et toi qui, de longue date, rêves talents, millions et achats de domaines tout entiers et d'immeubles de rapport, tu commences bien à subodorer sa ladrerie mais tu frétilles néanmoins à sa promesse et tu penses que ce « tout ce qui est à moi t'appartient aussi » vaut engagement ferme et sincère, ignorant que ce genre de promesses jamais « n'humecte que la bouche, et le gosier ne mouille». Au bout du compte, tu lui laisseras, par bienséance, le soin de prendre une décision mais lui te rétorque qu'il se refusera à se prononcer personnellement et demande à l'un de ses amis présents d'intervenir dans l'affaire, en indiquant un montant qui tout en n'apparaissant pas trop léger à son futur bénéficiaire, ne grèvera pas trop lourdement les comptes de quelqu'un qui, comme lui, doit également faire face à des dépenses nettement plus impératives. Ledit copain, vert vieillard qui, depuis qu'il est gamin, n'a jamais su que flatter, s'adresse alors à toi : « Tu ne peux assurément pas prétendre, mon cher, que tu n'es pas l'homme le plus comblé de tous les habitants de cette ville, car tu as décroché d'emblée un privilège que la Fortune n'accorde que bien parcimonieusement à la multitude des gens qui le convoitent, je veux dire avoir l'honneur de converser avec le maître de la première maison de l'Empire, de partager ses repas et d'avoir tes entrées auprès de lui. Pour peu que tu démontres un minimum de jugeote, tu comprendras qu'il s'agit là d'une faveur supérieure à tous les lingots d'un Crésus ou à tous les trésors d'un Midas. Quand je pense à toutes les personnes de distinction qui aspireraient, rien que pour la gloire et dussent-elles y aller de leurs deniers, à avoir le nom de fréquenter ton maître, d'être vu en sa compagnie et d'appartenir à son cercle d'intimes et d'amis, je ne sais comment te féliciter pour cette veine que tu as de percevoir un salaire en sus de ce bonheur. À moins que tu ne sois un flambeur, j'estime donc que tu dois te satisfaire de telle somme » — il lâche alors un chiffre dérisoire, surtout au regard de tes espérances. [21] Tu devras néanmoins t'en contenter, car maintenant que tu es pris dans les mailles du filet, tu n'as même plus la possibilité de fuir. Tu as donc serré les dents et accepté le mors, et tu commences par faire preuve de docilité, parce qu'il a soin de ne pas trop te serrer la bride et de ne pas t'éperonner les flancs avec une brutalité excessive, afin qu'imperceptiblement, tu en arrives à lui manger dans la main. De ce moment, les gens de l'extérieur seront jaloux de voir que tu es installé derrière les grilles du château, accèdes au manitou sans obstacle et fais partie de sa garde rapprochée. Toi, en revanche, tu ne parviens pas encore à saisir pour quelle raison ils te trouvent si verni. Qu'importe, tu n'en restes pas moins gai et tu t'imagines toujours que ton avenir se peindra de couleurs de plus en plus radieuses. Mais ta fortune évoluera au rebours de tes espérances et prendra au fil des jours une tournure à la Mandrobule, en forme de peau de chagrin et de régression ininterrompue. [22] Petit à petit, pas à pas, comme qui commencerait à y voir à travers la pénombre, tu te mets à saisir que ces perspectives d'or n'étaient que des bulles dorées, qui te coûtent en revanche des efforts pénibles et bien réels, inéluctables et permanents. « Qu'est-ce à dire ? », me demanderas-tu sûrement. « Je ne vois rien de bien pesant dans ces fonctions, pas plus que je ne saisis quelles sont ces occupations épuisantes et insupportables. » Eh bien, écoute-moi, mon bon, et ne te contente pas de juger si ce poste peut être éreintant mais garde-toi aussi, en écoutant d'une oreille distraite, d'omettre de voir tout ce que pareille soumission peut avoir de honteux, d'humiliant et, pour tout dire, de servile. [23] En premier lieu, souviens-toi que désormais, tu ne dois plus t'estimer libre ou bien né. Lignage, liberté ou aïeux, sache qu'il te faudra jeter aux orties toute référence de cette veine une fois que tu te seras vendu toi-même pour te vouer à ce culte : Dame Liberté refusera de te suivre dans des occupations si viles et roturières.C'est que tu seras nécessairement un esclave, quelle que soit la répugnance que ce nom t'inspire, et l'esclave d'une