[0] LETTRE XXXIX. A PAULA, SUR LA MORT DE SA FILLE BLÉSILLA. Lettre écrite de Rome, en 384. [1] « Qui donnera de l'eau à ma tête et une source de larmes à mes yeux pour pleurer, » non pas, comme Jérémie, » la mort des enfants de mon peuple, » ni comme le Sauveur les malheurs de Jérusalem, mais la sainteté, la miséricorde, l'innocence, la chasteté et toutes les vertus qui ont été ensevelies avec Blésilla dans un même tombeau? Ce n'est pas que je plaigne sa destinée ni que je l'estime malheureuse d'avoir quitté la terre; mais c'est que je ne saurais assez déplorer la perte que nous avons faite d'une personne d'un si grand mérite. En effet, qui pourrait, sans verser des larmes, se souvenir qu'on l'a vue, à l’âge de vingt ans, animée de ce beau zèle qu'inspire la foi, porter courageusement l'étendard de la croix, et regretter plus la perte de sa virginité que la mort de son époux? Qui pourrait, sans gémir, parler de son assiduité à la prière, de la grâce avec laquelle elle savait s'exprimer, de la fidélité de sa mémoire, de la vivacité de son esprit? Parlait-elle grec, on eût dit qu'elle ne savait pas la langue latine; parlait-elle latin, on ne remarquait dans son langage aucun accent étranger. Quelque difficile que soit la langue hébraïque, elle s'y était rendue si habile, je ne dis pas en peu de mois, mais en peu de jours (habileté que toute la Grèce a admirée dans Origène), qu'elle apprenait et chantait les psaumes en cette langue aussi facilement que sa mère. La pauvreté de ses habits n'était pas en elle, comme dans la plupart des autres, la marque d'une vanité secrète ; elle était l'effet d'une humilité profonde et sincère, qui la portait à ne se distinguer des femmes qui la servaient que par un air plus modeste et plus négligé. Quoique abattue par une longue maladie, et pouvant à peine se soutenir, elle avait néanmoins toujours le livre de l'Évangile ou des prophètes entre les mains. Ici je sens les larmes qui me coulent des yeux; les sanglots étouffent ma voix, et l'excessive douleur dont je suis pénétré ne me permet pas de parler. Consumée donc par les ardeurs d'une violente fièvre, et près d'expirer, elle dit à ses parents qui étaient autour de son lit : « Priez le Seigneur de me faire miséricorde, parce que je n'ai pu exécuter le dessein que j'avais formé de me consacrer entièrement à son service. » Ah ! ne craignez rien, Blésilla ; nous savons, et vous en faites vous-même une heureuse expérience, qu'on ne se convertit jamais trop tard. Jésus-Christ lui-même nous a donné les premières assurances de cette vérité, en disant au larron : « Je vous promets que vous serez aujourd'hui avec moi dans le Paradis. A peine Blésilla, déchargée du poids d'une chair mortelle, eut-elle quitté le lieu de son exil pour retourner à son Créateur et rentrer en possession de son ancien héritage, qu'on se prépara à faire ses funérailles selon la coutume. Plusieurs personnes de qualité marchaient en rang à la tête du convoi, et l'on voyait ensuite paraître le cercueil couvert d'un drap d'or. A la vue de ce superbe appareil, il me sembla entendre Blésilla crier du haut du ciel : « Tous ces vains ornements ne m'appartiennent pas; ce ne sont point là les habits que j'ai portés, je ne les reconnais point. » [2] Mais que faisons-nous? je veux arrêter les larmes d'une mère affligée, et je ne saurais m'empêcher d'en répandre moi-même. Je ne puis dissimuler ici mes sentiments; on ne verra dans cette lettre aucun caractère qui ne soit imprimé de mes larmes. Jésus-Christ lui-même en répandit sur la mort de Lazare, parce qu'il l'aimait. Hélas ! qu'on est peu propre à consoler les autres quand on succombe