[58,0] LETTRE LVIII A SAINT PAULIN. [58,1] « L'homme de bien tire de bonnes choses du trésor de son coeur, et l'arbre se reconnaît à son fruit. » Vous nous jugez d'après vos vertus, et quand vous élevez les petits et prenez la dernière place parmi les conviés, afin que le père de famille vous fasse monter plus haut. Comment ai-je pu mériter des éloges de cette bouche éloquente qui a si bien défendu les intérêts et la gloire d'un prince très religieux, moi qui n'ai rien de distingué et en qui tout est médiocre ? Ne jugez donc point de mon mérite, mon très cher frère, par le nombre de mes années; ne pensez pas qu'on soit sage dès qu'on a les cheveux blancs; croyez au contraire qu'on a les cheveux blancs dès qu'on est sage, comme dit Salomon « La prudence de l'homme lui tient lieu de cheveux blancs. » Aussi Dieu commanda-t-il à Moïse de choisir soixante-dix vieillards, qu'il connût pour être de véritables vieillards, c'est-à-dire pour des hommes plus recommandables par leur sagesse que par leur âge. Daniel, jeune homme, juge des vieillards, et dans un âge où l'on n'a du penchant et du goût que pour le plaisir, il condamna les dérèglements d'une vieillesse impudique. Je le répète encore, ne jugez point de ma foi par les années, et ne pensez pas que, pour m'être engagé plus tôt que vous au service de Jésus-Christ, je sois meilleur et plus vertueux que vous. Saint Paul, ce vaisseau d'élection, cet homme qui de persécuteur est devenu apôtre de Jésus-Christ quoique appelé le dernier à l'apostolat, est néanmoins supérieur en mérite aux autres apôtres parce qu'il a plus travaillé qu'eux tous. Judas, de qui il avait été dit : « Vous qui trouviez tant de douceur à vous nourrir des mêmes viandes que moi, qui étiez mon conseil et mon confident, avec qui je marchais avec tant d'union dans la maison de Dieu, » Judas, dis-je, trahit son ami et son maître, et convaincu de cette perfidie par les justes reproches que lui fait le Sauveur, il se pend lui-même. Le larron, au contraire, change la croix contre la couronne du martyre dans le supplice qu'il souffre pour ses crimes. Combien en voit-on aujourd'hui dont la longue vie n'est qu'une longue mort, et qui, semblables à des sépulcres blanchis, ne sont pleins au dedans que d'ossements de morts! Une ferveur naissante surmonte quelquefois une longue tiédeur; [58,2] aussi vous a-t-on vu vous-même, touché de ces paroles du Sauveur : « Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, puis venez et me suivez , » on vous a vu, dis-je, mettre ce conseil en pratique, vous dépouillant de tout pour suivre la croix toute nue, et vous déchargeant du poids accablant des richesses pour monter plus aisément au ciel par l'échelle mystérieuse de Jacob. Vous avez changé tout à la fois et de coeur et d'habit. On ne vous voit point conserver votre argent par une sordide avarice, et porter en même temps, par une vanité secrète, des habits malpropres; mais prenant soin d'avoir toujours les mains pures et le coeur exempt de souillures, vous faites gloire d'être pauvre et d'esprit et d'effet. Il est fort aisé de cacher sous un visage pâle et abattu une abstinence feinte ou affectée, et de porter par orgueil un pallium déchiré, tandis qu'on vit dans l'opulence et qu'on a des revenus considérables. Cratès de Thèbes, qui était très riche, allant à Athènes pour se donner tout entier à l'étude de la philosophie, jeta une grande somme d'or qu'il portait, persuadé qu'il ne pouvait être riche et vertueux en même temps. Cependant nous marchons chargés d'or et d'argent à la suite de Jésus-Christ pauvre; et, sous un prétexte apparent de charité, nous nous appliquons entièrement à augmenter et à conserver nos richesses. Comment pouvons-nous distribuer fidèlement aux pauvres le bien d'autrui, nous qui prenons tant de soin à ménager le nôtre ? "Quand on a bien mangé, il est fort aisé de faire l'éloge du jeûne". On ne mérite, pas de louanges pour avoir été à Jérusalem, mais pour y avoir bien vécu. La Jérusalem où l'on doit souhaiter de demeurer, n'est pas celle qui a tué les prophètes et répandu le sang de