flopée de maîtres et non d'un seul ; le front courbé, tu serviras de l'aube au crépuscule « pour un méchant salaire ». Et comme tu n'as pas été élevé dès le berceau dans la servitude, mais que tu l'as connue sur le tard et en as fait l'apprentissage à un âge assez avancé, tu n'auras guère la cote auprès de ton maître, ni n'en seras très estimé. Tu seras gâté par le souvenir de ta liberté d'autrefois, qui viendra te hanter et fera que quelquefois, tu te rebifferas, si bien que tu feras piètre figure en matière de servilité. Mais peut-être t'estimes-tu déjà libre du simple fait de n'être pas le fils d'un Pyrrhias ou d'un Zopyrion ou de n'avoir pas été mis aux enchères, tel un vulgaire Bithynien, par quelque commissaire-priseur à la voix de stentor. Mais de quoi s'agira-t-il, sinon d'une vente, quand au début du mois, mon très cher, il te faudra te mêler aux Pyrrhias et aux Zopyrion pour tendre la main comme tous les autres serviteurs, et te contenter de la somme qu'on te donnera, quelle qu'elle soit ? L'homme qui s'est mis lui-même à l'encan et a si assidûment courtisé son maître n'a en effet nul besoin d'un héraut. [24] Espèce de souillure, oserais-je dire, d'autant que je m'adresse à quelqu'un qui se pique de philosophie, si un naufrageur ou un pirate s'était emparé de ta personne en mer et t'avait mis en vente, tu te plaindrais d'un procédé aussi indigne, et si quelqu'un te mettait la main dessus pour te réclamer comme esclave, tu invoquerais les lois à grands cris, tu ferais un esclandre, te cabrerais et pousserais de retentissants « Ô terre, ô dieux », alors même que, parvenu à l'âge où esclave de naissance, tu pourrais envisager l'affranchissement, tu te brades toi-même, ainsi que toute ta vertu et ta sagesse, pour une pincée d'oboles et te fiches bien de ces célèbres tirades composées par l'excellent Platon, Chrysippe ou Aristote pour exalter la liberté et flétrir l'asservissement. Et puis, n'as-tu pas honte d'entrer en compétition avec des flatteurs, des flâneurs et des bouffons, de jouer les intrus avec ce manteau de philosophe, que tu es le seul à porter dans cette foule de Romains, de massacrer la langue latine, mais encore de passer ta vie dans le tohu-bohu et la cohue des banquets fréquentés par un ramassis de gens méprisables pour la plupart, sans compter que tu t'y répands en flagorneries et que tu y bois plus qu'il ne faudrait. Et ensuite dès potron-minet, voici qu'une cloche te réveille et t'arrache aux délices du sommeil, t'envoyant gravir et dévaler toute la ville au pas de charge avec le reste de la meute, sans même que tu aies eu le temps d'enlever de tes mollets la boue qui les a crottés la veille. Régnait-il une telle pénurie de lupin ou de légumes des chemins, les fontaines d'eau fraîche s'étaient-elles taries à un point tel que de désarroi, tu en aies été réduit à ces extrémités ? Mais tu n'aspirais manifestement pas à vivre de lupin et d'eau : c'est parce que tu désirais t'empiffrer de gâteaux, de rôtis et de vin fleuri qu'à l'instar d'un bar, tu t'es laissé harponner, et c'est bien fait, par cette partie de ton corps qui béait après pareils régals, je veux parler de ton gosier. La rétribution de cette gloutonnerie te tombe en effet immédiatement dessus et le cou enserré dans un collier, tel un singe, tu es la risée de tous, même si tu t'imagines pour ta part mener la grande vie parce que tu peux te gaver de figues séchées par quintaux. Sache que Liberté, Noblesse et toute la théorie de leurs compères et contribules se sont évanouis et qu'il n'est jusqu'à leur souvenir qui ne se soit envolé. [25] Encore pourrais-tu t'estimer heureux si à ce poste, tu ne subissais que la honte de faire figure d'esclave, toi qui es un homme libre mais que tes tâches n'eussent rien à voir avec les corvées auxquelles sont astreints les purs domestiques ! Mais, si tu y réfléchis bien, tes obligations sont-elles plus légères que les instructions qu'on donne à un Dromon ou à un Tibius ? Car cette soif de savoir dont il se gargarisait pour justifier ton embauche est bien le cadet de ses soucis. « Quelle accointance peut-il y avoir entre une lyre et un âne ? », comme dit le proverbe. C'est qu'il est évident, comment ne pas le voir, que le désir d'acquérir la sagesse