soi-même sous le poids de sa douleur, et que la voix est entrecoupée par les sanglots et étouffée par les larmes! Jésus-Christ, que Blésilla suit maintenant, et les saints anges avec qui elle se trouve, me sont témoins que je partage avec vous vos peines et vos chagrins. Je sens que j'étais son père et son nourricier selon l'esprit, et je ne puis m'empêcher de dire quelquefois avec Job: « Périsse le jour où je suis né! » et avec Jérémie: « Hélas! ma mère, pourquoi m'avez-vous mis au monde pour être un homme de contradiction et de discorde dans toute la terre? » Et encore « Je sais que vous êtes juste, Seigneur; cependant permettez-moi de vous faire ces justes plaintes: Pourquoi les méchants passent-ils leur vie dans la prospérité? » Et avec le prophète-roi: «Mes pieds ont chancelé, et je me suis vu tout près de tomber, parce que j'ai été enflammé d'indignation en voyant la paix dont jouissent les pécheurs, et j'ai dit: Comment est-il possible que Dieu sache ce qui se passe, et que le Très-Haut ait la connaissance de toutes choses? Voilà les pécheurs eux-mêmes qui vivent dans l'abondance de tous les biens de ce monde, et qui ont acquis de grandes richesses. » Mais en même temps je pense à ce que dit le prophète: « Je ne saurais parler de la sorte sans condamner la sainte société de vos enfants. » Combien de fois agité, et troublé par ces fâcheuses réflexions, ai-je dit en moi-même: Pourquoi voit-on dans l'abondance des hommes qui ont vieilli dans le crime et dans l'iniquité? Pourquoi des jeunes gens qui ont encore toute leur innocence sont-ils enlevés tout à coup par une mort précipitée? Pourquoi des enfants de deux à trois ans, et attachés encore à la mamelle, sont-ils possédés du démon, couverts de lèpre, dévorés par la jaunisse ? Pourquoi au contraire voit-on des hommes impies, adultères, homicides, sacrilèges, jouir d'une heureuse santé, et blasphémer sans cesse contre Dieu; puisque l'iniquité du père ne retombe point sur ses enfants, et que « l'âme qui pèche meurt elle-même?» Ou si Dieu veut encore aujourd'hui comme autrefois punir les enfants des péchés de leurs pères, est-il juste qu'il fasse tomber sur un enfant innocent les châtiments que mérite un père criminel ? Et j'ai dit: « C'est donc en vain que j'ai travaillé à purifier mon coeur et que j'ai lavé mes mains en la compagnie des innocents, puisque j'ai été affligé durant tout le jour. » Le prophète-roi a calmé aussitôt toutes ces pensées dont j'étais agité. « J'ai donc voulu pénétrer la profondeur de ce mystère, mais je me suis donné sur cela des peines inutiles ; quand je serai entré dans le sanctuaire de Dieu, alors seulement je comprendrai quelle doit être la fin des méchants; car les jugements du Seigneur sont un abîme très profond. Ce qui fait dire à l'apôtre saint Paul : « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu! que ses jugements sont impénétrables et ses voies incompréhensibles! Dieu est bon, et comme il agit toujours par bonté, il ne saurait rien faire qui ne soit bon. Si je perds un mari, cette perte m'est sensible; mais parce qu'elle me vient de la part du Seigneur, je la souffre sans murmure. Si la mort m'enlève un fils unique, quelque cruelle que soit cette perte, je la supporte avec patience, sachant que c'est Dieu qui reprend ce qu'il m'avait donné. Si je deviens aveugle, je me servirai pour lire des yeux d'un ami, et je trouverai en lui une ressource à ma disgrâce. Si je viens aussi à perdre l'ouïe, ma surdité me garantira de la corruption du vice, et toute mon occupation alors sera de penser à Dieu. Si, pour comble de misère, je me vois encore réduit à souffrir la pauvreté, le froid, la