Jésus-Christ, mais celle « qu'un fleuve réjouit par l'abondance de ses eaux; » qui, située sur la montagne, ne peut être cachée; que saint Paul appelle la mère des saints, et où cet apôtre se réjouit d'avoir droit de cité avec les justes. [58,3] Quand je parle de la sorte, ce n'est pas que je prétende m'accuser moi-même de légèreté et d'inconstance, ni condamner la démarche que j'ai faite en abandonnant, à l'exemple d'Abraham, mes parents et ma patrie ; mais c'est que je n'ose donner des bornes si étroites à la toute-puissance de Dieu, ni renfermer dans un petit coin de la terre celui que le ciel ne saurait contenir. On doit juger de chaque fidèle en particulier, non point par le lieu où il fait sa résidence, mais par le mérite de sa foi. Ce n'est ni dans Jérusalem ni sur la montagne de Garizim, que les véritables adorateurs adorent le Père céleste. « Dieu est esprit; il faut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et en vérité. L'esprit souille où il veut. La terre et tout ce qu'elle renferme est au Seigneur. » Depuis que la Judée, semblable à la toison de Gédéon, est demeurée dans la sécheresse, et que la rosée du ciel s'est répandue par toute la terre ; depuis que plusieurs sont venus d'Orient et d'Occident se reposer dans le sein d'Abraham, Dieu n'a pas seulement été connu dans la Judée, et son grand nom n'a pas été renfermé dans Israël ; mais la voix des Apôtres a retenti par toute la terre, et leurs paroles se sont fait entendre jusqu'aux extrémités du monde. Le Sauveur, parlant à ses disciples dans le Temple : « Levez-vous, » leur dit-il, « sortons d'ici. » Et aux Juifs : « Vos maisons demeureront désertes. » Si le ciel et la terre doivent passer, toutes les choses de la terre passeront aussi. Si donc il y a quelque avantage à demeurer dans les lieux où le Sauveur du monde a accompli les mystères de sa croix et de sa résurrection, c'est pour ceux qui, portant leur croix, et qui, ressuscitant tous les jours avec Jésus-Christ, se rendent dignes d'une demeure si sainte. Mais que ceux qui disent : « Ce temple est au Seigneur, ce temple est au Seigneur, » écoutent ce que leur dit l'apôtre saint Paul: « Vous êtes le temple du Seigneur, et le Saint-Esprit habite en vous. » Le ciel est également ouvert et aux citoyens de Jérusalem et aux habitants de la Bretagne, parce que « le royaume de Dieu, » dit Jésus-Christ, « est au-dedans de vous. » Saint Antoine et une infinité de solitaires de l’Egypte, de la Mésopotamie, du Pont, de la Cappadoce, de l'Arménie sont allés au ciel, quoiqu'ils n'aient jamais vu Jérusalem. Saint Hilarion, qui était né et qui vivait dans la Palestine, ne visita qu'une seule fois Jérusalem et n'y demeura qu'un seul jour, pour ne pas paraître mépriser les lieux saints dont il était voisin et renfermer Dieu dans cette seule ville. Depuis l'empereur Adrien jusqu'à Constantin, c'est-à-dire pendant près de cent quatre-vingts ans, les païens ont adoré l'idole de Jupiter au lieu même où Jésus-Christ est ressuscité; ils ont rendu le même culte à une statue de marbre qu'ils avaient consacrée à Vénus sur la montagne où le Fils de Dieu fut crucifié. Ces ennemis déclarés du nom de chrétien s'imaginaient qu'en profanant les lieux saints par un culte idolâtre ils pourraient abolir la croyance à la mort et à la résurrection du Sauveur. Il y avait aussi un bois consacré à Thamus, c'est-à-dire à Adonis près de la ville de Bethléem, ce lieu le plus auguste de l'univers, dont le prophète-roi a dit : « La vérité est sortie de la terre ; » et l'on pleurait le favori de Vénus dans l'étable où l'on avait entendu les premiers cris de Jésus-Christ enfant. [58,4] Mais à quoi bon, me direz-vous, un si long préambule ? C'est pour vous apprendre que vous pouvez, sans préjudice de votre foi, vous passer de voir la ville de Jérusalem ; que, quoique je demeure dans un lieu si saint, je n'en suis pas meilleur pour cela; et que, soit ici, soit ailleurs, vos bonnes œuvres sont toujours d'un égal mérite aux yeux de Dieu. Au reste, pour ne point vous déguiser ici mon opinion, quand je pense et au parti que vous avez