d'Homère, l'énergie de Démosthène ou l'élévation de Platon consume de tels gaillards dont l'âme, une fois dépouillée de l'or, de l'argent et des calculs afférents, ne révèle plus que vanité, mollesse, veulerie, débauche, orgueil et inculture ? S'il recourt à tes services, ce n'est nullement pour se cultiver de la sorte : c'est parce que tu arbores une barbe fournie, que tu affiches un air vénérable et que tu t'es très élégamment jeté un manteau grec sur les épaules, c'est parce que tu es un grammairien, un rhéteur ou un philosophe de renom, qu'il lui a plu d'adjoindre à son ban et à son arrière-ban un gaillard de ton acabit. Cet acte te fera passer pour un amateur d'helléniques savoirs et haut ami de la belle culture, si bien que tu risques fort, mon brave, d'avoir été engagé pour ta barbe et ton paletot plutôt que pour tes admirables discours. Il faudra donc qu'on te voie perpétuellement en sa compagnie et jamais tu ne pourras le lâcher d'une semelle : au contraire, tu devras te lever aux aurores pour être aperçu parmi sa suite, sans jamais avoir la possibilité de quitter la pose. De temps à autre, il te collera la main sur l'épaule, en te débobinant toutes les calembredaines qui lui passeront par la tête, pour démontrer aux passants croisés en chemin que même quand il se déplace, il ne néglige pas les Muses mais sait utiliser à bon escient le temps libre que lui ménagent ses déambulations. [26] Quant à toi, mon pauvre vieux, de sans cesse galoper à ses côtés et enchaîner à la force du jarret montées et descentes — car tel est le relief de la ville, je ne te l'apprends pas —, te voilà en nage et tout haletant et, alors que ton maître, venu rendre visite à un ami, devise avec lui sous son toit, tu ne trouves même pas d'endroit où t'asseoir et en es réduit à lire debout le livre dont tu as pris soin de te munir. Et lorsque la nuit te surprend sans que tu n'aies rien mangé ni bu, tu prends un mauvais bain, avant de te rendre à une heure aussi incongrue que les alentours de minuit à un souper où tu ne susciteras cependant plus le même respect, la même admiration qu'auparavant mais seras accueilli par un : « Arrière, toi ! » pour peu qu'il s'y présente un minois plus frais que le tien. Refoulé dans le coin le moins prisé, tu t'y allonges — et ne fais qu'apercevoir les mets servis, rongeant, tel un chien, les os qui seront d'aventure parvenus jusqu'à toi et te faisant un festin, vu la fringale que tu te paies, des coriaces feuilles de mauve dont les plats sont décorés, pour autant que les convives des rangs précédents les aient dédaignées. Ton humiliation ne s'arrêtera toutefois pas là : il n'y a que toi qui sera privé d'oeuf, vu qu'il n'est pas nécessaire de toujours te traiter sur le même pied que les hôtes et les nouvelles têtes, ce serait faire preuve d'impéritie ; de même, on ne te sert pas la même volaille qu'à tes compagnons de table, car celle de ton voisin est plantureuse et grassouillette, alors que toi-même n'as droit, marque brutale de dédain et d'infamie, qu'à un demi-poussin ou à un pigeon tout sec. Et si quelque mets vient à manquer, avec l'arrivée impromptue d'un nouveau convive, le maître d'hôtel retirera bien souvent les plats posés près de toi pour les servir à cet invité supplémentaire, en te glissant à l'oreille que : « Après tout, toi, tu fais partie de la maison. » Lorsqu'on découpe devant toi un ventre de porc ou une pièce de cervidé, tu dois absolument être dans les petits papiers du maître d'hôtel... ou te contenter de la part de Prométhée, à savoir des os sous une couche de gras. Que le plateau stationne devant le convive précédent jusqu'à ce qu'il n'en puisse plus de se gaver, alors qu'il ne fera que passer à toute allure sous ta barbe, quel homme libre pourrait donc le supporter, fût-il encore plus chichement pourvu de bile que ne le sont les biches ? Et il me reste encore à signaler que si tous les autres se délectent du cru le plus velouté et le plus vénérable, tu seras bien le seul à ingurgiter un pinard lourd et infect, que tu prends d'ailleurs soin de toujours boire dans un gobelet d'argent ou d'or, pour que nul ne se rende compte, en en voyant la robe, du peu de cas que l'on fait de toi comme compagnon de beuverie. Si au moins, tu