[15,0] LIVRE XV. Histoire des guerres entre les généraux d'Alexandre-le-Grand jusqu'à la mort de Cassandre. [15,1] I. PERDICCAS, Eumène son frère, Polyperchon et les autres chefs de ce parti étaient morts : la guerre semblait finie entre les successeurs d'Alexandre ; mais tout à coup la discorde éclate parmi les vainqueurs. Ptolémée, Cassandre et Lysimaque demandaient le partage du butin et des provinces conquises : Antigone s'y refuse ; il répond que lui seul a droit aux fruits d'une guerre dont il a seul couru les hasards. Et, pour justifier son entreprise contre ses alliés, il fait publier qu'il va venger Olympias, massacrée par Cassandre, et délivrer le fils d'Alexandre son roi, assiégé avec sa mère dans Amphipolis. A cette nouvelle, Cassandre et Ptolémée s'unissent à Lysimaque et à Seleucus : ils préparent la guerre avec ardeur et sur terre et sur mer. Ptolémée occupait l'Égypte et la plus grande partie de l'Afrique, l'île de Chypre et la Phénicie. La Macédoine et la Grèce obéissaient à Cassandre. L'Asie et les provinces d'Orient étaient au pouvoir d'Antigone, qui, dès la première bataille, vit son fils Demetrius battu à Galama par Ptolémée. Le vainqueur s'illustra plus encore par sa modération que par son triomphe : il rendit aux officiers de Démetrius leur liberté et leurs biens, en y ajoutant des présents ; il renvoya même à Demetrius tout son bagage particulier, en déclarant que, "s'il avait iris les armes, ce n'était pas par cupidité, mais par honneur, indigné qu'Antigone, après la défaite de leurs ennemis, eût voulu garder pour lui seul les fruits de leur victoire commune." [15,2] II. Cependant Cassandre, à son retour d'Apollonie, rencontre les Abdéritains, qui, abandonnant leur ville infectée de grenouilles et de rats, cherchaient une nouvelle patrie. Craignant qu'ils n’'envahissent la Macédoine, il traite avec eux, les admet dans son alliance, et leur assigne les terres situées à l'extrémité du royaume. Le respect des peuples pour la mémoire d'Alexandre pouvait faire passer la couronne à son fils Hercule, alors âgé de quatorze ans : Cassandre ordonne de l'égorger secrètement avec sa mère Barsine, et fait enfouir leurs cadavres, dans la crainte que les derniers devoirs rendus à leurs restes ne dévoilassent son forfait. Bientôt, comme si c'était trop peu pour lui d'avoir fait périr d'abord le roi, puis sa mère Olympias et l'un de ses fils, il égorge encore son second fils avec sa mère Roxane : il semblait que le crime seul pût lui assurer l'empire de la Macédoine, auquel il aspirait. Cependant Ptolémée livre à Demetrius une seconde bataille navale où sa flotte est détruite ; il abandonne la victoire à l'ennemi, et se retire en Egypte. Demetrius, imitant la conduite de son rival, renvoie à Ptolémée et son fils Leontiscus et son frère Ménélas, et ses amis et son bagage. Rivalisant ainsi, au sein de la guerre, de munificence et de bienfaits, tous deux montraient assez que l'honneur, et non la haine, les animait à se combattre. On portait donc alors plus de générosité à la guerre qu'on ne met aujourd'hui de foi dans l'amitié ! Fier de cette victoire, Antigone se proclame roi avec sou fils Demetrius ; Ptolémée, pour ne pas rester au dessous d’eux dans l'opinion de ses peuples, se fait décerner le même titre par son armée. A cette nouvelle, Cassandre et Lysimaque s'arrogent à leur tour la dignité royale. Aucun d'eux n'avait osé revêtir les insignes de la suprême puissance, quand il restait encore quelque fils de leur maître : tel était leur respect pour sa mémoire, qu'avec le pouvoir de roi, ils renoncèrent sans peine à en porter le titre, tant qu'Alexandre put avoir un héritier légitime. Mais Ptolémée, Cassandre et les autres chefs de ce parti, tour-à-tour affaiblis par Antigone, comprennent que chacun ne doit plus faire pour soi une guerre qui les intéresse tous ; qu'il est imprudent à eux de se refuser mutuellement du secours, comme si la victoire n'avait de fruits que pour un seul. Ils resserrent donc par lettres les noeuds de leur alliance, fixent le temps, le lieu de leur réunion, et réunissent leurs forces peur combattre. Cassandre, retenu par la guerre sur les frontières de son empire, envoie Lysimaque, avec une armée nombreuse, au secours de ses alliés. [15,3] III. Lysimaque était issu d'une illustre famille macédonienne ; mais toute noblesse s'effaçait devant l'éclat de ses belles actions : sa grande âme semblait au dessus des leçons même de la philosophie, et parmi les vainqueurs de l'Orient, nul n'eût pu lui disputer le prix de la force. Alexandre, pour se venger du philosophe Callisthène, qui s'opposait à ce qu'on se prosternât devant lui selon l'usage des Perses, l'enveloppa comme complice dans une conjuration tramée contre lui : il voulut qu'on lui mutilât tous les membres, qu'on lui coupât les oreilles, le nez et les lèvres ; que ce triste et hideux spectacle fût exposé à tous les yeux ; que sa victime, renfermée avec un chien dans une cage de