embrassé et à la ferveur avec laquelle vous avez renoncé au monde, il me semble que vous ne devez plus être indifférent aux lieux de votre demeure. Après vous être éloigné de la foule et du tumulte des villes, vivez à la campagne, cherchez le Christ dans la retraite, priez seul avec lui sur la montagne, n'ayez d'autre voisinage que celui des lieux saints, afin de renoncer entièrement aux villes et de demeurer constamment attaché à votre état. Je ne parle ici ni aux évêques, ni aux prêtres, ni aux clercs; leur condition est différente de la vôtre ; je parle à un moine, mais un moine autrefois distingué dans le monde par sa naissance; qui, pour mener une vie humble et cachée, et pour mépriser toujours ce qu'il a une fois méprisé, a mis aux pieds des Apôtres tout ce qu'il possédait, et montré par là que toutes les richesses de la terre ne méritent que d'être foulées aux pieds. Si les lieux que Jésus-Christ a sanctifiés par sa mort et par sa résurrection n'étaient pas dans une ville très célèbre, où il y a avocats, et soldats, et femmes débauchées, et comédiens, et baladins, et tout ce qu'on a coutume de voir dans les autres villes; ou si cette ville n'était fréquentée que par les moines, tous les moines devraient y établir leur demeure. Mais quelle folie serait-ce de renoncer au siècle, d'abandonner son pays, de s'éloigner des villes, de faire profession de la vie monastique, si l'on venait à s'engager dans le commerce du grand monde avec moins de ménagement et beaucoup plus de péril que dans le lieu même de sa naissance! On vient à Jérusalem de toutes les parties du monde; cette ville est remplie de toutes sortes de gens, et l'on y voit une si grande foule d'hommes et de femmes, qu'on est contraint d'y souffrir tout à la fois la vue de mille objets qu'on avait voulu éviter et qu'on ne rencontre ailleurs qu'en partie. [58,5] Mais puisque vous me priez en frère de vous marquer la route que vous devez tenir, je vous parlerai sans déguisement et à coeur ouvert. Si vous avez dessein de vous engager dans les fonctions du sacerdoce, ou si le ministère et peut-être même la dignité de l'épiscopat a de l'attrait pour vous, demeurez dans les bourgs et dans les villages, et tâchez de vous sauver en travaillant au salut des autres. Mais si vous voulez mener une vie qui réponde au nom de moine que vous portez, c'est-à-dire d’un homme qui est séparé du reste des hommes , abandonnez les villes qui sont la demeure de plusieurs personnes et non point de ceux qui l'ont profession de vivre seuls et à l'écart. Il n'y a point de condition dans la vie humaine qui n'ait ses héros et ses maîtres. Que les généraux de l'armée romaine imitent les Camilles, les Fabricius, les Régulus, les Scipions; que les philosophes suivent Pythagore, Socrate, Platon, Aristote; que les poètes étudient Ménandre, Homère, Virgile, Térence ; les historiens Thucydide, Salluste, Hérodote, Tite-Live ; les orateurs les Gracques, Lysias, Cicéron, Démosthène ; et pour venir à notre religion, que les évêques et les prêtres imitent les Apôtres et les hommes apostoliques ; héritiers de leurs charges et de leurs dignités, qu'ils tâchent de l'être encore de leur mérite et de leurs vertus. Mais nous, nous avons aussi les maîtres de notre profession, c'est-à-dire les Pauls, les Antoines, les Juliens, les Macaires et les Hilarions; et pour revenir à l'autorité des saintes Ecritures, reconnaissons pour nos maîtres Élie, Élisée et les enfants des prophètes qui, toujours retirés à la campagne et vivant dans la solitude, se bâtissaient des cabanes sur les bords du Jourdain. On doit mettre aussi au nombre de ces illustres solitaires les enfants de Rechab, dont Dieu même a fait l'éloge par la bouche de Jérémie : ils ne buvaient ni vin ni aucune autre liqueur capable d'enivrer; ils logeaient sous des tentes, et le Seigneur leur promit que leur race ne cesserait point de produire des hommes qui se tiendraient toujours en sa présence. Je crois que c'est en ce sens qu'on doit entendre le titre du psaume soixante-dixième, qui porte : « Des enfants de Jonadab et de ceux qui ont été