[30,0] LIVRE XXX. [30,1] I. TANDIS que de grands desseins occupaient le roi de Macédoine, Ptolémée, roi d'Égypte, se livrait à des goûts tout contraires. Monté au trône par un parricide, meurtrier de son frère après l'avoir été de son père et de sa mère, il s'abandonnait à la mollesse, comme pour se reposer de ses brillants exploits. Toute sa cour avait imité ses moeurs ; ses favoris, ses officiers, son armée entière perdaient, dans l'oisiveté et dans une honteuse inertie, l'habitude et le goût des combats. Instruit de toutes ces fautes, excité d'ailleurs par l'antique haine qui divisait les deux royaumes, Antiochus, roi de Syrie, lui déclare brusquement la guerre, lui enlève plusieurs villes, et vient attaquer l'Egypte. Ptolémée tremblant lui envoie des députés, et gagne du temps pour rassembler ses forces. II fait lever une grande armée dans la Grèce et gagne une bataille ; il renversait le trône d'Antiochus, si son courage eût secondé la fortune. Mais content d'avoir repris les villes qu'il avait perdues, il se hâte de faire la paix pour rentrer dans le repos ; il se replonge dans ses désordres ; fait périr Eurydice, sa femme et sa soeur, et se laisse séduire aux charmes de la courtisane Agathoclie. Oubliant ainsi la grandeur de son nom et de son rang, il passe le jour dans les festins, et la nuit dans les débauches. Autour de lui retentissent les tambourins et les sistres, instruments de ses voluptés ; et dans ces honteux plaisirs, de témoin devenu maître, il sait à son tour charmer les sens par des accords délicieux. Ainsi naquit d'abord la corruption dans le secret de la cour. [30,2] II. Bientôt s'accrut la licence ; l'audace de la courtisane franchit les murs du palais : la passion du roi pour elle et pour son frère Agathocle, qui lui prostituait sa beauté, redoublait tous les jours son insolence. Enfin, Œnanthe, leur mère, tenait le prince enchaîné par les attraits de ses deux enfants. Aussi, non contentes de gouverner le roi, elles dominent encore sur le royaume ; elles vont se montrer en public ; elles ont leurs courtisans et leurs gardes. Agathocle, suivant partout le roi, était le maître de l'état : tribuns, préfets, généraux, tout dépendait des femmes, et nul n'était dans l'empire moins maître que le roi. Cependant il meurt, laissant de sa soeur Eurydice un fils âgé de cinq ans. Les deux femmes, voulant piller son trésor, et s'emparer, avec les scélérats qu'elles s'étaient unis, du gouvernement de l'état, cachèrent longtemps sa mort. Enfin, le peuple l'apprend, se soulève, massacre Agathocle, et, pour venger Eurydice, attache au gibet la mère et la fille. Croyant avoir effacé, par la mort du roi et le supplice des courtisanes, le déshonneur du royaume, les habitants d'Alexandrie envoyèrent aux Romains des députés pour les prier de servir de tuteurs au jeune prince, et de défenseurs à l'Égypte, déjà partagée, disaient-ils, par un traité secret entre Antiochus et Philippe. [30,3] III. Cette demande plut aux Romains ; ils cherchaient un prétexte pour faire la guerre à Philippe, qui, pendant la guerre punique, s'était déclaré contre eux. D'ailleurs, depuis la défaite de Carthage et d'Annibal, nul ne leur paraissait tant à craindre. Ils se rappelaient que Pyrrhus, avec une poignée de Macédoniens, avait ébranlé l'Italie ; ils songeaient aux exploits du même peuple en Orient. Aussi, ils font défendre à Antiochus et à Philippe de menacer l'Égypte ; ils envoient en Égypte M. Lepidus pour gouverner, en qualité de tuteur, les états de leur pupille. En même temps, des ambassadeurs du roi Attale et de Rhodes viennent à Rome se plaindre de Philippe. Dès lors, le sénat n'hésite plus ; sous prétexte de défendre ses alliés, il déclare la guerre à Philippe : il envoie en