[10,0] SATIRE X : Les voeux. 1-27. Sur toute la surface des terres qui s'étendent de Gadès à ce berceau de l'aurore qu'est le Gange, peu d'hommes sont capables de discerner les vrais biens de ceux qui leur sont funestes, derrière les nuées de l'illusion. Quand sera-ce d'après la raison que nous craindrons ou désirerons ? Quel projet formé sous d'heureux auspices ne risque pas de nous mener au repentir, si nous l'accomplissons ? Des familles ont été ruinées parce que des souhaits avaient trouvé les dieux trop faciles. Ce sont de funestes voeux que nous formons à la ville et dans les camps. Un torrent de paroles éloquentes est pour beaucoup un germe de mort. Un tel a péri trop confiant en sa force, en la merveille de ses muscles ; mais la plupart sont victimes de l'argent ; quand ils l'entassent avec passion, quand ils dépassent les autres patrimoines comme la baleine bretonne l'emporte sur le dauphin. Rappelez-vous les temps cruels où Néron fit cerner la maison de Longinus, les grands jardins du riche Sénèque, et le palais somptueux des Laterani ; rarement le prétorien monte jusqu'aux mansardes. Si l'on sort la nuit avec le moindre vase d'argent uni, on craint le glaive et l'épieu ; l'ombre d'un roseau qui bouge au clair de lune fait frissonner, tandis que le voyageur aux poches vides chantera au nez du voleur. Le voeu le plus commun, qui s'entend dans tous les temples, c'est que nos richesses et ressources augmentent, c'est que notre coffre-fort soit le mieux garni du Forum. Pourtant aucun poison ne se boit dans l'argile ; au contraire, tremble, si tu prends en main une coupe décorée de pierreries et si le Sétine pétille dans l'or. 28-54. Ne louerez-vous donc pas les deux sages dont l'un riait chaque fois qu'il mettait le pied hors de chez lui, tandis que l'autre pleurait ? Mais si n'importe qui peut censurer les choses par un éclat de rire, on s'étonnera de l'homme illustre qui versait d'abondants pleurs. Un rire perpétuel secouait le poumon de Démocrite, quoiqu'il n'eût sous les yeux ni prétextes, ni trabées, ni faisceaux, ni litières, ni estrades. Qu'aurait-ce été, s'il avait vu le préteur en haut de son grand char, majestueux dans la poussière du Cirque, revêtu de la tunique de Jupiter, portant l'ample toge brodée de Sarra et la tête écrasée d'une couronne qui eût fait plier les cous les plus forts ? A la vérité, un esclave public, tout en sueur, le soutient et un autre, pour épargner au consul tout sentiment de vanité, est dans le char à ses côtés. N'oublions pas l'aigle qui s'envole du sceptre d'ivoire ; d'un côté, les trompettes ; de l'autre, le long cortège de Quirites en toge blanche marchant à la tête des chevaux et dont la sportule jetée dans leur bourse a fait des amis. Démocrite, en son temps aussi, trouvait à rire en toute rencontre humaine ; ce sage nous prouve que des hommes de génie, capables de donner de grands exemples, [10,50] peuvent naître au pays des moutons et dans un air lourd. Il riait des soucis et aussi des joies du vulgaire, parfois même de ses larmes. La Fortune venait-elle à lui faire des menaces, il l'envoyait se faire pendre ailleurs et du doigt la narguait. 