les premiers conduits en captivité. » C'est de ce Jonadab, fils de Rechab, qu'il est dit dans le livre des Rois, que Jéhu le fil monter avec lui dans son chariot; et c'étaient ses enfants qui demeuraient toujours sous des tentes et qui furent contraints de se réfugier dans la ville de Jérusalem pour se mettre à couvert des irruptions de l'armée des Chaldéens. C'est pour cela qu'on dit qu'ils souffrirent les premiers les malheurs de la captivité, parce que, ayant toujours joui dans la solitude d'une heureuse liberté, ils se virent alors renfermés dans la ville de Jérusalem comme dans une espèce de prison. [58,6] Puis donc que vous êtes encore attaché à une femme vertueuse qui est votre soeur en Jésus-Christ, et que vos engagements ne vous permettent pas de marcher avec liberté dans les voies de la perfection, je vous conjure de fuir les compagnies, les festins, les vains compliments et les complaisances affectées des hommes du monde, comme autant de chaînes qui ne sont propres qu'à vous rendre esclave de la volupté. Mangez sur le soir un peu d'herbes et de légumes; que ce soit pour vous des délices exquises que de manger quelquefois quelques petits poissons. Quand on se nourrit de Jésus-Christ, et qu'on tourne vers lui tous les désirs de son coeur, on se met fort peu en peine de la qualité des viandes dont on nourrit le corps. Estimez autant le pain et les légumes que les viandes les plus délicates qui ne flattent le goût qu'en passant, et qu'on ne sent plus quand une fois on en est rassasié. J'ai traité ce sujet plus à fond et avec plus d'étendue dans les livres contre Jovinien ; vous pouvez les consulter. Soyez toujours appliqué à la lecture de l'Ecriture sainte, vaquez souvent à la prière; prosterné devant Dieu, élevez vers lui toutes vos pensées, veillez souvent et mettez-vous quelquefois au lit sans avoir mangé. Fuyez les vains applaudissements des hommes, et regardez comme de véritables ennemis ceux qui vous donnent des louanges affectées. Distribuez vous-même votre argent à vos frères et aux pauvres; car il est rare de trouver de la bonne foi parmi les hommes. Si vous ne voulez pas me croire, souvenez-vous de l'avarice et de la perfidie de Judas. Ne faites point vanité d'être vêtu pauvrement. N'ayez aucun commerce avec les gens du siècle et particulièrement avec les grands. Qu'est-il nécessaire de voir souvent ce que vous avez méprisé pour embrasser la vie monastique ? Que votre femme surtout ait soin d'éviter la compagnie des femmes du monde; et si quelquefois elle est obligée de se trouver avec elles, qu'elle ne rougisse point de se voir avec un habit pauvre et négligé parmi des personnes couvertes de soie et de pierreries; puisqu'un habit simple et modeste est en elle la marque de la vie pénitente dont elle fait profession, et qu'au contraire la richesse et la magnificence des habits est dans les autres un motif d'orgueil et de vanité. Après avoir distribué votre bien aux pauvres avec une fidélité et un désintéressement qui a fait tant d'éclat dans le monde et qui a été si universellement applaudi, prenez garde de vous charger du soin de distribuer celui des autres. Vous comprenez bien ce que je veux dire, car le Seigneur vous a donné l'intelligence en toutes choses. Ayez la simplicité de la colombe pour ne tendre des piéges à personne, et la prudence du serpent pour éviter ceux qu'on pourrait vous tendre. Un chrétien qui se laisse tromper est presque aussi blâmable que s'il trompait les autres. Quand un solitaire ne vous entretiendra que d'argent (excepté lorsqu'il s'agira de faire l'aumône, car il est permis à tout le monde de la faire), regardez-le plutôt comme un marchand que comme un véritable solitaire. Ne donnez rien à qui que ce soit, sinon à ceux qui sont véritablement dans le besoin et qui n'ont pas de quoi se nourrir et se vêtir; de peur que les chiens ne mangent le pain des enfants. [58,7] Une âme chrétienne est le véritable temple de Jésus-Christ, c'est elle que vous devez orner et revêtir; c'est à elle que vous devez faire des présents, c'est en elle que vous devez recevoir Jésus-Christ. A