nudité, la maladie, j'espérerai que la mort mettra fin à mes peines, et tous les maux de la vie présente me paraîtront courts dans l'attente d'une vie plus heureuse. Considérons un peu ce que dit David dans ce psaume où il a renfermé une morale si belle « Vous êtes juste, Seigneur, » dit ce prophète, « et vos jugements sont équitables. » Ces pieux sentiments n'appartiennent qu'à une âme qui bénit le Seigneur au fort de sa misère, et qui, attribuant à ses propres péchés toutes les peines qu'elle endure, ne cesse de louer au milieu de ses adversités celui qui la fait souffrir. « Les filles de Juda, » dit ailleurs le même prophète, « ont tressailli de joie à cause de vos jugements, Seigneur. » « Juda, »veut dire «louange» ou «confession ;» et comme l'emploi d'une âme fidèle est de louer Dieu, tous ceux qui croient en Jésus-Christ, doivent mettre leur joie dans les jugements du Seigneur. Malade ou en bonne santé, je bénis également Dieu. Car « lorsque je suis faible, c'est alors que je suis plus fort, et la vertu », de l'esprit « se perfectionne dans la faiblesse de la chair. » Saint Paul, assujetti malgré lui aux tentations, pria trois fois le Seigneur de l'en affranchir; mais le Seigneur lui répondit : « Ma grâce vous suffit, car la vertu se perfectionne dans la faiblesse. » Dieu livra ce grand apôtre à l'ange de Satan, pour lui rappeler la misère humaine, et réprimer la vanité que ses révélations auraient pu lui inspirer; de même que dans les triomphes on mettait un homme derrière le triomphateur pour lui crier à chaque acclamation du peuple : « Souvenez-vous que vous êtes homme. » [3] Pourquoi se révolter contre un mal inévitable? Pourquoi pleurer une personne que la mort nous enlève? Sommes-nous au monde pour y vivre éternellement? Abraham, Moïse, Isaac, saint Pierre, saint Jacques, saint Jean, saint Paul, ce vaisseau d'élection, Jésus-Christ même, n'ont-ils pas tous été sujets à la mort? Pourquoi donc murmurer, lorsque nous venons à perdre une personne qui nous est chère? Peut-être que « le Seigneur ne l'a enlevée du monde que pour la sauver de la corruption du siècle, et qu'il s'est hâté de retirer du milieu de l'iniquité une âme qui lui était agréable, » de peur que, dans le long voyage de la vie, elle ne s'engageât dans des routes écartées. Déplorons la triste destinée de ceux qui ne meurent que pour brûler dans l'enfer, et que la divine justice livre à des supplices éternels. Quant à nous « qui devons aller au-devant de Jésus-Christ, » accompagnés des choeurs des anges, regardons une longue vie comme un pesant fardeau et comme une véritable mort. Car « tandis que nous demeurons ici-bas, nous sommes éloignés du Seigneur. » Disons avec le prophète-roi: « Hélas! que mon exil est long! J'ai demeuré avec les habitants de Cédar, mon âme y a été longtemps étrangère. » Comme le mot « Cédar », signifie « ténèbres, » et que le siècle présent est enveloppé d'une profonde nuit, (« parce que la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise »), nous devons prendre part au bonheur de Blésilla qui a passé des ténèbres à la lumière, et qui, par l'ardeur d'une foi naissante, s'est rendue digne de la couronne que Dieu n'accorde qu'aux vertus parfaites. Si une mort imprévue, ce qu'à Dieu ne plaise, l'avait surprise avec un coeur tout occupé des plaisirs de la vie présente, nous aurions sujet de déplorer son sort et de répandre des torrents de larmes sur une mort si funeste. Mais puisque par une grâce particulière de Jésus-Christ, le vœu qu'elle avait fait, près de quatre mois avant sa mort, de se consacrer à Dieu, a été pour elle comme un second baptême, et que depuis ce temps-là