55-114. Ce sont donc des voeux superflus et funestes pour lesquels nous chargeons d'ex-voto les genoux des dieux. Il y a des mortels que leur puissance jalousée précipite à l'abîme ; c'est la longue et brillante liste de leurs honneurs qui les coule, ou déboulonne leurs statues qui cèdent au câble ; les roues de leur char éclatent sous la hache, les jambes de leurs chevaux innocents sont brisées, - déjà, le feu ronfle, déjà les soufflets l'attisent, voilà dans la fournaise cette tête qu'adorait le peuple et il craque, le grand Séjan ! Puis, de cette tête qui fut la seconde de l'univers, on fabriquera des cruches, des chaudrons, une poêle et des pots. Orne ta maison de laurier, conduis au Capitole un grand boeuf passé à la craie pour le sacrifice... Séjan, pris au croc fatal, apparaît à la foule qui éclate de joie. - " Quelle bouche, quel visage il avait ! Jamais, crois-moi, je n'ai aimé pareil homme. Mais sous quelle accusation a-t-il succombé ? Qui a été son délateur ? Quelles preuves a-t-on données ? Qui s'est présenté comme témoin ? " - " Rien de tout cela ; une longue lettre prolixe est arrivée de Caprée. " - " Compris ! Je n'ai plus à questionner. " Mais que font donc tous les enfants de Rémus ? Ils adhèrent au succès, comme toujours, et ils maudissent ceux qui ont perdu la partie. Supposons que Nortia eût favorisé son Toscan et que le vieil Empereur fût tombé sous un coup imprévu : ce même peuple à cette heure-ci proclamerait Séjan Auguste. Depuis qu'il n'y a plus de suffrages à vendre, il se désintéresse de tout ; lui qui jadis disposa du commandement, des faisceaux, des légions enfin de tout, il n'a plus d'ambitions, il n'éprouve plus qu'un double désir passionné : du pain et des jeux. " - Beaucoup d'autres doivent périr, paraît-il. - Certainement, la fournaise est grande. - Mon cher Bruttidius est tout pâle, je viens de le rencontrer près de l'autel de Mars. Ce que je crains, c'est que l'Empereur, tel Ajax vaincu, ne nous punisse de l'avoir mal défendu. Courons vite et profitons de ce que le cadavre est encore sur la rive : piétinons l'ennemi de César. Mais que nos esclaves nous voient, autrement l'un d'eux serait capable de nous démentir et de saisir son maître au collet pour le traîner en justice. " Voilà les propos de la foule sur Séjan, voilà ce qu'elle murmurait. Est-ce que tu veux comme lui une multitude de clients ? Veux-tu autant de richesses que lui ? le pouvoir de donner à l'un de hautes chaises curules, à l'autre le commandement des armées ? passer pour le tuteur du prince qui a sa cour de Chaldéens sur l'étroit rocher de Caprée ? Tu veux en tout cas des javelots, des cohortes, les meilleurs cavaliers, tout un camp de serviteurs ? Pourquoi pas ? N'aurait-on l'intention de tuer personne, on aime en avoir le pouvoir. Mais faut-il mettre si haut l'éclat et la prospérité, faut-il croire que leurs heureux avantages soient en proportion des maux qu'ils produisent ? Voyez cet homme que les bourreaux entraînent ; ne préféreriez-vous pas à sa prétexte [10,100] une magistrature à Fidènes ou à Gabies, un poste d'inspecteur des poids et mesures, la tâche de briser dans Ulubres déserte les mesures de capacité frauduleuses ? Vous devrez donc reconnaître que Séjan s'est trompé sur l'orientation de ses voeux. Il était ambitieux de trop d'honneurs, il était avide de trop de richesses, il élevait d'étage en étage une tour colossale d'où sa chute devait être plus profonde, d'où son effondrement sur le sol devait être plus terrible. Les Crassus, les Pompée et celui qui courba sous son fouet les Quirites domptés, qu'est-ce qui les a perdus ? C'est le rang suprême poursuivi par tous les moyens, ce sont leurs voeux extravagants exaucés par des puissances en colère. Le gendre de Cérès voit descendre chez lui peu de rois sans blessure tragique, peu de tyrans que la mort n'ait pas ensanglantés. 