quoi sert de faire briller les pierreries sur les murailles, tandis due Jésus-Christ meurt de faim en la personne du pauvre. Vous n'êtes plus le maître de vos biens; vous n'en êtes que le dispensateur. Souvenez-vous d'Ananie et de Saphire. Ils se réservèrent par une timide précaution une partie de leur héritage ; mais pour vous, prenez garde de dissiper, par une profusion indiscrète, le bien qui appartient à Jésus-Christ, c'est-à-dire de donner, par une charité mal réglée, le bien des pauvres à ceux qui ne sont point véritablement pauvres, et de perdre ainsi, selon la pensée d'un homme très sage, le fruit de vos libéralités par une libéralité mal entendue. Prenez garde de vous laisser surprendre par ces gens qui, sous les apparences trompeuses d'une fausse sagesse, veulent passer pour des Catons, et à qui on peut appliquer ce que dit un poète : « Malgré l'apparence de la sagesse, je vous connais à fond et je lis dans votre coeur. » C'est quelque chose de grand, non pas de paraître chrétien, mais de l'être véritablement. Il arrive même, par je ne sais quel renversement de raison, que le monde donne ordinairement son approbation à ceux qui n'ont point celle de Dieu. Ne m'appliquez pas ici ce qu'on dit vulgairement que la truie veut instruire Minerve. Comme vous êtes prêt à vous embarquer sur une mer dangereuse, j'ai cru devoir vous donner en ami ces salutaires conseils, afin que vous puissiez éviter les écueils où j'ai fait moi-même naufrage. J'aime mieux que vous ayez à me reprocher mon peu d'expérience que mon peu d'amitié. [58,8] J'ai lu avec bien du plaisir le livre que vous avez composé pour la défense de l'empereur Théodose et que vous m'avez fait la grâce de m'envoyer. Il y a dans cet ouvrage beaucoup d'éloquence et de logique; le dessein surtout m'en plait extrêmement. Comme vous surpassez les autres dans la première partie de votre ouvrage, aussi vous surpassez-vous vous-même dans la dernière. Le style en est concis et les expressions nettes; on y trouve une pureté égale à celle de Cicéron, jointe à des pensées solides et, judicieuses. Car, comme dit un certain auteur, un discours dont toute la beauté consiste dans les mots est toujours faible et pauvre. Il y a d'ailleurs beaucoup d'ordre dans votre livre; tout y est soutenu, tout y est lié naturellement, ou avec ce qui précède, ou avec ce qui suit. Heureux l'empereur Théodose d'avoir eu pour avocat un orateur chrétien si éloquent et si habile ! Vous avez relevé par cet ouvrage l'éclat de la pourpre de ce prince; vous avez démontré aux siècles futurs l'utilité de ses lois. Courage donc ! après un si beau coup d'essai, que ne doit-on pas attendre de vous ? Oh ! si je pouvais conduire un esprit de ce caractère, non point, comme disent les poètes, sur les monts ioniens et sur le haut de l'Hélicon, mais sur les montagnes de Sion, de Thabor, et de Sinaï ! Si je pouvais l'instruire de ce que j'ai appris, et lui donner, comme de la main à la main, l'intelligence des mystères qui sont renfermés dans les livres des prophètes! nous verrions naître parmi nous quelque chose de plus beau et de plus grand que tout ce que la savante Grèce a jamais produit. [58,9] Ecoutez donc, mon cher ami, mon cher frère, vous qui servez avec moi le même maître, écoutez et apprenez par quelle route vous devez marcher pour arriver à l'intelligence des Ecritures saintes. Il n'y a aucun endroit dans les livres divins qui n'ait de grandes beautés ; et jusque dans le sens littéral, tout y brille; mais ce qu'ils ont de plus agréable et de plus doux est caché sous la lettre. Si l'on veut manger l’amande, il faut casser le noyau.