[28,0] LIVRE XXVIII. [28,1] I. OLYMPIAS, fille de Pyrrhus, roi d'Épire, veuve d'Alexandre, à la fois son frère et son époux, s'était chargée du gouvernement et de la tutelle des deux fils qu'elle avait eus de lui, Pyrrhus et Ptolémée. Elle implore le secours de Demetrius, roi de Macédoine, contre les Étoliens, qui voulaient enlever une partie de l'Acarnanie : accordée au père de ses pupilles comme prix d'une guerre où il était entré pour eux. Quoiqu'il fût déjà l'époux de la soeur d'Antiochus, roi de Syrie, elle lui offre la main de Phthia sa fille, pour obtenir de lui, à ce titre nouveau, un secours qu'elle ne pouvait obtenir de sa pitié. Cette union est donc célébrée ; mais si ce nouveau lien donnait des alliés à Demetrius, la rupture de son premier hymen lui suscitait des haines. L'épouse qu'il abandonnait se retire volontairement près d'Antiochus son frère, et l'engage à combattre son mari. Les Acarnaniens, sans confiance dans les Épirotes, implorent contre les Etoliens le secours de Rome, et, cédant à leurs prières, le sénat fait ordonner aux Étoliens, par ambassadeurs, de retirer leurs garnisons de l'Acarnanie, et de respecter la liberté du seul peuple qui ait refusé jadis d'envoyer du secours aux Grecs contre la ville de Troie, à qui Rome doit son origine. [28,2] II. Mais les Étoliens reçurent les députés avec dédain. Ils leur rappellent combien de fois les armées de Carthage et de la Gaule ont vaincu et massacré les Romains. "Rome, avant de porter ses armes dans la Grèce, doit, disent-ils, ouvrir ses portes, que la crainte des Carthaginois tient fermées. Elle doit songer à ce qu'elle est, et aux forces de ceux qu'elle ose menacer : trop faible pour résister aux Gaulois, elle s'est rachetée de leurs mains à prix d'or, au lieu de les repousser avec le fer. Pour eux, attaqués dans la Grèce par une armée de Gaulois bien plus nombreuse, loin d'attendre des secours étrangers, ils l’ont anéantie tout entière sans déployer même toutes leurs forces ; ils ont creusé les tombeaux de ces barbares aux lieux mêmes où ceux-ci voulaient fonder des villes et élever leur empire. Les Romains, au contraire, encore épouvantés de l'incendie de leur ville, ont vu l'Italie presqu'entière passer sous le joug des Gaulois : ils devaient les en chasser avant de menacer l'Étolie, et se défendre chez eux avant de méditer des conquêtes. Qu'était-ce d'ailleurs que les Romains ? de vils pâtres établis sur une terre lâchement ravie à ses maîtres, qui, privés, par l'infamie de leur naissance, de l'espoir d'obtenir des épouses, en avaient enlevé par une violence publique ; qu'enfin, ils devaient la fondation de leur ville à un parricide, et qu'un frère avait arrosé du sang de son frère les fondements de leurs murailles. Mais les Étoliens, placés toujours, par leur origine et leur courage, au premier rang parmi les Grecs, avaient seuls dédaigné les Macédoniens maîtres du monde, seuls bravé la colère du roi Philippe, seuls, enfin, méprisé les ordres du grand Alexandre, lorsque, vainqueur de la Perse et de l'Inde, il répandait au loin la terreur de son nom. Ils engageaient donc les Romains à se contenter de leur fortune présente, sans provoquer la colère d'un peuple qui avait triomphé des Gaulois et bravé la Macédoine." Ainsi fut congédiée l'ambassade romaine, et, joignant les actions aux paroles, les Étoliens allèrent ravager les frontières de l'Acarnanie et de l'Epire. [28,3] III. Déjà Olympias avait remis le gouvernement à ses fils, et la mort de Pyrrhus avait fait passer le sceptre aux mains de Ptolémée, son frère. Le nouveau prince, ayant levé une armée, marchait contre l'ennemi, lorsqu'il tomba malade et mourut en route. Olympias, accablée de cette double perte, traîna une vie languissante, et suivit de près ses enfants. Néréis et sa soeur Laodamie étaient les seuls restes du sang royal. Néréis épouse