pouvais le descendre à volonté : mais non, tu as beau en redemander, l'échanson « est sourd, apparemment ». [27] Les contrariétés qu'il te faut subir foisonnent donc et prolifèrent, et tout, quasiment, semblera se liguer contre toi, surtout lorsque ton étoile pâlira devant celle de je ne sais quel cinède, professeur de danse ou autre nain alexandrin récitant de vers ioniques, car le moyen de tenir la dragée haute à ces gens qui vous troussent pareilles madrigaux érotiques et vous transportent vos billets doux, dissimulés dans les plis de leur vêtement ? Relégué dans un recoin de la salle de banquet et t'y faisant tout petit, tant tu as honte, tu as donc tout lieu de geindre, de t'apitoyer sur ta personne et d'incriminer Dame Fortune, qui ne t'a pas imparti le moindre talent et tu serais bien aise, me semble-t-il, de pouvoir toi aussi composer des chansonnettes légères ou, au moins, interpréter décemment celles d'autrui, puisque tu vois bien à qui vont la faveur et les préférences de tes amphitryons. Au demeurant, tu souffrirais même de tenir le rôle de ces mages ou de ces devins qui distribuent les promesses d'héritages somptueux, de magistratures et de pactoles, quand tu vois qu'eux aussi prospèrent dans leurs amitiés et sont tenus en haute estime. Tu te verrais donc bien endosser une de ces défroques, pour ne plus être exclu, surnuméraire, mais dans ces compositions, mon pauvre hère, tu n'es pas plus crédible. Il ne te reste donc plus qu'à te recroqueviller et à supporter en silence, en étouffant tes plaintes, le dédain dans lequel on te cantonne. [28] De plus, tu te fourreras dans un pétrin pas triste pour peu qu'un esclave cafteur t'accuse d'avoir été le seul à ne pas t'être extasié lorsque le petit page de la maîtresse de maison a esquissé un pas de danse ou interprété un morceau de cithare. Tout assoiffé que tu sois, tu devras donc t'égosiller en croassements dignes d'un crapaud échoué en terrain aride, en veillant à te faire remarquer dans le choeur des laudateurs et à en prendre la tête. Une fois le calme revenu, il te faudra encore bien souvent augmenter la mise par quelque compliment soigneusement étudié, puant la flagornerie à plein nez. N'est-ce pas un spectacle un brin risible qu'un convive tenaillé par la faim et, par Zeus, tout altéré comme toi se laisse frictionner de myrrhe et couronner le crâne, car ainsi tu auras tout l'air de la pierre tombale de quelque antique macchabée dont on célèbre l'anniversaire qu'on honore d'un sacrifice : comme toi, elle sera elle aussi ointe et enguirlandée par les participants, lesquels s'emploieront ensuite à siffler tout seuls le vin et à s'envoyer dans le gosier les victuailles qui ont été prévues. [29] Pour peu que ton maître soit d'un naturel jaloux, qu'il possède de jolis rejetons ou une jeune épouse et que toi-même n'aies pas été totalement négligé par Aphrodite et les Grâces, ta position ne sera pas de tout repos et tu courras un danger non négligeable, car le roi a mille oreilles et mille yeux, qui ne se contentent pas d'épier la vérité mais en rajoutent toujours un peu, pour s'éviter le soupçon de s'être assoupis. T'en voilà donc réduit, comme dans les banquets perses, à garder les yeux vissés sur ta couche, de peur qu'un eunuque ne te voie jeter un regard à l'une des concubines, puisque aussi bien un autre de ces gardiens a déjà bandé son arc et est prêt, pour te punir de lancer des oeillades à qui tu ne peux, à te transpercer la joue d'une flèche au moment où tu boiras. [30] Sorti du banquet, tu t'assoupis brièvement, avant d'être réveillé par les coqs chantant et de t'exclamer : « Malheureux, misérable que je suis, dans quel abîme me suis-je précipité, tête la première, après avoir délaissé ces belles occupations qui étaient les miennes, mes compagnons, mon existence insouciante, mon sommeil, qui n'avait pour borne que mon seul désir, et mes libres promenades ? Et le tout, pour quoi, grands dieux, pour quelle somptueuse rétribution ? N'avais-je donc pas la possibilité de gagner davantage, tout en conservant ma liberté et toute mon autonomie, au lieu qu'à présent, tenu en laisse d'une simple ficelle, tel le lion du proverbe, je me fais trimbaler dans tous les coins alors même, et c'est bien là le plus