[27,0] LETTRE XXVII. A MARCELLA. RÉPONSE A SES DÉTRACTEURS. [27,1] Depuis ma dernière lettre dans laquelle je vous expliquais quelques mots hébreux, j'ai appris que certaines gens se plaignaient hautement de ma témérité à corriger quelques endroits de l'Évangile, contrairement à l'autorité des anciens et à la tradition universellement reçue dans toutes les Eglises. Je pourrais fort bien mépriser de semblables plaintes; car, comme dit le proverbe: « C'est perdre son temps que de jouer de la harpe devant les ânes. » Mais pour que, selon leur coutume, ils n'attribuent pas mon silence à une humeur fière et hautaine, je veux bien qu'ils sachent que je ne suis ni assez ignorant ni assez sot (ce en quoi consiste toute leur sainteté, se faisant gloire d'être disciples de pêcheurs, et se flattant d'être saints parce qu'ils sont ignorants) pour croire qu'il y a quelque chose à corriger dans les paroles du Sauveur, ou que tout n'est point inspiration divine dans l'Evangile. Mon dessein (qui ne se justifie que trop par les variantes de tous les exemplaires) est de les rétablir dans leur ancienne pureté, en les confrontant avec les originaux grecs, sur lesquels mes censeurs même avouent que les traductions ont été faites. Que s'ils ne veulent pas puiser à une source très pure, qu'ils boivent l'eau bourbeuse des ruisseaux. Curieux de savoir dans quelles forêts l'on trouve le gibier le plus délicat, et sur quelles côtes l'on pêche les meilleurs huîtres, que l'étude de l'Ecriture sainte soit la seule chose qu'ils jugent indigne de leur application. Qu'ils disent (et c'est en cela seulement que parait leur simplicité), qu'ils disent que Jésus-Christ s'exprime d'une manière commune, et que tant de beaux génies, qui depuis plusieurs siècles ont cherché le véritable sens de ses paroles, l'ont plutôt deviné qu'expliqué. Qu'ils accusent enfin l'apôtre saint Paul d'ignorance, lui à qui l'on reprochait autrefois que son grand savoir l'avait mis hors de son bon sens. [27,2] Je m'attends bien à vous voir alarmée de la liberté avec laquelle je vous écris. Vous craindrez qu'elle ne soit un nouveau sujet de disputes; et si vous le pouviez, vous me fermeriez la bouche pour m'empêcher de dire ce que les autres n'ont pas honte de faire. Mais encore, que m'est-il échappé de trop libre? Ai-je fait graver dans des bassins les images des faux dieux? Etant à table avec des femmes chrétiennes, ai-je exposé aux yeux des vierges les infâmes embrassements des Bacchantes et des Satyres? Ai-je jamais parlé de quelqu'un avec trop d'aigreur? Me suis-je élevé contre les pauvres, devenus immensément riches? Ai-je déclamé contre ceux qui courent après les successions? Mon crime n'est-il pas d'avoir dit que les vierges devaient plutôt fréquenter les femmes que les hommes? Voilà ce qui a révolté Rome contre moi ; c'est pour cela qu'on me montre au doigt. « Ceux qui me haïssent sans sujet sont en plus grand nombre que les cheveux de ma tête, et je suis devenu pour eux un sujet de risée » Et vous pensez que je dirai quelque chose encore? [27,3] Mais de peur d'être ridicule et de m'entendre dire avec Flaccus : « Vous aviez commencé une grande coupe, d'où vient qu'après avoir bien tourné la roue vous n'avez fait qu'un petit vase? (Horace, Art poétique, v. 21-22) » revenons à nos ânes bipèdes , et au lieu de jouer de la harpe devant eux, sonnons de la trompette à leurs oreilles. Qu'ils soutiennent donc qu'on doit lire dans l'apôtre saint Paul : « Réjouissez-vous dans votre espérance, accommodez-vous au temps. » Pour nous, suivons cette autre leçon : « Réjouissez-vous dans votre espérance, servez le Seigneur. » Qu'ils disent que, selon saint Paul, on doit admettre les accusations contre un prêtre; attachons-nous, nous autres, au véritable texte de l'Apôtre qui porte : «N'admettez d'accusation contre un prêtre que sur la déposition de deux ou trois témoins ; mais reprenez devant tout le monde ceux qui pèchent. » Qu'ils approuvent cette leçon: «C'est un discours humain et digne d'être reçu avec une soumission parfaite. » Pour nous, dussions-nous errer, attachons-nous aux exemplaires grecs et à l'Apôtre, qui a dit en grec : « C'est une vérité certaine et digne d'être reçue avec toute la soumission possible. » Enfin qu'ils se plaisent à soutenir que le Christ monta sur un de ces chevaux qui viennent des Gaules; quant à nous, nous aimons à dire qu'il prit cet ânon dégagé de tout lien, préparé, suivant Zacharie, pour le Sauveur, et qui en servant de monture au Christ, justifia cette prophétie d'Isaïe : « Heureux celui qui sème sur les bords de toutes les eaux, où travaillent le boeuf et l'âne. »