elle a méprisé toutes les vanités du monde et tourné toutes ses pensées vers le monastère, ne craignez-vous point que le Sauveur ne vous dise : « Paula, pourquoi vous désolez-vous de ce que votre fille est devenue la mienne? Pourquoi vous élevez-vous contre mes jugements? Pourquoi, jalouse de me voir en possession de Blésilla, m'outragez-vous par des larmes que répand un coeur rebelle à mes volontés? Pouvez-vous pénétrer les desseins que j'ai sur votre famille? Vous vous refusez toute sorte de nourriture, non point par une louable abstinence, mais par un excès de tristesse. Je n'aime point cette espèce de frugalité, et jeûner ainsi c'est se déclarer mon ennemi. Je ne puis recevoir dans mon sein une âme qui se détache du corps malgré moi et contre mes ordres. Que la folle philosophie du siècle se flatte d'avoir de pareils martyrs; qu'elle compte parmi ses héros un Zénon, un Cléombrote, un Caton : « mon esprit ne se repose que sur les humbles et les pacifiques, et sur ceux qui écoutent mes paroles avec crainte. » « Est-ce donc là l'effet de la promesse que vous m'avez faite, de quitter le monde pour vous retirer dans un monastère, et une marque de cette régularité de vie dont vous faisiez profession en vous habillant d'une manière différente des femmes du siècle? Cette âme qui s'afflige est bien digne d'un corps vêtu de soie. Bientôt la mort va vous surprendre plongée dans la tristesse, et, comme si vous pouviez échapper à ma justice, vous me fuyez comme un juge inexorable. Jonas, ce prophète dont l'âme était si grande, voulut autrefois se dérober à mes poursuites; mais il se vit tout à coup englouti dans les abîmes de la mer. Si vous étiez bien persuadée que votre fille est vivante, vous ne plaindriez pas son sort, puisqu'elle n'a fait que quitter une vie pleine de misères pour une plus heureuse. Est-ce ainsi que vous obéissez au commandement annoncé par l'Apôtre, de ne point pleurer comme les infidèles ceux qui dorment du sommeil de la mort ? Rougissez ici de voir une femme païenne vous surpasser, et une esclave du démon prévaloir sur ma servante. Elle se flatte que son mari, qui était païen, a été reçu dans le ciel et admis au nombre des dieux ; et vous, vous ne pouvez vous persuader que votre fille soit avec moi! » [4] Vous me direz peut-être: Pourquoi ne pas pleurer la mort de ma fille? Jacob ne se couvrit-il pas d'un sac pour pleurer celle de Joseph? Ne refusa-t-il pas les consolations de toute sa famille qui s'était réunie pour le consoler dans sa douleur? « Je pleurerai toujours, » disait-il, « jusqu'à ce que je descende avec mon fils dans le tombeau. » David ne se couvrit-il pas la tête lors de la mort d'Absalon, répétant souvent ces tristes paroles : « Mon fils Absalon, Absalon mon fils, qui me donnera de mourir pour toi, mon fils Absalon ? » Les funérailles des autres justes n'ont-elles pas été célébrées par un deuil solennel ? Rien n'est plus aisé que de répondre à toutes ces raisons dont vous vous servez pour justifier votre douleur. Jacob pleura son fils, persuadé qu'il avait été tué, et que bientôt la mort devait les réunir tous deux; c'est dans cette vue qu'il disait: -Je pleurerai toujours jusqu'à ce que je descende avec mon fils dans le tombeau; parce que Jésus-Christ n'avait pas encore ouvert la porte du paradis, ni éteint par son sang ce glaive de feu que tenait un chérubin pour en défendre l'entrée. De là vient que l'Écriture nous représente Abraham dans les limbes avec Lazare, quoique cet endroit fût pour eux un lieu de rafraîchissement. David avait raison de pleurer la mort d'un fils parricide; mais celle d'un autre de ses enfants à qui ses prières