fer, fût promenée au milieu de l'armée pour frapper d'effroi tous les coeurs. Lysimaque ; habitué à écouter Callisthène et à recevoir de lui des leçons de vertu, ne put voir sans pitié ce grand homme puni si cruellement d'une liberté généreuse : il lui offrit du poison, et mit un terme à ses maux. Alexandre, indigné, le fit exposer à un lion furieux ; mais au moment où le lion, s'enflammant à sa vue, se précipitait sur lui, Lysimaque s'enveloppe le bras de son manteau, le plonge dans la gueule du monstre, saisit sa langue et l'étouffe. Le roi admira son courage, et pardonna : tant d'intrépidité lui rendit même Lysimaque plus cher. Celui-ci oublia également l'affront qu'il avait essuyé du roi, comme un châtiment infligé par un père. Enfin, le souvenir de cette action s'effaça entièrement ; et lorsque, dans l'Inde, le roi poursuivit quelques ennemis épars, séparé de la troupe de ses gardes par la vitesse de, son cheval, il n'eut que Lysimaque pour compagnon de sa course à travers de vastes déserts de sable. Déjà Philippe, son frère, avait succombé en cherchant à le suivre ; il était mort dans les bras du roi : mais Alexandre, sautant de cheval, frappa du fer de sa lance la tête de Lysimaque, et ne dut arrêter le sang qu'en détachant son diadème pour lui en ceindre la tête et envelopper la blessure. Tel fut le premier présage de la royauté de Lysimaque. Après la mort d'Alexandre, lorsque ses successeurs se partagèrent son empire, on assigna à Lysimaque, comme au plus vaillant de tous, les nations les plus redoutables : d'un accord unanime on semblait lui déférer ainsi le prix du courage. [15,4] IV. Avant que n'éclatât la guerre de Ptolémée et de ses alliés contre Antigone, celui-ci avait trouvé un nouvel ennemi dans Seleucus, sorti de la haute Asie, prince illustre et par son courage et par sa merveilleuse origine. Sa mère Laodice, épouse d'Antiochus, un des plus fameux généraux de Philippe, crut voir en songe Apollon partager sa couche, et, pour prix de ses faveurs, lui donner, lorsqu'elle eut conçu, une bague dont la pierre portait l'image d'une ancre : elle devait la remettre au fils qui naîtrait d'elle. Ce qui prêta à cette vision les caractères d'un prodige, c'est qu'un anneau marqué de la même empreinte fut trouvé le lendemain dans le lit de Laodice, et que Seleucus, en venant au monde, avait une ancre tracée sur la cuisse. Lorsque Seleucus partit avec Alexandre pour l'expédition de Perse, sa mère lui remit l'anneau, en lui révélant le mystère de sa naissance ; et, après la mort d'Alexandre, Seleucus fondant une ville dans l'Orient, dont il était maître, y consacra le souvenir de sa double origine : il donna à la cité le nom d'Antioche, du nom de son père Antiochus, et Apollon fut honoré d'un culte particulier dans les campagnes voisines. Sa postérité garda la trace de sa divine naissance : ses enfants, ses descendants avaient tous une ancre à la cuisse, comme un signe naturel de leur famille. Après le partage de, l'empire de Macédoine, Seleucus fit longtemps la guerre en Orient : il s'empara d'abord de Babylone, et, sa victoire lui donnant de nouvelles forces, il conquit la Bactriane ; de là il passa dans l'Inde, qui, à la mort d'Alexandre avait secoué le joug et mis à mort ses gouverneurs. Sandrocottus avait brisé les fers de sa patrie ; mais après la victoire, le libérateur de l'Inde en état devenu le tyran : il avait usurpé l'empire et asservi lui-même les peuples qu'il venait d'affranchir d'une domination étrangère. C'était un homme d'une naissance obscure ; mais la volonté des dieux paraissait l'appeler à l'empire. Alexandre, choqué de son audace, ayant ordonné sa mort, il avait cherché son salut dans la fuite : fatigué d'une longue course, il se livrait au sommeil, lorsqu'un lion énorme s'approcha de lui, essuya de sa langue la sueur qui le couvrait, et, à son réveil, se retira en le caressant. Ce prodige lui inspira l'espoir de régner, et, à la tête d'une troupe de brigands, il excita les Indiens à se soulever. Plus tard, lorsqu'il allait combattre les gouverneurs nommés par Alexandre, un éléphant sauvage, d'une prodigieuse grandeur, se présente à lui, le reçoit sur son dos comme un maître qui l'eût apprivoisé, et devient à la fois pour lui un guide et un combattant. Sandrocottus s'éleva ainsi au trône, et lorsque Seleucus jetait les fondements de sa grandeur future, il était maître de l'Inde. Seleucus traita avec lui, et, tranquille du côté de l'Orient, il s'engagea dans la guerre contre Antigone. Les alliés livrent bataille avec leurs forces réunies. Antigone périt, et son fils Demetrius prend la fuite. Mais les alliés, délivrés de leur ennemi, tournent leurs armes contre eux- mêmes, et, ne pouvant s'accorder sur le partage du butin, ils se divisent encore en deux partis. Seleucus s'unit à Demetrius, et Ptolémée à Lysimaque. Cassandre meurt, et son fils Philippe lui succède. Ainsi la Macédoine voit encore une fois les guerres se rallumer dans son sein.