« Ôtez le voile qui est sur mes yeux, » disait David, « et je considèrerai les merveilles qui sont renfermées dans votre loi. » Si ce grand prophète avoue qu'il est dans les ténèbres de l'ignorance, de quelle profonde nuit devons-nous être environnés, nous qui lie, sommes que des enfants presque encore à la mamelle ! Dieu a mis ce voile, non-seulement sur les yeux de Moïse, mais encore sur les livres des Evangélistes et des Apôtres. Le Sauveur ne parlait au peuple qu'en paraboles; et, pour leur faire voir que ce qu'il leur enseignait était mystérieux, il disait: « que celui-là entende, qui a des oreilles pour entendre. » Il faut que tout ce qui est écrit nous soit ouvert par celui « qui a la clef de David ; qui ouvre, et personne ne ferme ; qui ferme, et personne n'ouvre. » Tout autre que lui ne saurait nous ouvrir ces livres sacrés. Si vous bâtissiez sur ce solide fondement, ou plutôt si vous mettiez par là la dernière main à vos ouvrages, nous n'aurions rien de plus beau, de plus savant ni de mieux écrit en notre langue. [58,10] Tertullien est fort sentencieux, mais son style est dur et obscur. Celui de saint Cyprien, semblable à une source très pure, est doux et coulant, et toujours égal; mais ce Père n'a fait aucun traité sur les saintes Ecritures, parce qu'il s'est uniquement appliqué à inspirer l'amour et la pratique des vertus chrétiennes, et que d'ailleurs il s'est vu continuellement exposé à une cruelle persécution qui ne lui laissait ni le temps ni la liberté d’écrire. Victorin, qui a revu la couronne d'un illustre martyre, ne saurait exprimer ses pensées. On trouve dans Lactance un fond d'éloquence qui égale presque celle de Cicéron ; mais plût à Dieu qu'il eût établi aussi solidement la vérité de notre foi, qu'il a facilement ruiné les fondements des religions étrangères ! Arnobe est inégal et confus, et il n'y a ni ordre ni justesse dans ses ouvrages. Le style de saint Hilaire se ressent de cette élévation et de cette majesté propres à l'éloquence gauloise. Mais comme ce Père y joint aussi les beautés et les ornements de la langue grecque , il s'embarrasse quelquefois dans des périodes si longues que les simples n'y sauraient rien comprendre. Je ne dis rien de nos autres écrivains, soit morts, soit vivants, et je laisse à d'autres à faire après moi la critique de leurs ouvrages. [58,11] Je reviens à vous, mon cher camarade, mon ami, mais un ami que j'ai aimé avant de le connaître. Je vous prie d'être persuadé que l'adulation n'a aucune part aux sentiments d'estime et d'amitié que j'ai pour vous, et que je suis plus capable de me laisser ou aveugler par l'erreur, ou prévenir par l'amour, que de séduire un ami par d'indignes flatteries. Vous faites paraître dans vos ouvrages beaucoup d'esprit et beaucoup d'éloquence ; votre style est pur et facile ; cette facilité et cette pureté avec laquelle vous vous exprimez est accompagnée de beaucoup de justesse ; car quand la tête est saine, tous les sens sont vifs et animés. Si à cette justesse et à cette éloquence qui parait dans vos écrits vous joigniez ou l'étude ou l'intelligence des saintes Ecritures, je vous verrais bientôt tenir le premier rang parmi nos écrivains, monter avec Joab sur les toits de Sion, et prêcher sur le haut des maisons ce que vous auriez appris en secret. Hâtez-vous donc, je vous prie, de vous appliquer sérieusement à cette étude. « On n'a rien en ce monde sans soucis et sans travail. » Distinguez-vous dans l'Eglise comme vous vous êtes distingué dans le sénat. Tandis que vous êtes jeune et à la fleur de votre âge, avant d'être surpris par les infirmités de la vieillesse ou une mort imprévue; amassez des richesses que vous puissiez répandre tous les jours, sans que la source en tarisse jamais. Je ne saurais rien souffrir en vous de médiocre, je désire que tout y soit dans un souverain degré de perfection. Je ne vous dis point avec quelle affection et quel empressement j'ai reçu ici le respectable prêtre Vigilantius; j'aime mieux que vous l’appreniez de lui-même. Il est parti bien vite et il n'a pas fait ici un long séjour. Je ne vous dirai point quelle a été la cause d'un départ si précipité; car je ne veux offenser personne. Cependant je l'ai retenu quelque temps, comme un homme qui ne faisait que passer et qui avait hâte de partir. Je n'ai cessé de lui faire connaître les sentiments d'estime et d'amitié que j'ai pour vous; vous jugerez, par ce qu'il vous en dira, si je mérite d'être de vos amis. Saluez, je vous prie, de ma part, votre sainte femme qui sert avec vous le Seigneur.