115-132. Il envie déjà l'éloquence et la gloire de Démosthène ou de Cicéron, il passe son congé de cinq jours à les espérer, cet écolier qui ne paie encore qu'en as ses premières leçons et qu'un petit esclave suit avec sa menue botte de livres. C'est de leur éloquence pourtant que sont morts les deux orateurs, perdus par leur parole aux flots abondants. L'un doit à son génie d'avoir eu les mains et la tête tranchées ; jamais le sang d'un petit avocat n'a dégoûté des rostres. " O fille heureuse de mon consulat, ô ma Rome ! " Il aurait pu mépriser les glaives d'Antoine s'il avait toujours dit cela. Ces vers qui prêtent à rire, je les préfère à toi qui lui rapportes tant de gloire, divine Philippique, la seconde des diatribes. Un sort aussi cruel emporta l'orateur fougueux qu'admirait Athènes et qui subjuguait l'amphithéâtre comble. Des dieux hostiles, un destin contraire avaient présidé à sa naissance ; son père, les yeux brûlés au feu de sa forge, lui fit quitter le charbon, les tenailles et l'enclume qui produisent des épées, pour le faire passer de l'antre de Vulcain à l'école d'un rhéteur. 133-167. Des dépouilles rapportées de la guerre, une cuirasse attachée à des trophées, un casque brisé dont pend la jugulaire, un char mutilé, la poupe d'une trirème vaincue, un prisonnier enchaîné sous un arc de triomphe, voilà les souverains biens aux yeux des hommes. C'est à ce but que s'efforcent les conquérants, le Romain comme le Grec et le Barbare ; ce sont ces raisons qui leur font courir des périls et supporter des fatigues : tant la gloire trouve les hommes plus altérés que la vertu ! Qui donc embrasse la vertu pour elle-même, s'il n'y a pas chance de profit ? La patrie cependant manque un jour à cette gloire de quelques privilégiés, à cette ambition d'éloges et d'épitaphes gravées sur la pierre qui garde les cendres et qui devra céder à la poussée d'un stérile figuier, puisque la mort s'impose même aux sépulcres. Pèse la cendre d'Hannibal : combien de livres trouves-tu au plus fameux des généraux ? Le voilà, celui qui se sentit à l'étroit dans l'Afrique battue d'un côté par l'océan maure et touchant de l'autre au tiède climat du Nil, étendue plus loin encore, [10,150] jusqu'aux peuples d'Éthiopie, jusqu'à l'autre terre des éléphants. Il ajoute l'Espagne à son empire, il passe les Pyrénées ; la nature lui oppose les Alpes et leurs sommets neigeux : il ouvre les rochers, il dissout la montagne. Déjà il occupe l'Italie, mais ses regards vont plus loin. " Rien n'est fait, dit-il, si les soldats carthaginois ne brisent pas les portes de Rome et si je ne plante pas mon drapeau au coeur de Subure. " Quelle figure, quel sujet de tableau, ce général borgne monté sur son éléphant de Gétulie ! Mais quelle est la fin de l'aventure ? O gloire ! Il est vaincu ce grand guerrier ; il se précipite dans la fuite et l'exil ; puis le fameux, l'admirable client attend à la porte d'un palais royal l'heure où son patron, un tyran de Bithynie, daignera s'éveiller. Le terme de cette vie qui mit jadis sens dessus dessous les affaires des hommes, ni les épées n'en décideront, ni les rochers, ni les flèches ; mais le bourreau du vainqueur de Cannes, le vengeur de tant de sang répandu, sera un simple anneau. Va insensé, cours à travers les Alpes escarpées, pour finalement amuser des écoliers et devenir un sujet de déclamation. 168-187. Le jeune héros de Pella ne se contente pas d'un seul monde ; le malheureux étouffe dans son étroit univers, comme s'il était prisonnier parmi les rochers de Gyaros ou dans la petite Séripho ; et pourtant, quand il aura fait son entrée dans la ville que fortifièrent les potiers, il se contentera d'un sarcophage. La mort seule force d'avouer combien peu de chose est l'être humain. Le mont Athos traversé par une flotte, c'est admis, comme tout ce que raconte la Grèce menteuse : cette flotte tenant ses vaisseaux si pressés que la mer en était couverte et pouvait offrir une route aux chars : de profonds cours d'eau, des fleuves desséchés par les Mèdes en un seul