[68,0] LETTRE LXVIII. A CASTRUCIUS. SUR LA PATIENCE DANS LES INFIRMITÉS ET LES MALADIES. [68,1] Le saint diacre Héraclius, mon fils en Jésus-Christ, m'a rapporté que vous étiez venu jusqu'à Cissa dans le dessein de me voir; que, quoique né dans la Pannonie et au milieu des terres, vous n'aviez craint ni les tempêtes ni les dangers de la mer Adriatique et de la mer Ionienne ; et que vous auriez exécuté votre projet si nos frères, qui vous aiment tendrement, ne vous avaient pas contraint d'y renoncer. Je vous en remercie et vous en tiens compte; c'est l'affection et non pas les effets qu'on doit chercher dans les amis ; ceux-ci se trouvent quelquefois dans les plus grands ennemis, mais celle-là ne peut venir que d'un fond de charité chrétienne. Au reste, ne croyez pas que votre infirmité soit une peine du péché. C'est ainsi qu'en jugèrent les Apôtres, lorsque voyant un aveugle de naissance, ils demandèrent à Jésus-Christ: « Est-ce le péché de cet homme ou celui de son père et de sa mère qui est la cause de sa cécité?. Mais le Sauveur leur répondit : « Ni lui ni ses parents n'ont péché; mais c'est afin que les oeuvres et la puissance de Dieu éclatent en lui. » En effet, combien voyons-nous de païens, de Juifs et d'hérétiques, de gens de toutes sortes de religions, qui se plongent dans de honteuses débauches, qui trempent leurs mains dans le sang de leurs frères, qui sont plus cruels que les loups, plus voraces que les milans, et qui néanmoins sont à couvert des fléaux de la divine justice et n'ont point de part aux calamités publiques; prenant sujet de là de s'élever contre Dieu et de blasphémer contre le ciel? Combien au contraire voyons-nous de saints affligés de maladies, accablés de misères, réduits à la dernière indigence, et qui disent peut-être : « C'est donc en vain que j'ai travaillé à purifier mon coeur, et que j'ai lavé mes mains dans la compagnie des innocents? » mais qui, rentrant en eux-mêmes, ajoutent aussitôt: «Je ne puis avoir ces sentiments-là, Seigneur, sans condamner la sainte société de vos enfants. » Si vous croyez que la perte de la vue et les autres maladies qui occupent si souvent les médecins sont une punition du péché et un effet de la colère de Dieu, vous condamnerez donc Isaac, qui voyait si peu que, se trompant, il donna sa bénédiction à celui qu'il ne voulait pas bénir; et Jacob, qui ne put distinguer Éphraïm d'avec Manassès, quoique d'ailleurs par une lumière intérieure et un esprit prophétique, il perçât jusque dans l'avenir, et prévît que le Messie devait naître de la famille royale de Juda. Fut-il un roi plus saint que Josias? il périt dans la bataille qu'il donna au roi d'Égypte. Fut-il rien de plus grand que saint Pierre et saint Paul? ils ont été les victimes de la cruauté de Néron. Mais pour ne rien dire des hommes, le Fils de Dieu même n'a-t-il pas souffert les opprobres et les humiliations de la croix ? Peut-on après cela regarder comme véritablement heureux ceux qui jouissent des prospérités du siècle et qui goûtent les douceurs de la vie présente? La colère de Dieu est grande quand il ne se fâche pas contre les pécheurs. « Je ne me mettrai plus en colère contre vous, » dit-il à Jérusalem par la bouche d'un prophète; « et vous ne serez plus l'objet de mon zèle et de ma jalousie; car le Seigneur châtie celui qu'il aime, et il frappe de verges tous ceux qu'il reçoit au nombre de ses enfants. » Un père ne corrige que l'enfant qu'il aime; un maître ne châtie que ceux en qui il remarque beaucoup de vivacité d'esprit; si un médecin abandonne son malade, c'est qu'il en désespère. Si vous dites qu'à l'exemple de Lazare, qui passa toute sa vie dans l'affliction et dans la misère, vous êtes prêt à souffrir tous les maux de la vie présente afin de vous ménager une gloire immortelle dans la vie future, vous n'avez qu'à lire le livre de Job, et vous y verrez quelle l'ut la cause de tous les malheurs qu'éprouva cet homme si saint, si innocent et si juste. [68,2] Mais pour me renfermer dans les bornes d'une lettre, et laisser là tous ces exemples qui me mèneraient trop loin, je me contente de vous rapporter ici une petite histoire qui s'est passée lorsque je n'étais encore qu'un enfant. Saint Athanase, évêque d'Alexandrie, voulant confondre les hérétiques, avait prié saint Antoine de venir en cette ville ainsi que Didyme, qui était aveugle, mais d'ailleurs fort savant. Celui-ci alla rendre visite à l'illustre solitaire; et après une longue conversation qui roula toute sur les saintes Ecritures, saint Antoine, charmé de son érudition et de la vivacité de son esprit, lui demanda s'il n'était pas fâché d'avoir perdu la vue. Didyme, confus et un peu déconcerté, ne lui répondit rien d'abord; mais enfin voyant qu'il le pressait, il lui avoua franchement que cette perte lui était très sensible. « Je suis surpris, lui dit alors saint Antoine, de ce que vous, homme sage, vous soyez fâché de n'avoir pas ce qu'ont les fourmis et les moucherons; et qu'au contraire vous ne vous réjouissiez pas de posséder ce que les saints et les apôtres seuls ont mérité d'avoir. » Par là vous devez apprendre, mon cher Castrucius, qu'il vaut mieux être privé de la vue corporelle, que de ces yeux spirituels où la paille du péché ne saurait entrer. Au reste, quoique vous ne soyez pas venu ici cette année, je ne désespère pas d'avoir un jour le plaisir de vous y voir. Si par vos amitiés vous déterminez Héraclius, porteur de cette lettre, à rester longtemps avec vous, je me consolerai aisément de son absence, pourvu que vous m'en dédommagiez en l'accompagnant ici.