n'avaient pu conserver la vie, et qu'il voyait mourir innocent, il ne la pleura pas. Que d'après l'ancienne coutume les Juifs aient pris le deuil à la mort de Moïse et d'Aaron, rien d'étonnant, puisque nous lisons dans les Actes des Apôtres que, dès les premiers jours de l'Église naissante, les fidèles de Jérusalem « firent les funérailles de saint Etienne avec un deuil solennel. » Or cela doit s'entendre, non comme vous vous l'imaginez, de leur douleur excessive, mais de la pompe de ses funérailles et de la foule prodigieuse qui s'y trouva. Enfin, voici ce que l'Écriture sainte dit de Jacob : « Joseph alla ensevelir son père; les premiers officiers de la maison de Pharaon et les anciens de l'Égypte l'accompagnèrent en ce voyage; la maison de Joseph et tous ses frères le suivirent aussi. » Et un peu après : « Il y eut aussi des chariots et des cavaliers qui le suivirent, et il se trouva là une grande multitude de personnes. » Et ensuite: « Et ils y célébrèrent les funérailles de Jacob avec beaucoup de pleurs et de grands cris. » Ce deuil solennel des Égyptiens ne doit pas s'entendre de leurs larmes ni de l'excès de leur douleur, mais de la magnificence des funérailles qu'ils firent à Jacob; et c'est ainsi qu'Aaron et Moïse furent pleurés. Je ne saurais assez admirer les profonds mystères que cache l'Écriture sainte, sous des paroles simples en apparence. Pourquoi dit-elle qu'on célébra les funérailles de Moïse avec un grand deuil, et qu'elle n'en dit point autant du saint homme Josué? En voici la raison; c'est que, du temps de Moïse, c'est-à-dire dans l'ancienne loi, tous les hommes étaient enveloppés dans la condamnation du péché d'Adam et, comme en mourant ils descendaient dans les limbes, il était juste de pleurer leur mort, d'après les paroles de l'apôtre saint Paul: « La mort a régné depuis Adam jusqu'à Moïse, même sur ceux qui n'ont point péché. » Mais depuis l'établissement de l'Évangile, c'est-à-dire sous Jésus-Christ, ce véritable Josué qui nous a ouvert le paradis, on célèbre avec joie les funérailles des morts. On voit encore aujourd'hui les Juifs répandre des larmes sur ceux qui meurent, marcher nu-pieds, se coucher sur le cilice, se rouler sur la cendre; et, afin que rien ne manque à leurs superstitieuses cérémonies, par une ridicule tradition des pharisiens, manger des lentilles avant de prendre aucune autre nourriture; indiquant par là que ce mets fatal leur a fait perdre leur droit d'aînesse. Leur aveuglement est une juste punition de leur incrédulité, puisque, ne croyant point que Jésus-Christ soit ressuscité, ils ne doivent attendre que la venue de l'Antéchrist. Mais pour nous qui avons été revêtus de Jésus-Christ, et qui, comme dit l'apôtre saint Pierre, sommes de la race royale et sacerdotale, nous ne devons point pleurer les morts. Moïse dit à Aaron, à Éléazar et Itamar ses autres fils : « Ne découvrez pas votre tête et ne déchirez pas vos habits, de peur que vous ne mouriez et que la colère du Seigneur ne tombe sur tout le peuple. » Prenez garde, dit-il, de déchirer vos habits et de vous abandonner comme les païens à l'excès de votre douleur, de peur que vous ne mouriez. Il n'y a que le péché qui nous donne la mort. Dieu, dans le même livre du Lévitique, fait un commandement qui semble dur, mais qui néanmoins est nécessaire à la foi; car il défend au grand-prêtre d'approcher du cadavre de son père, de sa mère, de ses frères et de ses enfants, de peur que les sentiments de la nature ne partagent un cœur qui ne devait être occupé que du soin d'offrir des sacrifices au Seigneur. Jésus-Christ n'exige-t-il pas des chrétiens ce parfait détachement de cœur, lorsqu'il