repas, enfin tout ce que nous chante Sostrate en se battant les flancs. Or, en quel état revint-il de Salamine, ce roi qui faisait donner les verges au Corus et à l'Eurus, auxquels la prison d'Eole avait été moins dure, ce barbare qui faisait enchaîner Neptune, le dieu qui ébranle la terre ; encore lui accordait-il la faveur de ne pas le marquer au fer rouge : mais un tel maître, quel dieu l'eût servi ? Enfin comment fit-il retour ? Eh bien, sur un seul navire, à travers des flots ensanglantés où des tas de cadavres retardaient la course de sa proue. Quels châtiments tient en réserve la gloire tant convoitée ! 188-240. " Donne-moi longue vie ; accorde-moi, Jupiter, de longues années. " C'est le voeu, le seul, qu'en bonne santé tu formes, ou malade. Or quelle suite d'affreux maux accablent une longue vieillesse ! Tout d'abord un visage déformé, laid et méconnaissable ; une vilaine peau au lieu de chair, des joues pendantes, des rides autour de la bouche comme sur la face d'une vieille guenon des épaisses forêts de Thabraca. Les jeunes gens diffèrent entre eux de cent façons ; l'un est plus beau que l'autre, plus encore celui-ci que celui-là ; un autre est plus robuste. Mais tous les vieillards n'ont qu'un aspect : voix chevrotante, membres tremblants, crâne poli, nez humide comme aux nouveau-nés, [10,200] pauvres gencives désarmées pour broyer le pain ; enfin un vieillard est une telle charge pour sa femme et ses enfants, pour lui-même, que Cossus le captateur de testaments en aurait la nausée. Ni vin ni mets ne donnent plus de joies à son palais sans vie. L'amour se perd pour lui dans la nuit des temps. Tu veux faire une tentative ? Non, il est inerte et il a la varicocelle ; on pourrait le caresser toute une nuit, il ne bougerait. Qu'attendre d'un bas-ventre vieilli et malade ? Suspect est le vieillard qui n'ayant plus de forces, poursuit encore le plaisir. Et combien d'autres infirmités ! Quelles sensations lui procurent le plus remarquable cithariste, Seleucus lui-même, et ces chanteurs aux scintillantes robes ? Que lui importe sa place au théâtre, puisqu'il entend à peine cors et trompettes ? Il oblige à hurler l'esclave qui lui annonce les visiteurs ou qui lui dit les heures. Il a le sang glacé dans les veines, la fièvre seule le réchauffe, une coalition de maladies l'encercle : ne me demandez pas leurs noms, car il me faudrait moins de temps pour dénombrer les amants d'Hippia, ou les malheureux qu'a tués le médecin Thémison en un seul automne, ou les pupilles que Basile et Hirrus ont dépouillés, ou les hommes que la svelte Maura ne met qu'un jour à épuiser, ou les élèves qu'Hamillus déprave ; j'aurais même plus vite fait de passer en revue les maisons de campagne, propriétés du barbier qui me rasait quand j'étais jeune. Un vieillard souffre des épaules, l'autre des reins, un troisième des jambes. En voici un qui a perdu les deux yeux et porte envie aux borgnes ; un autre a besoin de la main d'autrui pour porter la nourriture à ses lèvres décolorées ; à table, bouche béante, il fait comme le petit de l'hirondelle, qui voit sa mère à jeun et le bec plein voler à lui. Mais il y a pires misères que celles du corps ; le vieillard perd l'esprit, oublie le nom de ses esclaves, ne reconnaît pas un ami qui soupait avec lui la veille, ni même ses enfants et qu'il a élevés. D'un testament cruel, il les déshérite, donnant tous ses biens à Phialé : tellement l'ont séduit les artifices de cette bouche qui s'exerça pendant des années au fond d'un bordel. 