Macédoine un consul et des légions. Bientôt la Grèce entière, comptant sur l'appui de Rome, et espérant recouvrer son antique liberté, se déclare contre le roi. Ainsi pressé de toutes parts, Philippe demanda la paix. Les Romains proposèrent leurs conditions, et Attale, les Rhodiens, les Achéens, les Étoliens, réclamèrent ce qu'il leur avait ravi. Mais Philippe, consentant à plier sous les Romains, répondait qu'il ne pouvait, sans honte, subir comme vaincu les lois de la Grèce, soumise par ses aïeux Philippe et Alexandre, et assujettie par eux au joug de la Macédoine ; qu'elle devait rendre compte de son obéissance, avant de prétendre à la liberté. Cependant, sur sa demande, une trêve de deux mois lui fut accordée, pour solliciter à Rome, près du sénat, une paix qui ne pouvait se conclure en Macédoine. [30,4] IV. La même année, entre les îles de Théra et de Thérasie, au milieu du bras de mer qui en sépare les deux rives, un tremblement de terre se fit sentir, et les navigateurs étonnés virent, au milieu d’une onde fumante, une île nouvelle sortir tout à coup du sein des flots. Le même jour, les mêmes secousses ébranlèrent l'Asie ; Rhodes et plusieurs autres villes furent en partie renversées ; quelques-unes furent ensevelies tout entières. Dans l'épouvante qu'inspira ce prodige, les oracles annoncèrent que l'empire naissant de Rome engloutirait l'antique puissance de la Macédoine et de la Grèce. Cependant Philippe, voyant le sénat lui refuser la paix, engagea dans son parti le tyran Nabis. Ayant ensuite rangé ses soldats en bataille devant l'armée ennemie, il leur rappelle, pour exciter leur courage, que les Macédoniens ont soumis la Perse, la Bactriane, l'Inde et l'Asie entière jusqu'aux extrémités de l'Orient ; et que si la liberté est un bien plus précieux que l'empire, ils doivent, dans cette bataille, déployer plus de courage que leurs pères dans ces conquêtes. Flamininus, le consul romain, excitait les siens au combat par le tableau de leurs derniers exploits ; il leur montrait Carthage et la Sicile, l'Italie et l'Espagne, domptées par la valeur romaine ; il leur disait qu'en chassant de l'Italie Annibal, digne émule du grand Alexandre, ils avaient triomphé de l'Afrique, l'une des trois parties du monde ; qu'il fallait juger les Macédoniens, non par leur gloire passée, mais par leur force actuelle ; qu'ils n'avaient pas à combattre cet Alexandre qui passait pour invincible, ni cette armée qui, sous lui, avait soumis l'Orient ; mais Philippe, prince d'un âge encore tendre, qui défendait à peine coutre ses voisins les frontières menacées de son royaume, et les Macédoniens, qui s'étaient vus récemment la proie des Dardaniens ; que si les ennemis vantaient le nom de leurs pères, il pouvait citer, lui, les triomphes de ses soldats ; l'armée qui avait vaincu Annibal, les Carthaginois, et presque tout l'accident, était la même qu'il conduisait maintenant au combat. Enflammées par ces discours, les armées en viennent aux mains ; fières toutes deux, l'une d'avoir soumis l'Orient, l'autre de régner sur l'Occident, et portant dans le combat, celle-là, la gloire antique et presqu'effacée de leurs pères, celle-ci, une fleur de courage illustrée par des succès récents. La fortune de Rome triompha. Écrasé par cette défaite, Philippe demanda la paix : le titre de roi lui resta ; mais, dépouillé de toutes les villes grecques réunies jadis aux anciens états de ses pères, il ne garda que la Macédoine. Quant aux Étoliens, irrités qu'on ne lui eût pas ravi jusqu'à ce royaume, pour en faire le prix de leurs services, ils envoyèrent à Antiochus des députés pour l'engager, en lui vantant sa propre grandeur et en lui promettant l'alliance de toute la Grèce, à déclarer la guerre aux Romains.