défend à un de ses disciples d'aller mettre ordre à ses affaires domestiques, et qu'il refuse à un autre la permission d'aller rendre à son père les devoirs de la sépulture? « Le grand-prêtre. » dit Dieu dans l'Écriture, « ne sortira point des lieux saints, de peur qu'il ne profane le caractère de sainteté dont il est revêtu, parce que le Seigneur a répandu sur lui l'huile sainte de son onction. » Ce qui fait voir qu'un chrétien qui a embrassé la foi de Jésus-Christ, et qui porte en lui-même l'onction sainte dont il a été consacré, ne doit point sortir du temple, c'est-à-dire s'écarter des devoirs que la religion lui impose; qu'il ne doit point aller dehors en suivant les voies des infidèles ; mais qu'il doit toujours demeurer dans la maison du Seigneur, pour pratiquer ses commandements. [5] Je vous ai rapporté tous ces passages de l'Écriture, de peur qu'en leur donnant un mauvais sens, vous ne vous en serviez pour autoriser votre douleur et justifier votre égarement. Je ne vous ai même parlé jusqu'à présent que comme à une personne du vulgaire. Mais comme je sais que vous avez entièrement renoncé au monde et à tous ses plaisirs pour vivre dans la pratique continuelle du jeûne, de la lecture et de la prière; qu'à l'exemple d'Abraham vous souhaitez d'abandonner la Chaldée et la Mésopotamie, votre pays et vos parents, pour entrer dans la terre promise; et qu'étant morte au monde avant de mourir d'une mort naturelle, vous avez donné tout votre bien aux pauvres et à vos enfants : je m'étonne que vous fassiez paraître dans votre affliction des faiblesses que l'on condamnerait dans les personnes même les plus attachées aux choses de la terre. Vous rappelez dans votre esprit les caresses de Blésilla, le charme de sa conversation, de sa société; et cette perte vous parait insupportable. Je ne saurais blâmer les larmes d'une mère; je vous prie seulement de donner des bornes à votre douleur. Vous êtes mère, et vous pleurez la mort de votre fille; je ne veux pas vous faire un crime d'une affection si légitime: mais vous êtes aussi et chrétienne et religieuse; et ces deux titres doivent exclure en vous les sentiments de la nature. Je touche votre plaie avec toute sorte de précaution ; mais elle est encore trop récente, et je sens bien que ma main ne sert qu'à irriter le mal, au lieu de le guérir. Cependant, pourquoi ne vaincrez-vous pas par raison un mal que le temps doit un jour adoucir? Noémi, s'étant retirée chez les Moabites pour se défendre contre la famine, y perdit son mari et ses enfants. Dans une conjoncture si fatale, où elle était privée du secours des siens, Ruth s'attacha à elle et ne l'abandonna jamais. Mais voyez combien est agréable aux yeux de Dieu le soin que l'on prend de consoler une personne affligée. Le Christ naît de la race de Ruth. Pour vous faire comprendre jusqu'où va votre délicatesse, considérez combien Job a essuyé de disgrâces; considérez-le parmi les ruines de sa maison, levant les yeux au ciel, avec les douleurs aiguës de son ulcère, après la perte de tous ses biens et la mort de ses enfants, en butte aux railleries d'une femme artificieuse qui veut le porter à blasphémer le Seigneur. Vous me direz sans doute que Dieu n'exposa cet homme juste à tant de malheurs qu'afin d'éprouver sa vertu. Choisissez donc ici le parti qu'il vous plaira; car si vous êtes juste, la perte que vous avez faite est une épreuve; si vous êtes pécheresse, vous méritez encore de plus grands châtiments. Mais laissons là les anciens exemples; suivez ceux que vous avez devant les yeux. La vertueuse Melania, véritable illustration chrétienne de notre temps et avec laquelle je prie