241-272. Conserveraient-ils le sens, les vieillards n'ont-ils pas la douleur d'enterrer leurs enfants, de voir sur le bûcher une épouse, un frère, et de garder dans une urne la cendre de leurs soeurs ? Pour payer la rançon d'une vie trop longue ils voient leur famille ravagée par la mort et leur maison en proie à l'éternelle tristesse des vêtements de deuil. Le roi de Pylos, si l'on en croit le grand Homère, est l'exemple d'une vie qui dépasse celle de la corneille. Tu lui envies cette chance de faire indéfiniment reculer la mort, comptant ses ans sur les doigts de sa main droite, [10,250] et buvant autant de fois le moût nouveau ? Patience ! Ecoute-le. Il se plaint des rigueurs du destin et d'un fil interminable d'années, quand il voit des flammes à la barbe du vaillant Antiloque et qu'il demande à tout son entourage pourquoi il a tant duré, quel crime il a commis pour avoir à subir si longue vie. Pelée se plaint pareillement, quand il pleure Achille emporté par la mort ; et de même encore celui-là à qui le destin avait réservé de pleurer Ulysse perdu sur les mers. Troie sauvée eût permis à Priam de descendre aux enfers comme son aïeul Assaracus, en grand apparat, d'être porté à la tombe sur les épaules d'Hector et de ses frères devant les Troyennes en larmes, tandis que Cassandre eût jeté ses premières plaintes et que Polyxène eût déchiré sa robe. Mort à une autre époque, il n'eût pas eu sous les yeux Pâris se mettant à construire son navire audacieux. Que lui a-t-il donc servi de vivre si vieux ? Il a vu son empire ruiné, l'Asie vaincue par le fer et par le feu. Il n'est plus alors qu'un soldat qui chancelle ; il dépose sa tiare, prend ses armes et va tomber devant l'autel de Jupiter, pareil au boeuf vieilli qui livre au couteau du maître son pauvre cou pendant, dont la charrue ne veut plus. Une telle fin est d'ailleurs d'un homme : mais on entendit aboyer une chienne, et c'était sa femme qui lui survivait. 273-288. Je me hâte d'arriver à nos Romains ; je passe sur le roi de Pont, sur Crésus, à qui le sage Solon conseillait de ne pas se dire heureux avant le terme d'une longue vie. L'exil, la prison, les marais de Minturnes, le pain mendié sur les ruines de Carthage : cadeaux de la vieillesse ! Quel citoyen plus heureux aurait possédé l'univers, aurait possédé Rome, s'il eût rendu l'âme rassasiée de gloire parmi les captifs et dans la pompe du triomphe, quand il descendait du char pris aux Teutons ? La Campanie semblait avoir un pressentiment en donnant à Pompée des fièvres salutaires : mais tant de villes en prières furent les plus fortes. Sa fortune et celle de Rome le sauvèrent pour qu'un vainqueur lui tranchât la tête. Cet outrage fut épargné à Lentulus ; Céthégus aussi mourut intact et le cadavre de Catilina a été tout entier gisant sur le champ de bataille. 289-345. La beauté pour ses enfants, c'est ce que demande à voix basse pour ses fils, à voix plus nette pour ses filles, la mère venue inquiète au temple de Vénus, et trouvant de la douceur à faire des voeux " Pourquoi me blâmer, demande-t-elle, est-ce que Latone ne voit pas avec joie comme Diane est belle ? " Oui, mais pour ôter l'envie de souhaiter ainsi la beauté, il y a l'exemple de Lucrèce. Virginie aurait bien échangé ses charmes contre la bosse de Rutila. Un fils trop bien fait est le tourment continuel des parents ; car bien rare est l'accord de la beauté avec la pudeur. Même si une forte éducation familiale, digne des antiques Sabins, a formé le jeune homme, [10,300] même s'il tient de la nature bienveillante une âme pure, un visage modeste et prompt à rougir - et la nature, plus puissante pourtant que contraintes et leçons, ne peut faire davantage - il ne lui sera pas permis d'être homme. Il y a de pervers corrupteurs si prodigues et si sûrs de leurs présents, qu'ils osent tenter les parents eux-mêmes. Ah, ce