affligeant dans l'histoire, que je ne parviens pas à briller ni me faire valoir, car je suis novice et gauche en ces matières, surtout en comparaison de ces gens qui en ont fait leur métier, si bien que mon commerce n'a rien de plaisant, que je ne suis aucunement fait pour les banquets et que je n'arrive même pas à faire rire. Au contraire, je me rends compte que ma présence agace souvent mon patron, surtout lorsqu'il a décidé d'être plus badin qu'à l'accoutumée : dans ces moments-là, je lui fait l'effet d'un pisse-froid. D'une manière générale, je n'arrive pas à composer avec lui : si je ne me départis pas de mon sérieux, il me trouve rébarbatif et quasi infréquentable ; si je souris et que je m'efforce de lui afficher la trogne la plus réjouie, il ne tarde pas à me mépriser et à me cracher dessus et je vous ai tout l'air d'un acteur qui porterait un masque de tragédie tout en débitant des répliques de comédie. Bref, comment pourrais-je mener ma propre existence, moi l'insensé qui consume désormais toute sa vie au profit d'un autre ? » [31] Tu es encore occupé à ces réflexions que tinte la cloche et qu'il te faut reprendre le train-train quotidien, errer une fois encore en tous sens et faire à nouveau le pied de grue, non sans avoir pris soin de te frictionner l'aine et les mollets afin de résister à un tel parcours du combattant. Pour couronner le tout, tu devras t'infliger le même banquet que la veille, qui lui aussi traînera en longueur. Petit à petit, ce régime si différent de ton style de vie antérieur, le manque de sommeil et les suées te mineront la santé et sur toi fondront la fatigue et la consomption, les péripneumonies, les douleurs intestinales, ou encore cette charmante invention qu'est la goutte. Tu vas néanmoins te forcer et bien souvent, on ne t'autorisera même pas à rester alité comme tu le devrais, car on a l'impression que tu carottes et veux te soustraire à tes obligations, tant et si bien que tu pâlis de jour en jour et qu'on te dirait à l'article de la mort. [32] Encore tous ces désagréments ont-ils la ville pour théâtre : je te ferai grâce de tous ceux que tu devras subir dès lors que tu devras te rendre en villégiature. Parti bon dernier alors qu'il pleut à verse — car pour l'attelage non plus, tu n'auras pas tiré le gros lot —, tu dois poireauter, pour te retrouver finalement, tous les autres hébergements étant occupés, fourré avec le cuisinier ou le coiffeur de madame sans qu'on fait preuve de générosité ne serait-ce que pour te pourvoir de feuilles pour ta litière. [33] Je ne puis résister au plaisir de te rapporter une histoire que je tiens de Thesmopolis, le Stoïcien que nous connaissons bien, protagoniste de cette mésaventure des plus cocasses et qu'il n'est nullement invraisemblable, par Zeus, qu'un autre puisse expérimenter à son tour. Or donc, notre philosophe était attaché à la maison d'une Romaine du gotha, fortunée et amie de ses aises. Un jour qu'il avait dû partir pour la campagne, il lui fallut tout d'abord, me conta-t-il, affronter le ridicule qu'on lui eût attribué comme compagnon de route, à lui, le philosophe, un de ces mignons dont les jambes sont épilées à la poix et le menton intégralement rasé. Sa maîtresse en faisait bien évidemment grand cas. Il se rappelait d'ailleurs le nom de l'efféminé : Chélidonion. C'était déjà un surprenant tableau que de voir un vieillard à la mine sévère et à la barbe blanche — tu sais comme Thesmopolis l'avait drue et imposante — installé à côté d'un garçon tartiné de fard qui, clignant ses paupières maquillées et le cou dodelinant, évoquait non pas une hirondelle, par Zeus, mais quelque vautour déplumé. Ce n'est que sur ses abondantes représentations que le gaillard ôta sa résille pour venir s'asseoir près de lui et du reste, il lui fit subir mille autres agaceries tout au long de ce voyage, vu qu'il chantonnait, gazouillait et, si notre sage ne l'eût retenu, se fût peut-être même mis à danser sur le char. [34] Notre ami de la sagesse allait d'ailleurs bientôt recevoir à son tour une injonction bien en rapport avec la scène, puisque sa maîtresse l'appela et lui dit : « Thesmopolis, je vous prie : je ne vous serais pas peu reconnaissante si vous m'accordiez la faveur que je sollicite sans