le Seigneur de nous réunir vous et moi au jour du jugement; cette vertueuse femme, dis je, n'avait pas encore rendu les derniers devoirs à son mari qui venait d'expirer, quand la mort lui enleva encore deux de ses enfants. On aura peut-être peine à me croire, mais Jésus-Christ m'est témoin que je ne dirai que la vérité. Qui n'eût cru que Melania, dans une conjoncture si affligeante, après avoir déchiré ses habits et s'être arraché les cheveux, devenue insensée par l'excès de sa douleur, allait encore se déchirer le sein de ses propres mains? Cependant elle ne répandit pas une seule larme; elle soutint avec une fermeté inébranlable une si cruelle disgrâce ; et, se jetant aux pieds de Jésus-Christ, elle lui dit avec un air content, comme si elle l'eût tenu entre ses bras: « Puisque vous m'avez déchargée, Seigneur, d'un si pesant fardeau, je vous servirai désormais avec plus de liberté. » Et ne pensez pas que, se démentant dans la suite, elle se soit laissé vaincre par la tendresse qu'elle avait pour ses autres enfants; jugez de son détachement par la manière dont elle traita le seul qui lui restait; car, après lui avoir formé tout son bien, elle l'abandonna, et se mit en mer au commencement de l'hiver pour se retirer à Jérusalem. [6] Epargnez-vous donc, je vous en conjure, épargnez la gloire de Blésilla qui règne déjà dans le ciel; épargnez du moins la grande jeunesse d'Eustochia, que vous avez pris soin d'élever depuis son enfance. Car le démon, qui voit triompher l'une de vos filles, chagrin d'avoir été vaincu par elle, redouble aujourd'hui tous ses efforts pour gagner sur celle qui reste au monde la victoire remportée sur lui par celle qui règne dans le ciel. C'est être impie envers Dieu que d'aimer ses enfants avec trop de tendresse. Abraham immole avec plaisir son fils unique, et vous ne pouvez voir sans chagrin que, de plusieurs enfants que vous avez, Dieu en prenne un pour le couronner d'une gloire immortelle! J'ai à vous dire une chose dont je ne saurais vous parler sans gémir. Lorsqu'on vous retira du milieu du convoi, et qu'on vous en rapporta à demi morte, le peuple se disait tout bas « Ne l'avions-nous pas bien dit? Ce qui fait aujourd'hui la douleur et l'accablement de Paula, c'est que sa fille, qui s'est tuée à force de jeûner, ne lui a point laissé d'enfant d'un second mariage. Que ne chasse-t-on de la ville ces misérables moines? que ne les lapide-t-on? que ne les jette-t-on dans la rivière? Car ce sont eux qui ont séduit cette pauvre femme; et il est aisé de voir qu'elle n'a embrassé la vie monastique que malgré elle, puisque jamais païenne n'a pleuré de la sorte la mort de ses enfants. » Avec quel déplaisir Jésus-Christ n'écoutait-il pas de semblables discours? Quelle joie et quel triomphe pour le démon, qui tâche aujourd'hui de vous perdre en flattant votre douleur par les prétextes spécieux de piété qu'il vous suggère ; et qui ne vous remet sans cesse devant les yeux l'image de votre fille, qu'afin de faire mourir la mère de celle qui l'a vaincu, et de se rendre maître de sa soeur qui n'aura plus personne pour la soutenir et pour la conduire dans les voies de Dieu! Je ne veux point vous alarmer, et le Seigneur m'est témoin que je vous parle ici avec autant de sincérité que si j'étais aux pieds de son redoutable tribunal. Ces larmes que vous répandez sans mesure, et qui vous conduisent presque jusqu'au tombeau, sont des larmes sacrilèges, que l'infidélité seule fait verser. Vous criez, vous hurlez, et, devenue comme furieuse, vous faites tout ce que vous pouvez pour vous donner la mort. Mais dans l'état où vous êtes, Jésus-Christ s'approche de vous pour vous