n'est pas l'éphèbe sans beauté que le tyran fait cruellement castrer dans son palais ; ce n'est jamais un garçon cagneux, scrofuleux, avec bosse devant et derrière, que Néron fait enlever. Va donc te réjouir d'avoir un fils beau : de plus grands périls encore le guettent. Il deviendra l'amant de toutes ces dames ; il aura à craindre la colère des maris ; à moins d'être plus heureux que Mars, il finira par tomber dans le filet. Or ces sortes de ressentiments, mènent parfois plus loin que la loi ne le tolère. L'un tue au poignard, l'autre déchire à coups de lanières, certains étranglent. Ah, crois-tu que ton Endymion n'ait qu'une maîtresse chérie ? Bientôt Servilia lui aura donné de l'argent, et il deviendra son amant sans l'aimer, même il la dépouillera de tous ses bijoux. Peuvent-elles refuser quelque chose à la jouissance, qu'il s'agisse d'Oppia ou de Catulla ? Pour cela une femme, même sans générosité, ne ménage rien. " Mais à l'homme chaste, en quoi nuira la beauté ? " - Vois ce qu'Hippolyte, Bellérophon ont gagné à tenir d'austères desseins. Ils ont rougi, leur amoureuse s'est crue dédaignée, repoussée ; la colère s'est emparée de Sthénébée, elle s'est emparée de la Crétoise, et toutes deux n'ont plus respiré que vengeance. Une femme est au comble de la férocité quand la honte sert d'aiguillon à sa haine. Cherche quel conseil donner au jeune homme que la femme de César prétend épouser. Le plus vertueux et le plus beau des patriciens est traîné hélas ! aux pieds de Messaline ou plutôt à la mort ; depuis longtemps elle l'attend, le voile est prêt, ainsi que le lit nuptial qu'on a dressé dans les jardins ; selon l'usage antique, le million de sesterces sera compté ; l'augure va venir avec des témoins. Tu pensais, mon garçon, que l'hymen resterait secret ou ne se graverait que dans les yeux de quelques personnes. Non, la reine exige les formes légales. Tu as le choix, refuser et mourir avant l'heure des lampes ; ou bien consentir au crime et jouir d'un délai, c'est-à-dire garder la vie jusqu'à ce que la nouvelle coure dans toute la ville et arrive enfin aux oreilles de l'empereur. Le dernier, il apprendra le déshonneur de sa maison. Obéis donc, si tu veux acheter à ce prix quelques jours d'existence. Mais quel que soit le parti qui te semble le plus aisé et le plus honnête, il faudra toujours finir par tendre au glaive ce beau, ce blanc cou. 346-366. Alors faut-il que les hommes ne fassent jamais de voeux ? - Un conseil : Laisse les puissances divines peser ce qui te convient et prendre soin de tes intérêts. Au lieu de ce qui plaît, les dieux donneront ce qui est utile, [10,350] car ils aiment mieux l'homme qu'il ne s'aime. L'élan du coeur et la force aveugle du désir nous font souhaiter une épouse et des enfants : mais les dieux savent ce que seront ces enfants et ce que sera l'épouse. Tient-on néanmoins à faire des prières, à aller devant les autels, à offrir les entrailles et les boudins sacrés d'un cochon de sacrifice ? Ce qu'il faut alors implorer, c'est un esprit sain dans un corps sain. Demande une âme énergique affranchie des terreurs de la mort et qui compte le terme de la vie au nombre des bienfaits naturels ; une âme qui ait la force de supporter toute peine, qui ignore la colère, qui n'ait point de passions, qui mette les travaux et les épreuves d'Hercule au-dessus des amours de Sardanapale, de ses festins et de ses lits moelleux. Je désigne là ce que chacun peut se donner à lui-même ; une vie tranquille n'a qu'un sentier, celui qui passe par la vertu. O Fortune, tu es sans pouvoir, si nous avons la sagesse. C'est nous, n'en doute pas, qui te faisons déesse, nous qui te donnons une place au ciel.