Gélon, fils du roi de Sicile, et Laodamie, réfugiée, dans une sédition, aux pieds de l'autel de Diane, est massacrée par le peuple. Les dieux punirent ce crime par de longs malheurs, et la ruine presqu'entière de la nation ; elle essuya la stérilité, la famine, fut en proie à des guerres civiles, et désolée plus tard par des invasions étrangères. Milon, l'assassin de Laodamie, livré à des accès de fureur, se déchirant le corps avec le fer, avec des pierres, et, enfin, avec ses dents, mourut après douze jours de souffrances. Pendant ces désastres de l'Épire, Demetrius, roi de Macédoine, meurt, laissant le trône à Philippe encore enfant. Chargé de la tutelle du prince, Antigone, épousant la mère de son pupille, voulut le dépouiller de sa couronne. Bientôt, les Macédoniens soulevés le tenant assiégé dans son palais, il se présente sans gardes aux yeux de la multitude, et, jetant devant le peuple le diadème et la pourpre : "Donnez, dit-il, ces ornements à un homme qui sache ou vous obéir ou se faire obéir de vous. Cette royauté si enviée ne m'a offert, au lieu de plaisirs, que travaux et que périls !" Il leur rappelle ensuite ses nombreux bienfaits : "il a puni la défection de leurs alliés, réprimé la joie coupable des Dardaniens et des Thessaliens à la mort de Demetrius, soutenu et élevé même la dignité de la Macédoine. Si ses actions ont mérité leur haine, il est prêt à abdiquer l'empire, à leur rendre leur présent ; qu'ils cherchent un roi à qui ils puissent commander." Le peuple, honteux de ces reproches, le prie de reprendre la couronne ; mais il refusa jusqu'à ce que les auteurs de la révolte eussent été livrés au supplice. [28,4] IV. Il attaque ensuite les Spartiates, qui seuls, dans la guerre de Philippe et d'Alexandre, avaient méconnu l'empire de la Macédoine, et bravé des armes qui faisaient trembler le monde. Ces deux peuples illustres déployèrent à l'envi toutes leurs forces : les Macédoniens combattaient pour l’'antique honneur de leur nom ; les Spartiates, pour leur liberté intacte encore, et pour le salut même de leur patrie. Ils succombèrent ; mais leur défaite n'abattit ni leur courage, ni celui de leurs enfants et de leurs femmes. Pas un, dans la bataille, ne ménagea sa vie ; pas une femme ne pleura son époux : les vieillards vantaient le trépas de leurs fils ; les enfants enviaient le sort de leurs pères morts en combattant : tous se plaignaient de n'avoir pu mourir pour la liberté de leur patrie. Toutes les portes s'ouvraient pour accueillir les blessés ; on pansait leurs blessures, on soulageait leurs fatigues. Ni désordre, ni épouvante dans la ville ; tous pleuraient sur le malheur public, et non sur leurs pertes privées. Cependant le roi Cléomène, après un affreux massacre des ennemis, arrive couvert de leur sang et du sien : il entre dans la ville, et sans prendre de repas, refusant de manger et de boire, sans même déposer ses armes, il s'appuie sur une muraille, et voyant son armée réduite à quatre mille hommes, il les exhorte à se réserver pour des temps plus heureux. Il part ensuite avec sa femme, ses enfants, et se rend en Égypte, près de Ptolémée : accueilli avec respect, il y jouit longtemps de toute la faveur du roi. Mais Ptolémée étant mort, son fils le fit périr avec sa famille entière. Antigone, après la sanglante défaite des Spartiates, touché des malheurs d'un si grand peuple, épargna le pillage à leur ville, et fit grâce à tous ceux qui avaient survécu à la bataille. Il dit qu'il avait fait la guerre à Cléoméne, et non pas à Sparte ; que la fuite du roi avait éteint sa haine, et qu'il lui serait à jamais glorieux d'avoir conservé Sparte, que lui seul avait pu conquérir ; que n'y trouvant plus de citoyens à sauver, il en épargnait, au moins le sol et les murailles. Il mourut peu de temps après, laissant le trône à Philippe, son pupille, âgé de quatorze ans.