dire : « Pourquoi pleurez-vous? votre fille n'est pas morte, elle n'est qu'endormie. » Que les assistants s'en moquent tant qu'il leur plaira; ils imitent en cela l'incrédulité des Juifs. Si vous allez au tombeau de votre fille pour vous abandonner à votre désespoir, un ange vous fera ces justes reproches: « Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celle qui est vivante? » C'est ce qui arriva à Marie Madeleine; elle se jeta aux pieds du Sauveur qui l'appelait, et dont elle avait reconnu la voix; mais Jésus-Christ lui dit: « Ne me touchez pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père; » c'est-à-dire : Je suis ressuscité; mais puisque vous ne croyez encore enseveli dans le tombeau, vous n'êtes pas digne de me toucher. [7] Quel tourment n'est-ce point pour Blésilla de voir Jésus-Christ irrité contre vous? Dans l'accablement où elle vous voit, elle vous crie du haut du ciel : « Si jamais vous m'avez aimée, ma chère mère; si vous m'avez nourrie de votre lait et élevée dans la pratique de la vertu par vos sages conseils, ne m'enviez point la gloire que je possède, et n'obligez point Dieu par vos plaintes à nous séparer pour toujours. Ne pensez pas que je sois seule; si je vous ai perdue, j'ai ici la sainte Vierge, mère du Sauveur, qui me dédommage de cette perte. J'y vois plusieurs personnes que je n'avais jamais connues, et je trouve en leur compagnie un agrément qu'on ne rencontre point dans les sociétés mondaines. J'ai le bonheur d'y vivre avec Anne, cette illustre veuve qui autrefois a prophétisé la venue du Sauveur; et ce qui doit redoubler votre joie et vous combler de consolation, c'est que j'ai mérité en trois mois de temps la même gloire qu'elle n'a acquise que par un long travail et une viduité de plusieurs années; et nous avons reçu également, elle et moi, la récompense que Dieu réserve à la chasteté des veuves. Vous me plaignez de ce que je ne suis plus au monde ; mais vous me paraissez bien plus à plaindre d'être encore asservie aux vanités du siècle, et réduite à la dure nécessité de combattre sans cesse tantôt la colère, tantôt, l'avarice, ici la volupté, là toutes sortes de vices qui vous entraînent dans des précipices affreux. Si vous voulez que je vous reconnaisse pour ma mère, ayez soin de plaire à Jésus-Christ; car je ne saurais vous donner ce nom tant que vous serez désagréable à ses yeux. » Blésilla vous dit encore plusieurs autres choses que je passe ici sous silence. Elle prie le Seigneur pour vous; et, comme je connais son coeur, je suis persuadé qu'elle emploie aussi le crédit qu'elle a auprès de lui pour m'obtenir le pardon de mes péchés, afin de reconnaître par là mes salutaires conseils, le zèle avec lequel je l'ai sollicitée de se donner à Dieu et les chagrins qu'il m'a attirés de la part de ses parents. C'est pourquoi je promets de lui consacrer tous mes travaux tant que je serai au monde, et d'employer mon esprit et ma langue à publier ses louanges. Il n'y aura dans mes ouvrages aucune page qui ne porte le nom de Blésilla ; elle les suivra partout, et j'apprendrai aux vierges, aux veuves, aux solitaires et aux évêques le mérite de cette vertueuse femme dont je conserve toujours le souvenir. L'immortalité de son nom la dédommagera du peu de temps qu'elle a vécu sur la terre. Elle vit dans le ciel avec Jésus-Christ, et elle vivra encore dans la bouche des hommes. Le siècle présent passera, et les siècles futurs jugeront sans intérêt et sans passion des vertus de cette illustre veuve. Je la placerai entre Paula et Eustochia; elle vivra éternellement dans mes écrits, et elle m'entendra toujours parler d'elle avec sa mère et sa soeur.