émettre des récriminations ou hésitations qui me forçassent à vous réitérer ma demande. » Comme on l'imagine, il lui promit de faire tout ce qu'elle voudrait. « Comme j'ai pu constater que vous êtes un homme prévenant, soigneux et affectueux, je vous demanderai de prendre ma chienne, vous savez, ma Myrrhina, pour la garder sur votre char et veiller à ce qu'elle ne manque de rien, car la pauvre est pleine et va bientôt mettre bas. Mes satanés serviteurs sont si récalcitrants et sur les routes, ils ne font grand cas ni de ma personne ni, a fortiori, de ma chérie ! Et ne t'imagine pas que tu ne me rendes qu'un menu service en me gardant ce toutou qui m'est si cher et fait tout mon plaisir ! » Thesmopolis se rendit à ses flots de supplications, qui allèrent pratiquement jusqu'aux larmes. D'où ce tableau du plus haut comique : le chienchien pointant sa caboche du manteau du sage, juste sous sa barbe, lui pissant dessus à maintes reprises ? même si lui-même ne s'est pas vanté de ce détail ?, jappant de cette voix fluette caractéristique des bichons maltais et léchouillant la joue de notre philosophe, avec d'autant plus d'application que, sait-on jamais, elle eût pu receler quelque vestige de sauce de la veille, tant et si bien qu'un jour de banquet, brocardant les convives en des termes qui ne manquaient pas de piquant, la femmelette qui fut son compagnon de voyage lâcha cette vanne à son propos lorsqu'il en vint à lui : « Concernant Thesmopolis, je n'ai qu'une chose à dire : il était Stoïcien, à présent il a viré Cynique ! » Il m'est d'ailleurs revenu que la petite chienne avait été jusqu'à faire ses jeunes dans le manteau du sage. [35] Voilà donc la manière dont les riches moquent, ou plutôt humilient, les gens à leur service, en les accoutumant peu à peu à souffrir leur morgue. C'est ainsi qu'au cours d'un banquet, un rhéteur de ma connaissance, des plus incisifs, déclama sur injonction un discours qui, ma foi, n'avait rien de fruste et se signalait tout à la fois par une clarté et un raffinement poussés : et bien, imaginez-vous que si les convives tout à leur boisson l'applaudirent, c'est en le chronométrant en amphores de vin en lieu et place du volume d'eau assigné à la clepsydre ! Il se dit que pour pareil affront, il reçut deux cents drachmes. Encore se pourrait-il que ces désagréments fussent supportables. Mais dès lors que le riche se pique lui-même de rimailler ou d'écrire, il te faudra, quand il déclamera ses oeuvres au cours du banquet, te sortir les tripes comme jamais pour le louer et le flatter, en te fendant d'éloges toujours plus inouïs. Il en est d'autres qui veulent être admirés pour leur beauté et devront s'entendre dire qu'ils sont des Adonis ou des Hyacinthes, quand bien même ils se paieraient un tarin long d'une coudée. Abstiens-toi de chanter leurs louanges, et tu atterriras illico dans les carrières de Denys, car tu ne seras qu'un envieux et un subversif. De même, ils seront inévitablement des monuments de sagesse et d'éloquence et les solécismes qu'ils pourront commettre devront passer pour la marque même d'un langage fleurant bon l'Attique et l'Hymette et constituer désormais la seule norme du bien parler. [36] On peut, somme toute, trouver supportables ces agissements masculins ? mais ceux des femmes... ! C'est qu'entre autres lubies, elles tiennent elles aussi à avoir à leur solde des lettrés qui les entourent et escortent leur litière, considérant qu'il fait partie de leurs attraits d'avoir la réputation d'être cultivées, de philosopher et de composer des chants quasi dignes de Sappho. Elles vont donc se mettre elles aussi à balader autour d'elles toute une cour stipendiée de maîtres d'éloquence, de grammaire et de philosophie, dont elles suivront les leçons. Et à quelle heure vont-elles donc les suivre ces leçons (je vous le demande car voilà encore une autre cocasserie) ? Eh bien, ce sera lorsqu'on leur fait leur toilette et qu'on leur tresse des nattes, ou encore pendant leur dîner : elles n'ont en effet nul autre instant de liberté. Encore arrivera-t-il bien souvent qu'au beau milieu des péroraisons du philosophe, la petite camérière s'approchera de sa maîtresse pour lui remettre un mot de son amant et que tous ces beaux discours sur la tempérance resteront en rade jusqu'à ce qu'elle ait rédigé une réponse pour son chéri et revienne, toute affairée, écouter la leçon. [37] Lorsque, de loin en loin, on te fait porter une méchante cape, voire quelque petite tunique élimée à l'approche des fêtes de Cronos ou des Panathénées, tu devras te répandre en salamalecs encore plus nourris et solennels qu'à l'ordinaire. Alors que ton patron n'en est encore qu'à envisager pareille gratification, un gaillard qui en aura eu vent va débouler chez toi en éclaireur pour te mettre au parfum et il ne débarrassera pas le plancher qu'il n'ait touché, pour prix de cette ambassade, un pourboire généreux. Au point du jour, ils seront treize à la douzaine pour t'apporter ton cadeau et l'un te racontera qu'il a abondamment plaidé ta cause, l'autre qu'il a rafraîchi la mémoire du boss, un autre que l'affaire lui a été confiée et qu'il t'a choisi le nec plus ultra. Quand ils tourneront les talons, ils auront tous touché leur petit présent ; ce qui ne les empêchera pas de ronchonner de n'avoir pas été arrosés plus copieusement par tes soins. [38] Il faut dire que ton propre salaire t'est débité par tranches de deux ou quatre oboles et que tu te fais passer pour un casse-pied doublé d'une plaie lorsque tu le réclames. Pour qu'on te le liquide, tu dois donc flatter et supplier ton maître mais aussi frotter la manche de l'intendant, qui demande à être circonvenu à sa manière, le tout sans négliger le conseiller et confident. Le plus beau est que l'argent touché, tu le dois déjà au marchand de nippes, au médecin ou à quelque cordonnier. Il s'agit donc d'une gratification qui n'a rien de gratifiant et ne t'est d'aucun secours. [39] Copieuse en revanche est l'envie que tu excites et il est bien probable que l'une ou l'autre calomnie va peu à peu se frayer un chemin dans l'esprit de ton patron, désormais enclin à prêter une oreille complaisante aux commérages colportés sur ton compte, car il réalise à présent que tant de corvées enchaînées t'ont mis sur les genoux, que tu ne le courtises plus qu'avec une assiduité lasse et flageolante et que la goutte te gagne. Bref, après avoir cueilli la fine fleur de tes talents, écrémé tes années les plus fécondes et épuisé la vigueur de ton organisme, après t'avoir mis en charpie, il estimera que le moment est venu de regarder autour de lui pour trouver et le tas d'ordures où aller te balancer et la manière de s'y prendre pour s'attacher les services du courageux qui aura les épaules assez larges pour te remplacer. Et bien entendu, il apparaîtra qu'un jour, tu fis des avances à l'un de ses pages, à moins que ce ne soit sous l'accusation de courir, vieux dégoûtant, après la frêle soubrette de sa femme ou pour quelque autre grief de la même eau qu'au beau milieu de la nuit, on te prendra par la peau du cou pour te flanquer à la porte, le visage emmitouflé et que tu t'en iras, dans un total dénuement et sans la moindre ressource, n'emmenant avec ta décrépitude que cette très chère goutte, après avoir complètement désappris, au bout de tout ce temps, ton savoir d'autrefois et gagné dans l'aventure une panse plus grosse qu'un sac, insatiable et inexorable calamité, car ton gosier réclamera les mets auxquels il s'était habitué et rechignera à devoir apprendre à en faire son deuil. [40] De plus, il ne se trouvera personne d'autre pour te recueillir, vu que tu as passé l'âge mûr et ressembles à ces vieux canassons dont même le cuir n'est plus guère utilisable. Du reste, les rumeurs que ton licenciement a suscitées ne feront que croître et embellir au fil des conjectures et achèveront de te métamorphoser en débauché, empoisonneur, ou je ne sais quoi dans le même style. Ton accusateur aurait beau rester muet, c'est lui que l'on estimera digne de créance, tandis que toi, tu es un Grec, d'un tempérament fort leste et prompt à commettre toute sorte de larcins — telle est l'image qu'ils se font de nous tous, à très juste titre, au demeurant, car je crois avoir décelé l'origine de cette opinion qu'ils se sont forgée à notre égard : une bonne partie des gens entrés à leur service, n'ayant nul autre savoir utile à leur proposer, les ont appâtés à coups de promesses d'oracles et de philtres, de charmes et maléfices censés les uns seconder leurs amours, les autres terrasser leurs adversaires et, tout en affirmant être versés en ces matières, ont revêtu la cape du philosophe et promené des barbes nullement négligeables. Il est donc naturel que les maîtres nous mettent ainsi tous dans le même sac, quand ils voient cette prétendue élite adopter pareil comportement et, surtout, qu'ils observent sa servilité dans les banquets et les autres circonstances de la vie en société, ainsi que la veulerie dont elle fait montre dans la course aux gains. [41] Une fois qu'ils se sont défaits de tels suivants, ils se mettent tout naturellement à les haïr et cherchent obstinément le moyen de pouvoir les exterminer radicalement. Ils s'attendent en effet à ce que leurs anciens salariés aillent dévoiler les multiples facettes inavouables de leur personnalité, car ne la connaissent-ils pas sur le bout des doigts, n'ont-ils pas eu tout loisir de les étudier au naturel ? Rien que d'y penser, ils se sentent défaillir. Ils ressemblent en effet tous à ces bouquins de grand luxe qui, sous leurs fermoirs en or et leurs couvertures pourprées, vous décrivent un Thyeste se repaissant de ses enfants, un Oedipe couchant avec sa mère ou encore un Térée mari de deux soeurs à la fois : tout coruscants et superbes qu'ils puissent avoir l'air, nos riches sont de la même veine, dissimulant sous leur étalage de pourpre tout un grouillement de tragédies, et il suffit de les débobiner pour découvrir des drames peu banals, dignes d'un Euripide ou d'un Sophocle, malgré les fastes purpurins de leur mise et leur bulle dorée. Bien conscients de tous les cadavres qui peuplent leurs placards, ils poursuivent de leur vindicte et de leurs machinations quiconque leur aura fait faux bond après les avoir dûment observés et s'apprête à éventer les secrets de leur caste et à les chanter sur tous les toits. [42] Dans la veine d'un Cébès, je voudrais toutefois te brosser à mon tour une manière de tableau dépeignant ce type d'existence, de façon qu'après l'avoir scruté, tu saches si tu dois t'y vouer. Pour le peindre, j'eus volontiers sollicité le coup de pinceau d'un Apelle, d'un Parrhasios, d'un Aétion ou de quelque Euphranor, mais puisqu'il n'existe plus de maîtres de cette trempe et doté d'une telle sûreté dans l'exécution je me contenterai de t'en tracer une esquisse sommaire, dans la mesure de mes moyens. Dessinons donc un majestueux portique doré, que nous n'implanterons pas en terrain plane mais bien perché sur une éminence du relief, à laquelle mène une montée longue, escarpée et glissante, où bien des grimpeurs ont perdu pied et se sont brisé le cou alors qu'ils caressaient déjà l'espoir de parvenir au sommet. Installons à l'intérieur un Ploutos qui ait l'air d'être d'or massif, superbement tourné et affriolant. Arrivé à proximité de la porte après une rude escalade, que notre prétendant contemple l'or, tout ébaubi. Une Espérance, d'aussi fraîche frimousse et revêtue de couleurs chatoyantes, l'introduira, qui n'en revient pas de pareille admission. Pour la suite, ladite Espérance continuera à le guider mais d'autres femmes, Tromperie et Servitude, le livreront pour leur part à Labeur, qui, après l'avoir abondamment éreinté, abandonneront aux mains de Dame Vieillesse le malheureux désormais chétif et bien pâlot. Et pour terminer, Humiliation vous l'empoignera et vous le traînera chez Désespérance. Sur ce, Espérance s'envolera loin de sa vue alors et on le jettera dehors, non plus par ces portes dorées qu'il avait empruntées à son arrivée, mais par quelque issue dérobée, bien à l'écart, vieillard nu, ventripotent, blafard, qui, d'une main, se cachera les parties et s'étranglera de l'autre. Il rencontrera à sa sortie Repentir, lequel versera des larmes bien inutiles, dont il ne sera que plus accablé. [43] Tel serait le dernier coup de pinceau au tableau. Scrutes-en toi-même tous les détails avec le plus grand soin, mon excellent Timoclès, et demande-toi s'il est judicieux pour toi d'intégrer la scène par le fameux portillon pour en ressortir si piteusement via l'issue opposée. Quel que soit le parti que tu adoptes, souviens-toi cependant de la parole du sage : « De tes choix tu es responsable, la divinité n'y est pour rien. »